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Robert BONCARDO

University of Sydney / Université d’Aix-Marseille - Department of French Studies / CIELAM

Badiou, Mallarmé et le dépassement de l’herméneutique

L’auteur

Robert Boncardo, doctorant à l’Université de Sydney et à l’Université d’Aix-Marseille, effectue actuellement une thèse sur l’appropriation politique de l’œuvre Mallarmé par les philosophes français du XXe et XXIe siècles.


Texte complet


Introduction

Le philosophe français contemporain Alain Badiou s’oppose, pour des raisons à la fois philosophiques et polémiques, à l’herméneutique en général et à la suture de la philosophie à la poésie en particulier [1]. Pourtant, comme plusieurs de ses commentateurs l’ont signalé, Mallarmé reste au centre de son œuvre [2].

La suture dont il est question ici désigne la déférence de la pratique philosophique à la pratique poétique ou littéraire, dans la mesure où cette dernière est pensée soit comme source de résistance à certains motifs de la métaphysique traditionnelle, soit comme une certaine expérience-limite pour la pensée aujourd’hui, soit comme la pratique la mieux adaptée à demeurer dans la clôture de la métaphysique de la Présence [3]. Malgré son opposition à cette suture, ainsi qu’à toutes les formes de la pensée herméneutique qui la soutiennent, Badiou propose une interprétation innovante de Mallarmé, interprétation qui est en fait déterminante pour les aspects peut-être les plus originaux de sa pensée, à savoir ses concepts d’événement et de procédure de vérité. En effet, c’est son concept de Vérité qui le sépare le plus de l’herméneutique et son relativisme latent.

Notre présentation aura pour but, donc, d’élucider et d’évaluer quelques-unes des lectures que Badiou a faites de Mallarmé par rapport à la problématique herméneutique. La question principale que nous nous poserons est la suivante : comment Badiou dépasse-t-il le cadre de l’herméneutique dans sa lecture de Mallarmé ?

La présentation sera divisée en trois moments :

(1) Dans un premier moment – négatif – nous montrerons que le premier effort de dépassement de l’herméneutique que fait Badiou dans sa lecture du poète – à travers sa thèse sur l’univocité d’un certain nombre de poèmes de Mallarmé, et la thèse concomitante sur l’universalité de son lecteur éventuel – est un effort qui échoue, en fait et en principe, et qu’il vaut mieux lire ces deux thèses comme relevant de l’ordre de la provocation ou de la polémique [4]. Leur vertu principale consistera dans le fait qu’en les réfutant, nous pourrons procéder à une réaffirmation non seulement de la primauté de la non-univocité dans tout phénomène du langage naturel, y compris dans la poésie et la prose de Mallarmé, mais par là même de toute la force de la problématique herméneutique, problématique qui vit de la productivité et donc la relativité du sens.

(2) Dans un deuxième temps nous mettrons en scène deux lectures philosophiques d’un poème de Mallarmé, lectures qui non seulement vont à contre-courant de la lecture de Badiou mais se situent à l’intérieur – où plus précisément à une certaine limite – de la problématique herméneutique. La première sera une lecture quasi-heideggérienne qui fera appel aux travaux de Hans-Jost Frey [5], la deuxième une lecture déconstructiviste qui mettra en œuvre les stratégies et les arguments de Derrida [6]. Ces lectures nous montreront comment on peut lire Mallarmé – du moins dans une perspective philosophique – comme étant situé à une certaine limite de la problématique herméneutique. Mais l’importance de ces lectures consistera principalement dans le fait qu’en délimitant un certain nombre de difficultés indépassables auxquelles de telles lectures de Mallarmé sont confrontées, elles nous aideront à mieux comprendre la façon dont Badiou, dans sa philosophie en général et dans sa lecture de Mallarmé en particulier, propose de résoudre ces difficultés et, ce faisant, de franchir les limites de la problématique herméneutique, et de le faire dans sa lecture de Mallarmé.

(3) Quant au moyen effectif par lequel Badiou propose de dépasser ces limites, il sera nécessaire d’attendre le troisième et dernier moment de cette présentation avant de donner une réponse précise. Tout tournera, comme il convient dans une présentation consacrée à Badiou, autour de la notion de Vérité. Il est important de souligner dès maintenant qu’il s’agira d’une reconstruction idéale de la démarche de Badiou : puisqu’il ne s’est pas prononcé en détail sur d’autres lectures philosophiques de Mallarmé [7], nous tenterons de rendre explicite comment il se positionne par rapport à celles-ci, ainsi que les outils philosophiques qu’il nous apporte pour dépasser certaines de leurs limites inhérentes.

Par souci de clarté, mais aussi de concision, nous nous limiterons dans cette présentation à la lecture d’un seul poème de Mallarmé : À la nue accablante tu, poème qui a l’avantage non seulement d’avoir été lu d’une manière très symptomatique par Badiou, mais aussi d’être ouvert aux deux autres lectures philosophiques que nous mettrons en scène plus loin. Notre lecture du poème sera donc pragmatique, voire pédagogique, et servira principalement à présenter de manière limpide la problématique que nous proposons d’explorer.

L’univocité et l’universalité : Badiou et Mallarmé

À la nue accablante tu
Basse de basalte et de laves
À même les échos esclaves
Par une trompe sans vertu
Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)
Suprême une entre les épaves
Abolit le mât dévêtu
Ou cela que furibond faute
De quelque perdition haute
Tout l’abîme vain éployé
Dans le si blanc cheveu qui traîne
Avarement aura noyé
Le flanc enfant d’une sirène [8]

Badiou constate que ce poème est univoque [9]. Quel que soit le sens polémique ou provocateur d’un tel constat, nous le lirons ici à la lettre, et ce pour deux raisons principales : premièrement, parce qu’il est compatible avec d’autres énoncés de Badiou concernant la poésie de Mallarmé, dont sa thèse selon laquelle tout lecteur éventuel d’un poème de Mallarmé serait un lecteur strictement universel [10] ; et deuxièmement, parce qu’en prenant cette thèse au pied de la lettre et en la réfutant, elle nous donnera la possibilité de réaffirmer à la fois la primauté de la non-univocité dans le cas de ce poème, et par là toute la force et la pertinence de la problématique herméneutique, problématique qui vit de la productivité, voire de la relativité du sens. Notre lecture de Badiou peut-être un peu trop littérale se légitimera, donc, par des raisons pragmatiques. Pour en revenir à la thèse de Badiou concernant l’univocité de ce poème, le premier moyen par lequel Badiou dépasserait l’herméneutique dans sa lecture de Mallarmé serait donc au moyen de cette thèse. Pourquoi ? Parce que, pour être très précis, si le poème était univoque, ou au moins si une de ses strates était univoque – et il semble en effet que Badiou dit seulement qu’une seule de ses strates est univoque, soit un des moments de la syntaxe – le poème serait une réalité idéale et indivisible, conservant son identité intacte d’une itération à l’autre, et proposant, par ce fait même, une exigence à laquelle tout lecteur éventuel, quel que soit son horizon d’attente, devrait se soumettre pour que le poème puisse fonctionner, et ce avant qu’il n’explore les autres possibilités sémantiques ou syntaxiques. Ainsi le poème se soustrairait-il à la relativité de toute interprétation – relativité qui est, d’ailleurs, un des moteurs de toute pensée herméneutique – et s’alignerait avec ce que Badiou considère comme étant le paradigme de la pensée univoque et universelle : les mathématiques [11].

Mais ce poème est-il univoque ? Dans la lecture qu’en fait Badiou, l’univocité du poème relèverait d’un des moments de sa syntaxe, au sens le plus général possible, à savoir l’organisation spatio-temporelle du texte : il s’agit de l’ordre diachronique et, comme nous le verrons, logique, dans lequel les deux protagonistes possibles du poème – le navire et la sirène – disparaissent, en tous cas hypothétiquement [12]. Pour le dire autrement, le fondement indivisible du poème que tout lecteur doit reconnaître, c’est que la disparition hypothétique de la sirène vient en second lieu, c’est-à-dire après celle du navire. Nous verrons plus loin que les choses ne sont pas si simples ; mais nous pouvons voir dès maintenant qu’il n’est même pas une simple question de syntaxe ici, le fait même de la disparition de la sirène ou du navire dans l’abîme du ciel et de la mer n’ayant rien à voir avec la syntaxe, mais relevant plutôt de la sémantique du poème, au sens général du terme. Nous examinerons en plus de détail ce problème, parmi d’autres, un peu plus loin ; mais il est important dès maintenant de voir que Badiou a déjà fait un choix quant à la sémantique du texte, ce qui veut dire, en tout cas en principe, qu’il ne pourra faire des objections à d’autres interprétations de la valeur sémantique de cette disparition.

De toute façon, c’est de ce soi-disant moment d’univocité que Badiou va en effet extraire un composant de son concept d’événement, soit son indécidabilité, et qu’il va déduire du fait que les deux disparitions ont un rapport logique interne : c’est-à-dire, ce n’est pas seulement que la disparition de la sirène suit celle du navire et qu’elle n’a avec ce dernier qu’un rapport simple d’extériorité temporelle, mais que cette deuxième disparition agit effectivement sur la disparition du navire en faisant disparaître sa disparition, autrement dit en l’annulant comme hypothèse possible quant à l’événement dont l’écume est la seule trace présente. Ces deux disparitions sont deux exemples de l’opération poétique que Badiou nomme la soustraction, et dont Mallarmé est, selon lui, l’inventeur. Nous ne trouvons pas donc dans le poème de Mallarmé deux disparitions qui sont indifférentes l’une à l’autre, mais plutôt deux disparitions mutuellement exclusives et qui donnent ainsi un élément d’indécidabilité essentielle quant à la provenance de l’événement. C’est en effet en soumettant sa pensée de l’événement à cette mise en scène mallarméenne, soit en y intégrant son indécidabilité constitutive, que Badiou peut dire qu’il pense sous condition de Mallarmé : Mallarmé serait ainsi le penseur-poète sans précédent de l’événement pur à la pensée duquel toute philosophie à venir devrait se plier [13]. Nous devons souligner ici qu’il y a une certaine de solidarité entre, d’un côté, la thèse de Badiou concernant l’univocité du poème dans sa présentation apparente de l’indécidabilité de l’événement, et de l’autre côté, le conditionnement de sa philosophie par Mallarmé : si le poème de ce dernier n’était pas, au moins à un certain niveau, une réalité solide, voire indivisible – autrement dit s’il n’était pas univoque – l’extraction du concept de l’événement par le philosophe serait forcément un acte d’interprétation relativement arbitraire, ce qui pourrait nous amener à penser que Badiou ne fait que répéter ici le geste d’appropriation qui est le propre d’une approche philosophique traditionnelle à la poésie et à l’art en général [14]. Malgré cette possibilité, nous retiendrons pour le moment la thèse de l’univocité du poème comme l’aspect le plus important de la lecture qu’en fait Badiou.

Nous commencerons maintenant à mettre en lumière le fait de sa non-univocité, avant de passer à la deuxième section de cette présentation dans laquelle cette même non-univocité constituera la fondation des deux autres lectures philosophiques possibles du poème que nous mettrons en scène, lectures qui se situent à l’intérieur de la problématique herméneutique. Or, nous avons vu que Badiou a avancé la thèse de l’univocité du poème en affirmant que sa fondation indivisible se trouvait dans le fait que la disparition de la sirène suivait celle du navire, annulant ainsi cette première disparition. Pour Badiou, tout cela n’était qu’une question de syntaxe, autrement dit de l’articulation par le poème de la forme logique suivante : ou bien l’événement dont l’écume est la seule trace a été le naufrage du navire, ou bien il a été la noyade ou le plongeon d’une sirène, mais non les deux. Mais comme nous l’avons déjà dit, ce n’est pas une question simple de syntaxe. En effet, ce n’est pas seulement que Badiou, dès le début de sa lecture, interprète la sémantique du poème – et ce parce que la disparition des deux protagonistes hypothétiques relèvent de la sémantique – mais aussi qu’il n’actualise qu’une partie très restreinte des possibilités sémantiques de la disparition du navire et de la sirène, pour ne pas parler de productivité sémantique du site très évocateur dans lequel ils s’évanouissent. Dans le cas de ce dernier, Badiou l’interprète comme n’étant rien d’autre qu’une massivité indivisible, ce qui fait que le rapport de cet abîme du ciel et de la mer à l’événement de la disparition possible des deux protagonistes qui y a lieu ne peut être qu’un rapport d’extériorité totale [15]. Bien qu’un tel rapport soit compatible avec l’ontologie de Badiou – dans laquelle un tel rapport d’hétérogénéité absolue est bien celui qui existe entre une situation et un événement qui vient d’y avoir lieu [16] – il ne peut être compatible avec la sémantique complexe du poème qu’au prix d’une réduction drastique qui écarte d’autres possibilités, comme toutes celles qui relèvent du rapport entre l’événement en tant que représentation du poème lui-même et le site comme le contexte dans lequel la poésie a lieu : par exemple, le rapport entre l’abîme du commercialisme et le naufrage du projet poétique, dont le signal de détresse ne peut être entendu à cause des réverbérations répétitives de la presse et du roman populaire ; ou bien le rapport entre l’abîme comme une figure de la foule, furieuse et désireuse d’une drame qui serait digne de sa grandeur, et du poème fragile qui est la seule forme d’art capable de lui donner le drame dont elle a besoin, mais qui se trouve néanmoins noyé par la fureur que son manque même, ou plutôt son invisibilité pour la foule, provoque ; ou bien le rapport entre l’abîme vain comme objet du dédain du poète aristocratique, c’est-à-dire comme la banale et parfois ridicule société démocratique de la Troisième République, et le poème comme sirène mythique qui s’en échappe en plongeant dans la mer, autrement dit dans son élément propre, au moment même où l’abîme de banalité démocratique croit l’avoir noyé. Et ainsi de suite [17].

Cette énumération non-exhaustive des interprétations possibles suffit pour affirmer au moins le fait de la non-univocité du poème. Dans la section suivante nous ferons la démonstration du principe – et non seulement du fait – de cette non-univocité. Mais pour le moment nous pouvons très facilement voir non seulement qu’il ne peut y avoir de rapport de simple extériorité entre le site et l’événement, mais qu’il ne peut même pas y avoir de rapport univoque entre le navire et la sirène non plus, et ce non pas parce qu’ils désignent, tous les deux, deux moments différents de la poésie de Mallarmé par rapport à son site d’énonciation, mais parce que, comme nous l’avons vu, ils ne sont pas en eux-mêmes deux événements simples et indivisibles. À l’encontre de la lecture de Badiou qui reposait sur le constat que l’univocité du poème relevait d’un choix entre deux possibilités bien circonscrites et exclusives, nous avons montré les multiples interprétations auxquelles se prêtent les deux disparitions hypothétiques. Outre le fait qu’elle montre la non-univocité du poème et donc l’instabilité sémantique qui est la condition de possibilité de toute herméneutique, cette énumération des interprétations possibles a aussi l’avantage de montrer de manière très claire l’inscription socio-historique de tout effet de sens, le champ de la poésie de la fin du XIXe siècle constituant son arrière-plan symbolique constant. En fin de compte, donc, il n’y aucune univocité dans ce poème, aucune opération simple de soustraction dont Mallarmé – selon Badiou – serait l’inventeur, et aucun sujet universel qui correspondrait à cette univocité. En plus, le concept d’événement que Badiou construit ne peut strictement pas être considéré comme une simple abstraction des opérations du poème. La thèse de l’univocité du poème et la thèse concomitante concernant l’universalité de son lecteur éventuel ne peuvent strictement pas constituer les moyens par lesquels Badiou et Mallarmé vont dépasser la problématique. Nous avons donc réaffirmé la prééminence de la problématique herméneutique dans la lecture de ce poème. Ainsi se termine le premier moment – négatif – de notre présentation.

Vers la limite de l’herméneutique : Mallarmé, Frey et Derrida

Dans ce deuxième moment, nous mettrons en scène deux lectures différentes possibles de ce même poème, dont chacune, en se fondant sur la non-univocité du poème, se situera à l’intérieur de la problématique herméneutique, voire à une certaine limite de celle-ci, comme nous le verrons. Badiou s’opposerait – du moins polémiquement – à chacune de ces deux lectures, et ce parce qu’elles seraient exemplaires pour lui d’une pratique philosophique qui se suture à la poésie dans la mesure où la poésie est pensée soit comme étant mieux adaptée à la clôture de la métaphysique de la Présence où l’on a évacué la question de la vérité au profit de la productivité, ainsi que de la relativité, des effets de sens, soit comme une expérience-limite du sens. En présentant ces deux lectures différentes ici, nous serons aussi mieux capables de saisir à la fois ce que pourrait être une lecture de Mallarmé dont les points de repères seraient donnés par la problématique herméneutique, ainsi que le moyen effectif par lequel Badiou tentera de dépasser cette problématique dans sa lecture de Mallarmé, et dont nous parlerons dans la troisième et dernière section. Plus précisément, il s’agira dans ce qui suit de délimiter un certain nombre de difficultés philosophiques indépassables et inhérentes à de telles lectures, difficultés que Badiou propose de résoudre, et, ce faisant, de franchir limites de la problématique herméneutique [18].
La première lecture que nous mettrons en scène par opposition à celle de Badiou sera une lecture quasi-heideggérienne, et qui se fondera sur les travaux de Hans-Jost Frey [19]. Sa thèse principale est que le poème est une expérience privilégiée dans laquelle, comme Heidegger le dira, le langage comme langage peut venir au langage, ne se supprimant pas dans son acte et se dévoilant ainsi dans toute sa plénitude avant que la métaphysique de la Présence ne vienne dominer sa productivité [20].Le point central de la lecture que fait Frey est l’effet d’autoréférence dans le poème, le moment d’autoréférence particulier auquel Frey prête son attention étant celui où le poème est figuré par l’écume, ou, pour être plus précis, le moment où le poème fait référence à lui-même, voire s’interpelle, en tant qu’écume [21]. En effet, comme Frey le suggère, le poème pourrait être le sujet et l’objet de la phrase suivante : « tu / Le sais, écume, mais y baves », et il y a même peut-être une indication de ce fait dans la valeur phonique de la dernière syllabe de « naufrage », qui se confond donc avec le « tu [22] ». C’est ce moment d’autoréférence qui peut nous permettre de lire le poème comme un poème sur le langage lui-même, plus précisément sur le langage en tant qu’écume. Il nous donne la possibilité de prêter attention au poème d’une manière créative et peut-être révélatrice, c’est-à-dire non pas en affirmant tout simplement que le langage du poème est un langage ambigu, ou bien un langage qui échoue perpétuellement à trouver sa signification finale, mais en expérimentant le poème comme si son langage écumait, comme si son effervescence créative, sa non-univocité, ses possibilités interprétatives qui prolifèrent, etc., étaient des effets de l’écume du langage. En effet, c’est ce moment d’autoréférence, surtout dans la mesure où il tire sa force du capital sémantique de la figure de l’écume, qui nous donne, selon Frey, la meilleure possibilité pour que le langage comme langage vienne au langage dans le poème, et ce parce qu’il attire l’attention du lecteur non pas sur le dit du poème, c’est-à-dire sa signification effective, mais sur le fait de son dire : sa signifiance [23]. Nous sommes donc très loin d’une lecture qui insistait sur l’univocité quasi-mathématique du poème, la productivité de ses effets de sens étant, ici, sa vertu principale [24].

L’écume ou la signifiance du poème peut constituer notre point de départ pour la deuxième lecture que nous mettrons en scène maintenant, à savoir une lecture déconstructiviste [25]. Une telle lecture nous montrera que l’écume, ou la signifiance du poème, autrement dit sa non-univocité, est primordiale, qu’elle vient avant tout moment provisoire d’univocité ; et que le poème peut nous montrer d’une façon privilégiée que c’est le cas non seulement pour lui-même mais pour tout phénomène linguistique. Comment une lecture déconstructiviste pourrait-elle faire une telle démonstration ? Nous diviserons sa démonstration en deux mouvements. Dans le premier mouvement, la lecture déconstructiviste révélerait la manière dont le poème privilégie les éléments pré-sémantiques de la textualité, autrement dit n’importe quelle marque graphique ou phonique qui en elle-même n’a pas de sens, mais par l’agencement desquelles les mots, ainsi que tous les effets du sens qui constituent le poème, sont produits [26]. Le poème présent privilégie ces marques pré-sémantiques dans son inscription très précise des composants syncatégorématiques tels les virgules et les parenthèses– et même de leur absence – ainsi que dans son emploi créatif des composants pré-sémantiques des mots, par exemple quand il coupe le dernier phonème du mot « naufrage » pour construire un pronom personnelle de la première personne qui, par la suite, peut entrer en rapport avec le « tu » ; ou bien quand il réordonne les lettres du mot « sirène » pour former « rien [27] ». Or, la déconstruction partira de cette pratique poétique particulière pour démontrer une thèse générale : à savoir que la condition de possibilité de n’importe quel texte, et non seulement du texte poétique, est qu’il dispose des marques pré-sémantiques sur la page (ou dans n’importe quel support matériel), et que ces marques sont antérieures à, et demeurent indépendamment de, l’indivisibilité et idéalité seulement apparente des mots qu’ils forment. Le point le plus important à souligner est que ceci est le cas pour tout texte sans exception ; mais l’intérêt qu’a la déconstruction pour Mallarmé en particulier réside dans le fait que la logique pratique qui régit ses textes nous amène à reconnaître la primauté de ces marques pré-sémantiques. Pour la déconstruction, l’œuvre de Mallarmé est une sorte d’expérience-limite qui peut nous amener vers le bord de la consistance du sens, consistance qui se dissout, inéluctablement, en inconsistance infinie, c’est-à-dire en l’écume de laquelle est née toute consistance.

Voilà pour le premier mouvement d’une lecture déconstructiviste. Le deuxième moment consistera dans la recherche, dans le poème présent, d’une re-marque – et nous employons ce mot en son sens proprement derridien – du mouvement pré-sémantique de la « différance », comme Derrida l’a fait avec les marques de « blanc » et de « pli [28] ». Ces re-marques constituaient les termes indécidables autour desquels se tournait sa première lecture déconstructiviste de Mallarmé. Quant à leur indécidabilité notoire, elle n’était rien d’autre qu’un effet du fait qu’on ne pouvait décider si les marques « blanc » et « pli » signifiaient le sens intra-textuel qu’elles avaient, ou bien la condition quasi-transcendantale de signification, à savoir la différance [29]. Peut-on trouver un candidat pour le rôle de marque indécidable dans le présent poème ? Oui : il s’agit de l’écume elle-même. En effet, comme nous le verrons, l’écume est, d’un point de vue pragmatique ou pédagogique, une re-marque salutaire, et ce parce qu’elle condense en elle-même un ensemble de déterminations qui le rend apte à jouer le rôle de la re-marque du mouvement de la différance. Nous verrons maintenant pourquoi c’est le cas.

Tout d’abord, notons qu’il est possible de lire ce poème comme s’il était la mise en scène d’une sorte de scène primitive d’interprétation, celle de l’investigation du sens de la marque la plus minimale de différence : une ligne d’écume sur la mer, ou plus métaphoriquement, la première marque d’encre noire sur une page blanche. Ensuite, le poème nous montre le sens de cette marque se scinder en au moins deux significations, signifiant ainsi ou bien le naufrage du navire, ou bien le plongeon d’une sirène, ou bien n’importe quelle valeur sémantique que l’on peut attribuer à ces deux figures : la déterminabilité et la simplicité de la ligne commencent à écumer. En traitant ainsi l’écume comme la re-marque de la différance, autrement dit de la non-univocité primordiale du langage, il est possible de lire le poème comme portant sur la potentialité disséminatrice du langage lui-même, ou sa division inévitable de tout Un en au moins deux. L’Un ici peut être une marque sur une page, une œuvre entière, la provenance d’une ligne mince d’écume sur la mer, ou « Une linge d’azur mince et pâle [qui] serait/Un lac, parmi le ciel de porcelaine nue [30] ». Le poème nous montre qu’il n’est même pas possible de compter-pour-un une simple ligne ou le moindre trait d’encre noir. Le principe en jeu ici est celui de la possibilité primordiale qu’une marque signifie une chose et, dans une autre de ses itérations, quelque chose de différent, autrement dit qu’elle est clivée en au moins deux dès le début, clivage qui rend impossible tout sens indivisible et idéal qui pourrait s’échapper de l’écume de la différance.

Nous pouvons nous intéresser maintenant à la délimitation d’un certain nombre de difficultés inhérentes à cette lecture déconstructiviste avant de commencer la troisième et dernière section dans laquelle nous montrerons comment Badiou tente de les résoudre. Mais notons tout d’abord que nous sommes ici à la limite de la problématique herméneutique, où le sens se dissout en un non-sens primordial ou, pour parler comme Badiou, en multiplicité inconsistante. En lisant Mallarmé avec des stratégies déconstructivistes, nous arrivons à une certaine limite interne à l’herméneutique, et Derrida n’a pas manqué de le souligner [31]. Mais il reste plusieurs problèmes avec une telle lecture de ce poème et nous en mentionnerons deux. Ces deux difficultés auront toutes les deux à voir avec une certaine perte de la singularité du texte mallarméen dans une lecture déconstructiviste, autrement dit de sa logique pratique particulière, cette dernière étant la trace de son inscription socio-historique, ou, plus particulièrement – et comme le dira Badiou – de la procédure de vérité dont le poème était un moment.

Premièrement, nous avons vu que la lecture déconstructiviste avait tendance à traiter le poème comme n’étant qu’une sorte de démonstration d’une condition de possibilité de toute signification : autrement dit, comme si le clivage de la ligne d’écume n’était là que pour démontrer la divisibilité de toute marque. En effet, ceci est un problème auquel Badiou fait face dans le contexte de son concept d’événement, surtout quand il décrit le poème comme s’il s’adaptait incessamment aux exigences du concept. En fait, nous venons de lire le poème de la même manière afin de parler à la fois de plusieurs de nos préoccupations, dont la distinction entre la thèse de l’univocité chez Badiou et celle de la non-univocité dans une lecture déconstructiviste ; de l’écume comme métaphore autoréférentielle qui nous permet de lire le poème comme phénomène linguistique particulier et d’être à l’écoute de l’écume du langage ; et enfin d’un problème spécifique que nous rencontrons lorsque, dans un lecture déconstructiviste, nous cherchons une re-marque du processus général de textualité ou de différance, comme celle de l’écume. Or, nous avons pris l’écume comme marque fonctionnant à la fois dans le réseau textuel spécifique de ce poème – par exemple comme simple index de la disparition du navire ou de la sirène, comme écume de laquelle est née la Vénus de la poésie, ou comme figure des bulles dans le verre du poète prince portant un toast à son entourage, etc. – mais aussi comme une marque qui re-marque le mouvement même de la signifiance qui rend possible le poème et son réseau textuel spécifique. De la même manière, Derrida a lu les marques « blanc » ou « pli » à la fois comme des marques sémantiques possédant un sens spécifique – voire thématique – par rapport au réseau textuel mallarméen que Jean-Pierre Richard avait mis en lumière, ainsi que comme des marques désignant la condition de possibilité et d’impossibilité des sèmes et des thèmes en général [32]. Soyons aussi clair que possible : le problème ici ne relève pas d’un manque de rigueur argumentative, et ce parce que n’importe quelle marque dans n’importe quel texte qui re-marque la différance fonctionnera toujours dans un tissu sémantique spécifique et ne désignera donc nécessairement pas exclusivement la différance en elle-même [33]. La différance n’a pas de nom, ce qui veut dire non seulement que tous ses surnoms – « écume », « blanc », « pli » – lui sont inadaptés, mais aussi que ces surnoms, extraits qu’ils sont d’un réseau textuel toujours spécifique, peuvent être la source de la frustration du critique littéraire, dont le devoir disciplinaire consiste avant tout à prêter son attention au tissu déterminé que construit Mallarmé, et non aux conditions de possibilité de n’importe quel tissu linguistique. On ne peut donc nier qu’une lecture déconstructiviste qui ne fait que démontrer comment un texte, dans sa consistance déterminée, est rendu possible par l’inconsistance, semble vider le texte de toute sa singularité, ne gardant de lui que ses opérations qui permettent de faire la démonstration d’une thèse qui est pourtant valable pour n’importe quel texte, poétique ou non.

Avant de commencer la troisième et dernière section de cette présentation, nous ferons un court résumé de ce que nous avons essayé de montrer dans cette deuxième section. En montrant la façon dont ce poème de Mallarmé peut être considéré comme un point d’accès privilégié à l’espace pré-sémantique de la différance, la lecture déconstructiviste a entraîné le texte vers le bord de la problématique herméneutique, à savoir au point où le sens se disperse en non-sens, où toute consistance sémantique – comme l’Un de la ligne d’écume ou d’un trait d’encre sur une page blanche – se scinde en deux avant de se dissoudre, finalement, en inconsistance infinie. Mais une lecture telle que celle de Derrida ne peut se faire ainsi qu’au prix d’une dissolution de Mallarmé en tant que singularité : elle trouve ainsi sa limite dans le fait qu’il ne peut traiter le poème que comme une pratique relativement privilégiée pour demeurer dans les limites de la problématique herméneutique.

Retour à Badiou : le dépassement de l’herméneutique

Dans ce troisième et dernier moment de notre présentation, nous verrons comment Badiou tentera de résoudre les difficultés inhérentes à ces deux lectures de Mallarmé. Il le fera en deux temps : (1) premièrement, il subvertira la notion même d’expérience-limite, évacuant ainsi toute motivation qu’on pouvait avoir d’aborder l’œuvre de Mallarmé comme une mise en scène de la limite du sens ou de la rationalité, ou de la dispersion de toute consistance en inconsistance, comme l’a fait la lecture déconstructiviste. Par contre, dans la philosophie de Badiou, ce sera le langage mathématique, ou plus précisément la théorie des ensembles, qui inscrira l’inconsistance de l’être : en dé-suturant la philosophie d’une approche déconstructiviste à la poésie et en redistribuant les rôles du langage naturel et du langage mathématique, Badiou va pouvoir à la fois déployer un discours rigoureux sur l’être-en-tant-qu’être et éviter le recours nécessaire à la torsion interminable du langage naturel opérée par le Mallarmé de Frey ou de Derrida, recours qui risque toujours de vider le texte mallarméen de sa singularité. (2) Deuxièmement, Badiou affirmera de manière rigoureuse la singularité de la poésie et de la prose de Mallarmé à travers son concept de procédure de vérité, les enquêtes menées par Mallarmé et d’autres dans la poésie après la mort de Hugo constituant, pour lui, un cas particulier d’une telle procédure [34]. Quant à la question que nous nous sommes posées au début de cette présentation, ce sera en lisant l’œuvre de Mallarmé comme faisant partie d’une procédure de vérité que Badiou pourra dépasser, dans sa lecture de l’œuvre du poète, la problématique herméneutique : en pensant sa praxis poétique comme la construction d’un multiple générique, à savoir d’un multiple soustrait à tout prédicat dans une situation quelconque (nous y reviendrons), Badiou pourra aller au-delà du relativisme implicite de toute pensée herméneutique. Soulignons encore une fois qu’il s’agira ici d’une reconstruction idéale de la démarche de Badiou : comme il ne s’est pas prononcé en profondeur sur d’autres lectures de Mallarmé, nous tenterons de rendre explicite à la fois la manière dont il se positionne par rapport à celles qui prennent l’œuvre de Mallarmé comme un exemple d’une expérience-limite du sens, et les outils philosophiques qu’il mobilise pour dépasser leurs limites [35].Intéressons-nous maintenant à sa subversion de la notion d’expérience-limite.

(1) Le premier moment de cette subversion concerne un aspect du destin post-hégélien de la poésie [36] : si les philosophes, du moins depuis l’idéalisme allemand, ont souvent défini négativement la forme de pensée dont la poésie était capable par rapport à une forme de rationalité dont le telos était la précision des mathématiques et de la logique, autrement dit par rapport à un mode de pensée dont la représentation Romantique typique reste celle d’une raison froide et calculatrice qui n’est capable de saisir ni la richesse du sentiment, ni la logique dialectique, ni le mode primordial et pré-conceptuel de compréhension du sujet humain comme Dasein, ni l’excès intérieur à la rationalité que représente la différance ; et si les philosophes et les poètes post-hégéliens ont souvent affirmé que la poésie était au contraire la pratique la plus adaptée à ces moments extra-rationnels de la condition humaine – et l’usage qu’on a fait du cas de Mallarmé, pensé comme expérience-limite de la textualité, ou comme mise en scène précaire de l’inconsistance qui sous-tend toute consistance, pourrait être cité comme exemple d’une telle affirmation –, or il s’ensuit qu’un déplacement dans notre conception de la pensée mathématique et logique nécessitera une remise en cause non seulement des représentations post-hégéliennes de la poésie mais aussi des motivations que l’on pouvait avoir de se tourner vers elle en tant que pharmacopée non-philosophique contre les soi-disant limitations des mathématiques et de la logique [37].

C’est bel et bien à un tel déplacement que Badiou se consacre. Dans un premier temps, il montre que l’axiomatique de la théorie des ensembles peut inscrire effectivement l’inconsistance de l’être – et ce pour des raisons que nous n’avons pas la place d’aborder en détail [38] – sans avoir besoin d’une lecture déconstructiviste de Mallarmé en tant qu’expérience-limite pour déduire ou pour inscrire la multiplicité inconsistante en contorsionnant interminablement le langage naturel, et donc sans rencontrer toutes les difficultés auxquelles est confrontée la déconstruction. Dans un deuxième temps, il montre que, loin d’être trop rigide ou froide, la pensée mathématique et logique est irréductiblement inventive, ouverte et susceptible de subir des transformations en permanence, ce qui rend sa représentation Romantique parfaitement idéologique [39]. Par exemple, Badiou se sert de développements créatifs à l’intérieur de la théorie axiomatique des ensembles pour produire des concepts philosophiques sans précédents, tels que dans sa translitération de l’opération de forçage de Cohen en nouveau schème ontologique du Sujet et de la Vérité [40], translitération qui rend possible une nouvelle conception des ruptures historiques les plus radicales, et dont les enquêtes [41] dans la poésie après la mort de Hugo constituent, pour Badiou, un exemple – ces enquêtes étant dès lors pensables comme une procédure de vérité, et, en tant que telle, comme échappant à la relativité constitutive des connaissances ou des horizons d’attente. Nous reviendrons sur ce point.

Mais un autre exemple du côté créatif et ouvert des mathématiques, et qui, d’ailleurs, joue un rôle central dans l’ontologie de Badiou, est le théorème d’Easton, théorème qui démontre, dans un premier temps – c’est son sens proprement mathématique – que la différence de taille entre deux cardinaux transfinis subséquents dans la théorie des ensembles ne peut être décidé définitivement [42] ; et dans un deuxième moment, mais c’est un moment qui n’a de valeur que dans le cadre de l’ontologie de Badiou, ce théorème montre qu’il y un excès irréductible, ou bien une errance, dans l’être, errance qui est à la fois la réalité la plus fondamentale, donc banale, mais qui peut aussi devenir, à la suite d’une intervention post-événementielle, le point de départ d’une procédure de vérité transformatrice, comme celle représentée par les enquêtes menées par Mallarmé et d’autres écrivains dans la poésie [43]. Pour le dire autrement, l’errance de l’être est effectivement une banalité, et sa mise en scène dans une lecture déconstructiviste de Mallarmé ne nous apprend guère plus que le fait de sa réalité effective [44]. Contrairement, donc, à une tendance inhérente à la déconstruction, voire à toute pensée herméneutique, Badiou ne traite pas cette errance comme une limité à la pensée et à la pratique – et qu’il serait nécessaire d’aborder par le biais des expériences-limites, comme dans un certain usage de la poésie de Mallarmé –, mais plutôt comme la possibilité toujours présente de la transformation profonde de toute pensée ou pratique.

(2) En montrant comment Badiou subvertit la notion d’expérience-limite, comme nous venons de le faire, nous avons aussi saisi comment il peut affirmer la singularité de l’œuvre de Mallarmé, à savoir en la pensant comme faisant partie d’une procédure de vérité particulière. En plus, nous pouvons maintenant apporter une réponse à la question que nous nous sommes posées au début de cette présentation : comment Badiou peut-il, dans sa lecture de Mallarmé, dépasser le cadre de la problématique herméneutique ? Il est d’autant plus important de donner une réponse adéquate à cette question que nous avons pu constater que ses thèses concernant l’univocité du poème et l’universalité de son lecteur ne constituaient nullement un tel dépassement. De manière générale, la réponse à cette question se trouve dans les deux moments peut-être les plus caractéristiques de la pensée de Badiou : premièrement, l’intervention subjective après l’avoir-lieu d’un événement ; et deuxièmement les étapes successives d’une procédure de vérité, étapes qui, à partir de l’irruption événementielle de l’excès de l’être, constitueront une praxis radicalement transformatrice mais aussi incertaine : elle sera transformatrice parce que, comme le révèlent les enquêtes menées par Mallarmé et d’autres dans la poésie post-hugolienne, elle déplace tout un ensemble de point de repères pour la production et l’évaluation de la poésie française de la fin de XIXe siècle ; et elle sera incertaine parce que, au niveau ontologique, elle est la production de ce que Badiou nomme (et c’est le point-clé de toute sa pensée) un multiple générique, à savoir d’un multiple qu’aucun prédicat de la situation ne peut nommer, et qui est donc soustrait à toutes les horizons d’attente possibles. Pour Badiou, la praxis de Mallarmé n’était rien d’autre que la construction d’un tel multiple générique, à savoir d’une vérité [45].

L’au-delà de l’herméneutique dans la philosophie de Badiou n’est rien d’autre que la praxis post-événementielle du forçage d’un multiple générique, multiple qui est non seulement indiscernable par rapport à tout critère d’identification ou de discernement apporté par une situation quelconque, et donc irréductible à tout horizon d’interprétation : il correspond aussi au schème ontologique de la Vérité dans la mesure où la Vérité est ce qui, étant indifférente aux différences, est la même pour tous. Il n’existe aucune philosophie herméneutique dans laquelle on peut trouver des concepts équivalents à ceux d’intervention post-événementielle et de procédure de vérité ; et pourtant, selon Badiou, le seul moyen possible pour dépasser le cadre de l’herméneutique, et surtout du pathos potentiel du mauvais infini d’une habitation interminable de ses limites, c’est en traitant l’errance de l’être non pas comme une limite, quoique paradoxale, mais comme une sorte d’éperon pour une praxis transformatrice.

Concluons, donc, avec cette affirmation : dépasser l’herméneutique avec Badiou, ainsi qu’avec Mallarmé, ce serait se détourner de la démonstration déconstructiviste de l’errance de l’être à travers les opérations poétiques du poète, aussi radicales qu’elles soient, pour se refocaliser, en se servant des outils que proposent l’ontologie et la phénoménologie de Badiou [46], sur la procédure de vérité dont Mallarmé faisait partie – procédure qui était, en tant que vérité au sens badiousien, soustraite à l’autorité de tout horizon d’attente. Autrement dit, ce serait se consacrer à une réinscription des enquêtes posthugoliennes dans la poésie en tant que procédure de vérité [47]. Étant donné que les lectures que Badiou a proposées des poèmes individuels – et dont nous avons parlées dans la première section – n’ont, selon nous, qu’un intérêt très relatif, une telle réinscription serait l’apport le plus important de la philosophie de Badiou à notre appréciation de Mallarmé. Toute la question serait de savoir si elle pourrait éclairer d’une lumière neuve et puissante la praxis de Mallarmé, ainsi que de celles de ses paris.

Tout ce que nous venons d’établir signifie que l’ontologie de Badiou, ainsi que sa logique de l’apparaître, vont devoir entrer en contact avec de très riches études, dans toute leur complexité littéraire, sociologique et historique, de la production poétique et théorique de Mallarmé [48]. Cela signifie que tout le travail reste à faire, et que la réflexion que nous avons menée ici doit être considérée comme une modeste contribution aux réflexions déjà existantes et aux investigations à venir sur ce qu’a vraiment été l’événement que représente, pour Badiou, la poésie posthugolienne, événement dont Mallarmé reste la figure décisive.

Notes

[1Parmi d’autres expressions de cette opposition, voir la discussion du « fétichisme de la littérature » et de la nécessité de dé-suturer la philosophie de la poésie, dans Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989, p. 47. Voir aussi Alain Badiou, Court Traité d’ontologie transitoire, Paris, Seuil, 1998, p. 21 : « Le poème n’a pas à être le gardien mélancolique de la finitude, ni la découpe d’une mystique du silence, ni l’occupation d’un improbable seuil. »

[2Pour une exposition de tous les paradoxes qui découlent de la présence de Mallarmé dans l’œuvre de Badiou, voir Jean-Jacques Lecercle, « Badiou’s Poetics », dans Peter Hallward (dir.), Think Again : Alain Badiou and the Future of Philosophy, London, Continuum, 2004, p. 208-217. Pour une présentation plus générale du rôle joué par Mallarmé dans l’œuvre de Badiou, voir Quentin Meillassoux, « Badiou et Mallarmé : l’événement et le peut-être », dans Isabelle Vodoz et Fabien Tarby (dir.), Autour d’Alain Badiou, Paris, Éditions Germina, 2011, p. 103-125, ainsi que Pierre Macherey, « Le Mallarmé d’Alain Badiou », dans Charles Ramond (dir.), Alain Badiou : Penser le multiple, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 397-406.

[3Pour la notion de « suture », voir Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, Paris, Seuil, 1989, p. 41. Pour une évocation des enjeux de la suture de la philosophie à la poésie, voir, dans le même livre, p. 50.

[4Nous n’aurons pas pour but pourtant de dégager toutes les raisons pour lesquelles Badiou propose une lecture si provocatrice de Mallarmé, raisons qui relèvent plutôt des enjeux du champ philosophique et littéraire dans lequel il intervient par le moyen de ses lectures de Mallarmé. Pour une exposition de ces enjeux, voir Jean-François Hamel, Camarade Mallarmé : Une politique de la lecture, Paris, Les Éditions du Minuit, 2014, p. 148-164. Pour ce qui est de la thèse de l’univocité du poème, voir ce qu’en dit Jean-Jacques Lecercle dans Badiou and Deleuze Read Literature, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2011, p. 69-70.

[5Hans-Jost Frey, « Spume », trad. Bruce Lawder, dans Yale French Studies, n° 74, « Phantom Proxies : Symbolism and the Rhetoric of History », 1998, p. 249-260.

[6Jacques Derrida, « La double séance », dans La Dissémination, Paris, Seuil, 1972, p. 215-346.

[7Il a pourtant souvent insisté sur sa dette envers Gardner Davies : voir par exemple Alain Badiou, « La méthode de Mallarmé : soustraction et isolement », dans Conditions, Paris, Seuil, 1992, n. 16, p. 109

[8Stéphane Mallarmé, Poésies, Préface d’Yves Bonnefoy, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, 2005, p. 71

[9Badiou constate que ce poème est univoque dans la première lecture qu’il en fait, en 1982. Dans la version retravaillée de 1992, il ne dit plus que le poème est univoque, mais nous sommes justifiés à voir une continuité entre ces deux lectures sur la question de l’univocité pour au moins deux raisons : (1) la lecture qu’il propose dans les deux cas dégage le même mouvement conceptuel, donc univoque, du poème ; (2) le caractère conceptuel de la lecture qu’il en fait dans les deux cas exige que le poème soit univoque. Voir Alain Badiou, Théorie du Sujet, Paris, Seuil, 1982, p. 92-93 : « D’extérieur opaque, la machine poétique de Mallarmé, proclamons-le, ne possède néanmoins qu’un seul sens. Il faut en finir avec le paresseux contournement d’obstacle qui fait dire à beaucoup que la vertu de l’énigme est de tolérer cent réponses tendancielles. Nulle « polysémie » chez cet absolu dialecticien. On ne prendra pas pour un désordre errant ce que multiplient d’échos, sur la ferme consécution chiffrée de l’Un-du-sens, ces timbrages étonnants dont le poème s’éclaire et s’éteint. Le garant de l’unité du sens, Mallarmé nous en avertit, n’est autre que ce qui vaut loi pour l’espace des écritures : « Quel pivot, j’entends, dans ces contrastes, à l’intelligibilité ? Il faut une garantie – La syntaxe » (Le Mystère dans les Lettres, O, 385) ». C’est moi qui souligne. Voir aussi Alain Badiou, L’Être et l’événement, Paris, Seuil, 1988, p. 231 : « Nulle poésie n’est plus soumise à l’action, car le sens (univoque) du texte dépend de ce qu’on déclare s’y être produit », p. 231. C’est moi qui souligne. Ce dernier passage concerne Un Coup de dés. Pour une exposition et une critique de sa lecture de ce dernier poème, voir Thierry Roger, L’Archive du Coup de Dés : étude critique d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Stéphane Mallarmé (1897-2007), Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 900-915

[10Voir Alain Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 53 : « Le poème est, exemplairement, destiné à tous. Ni plus ni moins que les mathématiques sont destinées à tous. Par ceci, précisément, que ni le poème ni le mathème ne font acception des personnes, ils représentent, aux deux extrémités de la langue, la plus pure universalité […] Si on définit les gens, égalitairement, par la pensée, et tel est le seul sens assignable de la plus stricte égalité, alors les opérations du poème et les déductions de la mathématique sont le paradigme de ce qui s’adresse à tous. »

[11L’évocation de l’univocité du poème est compatible avec un composant central de la philosophie de Badiou, soit le rôle qu’y jouent les mathématiques, ces dernières étant un discours univoque qui fonctionne aveuglément et dans l’indifférence absolue au sujet qui le manipule – un peu donc comme le sujet qui lirait le présent poème, se soumettrait à son univocité et se soustrairait à la fois aux pièges de l’identification Imaginaire et à la relativité de leur horizon d’interprétation. Badiou fait souvent l’éloge des structures syntaxiques sinueuses que Mallarmé construit, et ce surtout dans la mesure où le lecteur qui tente de les suivre doit résister à une certaine spontanéité phénoménale ou sentimentale : voir Alain Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 50-51, p. 70.

[12Voir Alain Badiou, Conditions, op. cit., p. 109-113. Pour la première version, voir Alain Badiou, Théorie du Sujet, op. cit., p. 92-98.

[13Ibid., p. 113 : « Ce poème pense donc la pensée de l’événement […] ».

[14Il est vrai que parfois Badiou admet que sa pensée s’approprie l’art en le soumettant à ses propres exigences : « […] je pense que les événements littéraires opèrent pour la philosophie, mais que quand la philosophie les met en condition de son propre développement, elle opère des opérations malgré tout de sélection, de changement ou de transformation qui à mon avis ne sont pas des falsifications mais ce sont quand même des déplacements », cité dans Christopher Watkin, Difficult Atheism : Post-Theological Thinking in Alain Badiou, Jean-Luc Nancy and Quentin Meillassoux, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2011, p. 65

[15« À partir de l’écume, qui supplémente la nudité du lieu […] », dans Alain Badiou, « La méthode de Mallarmé : soustraction et isolement », dans Conditions, op. cit., p. 111. C’est moi qui souligne. Ce rapport d’extériorité totale se déduit du fait que l’avoir-lieu de l’événement est indécidable dans l’ontologie de Badiou. Ainsi un tel rapport est-il compatible avec le rapport de l’événement au site événementiel dans l’ontologie mathématique de Badiou.

[16Voir « Méditation dix-sept », « Méditation dix-huit » et « Méditation vingt » dans Alain Badiou, L’Être et l’événement, op. cit.

[17Pour la lecture de ce poème dont cette phrase constitue un très court résumé, voir : Jacques Rancière, Mallarmé : La politique de la sirène, Paris, Hachette, 1996, p. 15-25.

[18Comme nous le rappellerons encore une fois au début de la troisième section, il s’agira d’une reconstruction idéale de la démarche de Badiou : il ne développe pas explicitement et en détail les différences entre sa manière d’aborder la poésie de Mallarmé et celles de ses autres lecteurs comme Derrida. Nous tâcherons tout simplement donc de dégager un certain nombre de différences essentielles entre sa lecture et celles des autres penseurs traités ici afin de mieux situer l’approche de Badiou par rapport à d’autres approches philosophiques à la poésie de Mallarmé.

[19Hans-Jost Frey, « Spume », op. cit., p. 249-260.

[20Voir Martin Heidegger, « Language », dans Poetry, Language, Thought, New York, Perennial Classics, p. 187-208. Voir aussi Hans-Jost Frey, « Spume », op. cit., p. 275. « Here the spuming of language is not representational but rather productive. It is not about the presentation or re-presentation of spume that the poem speaks ; but the poem’s speaking of spume is rather an attempt to say it as that which happens ».

[21Voir ibid., p. 251. « The spume is language. But it speaks in such a way that it never becomes an affirmative statement. Since spume does not speak explicitly, but rather gives only possibilities to consider, it has the potential of ambiguous discourse. It refers perhaps to a rock, which perhaps caused a shipwreck, whereby perhaps a ship but perhaps also a siren went under. All this remains suspended in the potential meaning of spume and is condemned to the uncertainty from which the poem as question constitutes itself. »

[22Ibid., p. 256.

[23Ibid., p. 259.

[24Il serait pourtant possible de rapprocher cette primauté de la non-univocité à une des tâches que Badiou donne à la poésie, à savoir de subvertir la valeur référentielle du langage. Voir par exemple Alain Badiou, Le Nombre et les Nombres, Paris, Seuil, 1990, p. 200 ; et Alain Badiou, Court Traité d’ontologie transitoire, Paris, 1998, p. 21 : La subversion de la notion d’objectivité, autrement dit de l’idée qu’il existerait un monde d’objets délimités, est aussi un des caractéristiques de la poésie de « l’Âge des Poètes » selon Badiou. Voir Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, op. cit., p. 52. Si Badiou conjugue parfois cette pratique poétique « désobjectivante » et l’universalité, c’est qu’il s’agit d’une universalité purement négative, à savoir une universalité qui se définit par sa soustraction à toute différentielle dans une situation quelconque, et qui coïncide sur le plan conceptuel avec ce que Badiou nomme un « multiple générique », dont nous parlerons dans la troisième section. Voir Alain Badiou, Petit Manuel d’inesthétique, op. cit., p. 53.

[25Dans ce qui suit, nous tenterons de mettre en jeu un certain nombre de tactiques de lecture employées par Derrida dans sa lecture de Mallarmé. Voir Jacques Derrida, « La double séance », dans La Dissémination, op. cit., p. 215-346. Pour une exposition remarquablement claire de l’argument de Derrida dans cet essai, voir Geoffrey Bennington, « Derrida’s Mallarmé », dans Michael Temple (dir.), Meetings With Mallarmé, Exeter, University of Exeter Press, 1998, p. 126-142.

[26Voir par exemple la manière dont Derrida traite de la marque « or », dans « La double séance », dans La Dissémination, op. cit., n. 54, p. 320-321.

[27Comme le suggère Bertrand Marchal : voir Stéphane Mallarmé, Poésies, op. cit., p. 256

[28Voir Jacques Derrida, « La double séance », dans La Dissémination, op. cit., p. 300.

[29Pour une exposition très instruite de l’indécidabilité de ces mots, voir Paul Livingstone, « Derrida and Formal Logic : Formalising the Undecidable », dans Derrida Today, vol. 3, 2010, p. 221-239.

[30« Las de l’amer repos », dans Stéphane Mallarmé, Poésies, op. cit., p. 16-17.

[31« S’il n’y a donc pas d’unité thématique ou de sens total à se réapproprier au-delà des instances textuelles, dans un imaginaire, une intentionnalité ou un vécu, le texte n’est plus l’expression ou la représentation (heureuse ou non) de quelque vérité qui viendrait se diffracter ou se rassembler dans une littérature polysémique. C’est à ce concept herméneutique qu’il faudrait substituer celui de dissémination ». Jacques Derrida, « La double séance », dans La Dissémination, op. cit., p. 319.

[32Voir ibid., p. 300.

[33C’est ce que Derrida explique dans le passage suivant : « On n’est même plus autorisé à dire que « entre » [comme nom possible de la différance, tout comme « écume »] soit un élément purement syntaxique. Outre sa fonction syntaxique, par la re-marque de son vide sémantique, il se met à signifier. Son vide sémantique signifie […] », ibid., p. 274.

[34« Les proses et poèmes de Mallarmé – et d’autres – sont des enquêtes dont la récollections définit cet indiscernable comme vérité de la poésie française après Hugo ». Voir Alain Badiou, L’Être et l’événement, op. cit., p. 442-443. Pour une exposition très claire de la notion de procédure de vérité, dans un article qui traite aussi de Mallarmé et qui met en question l’idée que l’œuvre de Mallarmé aurait fait partie d’une telle procédure, voir Quentin Meillassoux, « Badiou et Mallarmé : l’événement et le peut-être », dans Isabelle Vodoz et Fabien Tarby (dir.), Autour d’Alain Badiou, Paris, Éditions Germina, 2011, p. 103-125.

[35Pour une autre tentative de positionnement de Badiou par rapport à Derrida où il est aussi question de Mallarmé, voir Justin Clemens, « Letters as the condition of conditions for Badiou », dans Communication and Cognition, vol. 36, Nos 1 et 2, p. 73-102. Voir surtout p. 93-94.

[36Je m’appuie ici sur la thèse de doctorat remarquable de Lynn Sebastien Purcell, Infinite Hermeneutics : Events, Globalization, and the Human Condition, Boston College, The Graduate School of Arts and Sciences, Department of Philosophy, 2011, p. 34-37. Purcell synthétise la critique que Badiou fait des philosophies de la finitude – dont le courant herméneutique – et critique l’usage que Badiou fait de Mallarmé. Voir notamment p. 101-102.

[37Voir Alain Badiou, Conditions, op. cit., p. 159-160.

[38Voir les quatre points cités ci-dessus. Voir aussi « Méditation Un », « Méditation Trois », « Méditation Quatre » et « Méditation Cinq », dans Alain Badiou, L’Être et l’événement, op. cit.

[39Badiou traite du rapport entre la conception Romantique des mathématiques – conception qui est intimement liée à une pensée de l’art en général et de la poésie en particulier – dans « Philosophie et Mathématique », dans Alain Badiou, Conditions, op. cit., p. 157-178.

[40Pour la notion de « forçage », voir la très difficile « Méditation Trente-Six », dans Alain Badiou, L’Être et l’événement, op. cit., p. 449-470, ainsi que l’essai « La vérité : forçage et innommable », dans Alain Badiou, Conditions, op. cit., p. 196-212 ; pour celle de « sujet », voir « Méditation Trente-Cinq », p. 429-447, ainsi que les remarques concernant Mallarmé, p. 442-443.

[41Le mot d’« enquête » est celui que Badiou emploie pour désigner toute pratique qui fait partie d’une procédure de vérité : il s’agit d’une « enquête » dans ce qu’un événement rend possible et qui était jusque-là impossible. Voir Alain Badiou, L’Être et l’événement, op. cit., p. 442-443 :Voir « Les proses et poèmes de Mallarmé – et d’autres – sont des enquêtes dont la récollection définit cet indiscernable comme vérité de la poésie française après Hugo. »

[42Pour le théorème d’Easton, voir la présentation que Badiou en fait dans « Méditation Vingt-Six », dans Alain Badiou, L’Être et l’événement, op. cit., en particulier p. 307-309.

[43Badiou explique que cette manière de traiter l’errance de l’être consiste à soutenir « que la vérité de l’impasse ontologique ne se laisse ni saisir ni penser, dans l’immanence à l’ontologie elle-même ou à la métaontologie spéculative […] Son hypothèse consiste à dire qu’on ne peut que du biais de l’événement et de l’intervention rendre justice à l’injustice. Il n’y a pas lieu dès lors de s’effrayer d’une dé-liaison de l’être, puisque c’est dans l’occurrence indécidable de l’événement et de l’intervention d’un non-étant surnuméraire que s’origine toute procédure de vérité, y compris d’une vérité dont l’enjeu serait cette dé-liaison », Alain Badiou, L’Être et l’événement, op. cit., p. 314-315. Notons qu’il s’agira de cette notion de « dé-liaison » que Badiou traitera dans sa lecture de « Prose » dans « La méthode de Mallarmé : soustraction et isolement », dans Alain Badiou, Conditions, op. cit., p. 118-129.

[44Badiou insiste souvent sur la banalité de l’infini : voir par exemple, Alain Badiou, Conditions, op. cit., p. 161 et p. 176, et Alain Badiou, L’Éthique : essai sur la conscience du mal, Caen, Éditions Nous, 2011, p. 50.

[45Pour un résumé très clair de la notion de générique et de son importance pour la pensée de Badiou, voir Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, op. cit., p. 85-92.

[46Notons qu’une telle phénoménologie, ou une logique de l’apparaître, est l’enjeu principal de Logiques des Mondes : L’être et l’événement, 2.

[47Pour une critique de la conception badiousienne de la praxis poétique de Mallarmé comme procédure de vérité post-événementielle, voir Quentin Meillassoux, « Badiou et Mallarmé : l’événement et le peut-être », dans Isabelle Vodoz et Fabien Tarby (dir.), Autour d’Alain Badiou, op. cit., p. 103-125, surtout p. 113-123

[48Pour ne donner qu’un exemple possible d’une telle confrontation entre la pensée de Badiou et une approche déjà existante à l’œuvre de Mallarmé, prenons l’exemple de la lecture sociologique de l’œuvre de Mallarmé faite par Pascal Durand dans son livre Mallarmé : du sens des formes au sens des formalités, Paris, Seuil, 2008. Voir aussi, sur la question de la confrontation de Mallarmé avec le vers libre, son livre Crises. Mallarmé et Manet, Leuven, Peters /Vrin, 1998. Qu’est-ce que l’ontologie et la phénoménologie de Badiou pourraient-elles apporter à l’analyse bourdieusienne du champ littéraire de la fin du xixe siècle ? La notion de procédure de vérité comme construction d’un multiple générique soustrait à toutes les différentielles d’une situation quelconque, ne serait-elle pas incompatible avec la vision du champ littéraire comme espace fortement structuré ?


Pour citer l'article:

Robert BONCARDO, « Badiou, Mallarmé et le dépassement de l’herméneutique » in Mallarmé herméneute, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en novembre 2013, publiés par Thierry Roger (CÉRÉdI).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 10, 2014.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?badiou-mallarme-et-le-depassement.html

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