Appropriations de Corneille

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

Appropriations de Corneille

Mises en scènes et actualisation

Corneille, l’autre fondateur du TNP

Jacques Téphany


Résumés

Toute une génération s’est identifiée certes à Gérard Philipe interprétant Rodrigue, mais aussi à Jean Vilar trouvant pour le rôle d’Auguste les « accents de l’autorité intellectuelle et du magistère moral » qui ont présidé à l’édification du TNP. Premier acte de la bataille de Chaillot, Le Cid fait l’objet d’une sorte de réinvention, et de la part du public d’une fervente appropriation. Quant au Cinna donné à Rouen en juin 1954, il affermit les bases d’un théâtre authentiquement politique et populaire, parce que rendu sentimentalement possible par cette équipe profondément humaine et poétique.

Texte intégral

1C’est à l’intuition de Florence Naugrette que je dois le plaisir d’être parmi vous. Lorsqu’elle a pris connaissance des problématiques de votre colloque, elle s’est aussitôt tournée vers moi au titre de mes responsabilités dans la Maison Jean Vilar d’Avignon, maison de mémoire chargée d’illustrer la leçon vilarienne d’un service public de la culture. Autrement dit d’explorer les moyens d’hier et de demain de rendre au public populaire ce dont on l’a dépossédé : les joies de la connaissance et du partage.

2Corneille et Jean Vilar, Corneille et Gérard Philipe, Rodrigue de Philipe, Auguste de Vilar… C’était bien sûr ! Et je me devais de vous rejoindre pour tenter de répondre à cette question de l’appropriation d’un auteur par ses interprètes en ajoutant la dimension essentielle à la notion d’interprétation : celle d’écoute et de réception du public qui confine, en l’occurrence, à l’identification de toute une génération à deux icônes. Surtout Gérard Philipe, direz-vous ? Voire… Dans le rôle d’Octave Auguste, Vilar trouvait les accents de l’autorité intellectuelle et du magistère moral qu’il allait construire pas à pas, pièce à pièce, dans les années 1951-1963 du Théâtre national populaire.

D’abord Le Cid

3Avec les deux réalisations majeures du Cid et de Cinna, Vilar et son TNP ont « fait entrer l’œuvre de Corneille dans un cadre d’analyse pouvant aller jusqu’à l’annexion ou l’instrumentalisation », pour reprendre les termes de l’appel à contributions du colloque. Avec eux en effet, le nom de Corneille s’est inscrit dans l’inconscient collectif de leur époque, car il faut garder en mémoire cet adage vilarien : « J’ai fait pour mon époque le théâtre de mon temps ». Cette simple évidence révèle tout un programme : Vilar s’est toujours efforcé de servir ses auteurs, non pas de se servir d’eux. Il s’enorgueillissait d’avoir passé son temps à « assassiner la mise en scène », il ne pouvait s’agir pour lui de jouer ou de se jouer de quelque polysémie que ce soit, de se permettre ironie ou distance par rapport au « vieux Corneille » comme on dit le « vieil Hugo ». C’est d’ailleurs dans la jeunesse même de Gérard Philipe qu’il faut chercher le mystère solaire du Cid de 1951, et qu’il faudrait analyser celui de Ruy Blas en 1954. Dans un cas comme dans l’autre, Vilar a résolument saisi l’œuvre dans la clarté radieuse de sa jeunesse.

4Gérard – appelons-le Gérard puisqu’on l’appelait Gérard – avait d’abord refusé Rodrigue : il ne croyait pas à ses talents de tragédien. La première entrevue des futurs amis avait été orageuse, Vilar trouvant même au chien fou des airs de « petit con ». On sait que deux ans plus tard, Gérard vient de lui-même près de Vilar dans la loge du Théâtre de l’Atelier où ce dernier est l’interprète ardent du roi de Pirandello, Henri IV. C’est bête à souligner, mais comme nous parlons de maîtres anciens, on les imagine vieux : or Vilar a 39 ans et Gérard 29. Vilar n’a rien à offrir qu’un petit festival provençal sans le sou, mais la déjà grande vedette de cinéma se trouve incomplète et attend de ce bonhomme incommode qu’il voit comme un maître en promesse l’exigence artistique à laquelle il aspire. Écoutez le superbe récit de cette rencontre :

Il savait bien que je n’avais pas de théâtre. Tout en me démaquillant ce soir-là, je regardais du coin de l’œil ce garçon célèbre que je connaissais mal. Grand, dressé, le geste rare, le regard clair et franc, sa présence était faite à la fois de force calme et de fragilité. […] Il était un garçon réfléchi et, en se proposant à un metteur en scène sans troupe, à un régisseur sans théâtre, à un animateur sans argent, il obéissait à un de ces impératifs profonds que seuls les comédiens connaissent bien. […] Je me souviens fort bien que je lui parlai de théâtre populaire. Je n’employai pas le mot, certes. […] Mais il n’est pas possible de faire du théâtre le rond-point de quelques privilégiés. Le théâtre ne peut plus être pour une classe, mais pour toutes. Et donc, il faut d’abord attirer ceux qui n’en ont pas les moyens. Donc prix des places. Donc plus de soirs de galas. Il faut qu’il y ait un théâtre au monde, au moins, où le plus pauvre des citoyens se trouve chez soi et non pas en visite. Oui, quand il vint me trouver dans ma loge au Théâtre de l’Atelier, je ne disposais pas de théâtre, je n’avais pas de compagnie fixe. […] Quel mobile, quelle raison l’incita à se proposer à un chef de compagnie dont l’activité se réduisait à quinze représentations par an ? Non seulement il était déjà un des plus purs comédiens de notre génération mais il était encore un des plus choyés, sollicité par les meilleurs auteurs, par les directeurs les mieux établis, par les producteurs, par les plus grands metteurs en scène cinématographiques1.

5Et Gérard d’accepter sans discuter (après lecture, tout de même) le rôle du Prince de Hombourg. Mais à l’énoncé de celui de Rodrigue, « il baissa la tête, sourit puis se tut ». L’on vérifie bien, à la lecture de ce récit, cette « configuration de l’auteur et de l’œuvre que les appropriations successives contribuent à dessiner et à faire évoluer ». Vilar et Philipe n’abordent pas Corneille avec condescendance mais bien avec amour, disons le mot. Ils connaissent évidemment Le Cid par cœur, cette génération-là n’a cessé d’aiguiser sa diction et sa mémoire sur la pierre de la tragédie classique. Ils le connaissent jusqu’à l’usure du fil de la lame, la Comédie-Française de l’époque n’en donnant plus qu’une répétition du même par les mêmes, de plus en plus gras et ankylosés. Cependant, les premières répétitions inquiètent nos interprètes : ils ne trouvent ni le ton ni le style de l’œuvre. Se sont-ils lancés dans une aventure qui, décidément, ne leur sied pas ? L’Euréka de ce moment d’aporie se trouve dans le sous-titre : tragi-comédie. Gérard n’a qu’à se fier à ses talents de comédien, lui qu’on attend plutôt dans Fantasio, dans la fantaisie, l’ironie, la légèreté, l’aérien. N’est-il pas doté d’une voix un peu haute, parfois jusqu’à l’aigreur, d’un rire agaçant, grinçant et moqueur ? Mais aussi ne dégage-t-il pas une sympathie immédiate et indiscutable ? Pour nous aider à comprendre et à saisir cette personnalité, ce qui en a évidemment disparu aujourd’hui, il faut écouter et voir les rares images de théâtre qui ont été filmées. Philipe y apparaît toujours disponible, patient, attentif au journaliste qui l’interviewe, donc au public qui l’écoute. Le tout accompagné d’un sourire incroyablement bienveillant… Une sorte d’ange de Reims – osons la comparaison puisque son compagnon de scène, Georges Wilson, disait de lui : « Gérard, je n’en parle même pas, il marchait à un mètre cinquante du sol. »

6Les acteurs meurent avec leur public. Ne restent de leur présence qu’une absence, ou plutôt une idée de l’être auquel on pense avec une certaine douceur. Les lecteurs de cette communication retrouveront peut-être cette émotion en écoutant Gérard – mais aussi Vilar parlant de Gérard – en se rendant sur le site de l’INA (www.ina.fr).

7Ici, je crois utile de rappeler ces lignes du Mémento de Jean Vilar, ce livre de raison du TNP des années 1951 à 1954 que devraient apprendre par cœur les régisseurs de théâtre :

Le discours de Corneille n’a rien de commun, comme on l’a dit et redit, avec le style et la dialectique du prétoire, avec l’humeur, l’adresse, la syntaxe de l’avocat. Ne cédons pas à ces explications universitaires et traditionnelles. Pour éviter cela, un bon moyen : affirmez et n’hésitez pas. Or, ne faisons-nous pas le contraire ? Donc n’exposons pas, mais soutenons fermement nos craintes, nos doutes, nos hésitations même. Affirmer et non douter, c’est placer l’auditeur au cœur même de la tragédie. C’est rendre évident, et clair, et significatif à tous le dilemme. Être clair, jouer clair, cela est essentiel pour la majorité de nos spectateurs-TNP qui, ne l’oublions pas, écouteront pour la première fois cette ou une tragédie. Ne craignons donc pas les contradictions. Au contraire, livrons-les à la pleine lumière. Ces flottements, ces allées et venues contradictoires du personnage cornélien, cette mobilité, c’est le sang même du « corpus » de l’œuvre. C’est fou et merveilleux2.

8Vilar (et Gérard) n’explorent pas, ou de façon informulée, la tension entre actualité et historicité. Vilar ne dit-il pas : « Pour nous, L’Avare n’est pas une pièce à caractère, l’œuvre ne comporte aucune leçon, drôle ou grave, elle est strictement un de nos plus sûrs divertissements. De même, Le Cid n’est pas l’apologie vertueuse de l’honneur et du devoir, mais bien notre plus grand poème d’amour3 » ? Soulignons « poème d’amour », car nous y reviendrons.

9Rappelons la configuration de l’œuvre dans le contexte de l’ouverture du TNP en 1951 : Vilar vient de se voir confier un théâtre sans théâtre. En effet, le palais de Chaillot, siège du TNP, est occupé – jusqu’en avril 1952 – par l’ONU avant son installation définitive à New-York. Vilar et son équipe prospectent donc les salles de banlieue et élisent provisoirement domicile à Suresnes. C’est à Suresnes, puis dans toute la ceinture parisienne alors « rouge » que se construit la maquette du TNP à venir. Donc devant ce public que s’est choisi Vilar contre les attentes de la République, Quatrième du nom, qui se mord les doigts de l’avoir nommé à cette responsabilité : en quoi Le Cid est le premier acte de la bataille de Chaillot. Et c’est ce public qui va procéder à une appropriation à nos yeux sans équivalent. Qu’on en juge :

À Suresnes, vous avez laissé à chacun le loisir de parler, écrit un spectateur. Vous n’avez pas souri des questions plus ou moins clairement posées. […] En toute simplicité vous avez monté Le Cid. […] En toute simplicité vous avez pris vos repas avec le public. Vous avez donné l’exemple de la simplicité en dansant (très bien) le paso-doble et en jouant une chanson des rues. Quelques-uns diront : quel mélange ! Il était bon. Il a touché les gens. Continuez. D’autres parleront de triomphe, ils ont raison. Jamais je n’ai entendu tant applaudir. Les ouvriers sont capables de comprendre un classique aussi vivant que Le Cid, à plus forte raison dans la représentation de Vilar. La grande question est de les amener à se rendre au spectacle. Par quels moyens ? Jean Vilar a dit que le titre est un obstacle. C’est très vrai. Si Le Cid s’appelait Les Amours de Rodrigue et Chimène, les gens chercheraient à connaître le pourquoi d’un tel titre alléchant… Si l’ouvrier ne connaît pas Le Cid, c’est que personne n’a jamais essayé de le lui faire connaître. S’il ne va pas le voir au théâtre, c’est qu’il a peur de l’ambiance d’une salle de spectacles où les manteaux et les robes chics, les poseurs, les étudiants et les snobs quelque peu esbroufeurs qui disent tout haut et d’une façon pédante leurs réflexions, l’intimident. Que quelqu’un le guide avec tact4 !

10La presse rend compte elle aussi de l’événement de Suresnes et du Cid. Vilar a organisé un petit festival d’un week-end constitué, le samedi soir, de la pièce de Corneille, le dimanche d’une matinée de musique contemporaine et de rencontre avec les comédiens, l’après-midi d’une représentation de Mère Courage (première mise en scène d’une pièce de Bertolt Brecht en France), puis, en fin de journée, d’un bal populaire. Louis Daquin dans L’Humanité salue Gérard Philipe : « On a parlé de simplicité, certes. Mais une simplicité obtenue par le plus complexe des jeux. C’est un incessant chassé-croisé entre la sensibilité et l’intelligence qui enfante à chaque seconde un personnage de chair5. »

11Robert Kemp dans Le Monde s’étonne :

Le texte merveilleux semble réinventé par cette bouche inspirée. Chaque phrase prend son élan comme si elle sortait du nid au premier vol. C’est du parlé, du naturel le plus juste, mais c’est aussi du lyrisme car la passion y brûle. Les pianissimi alternés me donnaient l’impression d’une mélodie de Debussy. Pelléas et Mélisande à travers le temps venaient se mêler aux amants de Séville. Vraiment je n’ai pas éprouvé, depuis des années, une telle émotion.

12Et dans la revue La Table ronde, Maurice Pons s’enthousiasme devant l’entreprise suresnoise, Aragon, Maurice Chevalier, Marcel Aymé, Yves Montand et tant d’autres « people » se débattant avec des chaises pliantes :

Une sorte de réconciliation générale. Une fête de la Fédération du théâtre, une nuit du 4 août des Parisiens venus en grande pompe renoncer à leurs privilèges. […] Le Tiers-État ouvrait une nouvelle époque dans l’histoire du théâtre. Renonçant aux habits brodés, le dispositif scénique de Jean Vilar, tout en noir, allait nous révéler une nouvelle forme de terrorisme, ou de guerre nationale, avec Gérard Philipe en héros de Jemmapes ou de Valmy, véritable Bara de cette jeune République. […] Les esprits les plus fermés aux auteurs classiques, depuis la jeunesse ânonnés, étaient forcés de convenir qu’ils n’avaient jamais connu Corneille6.

13Les spectateurs professionnels que sont les chroniqueurs dramatiques ne sont pas les seuls à exprimer leur plaisir du partage. Des dizaines, des centaines de questionnaires soumis au public de Chaillot témoignent de la même ferveur « appropriatrice ». Une enseignante écrit à Vilar : « Une anecdote authentique et récente : dans la classe de troisième, nous lisons Horace. Je dis aux élèves : il faut que vous alliez voir jouer Horace. J’entends une petite voix alors me répondre : Ce n’est pas la peine, madame, on ne la donne pas au TNP. » Ce à quoi Jean Vilar répond dans la marge : Livre d’or, Rouvet7. « Oui, tout cela donne des forces. Ne vous découragez pas du théâtre ! » D’une autre enseignante, Colette Épinat, professeur agrégé à Victor Duruy :

J’ai corrigé un certain nombre de copies du baccalauréat, et […] j’ai constaté que les pièces classiques les mieux connues des candidats parisiens, et les mieux comprises, étaient celles du répertoire du TNP et que les meilleurs devoirs étaient ceux des jeunes gens qui, prenant Gérard Philipe pour modèle, avaient pu décrasser les personnages de la poussière des siècles et des classes, et les avaient vus surgir devant eux tout neufs et vivants8.

14Qu’il me soit permis de rapporter ici le souvenir que garde ma sœur, Arlette Téphany, d’une représentation du Cid sur le Vieux-Port à Marseille, sans doute en 1954. Arlette est élève au Conservatoire municipal et fait partie de cette jeunesse assoiffée d’un renouveau artistique, culturel, et peut-être même sociétal comme on dit aujourd’hui. Elle dirait mieux que moi l’éblouissante interprétation de Gérard, bien sûr, mais elle insisterait sur celle de Vilar dans le rôle du roi, éclairant la deuxième partie de la pièce d’une lumière ambiguë, drôle, en un mot intelligente. De cette intelligence qui tend à rendre les auditeurs moins sots.

15Mille questionnaires témoigneraient encore de cette appropriation par le public et de Corneille et de ses interprètes « poétiques » Ainsi, les jeunes filles d’un cours complémentaire de Nanterre demandent à Vilar « de donner, ne serait-ce qu’une seule fois, Le Cid. Nous sommes certaines d’exprimer le vœu de nombreux étudiants de notre région, de tous ceux qui, l’ayant déjà vu, y retourneraient avec un plaisir encore plus fort… » Vilar de leur répondre : « Nous reprendrons Le Cid en 1954. Au moins pour cette unique raison : ne pas vous priver de ce plaisir. Affectueusement vôtre. Jean Vilar. »

16Il faut s’arrêter sur cet « affectueusement vôtre » qui rejoint une autre affirmation de Vilar à propos de Gérard : « Tu n’es pas pour moi que Hombourg, ou Rodrigue, ou Lorenzo. Tu es le seul comédien de la génération d’après-guerre qui ait compris sentimentalement le problème populaire. Car c’est ainsi, sentimentalement, qu’il faut le traiter, ce théâtre populaire9. » Et, selon Alfred Simon, c’est dans Le Cid que la dualité du vieil homme au savoir ironique et amer et de l’être jeune au désir de feu trouva sa plus forte charge symbolique. Quand on songe aux « vedettes » qui constituent l’inconscient collectif de cette époque, chanteurs, écrivains, plasticiens, tous, comme Gérard, ont été en effet aimés du public par leur mélange de distinction et de familiarité. Je dois à Guy Rosa cette très belle formule que je répète à l’envi : il l’applique à Victor Hugo mais Vilar allait en être, lui aussi, l’illustration.

Et puis Cinna…

17Le 12 juin 1954, Cinna est présenté pour la première fois dans la cour du palais de justice de Rouen, au grand dam des Avignonnais qui se voyaient trahis, dépossédés d’un Vilar qu’ils croyaient s’être exclusivement appropriés ! Le décor de cette cour encore à moitié détruite par les bombardements de la fin de la guerre semble convenir à la tragédie sous un ciel de fine pluie qui ne rebute pas les spectateurs, debout à la fin pour applaudir Vilar. André Bourin écrit, dans Les Nouvelles Littéraires :

Sous un ciel nébuleux, les vieux murs calcinés par la guerre dressaient leurs lucarnes béantes, la dentelle déchiquetée de leurs pierres, leurs clochetons effrités. Et les ogives de la façade usée qui avaient vu pendant près de vingt ans Maître Pierre Corneille, avocat général à la Table de marbre du roi, composaient un décor anachronique mais tout empreint de noblesse à la tragédie qui se jouait devant nous10.

18Et l’article de s’intituler « Corneille chez lui » !

19Dans Les Nouvelles d’Alsace, Guy Verdot observe que les faveurs du public sont allées davantage à Cinna qu’au Cid. Il écrit :

C’est que Cinna nous apporte les échos d’une affaire politique dont l’actualité éclate, par-dessus les siècles, aux yeux des témoins de notre temps. De tous les temps. À l’heure où la Normandie tient la première place dans les rubriques de politique intérieure, je vous jure que les examens de conscience de l’empereur Auguste trouvent, à Rouen surtout, une résonnance immédiate ! […] Les grands moments de la pièce ont été joués comme nous ne l’avions jamais vu faire : un « responsable » était sur la scène et pesait ses responsabilités.

20Oui, c’est peut-être avec Auguste que Vilar commence à construire son personnage public d’artiste « responsable », non pas engagé mais, plus sérieusement, conscient. Verdot analyse bien le souci qui animera le directeur du TNP d’une programmation en écho avec le temps présent, si anciennes que soient les œuvres proposées (et Vilar souffrira de n’avoir pas trouvé « son » auteur contemporain comme Barrault eut Claudel ou Jouvet Giraudoux : du moins put-il se consoler d’avoir trouvé son public, et quel !). Cette conscience le fera appartenir à la constellation des esprits, ou des maîtres à penser des décennies 1950/1970 aux côtés des Malraux, Sartre, Camus, Mauriac… Je laisse au lecteur le soin de choisir ses étoiles au ciel de sa culture.

21Personne ne peut, mieux que Vilar, analyser Auguste car il se dépeint lui-même : « Cinna, écrit-il, est une pièce politique. Je l’ai choisie parce qu’elle enseigne l’art de gouverner et d’être gouverné. Elle sera donc utile à tous. » Vilar affirme ici d’abord son art, sa discipline dramatique :

Le poète est là, tout présent en vous, qui vous aide de son souffle. Le rythme et les cadences des tirades d’Auguste sont l’admirable soutien de l’acteur, si celui-ci n’est pas présomptueux, évidemment, et ne veut pas en imposer au poète ! Il faut retrouver gentiment ces cadences sentimentales et puis se laisser prendre par elles. J’entre en scène chaque fois avec un trac fou pour jouer Auguste, certes. Mais Corneille est là qui me sourit dès que je dis : « Que chacun se retire et qu’aucun n’entre ici » (soit dit en passant quel beau conseil pour le cœur alors menacé du comédien11 !)

22Puis dans un entretien avec le journaliste Christian Chabanis lucidement intitulé « Dieu ? Non », Vilar poursuit :

Dépasser un personnage comme Auguste… Il n’est pas qu’un raisonneur, c’est un admirable personnage. S’il n’était qu’un raisonneur, il ne serait pas si haut, si grand. Le dépasser en s’entraînant à une espèce de folie que ne réclame pas Corneille. Mais je joue cela avec des vers de Corneille, comme une explosion d’Auguste. Car je sais que le jour où j’aurai à l’interpréter je dois donner une impression de calme et de maîtrise de moi, de moi l’acteur, mais qui joue Auguste, extrêmement puissante. Maîtrise de soi extérieure, mais à l’intérieur bouillonnent les monstruosités de ce caractère. Auguste […] est un tueur tout autant qu’Hitler. Et le problème est posé par Corneille. Il a détruit non seulement ses ennemis, mais il a détruit autour de lui et parmi ses parents. C’est l’ambitieux numéro un, mélange de vices, de monstruosités et, tout à coup, le remords. Le personnage ne peut pas exploser. Il explose intérieurement et se maîtrise. Il a fallu l’apprendre. C’est une question de ténacité dans l’apprentissage. Une question de clairvoyance, de réflexion, de lectures, de contacts avec des hommes qui ne sont pas forcément des chefs d’État, mais qui ont eu de hautes responsabilités. Et puis je pense que Corneille dit tout, alors il n’y a qu’à suivre12

23Dans une Note de service très détaillée, Vilar observe : « Aucun personnage de cette pièce n’est bon, n’est généreux. Le contraire du Cid13. » C’est bien sur cette différence que Vilar construit le personnage d’Auguste et celui de… Vilar, lui qui se reprochait un tempérament méditerranéen, facilement emporté, passionné, impulsif, et qui s’est obligé à la conquête de la maîtrise de soi au point de devenir, lorsqu’il abandonnera le plateau, le jeu, la mise en scène en 1963, une incarnation de la patience, de la bienveillance, de l’indulgence. Sa tragédie cornélienne, il la vivra pour de vrai, comme disent les enfants, en 1968, empereur en accusation d’une culture contestée, roi nu incapable de rien détruire autour de lui, ni parmi cette jeunesse qu’il avait servie sentimentalement et qui lui indiquait impitoyablement le chemin de la sortie. Gouverner ou être gouverné… Diriger ou être digéré par le théâtre, telle était la question posée par Vilar. À l’occasion d’un projet de reprise – qui ne verra pas le jour – de Cinna, il osa même interroger le général de Gaulle sur la question du pardon en politique, de la clémence, peut-être même sur le plus beau mot de la langue française, selon Victor Hugo, le mot amnistie. Mais le solitaire de la Boisserie répondit :

Monsieur, Je connais en effet le Théâtre national populaire et je sais que vous l’animez avec beaucoup de foi et de dynamisme. Pourtant, si aimablement qu’il m’ait été formulé, je ne puis répondre à votre souhait parce que je ne donne jamais de texte sur un sujet particulier. Je vous en exprime mes regrets. Croyez, Monsieur, à mes sentiments les plus distingués et les meilleurs. Charles de Gaulle14.

24Où l’on voit à quel niveau Vilar situe sa réflexion d’artiste en politique et son exigence d’interprète à la fois « national » et « populaire ». Claude Roy écrivait de Vilar que, pratiquant un théâtre de l’honneur, il était l’honneur du théâtre. D’autres ont affirmé que cet homme de taille moyenne vous obligeait à vous tenir droit, que son entreprise était aussi celle de la grandeur… Autant d’impressions éminemment cornéliennes ! Il n’était pas seulement l’interprète d’un poète, si grand soit-il, mais d’un temps difficile qui lui faisait dire, un peu plus tard (en 1963), qu’il n’est jamais question que de parole donnée :

Le mensonge politique, peut-être est-il nécessaire, mais nous citoyens nous savons que l’homme politique là-haut, ment. Les roublardises politiques, les manquements à la parole donnée, les machiavélismes comme on dit, nous n’avons pas la prétention de vouloir les corriger en 1963, nous, modestes citoyens. Mais nous directeurs de théâtres, nous comédiens, et eux spectateurs, nous voulons seulement rappeler au pouvoir que nous sommes conscients de ces mensonges, de ce manquement à la parole donnée. Je crois que c’est le rôle de tout théâtre et de tout citoyen15.

25Réécouter Vilar dans Auguste à la lumière de cette déclaration c’est réentendre la leçon civique de son théâtre populaire. Et, en raison de cette appropriation par le public d’une œuvre éminemment populaire, nous pouvons nous amuser sérieusement à affirmer que Corneille est l’autre fondateur du TNP, et très précisément du TNP né à Suresnes et dans la banlieue parisienne, de même que Shakespeare était l’autre fondateur d’Avignon avec un Richard II lui aussi de légende.

26Au-delà de Corneille, le public s’est approprié une aventure, une utopie, un concept, dirait-on aujourd’hui : celui du théâtre populaire brièvement incarné et rendu sentimentalement possible par une équipe que je qualifierai de poétique. Vilar, rendant à René Char ce qui lui revenait puisque c’est de leur rencontre que naquit le Festival, n’a cessé de dire qu’Avignon était une idée de poète. Son effet poétique à lui fut de rendre au public, qui n’est autre que le nom du peuple au théâtre, ce qui lui avait été confisqué par les élites. Je répète souvent à en être lassant que, certes, le petit paysan de Vaucluse ou le prolétaire parisien n’allait pas peut-être pas au palais des papes ou au palais de Chaillot, mais il savait qu’il pouvait y aller. C’est la possibilité de cette liberté qui ouvrait à toutes les formes d’appropriation imaginables. À beaucoup, même parmi ceux qui avaient vu jouer les plus glorieux, Gérard Philipe et Jean Vilar, très particulièrement à travers Le Cid et Cinna, apportèrent « le bonheur par le théâtre16 ».

Notes

1 Jean Vilar par lui-même, Association Jean Vilar, Avignon, 1991, p. 89.

2 Melly Touzoul et Jacques Téphany, Jean Vilar mot pour mot, Paris, Stock, 1972, p. 47.

3 Revue Arts, 7 mai 1952.

4 Lettre d’un spectateur, Jean Baudoin, du 29/11/1951, fonds Jean Vilar de l’Association Jean Vilar – Avignon.

5 L’Humanité, 07/12/1951.

6 La Table ronde, janvier 1952, p. 152-153.

7 Vilar s’adresse ici à son administrateur, Jean Rouvet, qui avait la passion de l’archive, mais… le Livre d’or du TNP n’existe pas !

8 Tous les courriers et questionnaires des spectateurs cités ici appartiennent au Fonds Jean Vilar conservé par l’Association Jean Vilar, Maison Jean Vilar, Avignon.

9 Lettre de Jean Vilar à Gérard Philipe, 1954. Fonds Jean Vilar, Association Jean Vilar.

10 Nouvelles Littéraires du 17 juin 1954.

11 Jean Vilar, Le Théâtre service public, Paris, Gallimard, 1975, p. 411.

12 Jean Vilar et l’espérance blessée, entretien avec Christian Chabanis dans La France catholique, 11/06/1971.

13 Note de service du 19/05/1954. Cinna sera présenté à Rouen le 12/06/1954.

14 Lettre du Général de Gaulle à Vilar du 9 juin 1956. Fonds Jean Vilar, Association Jean Vilar, Avignon.

15 Déclaration de Jean Vilar à l’occasion de la création de Thomas More ou l’homme seul de Robert Bolt (dernière apparition de Vilar sur les scènes du Palais de Chaillot et d’Avignon en 1963).

16 J’emprunte cette conclusion à Luc Decaunes, « Le Héros mal récompensé », dans Cahier de l’Herne - Jean Vilar, 1995, p. 59-61.

Pour citer ce document

Jacques Téphany, « Corneille, l’autre fondateur du TNP » dans Appropriations de Corneille,

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 24, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=815.

Quelques mots à propos de :  Jacques Téphany

Maison Jean Vilar
Jacques Téphany a dirigé de nombreux établissements artistiques et culturels, animé une compagnie dramatique, écrit une quinzaine d’adaptations et d’œuvres originales pour le théâtre. En 2003 il a pris la direction de la Maison Jean Vilar à Avignon, qu’il a quittée en 2017. Gendre de Jean Vilar, il a consacré une large part de son travail à la conservation et à l’illustration de l’œuvre du fondateur du Festival d’Avignon et directeur du Théâtre national populaire.