D’outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes

« D’un monsieur qui écrit de l’au-delà » : La Lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne (1804-1864), œuvre « posthume » ?

Diane Garat


Texte intégral

1[« D’un monsieur qui écrit de l’au-delà1 »]

2Dans le domaine littéraire, l’adjectif « posthume » renvoie davantage aux circonstances de publication d’un texte qu’à son contenu. Il pourrait alors sembler paradoxal de parler de « fiction posthume » puisque la mort de l’auteur, seul critère justifiant l’emploi du terme, aurait lieu au sein du texte, et non en dehors ; mais la frontière entre posthume rhétorique et publication posthume est parfois difficile à établir (œuvres anonymes, concordance entre les deux comme dans les Mémoires d’outre-tombe…) Elle se brouille d’autant plus si l’on revient à l’étymologie du mot. Le latin posthumus est une altération de postumus (« dernier », d’où le sens premier de posthume « né après la mort du père ») ; à cette base est venu se greffer la lettre h, issu d’un rapprochement sémantique et orthographique avec humare (« enterrer »). L’adjectif « posthume » est donc une sorte de jeu de mot, d’effet stylistique ; et puisqu’il est une fiction langagière, il se prête particulièrement à devenir objet de création littéraire.

3La décision d’un auteur de se prétendre mort dans son œuvre est susceptible de s’accompagner d’une réflexion directe ou indirecte sur l’œuvre posthume et les problèmes qu’elle soulève (par exemple, les enjeux éditoriaux et génériques que les diverses interventions de ce colloque ont permis de mieux cerner). En espérant dégager des pistes de réflexion sur les choix et procédés esthétiques de la fiction posthume, nous avons choisi de nous concentrer sur La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne. L’œuvre a été publiée en 1850, et même republiée du vivant de l’auteur ; ce dernier ne décèdera qu’en 18642. Si posthume il y a, il est indubitablement narratif ; mais l’appellation même de fiction posthume est contestable, car l’œuvre tend à interdire les certitudes interprétatives. On la divisera en deux parties distinctes mais indissociables : dans un premier temps, une longue introduction intitulée « Le Bureau des douanes » ; dans un second temps, le roman dont le titre figure sur la couverture. L’introduction met en scène le récit ironique et pseudo-autobiographique du narrateur, employé des douanes de Salem au xixe siècle. Il nous fait part de ses difficultés à reprendre la plume, de sa découverte de l’histoire parmi des papiers oubliés, et enfin du contexte politique3 qui mène à sa « décapitation » et à la rédaction-publication de La Lettre écarlate. Cette dernière a pour cadre le Boston colonial, quelques années avant l’épisode des sorcières de Salem (1692-1693). Hester Prynne vient de donner naissance à une petite fille (Pearl) à la suite d’une relation adultère. Comme elle refuse de dénoncer son amant, la communauté puritaine la condamne à porter un A écarlate brodé sur ses vêtements. Mais voilà que l’époux, que l’on croyait mort, réapparaît sous le nom de Roger Chillingworth, et qu’il jure de se venger sur le père de Pearl. Ce dernier n’est autre que le révérend Arthur Dimmesdale, un homme maladif, rongé par la culpabilité, mais acclamé comme un saint par les bostoniens. Chillingworth, médecin, s’installe chez le pasteur. Les années passent ; Pearl grandit, on oublie peu à peu le « crime » d’Hester, mais l’état émotionnel du pasteur empire à cause de son colocataire. Hester s’en inquiète ; elle lui révèle l’identité de Chillingworth et lui propose de s’enfuir vers l’Europe. La tentative échoue le jour du départ : Chillingworth s’est aussi réservé une place sur le navire. Dimmesdale, acculé, dévoile la vérité au grand jour (un A infligé dans sa chair) et rend son dernier souffle. Chillingworth le suivra dans la tombe en léguant toute sa fortune à Pearl ; les survivantes partent en Europe. Hester retournera à Boston à la fin de sa vie. L’œuvre s’achève sur sa pierre tombale, qu’elle partage avec le pasteur, et qui ne porte pour seule épitaphe qu’un A en héraldique.

4On comprendra les problèmes que peut poser l’œuvre vis-à-vis du terme « posthume » : la « mort » ambiguë du narrateur est-elle plus qu’une métaphore ? Il faudra nous demander à quoi rime cette fausseté assumée de la fiction posthume, forçant le lecteur à remettre ce qu’il lit en question : rien ne permet d’entretenir le doute sur le statut de l’auteur. Néanmoins, il nous semble bien pouvoir parler de « posthume », et jouer sur les différents sens du terme : post-mortem (non tant par la mort de l’auteur que par celle des personnages, forcément morts puisque le récit est une analepse), macabre (on exhume le manuscrit et les fantômes dès l’introduction) et orpheline : au cœur de l’histoire se trouve Pearl, fillette née après la mort présumée de son père légitime, et qui n’est reconnue par son père biologique que lorsqu’il est à l’article de la mort. Elle fait figure de métonymie de l’œuvre : espiègle, à la recherche d’un père ectoplasmique sans vraiment le chercher, obsédée par le A que porte sa mère comme si elle était consciente de ses qualités métafictionnelles. De ce fait, nous devrons également interroger « la mort de l’auteur » du point de vue de la théorie, et nous demander si la fiction posthume, comme le posthume réel, ne pourrait pas donner au lecteur le droit d’ignorer les prérogatives de ce « père » littéraire. C’est en gardant ces questions à l’esprit, et en naviguant parmi les ambiguïtés de l’œuvre d’Hawthorne, que nous tenterons d’extraire des pistes de réflexion sur ce qu’un posthume assumant son caractère fictif peut suggérer du posthume littéraire en général.

5S’il nous fallait qualifier « Le Bureau des douanes », on emploierait peut-être moins le mot « posthume » que le mot « subterfuge », désignant un moyen de s’extirper d’une situation délicate. Il n’y a rien de contradictoire avec la fiction posthume, puisqu’elle est souvent employée pour échapper à la censure ; mais dans l’œuvre d’Hawthorne, la multiplication des artifices tend à les faire se court-circuiter les uns les autres. Il devient alors délicat, entre faux-semblants et faux-fuyants, d’établir l’existence d’une fiction posthume. Ainsi, de prime abord, il nous semble davantage avoir affaire à une fiction du manuscrit trouvé. Le narrateur nous y prépare dès les premiers paragraphes, expliquant que :

[…] cet aperçu du bureau des douanes n’est pas dénué d’une certaine pertinence, d’une sorte qui est toujours admise en littérature, du fait qu’il explique comment beaucoup des pages qui vont suivre tombèrent entre mes mains et de ce qu’il fournit des preuves de l’authenticité du récit qu’on y trouve4.

6Nous pourrions remettre en doute ce jeu sur la trouvaille du manuscrit. Comme dans la plupart des œuvres employant ce procédé, le narrateur prétend pouvoir montrer les papiers à qui en douterait ; mais la trouvaille est faite par un écrivain, qui précise de surcroît que « beaucoup des pages qui vont suivre » sont issues du manuscrit (et non toutes). Il y a un autre problème. Les deux tropes littéraires (manuscrit trouvé et fiction posthume) remplissent souvent la même fonction : celle de désengager la responsabilité de l’auteur vis-à-vis de son manuscrit. Le redoublement s’explique difficilement. On trouvera une piste d’explication dans la préface de la deuxième édition : en réponse à la colère provoquée à Salem par le ton satirique de l’introduction, l’auteur, feignant de ne pas comprendre les réactions des lecteurs, annonce que « Le Bureau des douanes » sera republié à l’identique. La polémique est donc revendiquée ; on ne tente pas de rendre le texte plus conciliant. Ce n’est d’ailleurs pas l’histoire d’Hester qui fit s’insurger les salémites, mais l’écrit pseudo-autobiographique qui la précède, celui qui est censé dédouaner l’auteur.

7Nous nous retrouvons donc avec deux fictions introductives : l’une à peu près assumée (le manuscrit) ; l’autre, douteuse, car la fiction posthume est en apparence introduite comme un simple effet rhétorique : « si la guillotine pour le personnel en fonction, au lieu d’être la plus appropriée des métaphores, avait représenté la réalité5 […] ». La trouvaille stylistique étant fructueuse, le narrateur la file sur un ton humoristique. On citera par exemple cet euphémisme : « l’instant où votre tête ainsi se détache est rarement ou jamais, j’ai tendance à le croire, précisément le plus agréable de votre vie6. » L’auteur ne semble pas un instant vouloir nous faire croire qu’il soit réellement décédé, et va jusqu’à nous affirmer le contraire :

En attendant, la presse s’était intéressée à mon cas et ne cessa, pendant une semaine ou deux, de faire de moi le sujet d’une caricature, décapité, comme le cavalier sans tête de Washington Irving […]. Voilà pour mon allégorie. L’être humain de la réalité, pendant ce temps, la tête bien sur les épaules, […] investissant en encre, papier, plumes, avait ouvert un pupitre depuis longtemps délaissé et repris sa qualité d’homme de lettres7.

8Peut-on parler de fiction posthume dans ces conditions ? Pourtant, c’est bien le narrateur qui en avance l’idée : sur le ton de la plaisanterie, voire de la provocation, il donne à son œuvre le titre alternatif d’« écrits posthumes » :

Pour garder l’image d’une guillotine politique, on pourra considérer l’ensemble comme les Écrits posthumes d’un inspecteur décapité. L’esquisse que je termine à présent, si elle est considérée comme trop autobiographique pour être publiée de son vivant par quelqu’un de modeste, trouvera aisément son excuse d’être de la plume d’un homme qui écrit d’outre-tombe8.

9Voilà le subterfuge : on ne peut affirmer ni qu’on a affaire à une véritable fiction posthume, ni que « Le Bureau des douanes » n’a rien de posthume. Le texte semble se jouer du trope et se complaire à afficher sa facticité ; la « fiction posthume » d’Hawthorne ne serait qu’un support pour la satire. On l’introduit non pour dédouaner l’auteur, mais pour trancher les têtes des autres : les whigs sont des monstres sanguinaires rappelant la Terreur9, tandis que le narrateur, bienveillant, ingénu (ou plutôt d’une fausse ingénuité qui transforme l’innocence en arme), se présente comme un martyr. Le narrateur se fait fantôme vengeur pour régler ses comptes avec ceux qui sont encore en vie politiquement ; se jouer des codes du genre employé, ici la fiction posthume, ne serait qu’un effet secondaire du ton satirique.

10Néanmoins, à mieux y regarder, le posthume n’est peut-être pas qu’un effet de style : la mort s’est installée dans les moindres recoins du texte. On la retrouve dès les premières pages, dans la description de Salem : « dead level of site and sentiment10 ». Puis apparaissent les employés du bureau des douanes : vieillards séniles et radoteurs, ils ne sont plus, à la fin de l’introduction, que « des ombres, des images blanchies et ridées11 ». Dans ce décor de ville fantôme, il n’est pas surprenant de voir le narrateur se transformer en ombre de lui-même : on le voit faire les cent pas, il semble obsédé, tourmenté, « hanté par le soupçon que son intelligence s’étiole12 ». Le ton satirique perd de sa corrosivité, et la mélancolie ambiante en vient à faire douter de l’aspect purement rhétorique de la fiction posthume. Le texte original emploie dès la première phrase le mot « possession13 » : nous nous permettrons de l’interpréter avec son acception spectrale. Pouvons-nous alors suggérer que le narrateur incarne la voix d’un mort ? Il partage de nombreuses caractéristiques habituelles avec la figure du fantôme, notamment la hantise d’un lieu. Le narrateur se plaint d’être incapable de quitter Salem, sa ville natale mais également lieu de sa décapitation symbolique : « ce n’était pas la première fois, ni la seconde, que je quittais Salem – en apparence pour de bon – mais finalement y revenais, […] comme si cette ville devait inévitablement être pour moi le centre de l’univers14. » On glisse peu à peu du domaine rhétorique à une fiction posthume ambiguë, niée mais s’immisçant dans notre esprit jusqu’à nous faire oublier que le narrateur est en vie.

11Revenons-en au « centre de l’univers ». Utilisant un arbre comme métaphore de sa famille, installée depuis plusieurs générations à Salem, le narrateur sous-entend qu’il aurait besoin de se déraciner, et qu’il souhaite à sa descendance de planter ses racines ailleurs. La terre natale, ici terre d’inhumation : humare. Si l’on joue avec l’étymologie de posthume, il s’agirait alors d’une œuvre post-humus, au sens d’« après la terre » ; une œuvre déterrée, exhumée. Voilà une piste d’interprétation de la fiction posthume du « Bureau des douanes » : si l’auteur souhaite sortir de la terre ancestrale, la terre des morts, il pourrait vouloir être post-hume ; il lui faudrait alors produire une œuvre posthume pour sortir du cimetière symbolique auquel s’apparente Salem. Or, d’un point de vue étymologique, celui que l’on qualifie de posthume, ce n’est pas le mort : c’est l’orphelin, celui qui survit à la mort du père. Si notre narrateur veut être post-humus, et ainsi se défaire du poids des ancêtres, il doit survivre. Il peut en revanche falsifier sa mort, comme on a falsifié l’étymologie à l’aide de ce H, qu’on pourrait assimiler au H débutant le nom de famille de l’auteur. Parmi les pères dont on veut se défaire, les Hathorne (sans W), le narrateur mentionne un persécuteur de quakers, et l’un des juges les plus impitoyables des procès de sorcellerie de Salem : deux figures irréductiblement associées à la ville, deux aïeuls problématiques. Tous deux viennent railler le métier d’écrivain du narrateur ; on rappellera alors qu’Hawthorne avait ajouté le W à son nom, dans un geste qui ne peut qu’évoquer, dans le cadre de notre réflexion, le glissement étymologique du mot posthume. Monsieur de l’Aubépine15 se réinvente une étymologie et une ascendance par cette altération du nom : aux Hathorne s’oppose l’auteur du manuscrit fictif, Jonathan Pue, qui ordonne au narrateur de raconter l’histoire d’Hester, la victime de ces puritains, lors d’une scène aux accents d’Hamlet. Hamlet, pièce de la vengeance posthume, qui s’effectue ici en éditant l’œuvre d’un défunt… une œuvre qui a pour héroïne une victime d’hommes comme les Hathorne, et qui dénonce l’hypocrisie de la société puritaine à laquelle ils appartenaient. L’édition de ce texte posthume prend alors une dimension expiatoire, ou d’exorcisme de la faute des ancêtres. Une fois justice faite, le narrateur est capable de quitter les douanes et Salem et de partir au-delà de la ville (puisque l’œuvre en elle-même n’a pas lieu à Salem, mais à Boston) : sa mort falsifiée pourrait alors renforcer l’aspect symbolique de l’écriture comme acte de pénitence. On pourrait aussi interpréter cette fiction posthume comme une manière de parler des morts, de la mort, et de s’en libérer. Elle serait alors une métaphore du deuil : on peut voir in fine, dans la liste des pères marins, le père de l’auteur-narrateur, mort en mer avant qu’il ne l’ait connu. Au travers du personnage d’Hester, il y a peut-être un peu de la mère, décédée quelques temps avant la rédaction de l’œuvre : c’est un narrateur orphelin qui nous raconte l’histoire.

12En tant que fiction posthume, La Lettre écarlate joue sur le fait que ce n’est pas tant la mort (réelle ou non) de l’auteur qui conditionne l’emploi du mot mais plutôt l’ombre qu’elle fait planer sur l’œuvre. La mort de l’auteur pose la question de l’authenticité, de la complétude et de la paternité de l’ouvrage. Si ces questions peuvent être reprises de façon intra-diégétique dans une fiction posthume (comme nous le verrons plus loin par rapport au manuscrit factice de Pue), La Lettre écarlate semble davantage orienter notre réflexion vers la mort que vers l’auteur (dont nous semblons connaître le statut et l’identité, dont nous entendons la voix sans le filtre de l’éditeur). Que signifie la mort dans la fiction posthume ? Plus qu’un simple outil littéraire, elle vient jeter le doute dans nos interprétations en faisant glisser le sens des mots. Pourquoi la mort dans l’œuvre ; et, surtout, la mort de qui ? Peut-être moins de « l’auteur » que du texte et de ses avatars.

13Nous nous sommes jusqu’ici concentrés sur l’introduction de l’œuvre ; mais ce serait une erreur que de séparer « le Bureau des douanes » de La Lettre écarlate, tant les liens entre l’œuvre et son introduction sont étroits. Ainsi, le choix de la fiction posthume ne peut avoir été pris sans conséquence sur l’histoire d’Hester. Nous savons que l’introduction ne sert pas à désengager la responsabilité de l’auteur : il aurait suffi de s’en tenir à la fiction du manuscrit trouvé. Or, après la trouvaille, l’auteur s’étend longuement sur son devoir de la faire connaître au grand public, et sur son incapacité à écrire. Cet aveu d’investissement personnel dans l’histoire d’Hester (et non d’un simple travail d’édition) semble avant tout servir au narrateur à exposer ses principes de création littéraire. Nous relèverons cet extrait, qui se situe la nuit, alors que le narrateur entreprend de rédiger son manuscrit dans une pièce remplie d’objets hétéroclites (jouets, miroirs, etc.) :

Ainsi le sol de notre pièce bien connue devient terrain neutre, à mi-chemin entre le monde de la réalité et le conte de fées16, où réel et imaginaire peuvent se rencontrer et s’imprégner de la nature l’un de l’autre. Des fantômes pourraient s’inviter sans nous effrayer. […] Un coup d’œil au miroir et nous apercevons, dans ses profondeurs hantées, le blanc des rayons de lune sur le parquet, un double des reflets et des ombres d’une scène un peu plus éloignée du réel et plus proche de l’imaginaire17.

14Nombreuses sont les interprétations de ce « territoire neutre », et celle que nous proposons est à replacer, plus globalement, dans tout ce qui peut relever de l’entre-deux : par exemple, en étendant le propos de Borges sur le conte « Wakefield » à La Lettre écarlate, l’entre-deux qu’est le rêve ; ou le neutre étymologique « ni l’un ni l’autre » de Cécile Roudeau, ou l’entre-deux du « presque » de Bruno Monfort18. La voix posthume, après tout, est celle de qui est presque mort ; c’est la voix d’un mort presque revivifié par les mots ; l’œuvre posthume n’est en un sens ni achevée (puisque l’auteur n’a jamais pu la faire publier) ni inachevée (puisqu’en la publiant on lui donne une forme stable, figée). On pourrait lire la fiction posthume hawthornienne (ou peut-être le posthume en général) comme un espace liminaire et instable dans sa définition même, à l’image du genre revendiqué par l’auteur : romance (roman allégorique ou de chevalerie) plutôt que novel (roman moderne), bien qu’il en inclue nombre d’aspects, et que l’œuvre soit loin d’être anachronique dans le contexte d’une jeune Amérique voulant fonder sa propre littérature. Les romans d’Hawthorne sont en partie tournés vers le passé, comme en léger décalage : les intrigues ont lieu dans un autre temps, ou mettent en scène des personnages déphasés19. Les choix linguistiques de l’auteur ne relèvent pas d’un véritable archaïsme, et ne furent pas ressentis comme tels par les contemporains de l’auteur20 ; mais l’on pourra noter que l’auteur semble parfois hésiter entre orthographe britannique, vestige de l’époque coloniale (exemple que l’on peut trouver dans « Le Bureau des douanes » : neighbour), et orthographe américaine (neighbor) que l’on retrouve chez Walt Whitman, Edgar Allan Poe, Herman Melville, etc. La langue employée par Hawthorne dans La Lettre écarlate semble donc en décalage avec son époque (sans qu’elle le soit réellement), donnant ainsi l’impression que ce narrateur, pseudo-autobiographique, pseudo-contemporain, est issu d’un passé (mais pas du passé, puisqu’il relève bien du présent). Il ne parle pas une langue morte, mais elle n’est pas tout à fait comme celle des vivants. Elle se situe dans le territoire neutre, et place l’intégralité du texte dans ce lieu : il nous suffit de l’identifier comme un espace d’outre-tombe pour faire de la langue d’Hawthorne une langue fantôme, non parce qu’elle serait morte mais parce qu’elle prendrait la couleur spectrale que l’on donne au « territoire neutre ».

15Le genre contribue à faire de l’œuvre une fiction posthume : en insistant sur l’idée de romance, on précise encore que seuls les sentiments des personnages sont réalistes dans l’œuvre. Ainsi affranchi des contraintes de vraisemblance du novel, l’auteur s’autorise à décrire le décor ou les événements sur le mode du symbole, de l’allégorie ; dans cet espace littéraire relevant davantage du merveilleux que du fantastique, l’apparition des fantômes est normalisée, comme si l’on se situait au seuil de la mort ou dans une sorte de limbes. Si La Lettre écarlate avait été un novel, il aurait fallu réaffirmer la limite entre vie et mort en faisant des fantômes une superstition ou un objet de crainte. Ici, au contraire, c’est la normalité des fantômes qui prouve que l’on est dans le « territoire neutre » de la création littéraire. Dans ces conditions, fiction et posthume deviennent alors indissociables, ce qui place l’intégralité du récit fictif sous l’égide de la mort : ce n’est qu’en ces circonstances que la romance, rendue macabre sous la plume d’Hawthorne, pourra se déployer sous les yeux du lecteur. Il faudra exhumer les corps, réveiller les fantômes pour peupler les pages du livre ; pour ce faire, il faut des morts. On sacrifie donc le narrateur-écrivain sur l’autel de la création : en décapitant le douanier, on ressuscite le romancier, qui devient à nouveau capable d’invoquer les esprits qui semblaient l’avoir quitté jusqu’alors. La « mort de l’auteur » apparaît comme une genèse de l’œuvre.

16Sans nous étendre sur les difficultés interprétatives que peut poser La Lettre écarlate, il faut toutefois mentionner un problème soulevé par cette assimilation du posthume à un « territoire neutre » indéfini. Nous citerons Cécile Roudeau :

Ici, nulle réconciliation, nulle relève : jusqu’au bout le texte joue à déjouer l’arrêt du sens, dessinant un espace des possibles qui pourrait bien être ce « tiers lieu » d’où vient aussi la voix, espace de défaisance des catégories, zone d’indistinction et de crise, mode d’articulation (« et ») plus que lieu véritable. D’où écris-tu Hawthorne ? D’un outre-lieu où se construit le lieu, qui, à y réfléchir, n’est pas sans évoquer la lettre A, outre-lettre d’où se construit toute écriture21.

17« L’outre » est par définition en dehors, au-delà de ce qu’il entreprend de définir, ce qui le rend indéfinissable. La mort ne peut pas être un objet de connaissance. L’imaginaire de la fiction est le seul moyen de localiser l’au-delà, et le terme de posthume soulève un paradoxe : ne peut parler d’outre-tombe (à propos de l’outre-tombe et à partir de l’outre-tombe) que celui qui ne peut plus parler. Ne rien affirmer, se contredire, et glisser entre nos doigts lorsqu’ils pensent se refermer sur une certitude, pourraient donc faire partie des stratégies de l’écriture posthume, ou du moins de celle d’Hawthorne. S’il est impossible de se dire posthume, les circonvolutions du narrateur pour présenter sa fiction posthume comme une simple métaphore deviennent indispensables.

18En conséquence de cette mort originelle, le ton posthume s’infiltre dans La Lettre écarlate jusqu’à faire relever l’œuvre, selon les mots de Marc Amfreville22, d’une « poétique du spectral ». Le spectre est un paradoxe propre à incarner la fiction hawthornienne : à la fois visible et invisible, mort et vivant, transparent et opaque. Il tourne autour de son cadavre sans pouvoir réellement mourir. Cette circonvolution organise le rythme de l’œuvre et les actions des personnages, si l’on prend toutes les allusions à leur morbidité au pied de la lettre. Dès le départ l’intrigue a lieu post-mortem, puisqu’il s’agit d’un récit rétrospectif sur des événements précédant notre douanier de plus d’un siècle. Cette information que nous apporte l’introduction est renforcée dès la deuxième phrase du premier chapitre par l’apparition du cimetière, en même temps que la prison (« Les fondateurs d’une colonie nouvelle […] ont invariablement reconnu dans la pratique la nécessité […] d’affecter une partie du sol vierge à la constitution d’un cimetière et d’en destiner une autre à la construction d’une prison23 »). Dès lors, tout ce qui sort de la prison semble sortir du cimetière, qu’il s’agisse du personnage principal ou de ses mésaventures. Débute alors un jeu de va-et-vient entre la vie et la mort : à peine les fantômes sortis de leur cercueil, on s’empresse de vouloir les y renvoyer. Les femmes du village proposent qu’on exécute Hester pour son adultère ; on la fait marcher de la prison au pilori, avec sa fille dans ses bras et le A sur sa poitrine, à la manière du Christ avec sa croix ; la guillotine est à nouveau mentionnée lorsqu’Hester gravit les marches de l’estrade où elle sera exhibée : l’exhibition semble à peine se substituer à une exécution réelle. Ce lieu de mort est au cœur de l’œuvre : le pilori, situé sur la place du marché, au cœur de Boston, sera également le lieu où les amants se retrouveront, une nuit (celle de la mort du gouverneur Winthrop), au milieu du roman (chapitre XII sur XXIV), et le lieu où l’intrigue s’achèvera (le pasteur monte sur le pilori pour mourir). S’il ne s’agit pas du seul endroit où le récit se déploie (en témoigne la rencontre dans la forêt, entre les chapitres XVI et XIX), le pilori semble incarner le cadre narratif et spatial de l’œuvre, puisqu’Hester et Dimmesdale y sont attirés comme par un aimant, et que c’est dans ces scènes que la lettre écarlate est la plus visible (dans le ciel, formée par un météore, lors de la scène nocturne). Ce va-et-vient autour du pilori, où la lettre s’impose et exige réinterprétation (à laquelle même les habitants de Boston se prêtent), semble nous rappeler l’aspect spectral de l’œuvre, et suggérer la manière dont l’ombre de la mort planant sur les œuvres posthumes peut influencer nos interprétations.

19Après cette exécution symbolique, qui marque une rupture dans la vie d’Hester et dans son identité (la fierté des premiers chapitres laisse place à la discrétion et l’ascétisme le plus extrême), on découvre la vie quotidienne du Boston puritain. Malgré les descriptions menées d’une main de maître et les arrêts sur image aussi expressifs que des tableaux vivants, ni la ville ni ses habitants ne semblent s’offrir à nous comme tout à fait vivants ; car plus on avance dans l’œuvre, plus il devient difficile d’ignorer les nombreuses comparaisons des personnages à des fantômes. Hester en ville se comporte « tel un fantôme qui revisite un coin du feu familier et ne peut plus se faire sentir ou voir24 » ; on explique son refus de quitter Boston en parlant d’une fatalité « qui toujours contraint les êtres humains à s’attarder autour de l’endroit, à le hanter comme un fantôme25 ». Le cimetière réapparaît au chapitre X. Sont même touchés par cette spectralité ambiante, au chapitre XII, les personnages secondaires, comme le gouverneur Bellingham. On appréciera par ailleurs l’aspect répétitif de l’image : comme un leitmotiv, comme une hantise dans le style même. Lorsqu’Hester croise le pasteur dans la forêt, « on aurait dit la première [rencontre], dans le monde de l’au-delà, de deux esprits qui auraient été intimement liés dans une vie précédente […]. Chacun un spectre, et pourtant épouvanté par l’autre26 ! » Ce même pasteur est mourant tout du long ; mais c’est à peine si le narrateur le place du côté des vivants. Non seulement il habite à côté du cimetière, mais encore les regards inquisiteurs que Chillingworth porte sur lui sont comparés aux coups de pelle d’un fossoyeur exhumant un corps27. Le narrateur irait jusqu’à l’enterrer vivant (« libre aux feuilles de le couvrir, à la terre de s’accumuler peu à peu pour former un monticule sur son corps, qu’il y eût ou non de la vie là-dessous28 »).

20Le fait que le révérend soit assimilé à la mort nous permet d’utiliser le mot « posthume » dans son sens originel (orphelin) pour parler de Pearl, elle-même symbole de l’œuvre. Jusqu’à la mort de Dimmesdale, la fillette n’est pas posthume de fait, mais à la fois sans père identifiable, comme une œuvre anonyme, et faussement posthume, puisque le père légitime, le mari d’Hester, n’est pas réellement mort, et que l’on sait d’emblée qu’il n’est pas le véritable père. La mascarade de mort à laquelle participent les adultes ne suffit pas pour que Pearl soit acceptée par la communauté puritaine, ou lue par le narrateur comme humaine (et non comme une fée espiègle dansant sur les tombes) : il faut que la figure du père, qui est également figure d’auteur, disparaisse réellement pour que Pearl / La Lettre écarlate devienne lisible et acceptable. Y aurait-il alors une dimension transgressive, dérangeante dans le simulacre de posthume, dans ces lettres remplaçant la mort réelle, comme le A d’Hester et du titre, et que Pearl incarne ?

21Le contentieux pourrait venir du fait que la fiction posthume, comme la prétendue mort du mari d’Hester, révèle l’adultère dans un cas, le mensonge littéraire dans l’autre : en nous faisant douter, elle nous oblige à rester sur nos gardes pendant la lecture. Conséquemment se pose la question obsédante de l’auteur. Il nous faut connaître son identité pour pouvoir se rassurer du fait qu’il soit réellement mort comme il affirme l’être, car autrement il pourrait toujours être là, dans le texte, menaçant ; mais quelle menace représente-t-il ? Il semble opportun de s’interroger sur son rôle dans la fiction posthume.

22Dans La Lettre écarlate, le père, et donc l’auteur, est comme mort : Pearl est élevée seule par sa mère Hester (celle qui devient par synecdoque le A, la lettre qui peut symboliser les Lettres). Hester annonce dès le début de l’intrigue que « [son] enfant devra chercher un père au Ciel. Elle n’en connaîtra jamais sur cette terre29 ». La pierre tombale sous laquelle Hester et l’un des deux hommes sont enterrés n’indique que la lettre A. L’identité du père est effacée.

23Il en va de même pour le père du texte que le narrateur nous livre. La fiction du manuscrit trouvé nous fait douter de l’identité de l’auteur dans l’introduction : ainsi, le narrateur annonce son « désir de figurer dans [son] véritable rôle d’éditeur, et guère plus30 ». On apprend pourtant plus loin qu’il s’est « permis […] presque autant de liberté que si les faits étaient entièrement de [son] invention31 ». L’authenticité du manuscrit est compromise : d’ailleurs, ne semble-t-il pas étrange que les papiers d’un douanier de Salem s’intéressent à une bostonienne, alors que la capitale du Massachussetts disposait de ses propres douanes et que ces papiers trouvés à Salem auraient dû être transférés à Halifax ? Si la restauration du paysage citadin entre « Le Bureau des douanes » et La Lettre écarlate peut être mise en parallèle avec la restauration, l’émendation du manuscrit trouvé, il y a bien une altération lors du processus, puisque l’on change de ville. Le narrateur conclut pourtant dans le dernier chapitre qu’il a « surtout été fidèle32 » au manuscrit de Pue, lui-même douanier, et ayant occupé le même poste d’inspecteur que le narrateur. On pourrait les inter-changer. Les pistes sont brouillées à l’aide de contradictions et de mises en abîmes : on observe un redoublement à outrance de la fiction posthume, puisqu’un narrateur mort prétend revenir sur le manuscrit d’un auteur mort, lui-même s’appuyant sur les témoignages de personnes désormais décédées au sujet d’une femme morte bien avant la rédaction du manuscrit. Pris de vertige, nous nous trouvons incapable d’identifier l’auteur parmi ces revenants. Nous savons le texte hanté, mais sans voir le visage qui nous épie. Ces doutes sur l’identité du narrateur, sur l’influence et le rôle de l’éditeur, sur l’intégrité du texte, s’inscrivent plus globalement dans les difficultés du posthume, mimées ici de façon fictive.

24Le texte commence par la mort du narrateur et s’achève sur une pierre tombale blasonnée d’un A. Alors que la fonction d’auteur semble disparaître au sein du texte derrière les différentes morts falsifiées, la boucle instaurée par la fin de la rétrospective renvoie au début de l’œuvre en excluant le nom de l’auteur ; car, plus qu’au titre, ce blason peut renvoyer à un passage spécifique de l’introduction, dans lequel le narrateur nous dit vouloir voir son nom « blazoned abroad on title-pages33 ». Or ce n’est pas son nom qui apparaît comme un blason, mais celui de l’œuvre, qui semble alors se signer elle-même. La Lettre écarlate a-t-elle un auteur ? Le pacte autobiographique de l’introduction est, lui aussi, rompu d’office : on écrit sur soi « en gardant le moi le plus secret derrière son voile34 ». Plus loin, on rappelle que « l’être humain de la réalité, pendant ce temps, [avait] la tête bien sur les épaules35 ». On distingue donc l’auteur vivant, hors du texte, du narrateur fantôme. La rupture de ce pacte autobiographique est paradoxale par rapport à la fiction posthume, qui repose sur la falsification de la mort de l’auteur. En admettant que l’auteur est toujours en vie alors qu’on nous enjoint à lire l’œuvre comme si elle était posthume, on sous-entend que le statut de l’auteur a peu d’importance. On qualifiera La Lettre écarlate de posthume au sein même du texte, peu importe qu’Hawthorne soit en vie. Ce qui compte c’est uniquement que la voix narrative soit morte, car c’est elle qui incarne l’autorité du texte ; elle, qui nous indique comment lire, comme le pasteur commentant la Bible. La mort du narrateur dans La Lettre écarlate, ce pourrait donc être la « mort de l’auteur » au sens barthien.

25Il est difficile de ne pas penser à « la mort de l’auteur » de Barthes36 à l’issue de ces questionnements. En évacuant l’énonciateur au profit de l’énoncé, le texte s’ouvre aux relectures successives. Le narrateur de La Lettre écarlate mélange les fonctions d’auteur et d’éditeur et invite à une redéfinition des rôles : en tant qu’éditeur, il est maître du texte dans sa matérialité ; en tant qu’auteur, il a tous les droits sur le contenu. En s’accaparant les deux rôles il obtient un contrôle absolu sur cette œuvre publiée mais laissée volontairement incomplète ; et le lecteur en hérite. On pourrait avoir une telle lecture de la mort de l’auteur de sermons qu’est le révérend Dimmesdale. Tout au long du récit, il avait le réflexe de porter sa main à sa poitrine, comme pour cacher le A dans sa chair. S’il s’agit surtout de se protéger du regard d’autrui, on pourrait y voir un geste de contrôle : c’est avec la main que l’auteur écrit le manuscrit et qu’il le possède. Ainsi, lorsque le pasteur écarte cette main intrusive, faisant ainsi passer la lettre du privé / caché au domaine public, il y a comme un geste de publication qui n’est permis, dans La Lettre écarlate, que par le décès de « l’auteur ». Pearl (synecdoque du texte) se met à pleurer, comme si elle venait de naître ; de même, à la mort du pasteur, les bostoniens, spectateurs silencieux jusqu’alors, se mettent à commenter, à l’image des lecteurs ; et dès le début du dernier chapitre, on découvre une modulation du titre. Il ne s’agit plus de LA lettre écarlate, mais d’une lettre écarlate, « a SCARLET LETTER37 » : ce A est un article indéfini. Il n’est plus unique, mais multiple et changeant, comme le narrateur l’a suggéré au fil du texte en modifiant le sens de l’initiale : d’abord adultère (mot qui ne figure pas une seule fois dans le texte), elle devient Angel, Able (« Capable », « Débrouillarde ») ; les critiques ont également pu y voir America et bien d’autres interprétations38. La Lettre écarlate peut, ou plutôt doit être réinterprétée par tous, car le narrateur refuse de nous donner le fin mot de l’histoire. Comment est apparu le A sur le torse du pasteur ? Flagellation ? Punition divine ? Y a-t-il même une marque ? On présente les différentes versions des témoins, avant de conclure : « Libre au lecteur de choisir parmi ces théories39 ». Il n’y a aucune version officielle. Personne ne répondra à nos questions. L’œuvre est comme posthume.

26Bien que l’on puisse hésiter à qualifier La Lettre écarlate de « fiction posthume », l’œuvre d’Hawthorne développe une réflexion stylistique et métalittéraire sur le terme qui est d’autant plus pertinente parce qu’inassumée. Comment incarner la voix d’un mort lorsqu’on est un auteur en vie ? La stratégie consistant à ne pas prétendre être réellement mort semble, en un sens, rendre l’œuvre plus authentiquement « posthume » que si l’auteur s’était prétendu décédé dans l’introduction : rares sont les œuvres qui ont été écrites en prédisant la mort de leur auteur. La mort feinte du narrateur, et non de l’auteur, déplace alors l’œuvre outre-tombe ; cette mort ne semble pourtant remplir aucune fonction pragmatique, si ce n’est d’appuyer la satire dans l’introduction. La gratuité apparente de ce choix narratif (mimant d’une certaine manière l’absurdité du décès imprévu d’un auteur) impose subrepticement le posthume comme grille de lecture et défi stylistique. En reproduisant le glissement étymologique originel, reflété par le jeu sémantique sur le A, ou en disséminant les différents sens du terme dans l’intrigue (orphelin, post-mortem etc.), La Lettre écarlate tourne autour de l’idée de posthume sans l’assumer, afin, peut-être, de rester dans cet espace d’entre-deux qui lui est cher, et où l’on pourrait situer le posthume plus généralement.

27Là où d’autres fictions posthumes reproduisent fictivement des conditions de publication, La Lettre écarlate préfère s’en jouer et déplace ainsi la mort (factice ou non) du contexte au texte : cela permet au roman de développer une rhétorique du posthume, et de suggérer les problèmes auxquels la critique peut être confrontée dans l’édition et l’analyse d’œuvres orphelines. Parmi les techniques « posthumes » employées, on pourrait dégager, outre l’omniprésence de la mort et le jeu sur le mot posthume, un aspect répétitif, hanté, et une sensation d’inachèvement contrôlé, propice à évoquer l’idée de mort de l’auteur barthienne, ainsi qu’une mise en abîme du processus de publication du manuscrit d’un mort. Ce faisant, le roman interroge le lecteur sur sa propre manière de lire le texte : lorsque le narrateur meurt, il nous livre un texte qui soulève des questions sans que personne n’ait l’autorité d’y répondre. La lecture n’a alors d’autre option que d’être active. Nous conclurons en insistant sur le paradoxe qui a ouvert cette étude : une œuvre pourrait être qualifiée de fiction posthume même si elle ne prétend pas, ou même si elle feint de ne pas prétendre, que son auteur est mort.

Notes

1 Nathaniel Hawthorne, La Lettre écarlate, traduit de l’anglais par Marie Canavaggia, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1977, p. 77. À l’exception de ces quelques mots, toutes les citations seront extraites de la traduction de Pierre Goubert (Nathaniel Hawthorne, La Lettre écarlate, traduit de l’anglais par Pierre Goubert, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche. Classiques », 2015). Seront également indiquées les citations originales, issues de l’édition suivante : Nathaniel Hawthorne, The Scarlet Letter, dans Nathaniel Hawthorne: Collected Novels, éd. Millicent Bell, New York, Library of America, 1983. Dans le cas présent : « a gentleman who writes from beyond the grave » (p. 156).

2 Hawthorne laissera à sa mort plusieurs manuscrits inachevés et, pour la plupart, abandonnés en cours de route. Ils seront publiés par ses proches quelques années après, contre sa volonté et avec nombre de retouches. Les textes originaux ont été reconstitués et publiés dans la Centenary Edition établie par la Ohio State University Press, dans les volumes The American Claimant Manuscripts et The Elixir of Life Manuscripts. Ce dernier a été traduit en français : Nathaniel Hawthorne, L’Élixir de vie, traduit de l’anglais par Elena Anastasaki, Paris, Classiques Garnier, 2011.

3 Au xixe siècle, aux États-Unis, certains postes administratifs étaient soumis aux aléas des élections présidentielles. Hawthorne étant démocrate, la victoire des whigs en 1848 lui a fait perdre son emploi.

4 Hawthorne, op. cit., p. 9. Texte original, dans l’édition Library of America : « It will be seen, likewise, that this Custom-House sketch has a certain propriety, of a kind always recognised in literature, as explaining how a large portion of the following pages came into my possession, and as offering proofs of the authenticity of a narrative therein contained » (p. 122).

5 Ibid., p. 60. Texte original : « If the guillotine, as applied to office-holders, were a literal fact, instead of one of the most apt of metaphors […] » (p. 154).

6 Ibid., p. 62. Texte original : « The moment when a man’s head drops off is seldom or never, I am inclined to think, precisely the most agreeable of his life » (p. 154).

7 Ibid., p. 63-64. Texte original : « Meanwhile, the press had taken up my affair, and kept me for a week or two careering through the public prints, in my decapitated state, like Irving’s Headless Horseman […]. So much for my figurative self. The real human being all this time, with his head safely on his shoulders, […] making an investment in ink, paper, and steel pens, had opened his long-disused writing desk, and was again a literary man » (p. 155-156).

8 Ibid., p. 65. Texte original : « Keeping up the metaphor of the political guillotine, the whole may be considered as the POSTHUMOUS PAPERS OF A DECAPITATED SURVEYOR; and the sketch which I am now bringing to a close, if too autobiographical for a modest person to publish in his lifetime, will readily be excused in a gentleman who writes from beyond the grave » (p. 156).

9 Dans leur discours introductif, Aurélien d’Avout et Alex Pepino ont souligné la Révolution française comme un moment clé pour le posthume littéraire, car elle redéfinit le concept d’auteur. Pourrait-on voir une corrélation entre l’instabilité du contexte idéologique et la place du posthume (réel ou fictif) dans le champ littéraire ? Je pense à ce propos à Chénier et Chateaubriand qui semblent avoir rédigé l’œuvre de leur vie comme si elle était posthume.

10 Edition Library of America, p. 128.

11 Hawthorne, op. cit., p. 65. Texte original : « but shadows in my view: white-headed and wrinkled images » (p. 157).

12 Ibid., p. 56. Texte original : « But, nevertheless, it is anything but agreeable to be haunted by a suspicion that one’s intellect is dwindling away […] » (p. 151).

13 Edition Library of America : « It is a little remarkable, that – though disinclined to talk overmuch of myself and my affairs at the fireside, and to my personal friends – an autobiographical impulse should twice in my life have taken possession of me, in addressing the public » (p. 121).

14 Hawthorne, op. cit., p. 20. Texte original : « It was not the first time, nor the second, that I had gone away – as it seemed, permanently – but yet returned, […] as if Salem were for me the inevitable centre of the universe » (p. 128-129).

15 À une lettre près, il s’agit de la traduction du nom de l’auteur (hawthorn = aubépine). L’auteur emploie ce surnom dans l’introduction de son conte « Rappaccini’s Daughter », pour prétendre se cacher derrière un écrivain français dont il ne ferait que traduire l’œuvre.

16 Le conte de fée a été évoqué à plusieurs reprises : par exemple, dans les interventions sur Barbara (Sébastien Bost, « Faire jouer la transparence d’une femme en noir : publication et réception des Mémoires Interrompus de Barbara ») et sur Goliarda Sapienza (Mara Capraro, « La réhabilitation posthume de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza en France »). Coïncidence fortuite, lien inattendu avec le posthume ? On pourrait avancer que nombre de personnages de contes sont orphelins, donc posthumes, et que le conte de fée est une métaphore courante lorsqu’un auteur est redécouvert après sa mort. Pour approfondir cette dimension dans La Lettre écarlate : Isabelle Roblin, « Pearl dans The Scarlet Letter : de l’enfant du diable à l’héroïne du conte de fées », dans The Scarlet Letter, Nathaniel Hawthorne, éd. Marc Amfreville et Antoine Cazé, Paris, Ellipses, 2005, p. 57-66.

17 Hawthorne, op. cit., p. 53-54. Texte original : « Thus, therefore, the floor of our familiar room has become a neutral territory, somewhere between the real world and fairy-land, where the Actual and the Imaginary may meet, and each imbue itself with the nature of the other. Ghosts might enter here, without affrighting us. […] Glancing at the looking-glass, we behold – deep within its haunted verge – the smouldering glow of the half-extinguished anthracite, the white moon-beams on the floor, and a repetition of all the gleam and shadow of the picture, with one remove further from the actual, and nearer to the imaginative » (p. 149-150).

18 Pour l’article de Borges : Jorge Luis Borges, Other Inquisitions: 1937-1952, traduit de l’espagnol par Ruth L. C. Simms, Austin, University of Texas Press, 1964, p. 47-65, reproduit dans Nathaniel Hawthorne, Nathaniel Hawthorne’s Tales, éd. James McIntosh, New York / London, W.W. Norton & Company, 1987, p. 405-415. Pour celui de Roudeau : Cécile Roudeau, « Hawthorne et ses sorties : lieu et écriture du lieu dans La Lettre écarlate et “Les Bureaux de la douane” », dans The Scarlet Letter, Nathaniel Hawthorne, éd. Bruno Monfort, Nantes, Éditions du temps, 2005, p. 25. Pour ce qui est de Monfort : Bruno Monfort, Contes et nouvelles, Nathaniel Hawthorne : le territoire du presque, Paris, Ellipses, 2000.

19 La Lettre écarlate a lieu dans le passé ; La Maison aux Sept Pignons (The House of the Seven Gables) met en scène un microcosme à moitié composé de vieillards, dans un manoir hanté par une malédiction ancestrale ; Valjoie (The Blithedale Romance) est un récit rétrospectif à propos d’une communauté utopiste et s’achève par un suicide ; Le Faune de Marbre (The Marble Faun) se déroule à Rome au xixe siècle, mais met en exergue les vestiges de l’Empire Romain…

20 Bruno Monfort, « Le style de Hawthorne : de l’oxymore à l’épanorthose », dans The Scarlet Letter, Nathaniel Hawthorne, éd. Bruno Monfort, Nantes, Éditions du temps, 2005, p. 61-80.

21 Cécile Roudeau, art. cité, p. 32.

22 Marc Amfreville, « Poétique du spectral dans The Scarlet Letter de N. Hawthorne », dans Hawthorne et la pensée du roman. Dix études sur La Lettre écarlate, éd. Philippe Jaworski, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2006, p. 45-60.

23 Hawthorne, op. cit., p. 71. Texte original : « The founders of a new colony, whatever Utopia of human virtue and happiness they might originally project, have invariably recognised it among their earliest practical necessities to allot a portion of the virgin soil as a cemetery, and another portion as the site of a prison » (p. 158).

24 Hawthorne, op. cit., p. 119. Texte original : « like a ghost that revisits the familiar fireside, and can no longer make itself seen or felt » (p. 190).

25 Ibid., p. 113. Texte original : « But there is a fatality, a feeling so irresistible and inevitable that it has the force of doom, which almost invariably compels human beings to linger around and haunt, ghost-like, the spot where some great and marked event has given the colour to their lifetime » (p. 186).

26 Ibid., p. 257. Texte original : « […] it was like the first encounter in the world beyond the grave of two spirits who had been intimately connected in their former life […]. Each a ghost, and awe-stricken at the other ghost » (p. 281).

27 Cette image nous est proposée au début du chapitre X, « The Leech and His Patient ».

28 Hawthorne, op. cit., p. 255. Texte original : « The leaves might bestrew him, and the soil gradually accumulate and form a little hillock over his frame, no matter whether there were life in it or no » (p. 280).

29 Ibid., p. 98-99. Texte original : « And my child must seek a heavenly father; she shall never know an earthly one! » (p. 176).

30 Ibid., p. 9. Texte original : « a desire to put myself in my true position as editor, or very little more » (p. 122).

31 Ibid., p. 49. Texte original : « On the contrary, I have allowed myself, as to such points, nearly, or altogether, as much license as if the facts had been entirely of my own invention » (p. 147).

32 Ibid., p. 347. Texte original : « The authority which we have chiefly followed » (p. 341).

33 Edition Library of America, p. 142.

34 Hawthorne, op. cit., p. 8. Texte original : « keep the inmost Me behind its veils » (p. 121).

35 Ibid., p. 63-64. Texte original : « The real human being, all this time, with his head safely on his shoulders […] » (p. 155).

36 Roland Barthes, « La Mort de l’auteur », dans Le Bruissement de la Langue, Essais Critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 63-69.

37 Les majuscules indiquent ici un titre : pour un deuxième exemple, nous renvoyons le lecteur à la note 8.

38 Nous remercions à ce propos Jean-Christophe Cavallin pour une proposition inédite et enrichissante, celle du A (pour absolvo) que les jurés romains gravaient lorsque l’accusé était déclaré non coupable. Cette interprétation, à la fois pleine d’ironie et programmatique du jugement final que les habitants de Boston porteront sur Hester (presque sanctifiée), renforce de plus l’instabilité et l’ambivalence de la lettre écarlate, qui en vient alors à symboliser des contraires irréconciliables (coupable et innocent) sous le même symbole, comme le pharmakon à la fois poison et remède (et bouc émissaire).

39 Hawthorne, op. cit., p. 346. Texte original : « The reader may choose among these theories » (p. 340).

Pour citer ce document

Diane Garat, « « D’un monsieur qui écrit de l’au-delà » : La Lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne (1804-1864), œuvre « posthume » ? » dans D’outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes,

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen Normandie en juin 2018, publiés par Aurélien d’Avout et Alex Pepino

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 25, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=864.

Quelques mots à propos de :  Diane Garat

Université de Rouen Normandie