Appropriations de Corneille

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

Appropriations de Corneille

Réécritures, adaptations ou « inadaptations »

De l’Horace (1641) à l’Orazio (1688). Prémisses de la réforme dans le premier dramma cornélien per musica

Jean-François Lattarico


Résumés

L’article étudie l’influence du modèle cornélien dans la production opératique vénitienne des dernières décennies du xviie siècle, et plus particulièrement dans l’Orazio de Vincenzo Grimani (1688). Grandeur et noblesse, mais aussi conception d’une tragédie à fin heureuse font de Corneille un « catalyseur », ce qui n’exclut pas d’importantes libertés prises avec la tragédie cornélienne, en particulier en ce qui concerne le dénouement.

Texte intégral

1En l’absence de traités organiques de la part des dramaturges eux-mêmes, c’est dans le paratexte des drammi qu’il faut chercher l’émergence d’une réflexion sur la réforme de l’opéra. Le traité du jésuite Giandomenico Ottonelli, Della cristiana moderazione del teatro (Florence, 1648), avait, très tôt, amorcé une critique virulente d’un théâtre en musique éloigné de tout décorum et des préceptes classiques aristotéliciens, en particulier autour de la mesure, de la catharsis et du respect des unités. Le théâtre français – qui avait réussi tant bien que mal à faire cohabiter tragédie et tragédie lyrique1 – devint en quelque sorte l’horizon d’attente des réformateurs italiens qui visaient à redonner à la tragédie sa dignité littéraire. Si l’importance du modèle cornélien est fondamentale dans la formation de la dramaturgie d’un Métastase, et nombreuses sont les études2 qui en soulignent la précellence, il semble que son influence soit un peu moins abordée par la critique3 dans la production opératique, en particulier vénitienne, des dernières décennies du xviie siècle, précédant la réforme arcadienne qui allait aboutir à la consolidation du modèle métastasien.

2En réalité, les références au modèle français sont déjà présentes chez Ottonelli et la réforme de l’opéra repose en partie sur la question linguistique : il s’agit d’une réforme littéraire plus que musicale. Cette question est exposée, par exemple, dans les fameux Entretiens d’Ariste et Eugène d’un autre jésuite, Dominique Bouhours (Paris, 1671), qui fustige en particulier la propension de l’italien à l’hyperbole, ainsi que sa mollesse et son caractère « efféminé4 ». L’ouvrage de Bouhours eut un retentissement considérable dans la prise de conscience, en Italie, du poids de l’opéra dans la culture et donna le coup d’envoi, à travers les interventions de Muratori, Gravina et Martello, à la première grande polémique autour du melodramma. Les jugements sur la langue italienne sont bien entendu négatifs, car cette langue est assimilée à l’opéra ; or très tôt en France, le théâtre musical est considéré comme une dégénérescence de la tragédie. La musique n’a pas, en tant que langage, d’existence propre, elle entrave par son caractère sensuel et langoureux la compréhension du poème et par conséquent l’union de ces deux arts (poésie et musique) ne peut conduire qu’à une impasse.

3Quand on parcourt les adresses au lecteur des drames en musique vénitiens du dernier tiers du xviie siècle, à côté des discours de soumission à l’égard des exigences du public, on trouve des réflexions sur les rapports entre le théâtre musical et la tragédie déclamée qui montrent que la volonté réformatrice n’avait pas attendu les recommandations de l’académie arcadienne. Le renouvellement d’une forme théâtrale arrivée à un degré avancé de saturation et d’essoufflement, passe par une réappropriation des thèmes héroïques, moraux, c’est-à-dire au fond par un rapprochement avec le genre canonique de la tragédie. Le dramma per musica, malgré une certaine instabilité dans la terminologie, conserve cependant une autonomie propre et il faut attendre la toute fin du siècle pour voir explicitement associée à l’opéra l’appellation de tragédie5.

4Les thématiques cornéliennes sont cependant présentes dans certaines productions vénitiennes, sans que celles-ci se réfèrent nommément au dramaturge français. Parmi les drames dont l’intrigue rappelle celle de certaines tragédies de Corneille, on peut citer en particulier les deux pièces de Nicolò Beregan6, Il Tito7 (1666), écho au Tite et Bérénice, et Eraclio (1671), reflet de l’Héraclius de 1647. Cependant, dans aucune des deux adresses au lecteur il n’est fait mention d’une quelconque source cornélienne explicite, ce qui sera par exemple le cas d’une version tardive8 de l’Eraclio, dont la référence peut aussi s’expliquer par la traduction contemporaine en italien de la tragédie de Corneille9. On s’est interrogé sur la fortune de Beregan en France et sur la possible influence directe de Corneille sur sa dramaturgie, mais il semble bien que sa présence sur les terres de Louis XIV soit purement hypothétique. Si l’on constate assez tôt, dès le milieu des années 1660, notamment avec les drames tardifs de Nicolò Minato, une réorientation de la dramaturgie vénitienne en direction d’une moralisation de l’intrigue et de ses personnages, on ne peut raisonnablement parler d’appropriation du théâtre de Corneille chez des auteurs qui la plupart du temps s’inspirent directement de la source antique10.

5La réflexion sur l’évolution que le drame en musique devait subir est en revanche très présente dans les paratextes vénitiens des dernières décennies du Seicento. Elle dessine un rapprochement avec le modèle français, aussi bien du point de vue linguistique – conséquence des remarques de Bouhours dont les lettrés de l’Arcadia se feront à leur tour l’écho – que du point de vue générique. Il s’agit, en d’autres termes, aux yeux de certains dramaturges écrivant pour les théâtres lyriques, de retrouver une forme de légitimité littéraire en substituant à l’antihéros soumis à ses propres passions, les figures vertueuses du héros, capable de clémence, d’abnégation et de sacrifice pour le bien de la collectivité. Il y a un saut chronologique de près d’un demi-siècle (entre le milieu des années 1640 et la fin des années 1680) entre la fin des références aux préceptes aristotéliciens11 et la reprise de ces mêmes références agrémentées de renvois aux modèles français, cornélien et racinien en particulier.

6Le premier dramaturge à se référer explicitement à Corneille est donc Vincenzo Grimani dans son Orazio12, représentée en 1688 au théâtre San Giovanni Grisostomo13, sur une musique de Giuseppe Felice Tosi14. L’adresse au lecteur de ce dramma per musica dédié à l’électeur Maximilien de Bavière, rappelle clairement cette filiation, tout en faisant la part entre l’emprunt et l’invention :

Au lecteur,
J’ai écrit pour mon goût, car je ne fais pas profession de poète ; de Corneille, qui a composé en français la tragédie intitulée Horace, j’ai tiré en partie le sujet et de nombreuses significations, comme vous le verrez, pour former le présent drame15 […].

7L’auteur du drame, Vincenzo Grimani, issu d’une des familles les plus prestigieuses de Venise, était aussi le propriétaire du théâtre San Giovanni Grisostomo, le plus somptueux de la ville, inauguré dix ans auparavant avec un autre drame mettant en scène un protagoniste vertueux, Il Vespasiano de Giulio Cesare Corradi16. Le choix du sujet – le combat des Horaces et des Curiaces – s’inscrit dans la veine héroïque rattachée, dès son inauguration, au prestigieux théâtre Grimani et ouvre la voie à toute une série d’adaptations à l’opéra de tragédies cornéliennes17. Le premier aspect de cette conformité au modèle français est le refus du mélange des genres – caractéristique pourtant notable de l’opéra vénitien dès sa fondation en 1637, qui l’emprunta au théâtre espagnol. La noblesse du sujet, l’élévation morale de ses protagonistes, la soumission des passions à l’idéal patriotique : tous ces thèmes prennent le contrepied d’une esthétique qui mettait en avant la représentation des passions exacerbées, d’un eros triomphant qu’incarnaient les souverains efféminés et antihéroïques, les Néron, Héliogabale, Caligula et autres Sardanapale.

8Le théâtre de Corneille connaît une certaine fortune en Italie à la toute fin du xviie siècle, aussi bien dans les textes théoriques – les nombreuses réflexions sur la tragédie18 qui émaillent la querelle littéraire issue de l’académie réformiste de l’Arcadia, que dans la pratique même du théâtre – comme la représentation, en italien, de Rodogune dans les arènes de Vérone en 1700. Et il semble bien que la référence au modèle français soit devenue la norme dans les décennies à venir, comme en témoigne le commentaire de Giovanni Carlo Bonlini en 1730, à propos de l’Incoronazione di Serse, inspiré de Rodogune :

M. Corneille, le Sophocle de la France, a inspiré l’idée de ce drame. Et à l’avenir, cette pratique d’aller mendier le sujet des compositions dramatiques à l’imagination des étrangers ne sera plus neuve, puisque de nombreux auteurs français, parmi les plus célèbres, Racine, Rotrou, Quinault, Pradon, de la Grange, de la Motte, et le déjà nommé Corneille, tous très singuliers dans le tragique et l’héroïque, serviront maintes fois de guide aux poètes italiens modernes dans leurs drames les plus élaborés, et seront la source abondante des plus sublimes pensées. Ainsi, notre Italie ne devra pas rougir d’avoir eu la France pour maîtresse19 […].

9Les premières traductions italiennes suivent dans l’ensemble de près les premières éditions françaises. C’est le cas notamment du Cid (1636), traduit en 1647, ou de Rodogune (1647) qui le sera en 1651. Mais ce sont des exemples isolés : l’essentiel des traductions de Corneille dans la péninsule se fait après les années 1690. Horace n’est traduit qu’en 1701, bien après son adaptation sur les scènes de l’opéra.

10Quelle est la nature du lien que l’on peut instituer entre la tragédie de Corneille, la première à traiter d’un sujet héroïque romain après le silence de trois ans qui a suivi les querelles du Cid, et le drame en musique de Vincenzo Grimani, qui s’en réclame explicitement ? Quel est le sens de cette filiation dans le contexte annonciateur d’une réforme en profondeur de l’opéra italien, réforme qui n’a pas encore eu lieu en 1688 ? Il faut dire en préalable que le choix d’un auteur comme Corneille est intéressant à double titre, par son lien direct avec la réforme (dont témoigne l’influence considérable chez un Métastase), mais aussi par son implication dans le théâtre musical baroque, à travers, par exemple, une pièce comme Andromède, ou même le Cid, qui se rattachent plutôt à une esthétique du merveilleux, héritée de Chapelain20. Corneille sert ainsi de catalyseur en fonction des orientations esthétiques, et une forme de synthèse de ces deux orientations principales se retrouve dans sa conception d’une tragédie à fin heureuse qui légitime la convention du lieto fine quasi exclusif dans la dramaturgie de l’opéra italien du xviie siècle.

11Les productions du San Giovanni Grisostomo se démarquent, on l’a dit, par leur caractère héroïque, en conformité avec la noblesse et la somptuosité du lieu21, lieu qui plus que tout autre théâtre incarne, à Venise, la réforme de l’opéra22. Grandeur et noblesse sont deux thèmes associés et à la volonté de réforme et au théâtre tragique de Corneille qui passe, en Italie, pour être celui qui a su restaurer le théâtre des Anciens : c’était l’objectif des lettrés, poètes, philosophes et compositeurs florentins de la Camerata Bardi, dont les réflexions et expérimentations ont abouti à la création du genre opératique. Comme ce sera le cas dans la quasi-totalité des drames métastasiens, l’intrigue d’Horace repose sur un conflit entre la sphère du politique et celle de la passion privée. L’affrontement entre Rome et Albe, entre les Horaces et les Curiaces, est compliqué par la double situation amoureuse des protagonistes, Horace étant marié à Sabine, une Albaine sœur de Curiace, tandis que Camille, la sœur du héros, est fiancée à Curiace. Il en résulte une situation éminemment tragique qui, dans cet exemple précis, aboutit à un meurtre effroyable, celui de Camille par son propre frère Horace à qui celle-ci avait jeté un flot d’imprécations à son retour victorieux du conflit.

12La transposition d’une tragédie à l’opéra – et les exemples sont nombreux, même avant la réforme – passe inévitablement par une altération parfois substantielle de la source. Les contraintes du genre, la superposition de deux systèmes linguistiques, l’un déclamatoire et rhétorique, l’autre musical et pathétique qui oblige à une versification plus diversifiée, le resserrement de l’action et du discours, la convention du lieto fine, signalent toujours une certaine discrépance entre le genre opératique et le genre tragique. Si les réformateurs italiens tendront à réduire au mieux ces disparités structurelles (notamment par l’adoption d’une structure en cinq actes, de l’appellation de tragédie, et d’un récitatif restauré au détriment des arias et autres formes closes jusqu’alors envahissantes), le dramaturge Grimani prend certaines libertés avec la tragédie cornélienne, en particulier en ce qui concerne le dénouement.

13Pourtant la pièce n’est pas sans défaut apparent, même si sa structure respecte les exigences de son temps dans le déroulement successif de l’exposition (acte I), du nœud (acte II), des péripéties (actes III et IV) et du dénouement (acte V). Il lui a été en revanche reproché des écarts avec la vraisemblance (la présence du vieil Horace chez lui au moment du combat) ou certaines incongruités eu égard à la bienséance, comme le meurtre de Camille23, ou encore une duplicité de l’action, thèse un temps abandonnée, puis récemment reprise par Georges Forestier24. Ces licences prises avec la rigueur aristotélicienne, filtrée par le regard critique des théoriciens français, ont peut-être permis une plus facile appropriation de la tragédie par les Italiens, et une non moins facile adaptation de l’intrigue sur les scènes de l’opéra.

14Dans l’argument de son drame, Vincenzo Grimani rappelle l’extrême notoriété du sujet (qu’il résume en quelques lignes) et les libertés qu’il s’autorise avec la vérité historique pour former le récit de sa propre pièce : « Tout cela est tiré de l’Histoire. Pour ne pas lui donner une fin tragique, on a imaginé que les blessures de Curiace et Giunia [la sœur d’Horace] n’étaient pas mortelles, et que tous deux réunis ont joui de l’effet de leur fidélité ; avec d’autres éléments vraisemblables, ils constituent l’intrigue du drame intitulé Orazio25. » Dans le livret, Camille s’appelle donc Giunia, et si la plupart des personnages principaux sont conservés, le dramaturge renforce la dimension amoureuse de l’intrigue en transformant la passion secrète de Valère pour Camille en une double rivalité amoureuse (entre Floro et Decio). Le personnage du vieil Horace disparaît également et, pour se conformer à la tradition vénitienne, la confidente Julie est ici remplacée par le serviteur Leno, personnage timoré (face à la colère de Giunia ou devant l’apparition de celle-ci et de son époux Curiazio, qu’il prend pour des revenants), fruit d’une tradition longue de près d’un demi-siècle. Ni l’unité de lieu (l’acte I est à la campagne, le second dans un jardin et le troisième chez Horace), ni l’unité de temps ne sont respectées, et – autre convention opératique – chaque acte s’achève par un intermède chorégraphié. Les différences les plus spectaculaires concernent la représentation sur scène du combat – qui renvoie là encore à une autre tradition, mais de l’opéra de cour cette fois, celle du combattimento26 – et la fausse mort de Curiace et de son épouse, qui arrache le drame à son emprise tragique.

15La structure de ce dramma per musica est assez fidèle aux conventions du genre, malgré l’évolution que l’opéra connaît à Venise depuis une vingtaine d’années. On y trouve en effet de nombreuses scènes brèves, centrées sur l’aria précédée d’un récitatif laconique, quand elles n’en sont pas totalement dépourvues (acte I, scène 11, par exemple). Y domine également la brièveté de l’heptamètre qui confère une plus grande fluidité au discours. Cependant, l’Orazio de Grimani va au-delà d’une simple référence nominale à la tragédie de Corneille, comme l’auteur le souligne dans son adresse au lecteur. Une lecture attentive des deux textes montre que des passages entiers de la tragédie se retrouvent transposés, parfois traduits littéralement dans le livret vénitien. À l’exception des deux modifications importantes déjà soulignées – et auxquelles il faut ajouter la suppression de la plaidoirie du dernier acte, dramatiquement plus faible27 – le drame vénitien suit assez scrupuleusement la trame de la tragédie française.

16Le premier acte condense l’acte I et les trois premières scènes du second acte de la tragédie. Outre l’annonce du combat imminent entre les deux factions, l’acte développe considérablement le rôle des deux amants éconduits de Giunia et exacerbe par là la passion amoureuse propre à la dimension pathétique de l’opéra28. Lorsque Horace et Curiace sont désignés parmi les combattants, le texte italien reprend presque mot pour mot les vers de Corneille :

Horace (II, 3)
Et contre un inconnu s’exposer seul aux coups
D’une simple vertu c’est l’effet ordinaire :
Mille déjà l’ont fait, mille pourraient le faire ;
[…]
S’attaquer au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d’une femme et l’amant d’une sœur,
Et rompant tous ces nœuds, s’armer pour la patrie
Contre un sang qu’on voudrait racheter de sa vie,
Une telle vertu n’appartenait qu’à nous.

Orazio (I, 18)
Contro incognita spada offrir il seno
D’ordinaria virtude è volgar fatto ;
Mille farlo lo pon, mille l’han fatto ;

Contro un altro se stesso
Vibrar l’armi omicide,
E di dolci imenei romper i nodi,
Che ci avvinsero i cor co’ lacci suoi,
Questa è vera virtù degna di noi.

17Des deux longues répliques qui suivent cette tirade, Grimani condense le propos et retient en particulier deux vers emblématiques qu’il traduit littéralement :

Curiace
Je rends grâce aux dieux de n’être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d’humain.

Curiazio
S’io Romano non nacqui, al Ciel dò lode
Per conservar l’umanità nel petto.

18Et un peu plus loin, la réplique sèche d’Horace :

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

Io più amico non son, non ti conosco.

19Le second acte de l’opéra introduit une péripétie nouvelle qu’explique le rôle accru des deux rivaux de Curiazio : Floro et Decio menacent de se venger de ce dernier en l’assassinant. Giunia s’interpose et rejette de nouveau les avances des deux hommes. Lorsque l’imminence du combat est annoncée, Sabina projette de se tuer. Toute la scène (II, 8) est en grande partie une traduction assez fidèle du texte correspondant de Corneille. Quelques extraits significatifs le montrent clairement :

Sabine (II, 6)
Du saint nœud qui vous joint je suis le seul lien […]
Et puisque votre honneur veut des effets de haine,
Achetez par ma mort le droit de vous haïr :
Albe le veut, et Rome ; il faut leur obéir.
Qu’un de vous deux me tue, et que l’autre me venge :
Alors votre combat n’aura plus rien d’étrange
Et du moins l’un des deux sera juste agresseur,
Ou pour venger sa femme, ou pour venger sa sœur.

Sabina (II, 8)
Questo nodo fatal sciolga la mia morte.
Già che chiede l’onor il vostro sdegno,
Sia causa di vostr’ire il mio morire,
Alba, Roma lo vuol, forza è ubbidire.
Uno di voi m’uccida, e del mio sangue
Facci l’altro vendetta,
E allor non fia vostra battaglia strana,
Per vendicar la moglie, o la germana.

20Ce qui fait de ce drame en musique un jalon important dans l’évolution de l’opéra vers la réforme et le rapprochement avec le genre canonique de la tragédie, c’est aussi la tentative de contrebalancer la dimension pathétique des relations amoureuses par l’affirmation d’un héroïsme patriotique qui n’est viable qu’en s’affranchissant du poids généralement dominant de cette dimension. Plus encore que dans la tragédie de Corneille, le personnage d’Horace fait montre, au cours du second acte, d’une forme de renoncement amoureux au nom de l’intérêt supérieur de la patrie29. Et Curiace lui emboîte le pas, à la scène suivante (II, 12), en montrant à son tour son ardeur patriotique (« Pour l’honneur, pour la patrie, tout est permis30 »). En outre, ce qui a priori contrevient à la bienséance propre à la tragédie, est ici un élément structurant de l’opéra de cour vers lequel la réforme à venir souhaite voir tendre le dramma per musica. Les préparatifs et le combat spectaculaire entre les Horaces et les Curiaces occupent les dernières scènes du second acte ; les deux autres frères des deux camps – qui apparaissent donc, mais comme des rôles muets – y meurent, provoquant la fuite stratégique d’Horace. L’épisode illustre de façon intéressante le resserrement de l’action consubstantiel à l’opéra : on apprend aussitôt après le combat que la fuite d’Horace est une feinte qui lui permet de diviser ses adversaires et de se précipiter de nouveau contre Curiace pour le tuer, alors que chez Corneille, cette stratégie n’est révélée qu’au début de l’acte IV (scène 2) par Valère. La mort annoncée des Curiaces permet au dictateur des Sabins de proclamer la victoire de Tullio, l’unification des deux cités et le déploiement d’une pompe scénographique bien évidemment absente chez Corneille. Comme un reflet spéculaire de la scène du combat, l’acte s’achève par un combattimento chorégraphié, après que le spectateur aura appris que Curiace a survécu à ses blessures, ce qui constitue une énième péripétie qui permet de relancer l’intérêt dramatique du dernier acte, tout en conservant des liens étroits avec le schéma narratif de la tragédie de Corneille.

21Les imprécations de Giunia, ici entrecoupées par les commentaires timorés du serviteur Leno, correspondent au milieu du quatrième acte de la tragédie française. De nombreux vers sont de nouveau repris littéralement de Corneille, en particulier de la célèbre tirade anaphorique de Camille de la scène 5, mais presque toute la scène est assez fidèlement traduite dans la scène 3 du drame vénitien :

Horace
Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,
Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,
Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras
Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux États ;
Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,
Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.



Camille
Rome, l’unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !
Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !

Orazio
Mira l’invitto braccio,
Che la vendetta fè di due germani,
Il braccio che il destino
Rese parzial di Roma, Alba soggetta.
Infin rimira il braccio,
Che solo diè la libertà al Tebro,
Di vittoria sì illustre all’alto onore
Spiri applausi il tuo sen, gioia il tuo core.

Giunia
Roma delle mie offese unico oggetto,
Roma che diè la morte alla mia vita,
Roma tua patria, e che il tuo core adora,
Roma infin che aborrisco
Perché te solo onora.

22On remarque que les contraintes et les conventions de la versification italienne (usage exclusif, dans les récitatifs, de l’hendécasyllabe et de l’heptamètre) aboutissent soit à un étirement du nombre de vers nécessaire au maintien de la fidélité littérale (c’est le cas du dernier vers cité : l’alexandrin français est ici rendu très fidèlement par deux heptamètres italiens), soit au maintien du vers long (l’hendécasyllabe qui se rapproche le plus de l’alexandrin) qui s’accompagne dans ce cas d’une relative déperdition sémantique de l’original (c’est le cas en particulier du second vers de Camille rendu plus prosaïquement par une simple opposition « morte / vita » qui édulcore la sophistication de la formulation d’origine). Là encore, les longues tirades de la tragédie – impropres, en l’état, à une mise en musique, à une époque où le public réclame toujours plus d’arias et des récitatifs réduits – subissent un détricotage par l’insertion de répliques des autres personnages (Orazio et Giunia s’interpellent donc plus souvent et Leno agrémente ces échanges de ces propres commentaires), ce qui au final confère au discours et à la scène une plus grande vivacité. Or, cela renvoie une fois de plus à l’une des recommandations des premiers théoriciens florentins qui prônaient un récitatif proche du parler ordinaire31, par la difficulté à rendre parfaitement audible une élocution en raison de la superposition, sur un premier système de signes – la parole – d’un second système, la musique, qui oblige le spectateur à des efforts plus grands qu’à l’ordinaire.

23À la scène 8 du dernier acte, une deuxième péripétie nous apprend que Giunia, elle aussi, n’était que blessée. Les deux amants se retrouvent, donnant lieu à une autre scène topique de l’opéra qui s’achève sur un duo. Cette scène et les suivantes correspondent au début du dernier acte de la tragédie de Corneille, acte problématique, comme on l’a dit, du point de vue dramatique. Les modifications eu égard à l’intrigue initiale permettent précisément d’éviter le caractère statique d’une plaidoirie qui aboutit, qui plus est, à l’absolution d’un crime au nom de la raison d’État. En contournant l’aporie du meurtre, malgré l’intentionnalité du geste, le dramaturge vénitien évite la problématique de l’hybridisme générique, de la duplicité de l’action que les fines analyses de Louis Herland32 avaient déniée d’emblée à la tragédie de Corneille. Le plaidoyer accusatoire de Valère – essentiel dans la tragédie puisqu’il déclenche le processus défensif du vieil Horace – est dans l’opéra synthétisé dans les quelques vers proférés par Floro à la scène 12 du dernier acte, au moment où le roi Tullo défile en triomphe sur une machine : « O grand Roi, arrête tes pas. / Un fratricide ne mérite pas les lauriers. / Horace est coupable » (« O gran Rege t’arresta. / Le corone non merta un fratricida. / Orazio è reo »). Quelques vers plus loin, le discours de Floro est encore une fois textuellement emprunté à celui de Valère et s’achève par une condensation de la réplique initiale, entre le long discours judiciaire et accusatoire de ce dernier (une soixantaine de vers réduits à dix-huit) et l’impératif du roi adressé au héros (« Défendez-vous, Horace »), également présent dans le drame vénitien (« Orazio ti diffendi ») :

Valère
Sire, puisque le ciel entre les mains des rois
Dépose sa justice et la force des lois,
Et que l’État demande aux princes légitimes
Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes,
Souffrez qu’un bon sujet vous fasse souvenir
Que vous plaignez beaucoup ce qu’il vous faut punir.

Floro
Signor, nella tua mano
Delle leggi il vigore, e la Giustizia
Il Ciel depose, e Roma
Ora meco ti parla : Orazio è reo…


24Même condensation à la scène suivante (acte V, 3 chez Corneille), lorsque Sabina consent au châtiment de son époux : sa longue tirade initiale (36 vers) est réduite de moitié (17 vers), avec de nouveaux emprunts littéraux33 qui renforcent l’appropriation de l’hypotexte cornélien. La scène finale, qui reprend dans une nouvelle synthèse l’acte de pardon du souverain – symbolisé par le distique : « Vis donc, Horace, vis, guerrier trop magnanime : / Ta vertu met ta gloire au-dessus de ton crime » (v. 1759-1760) –, est sans doute celle qui anticipe le plus explicitement l’objectif de la réforme à venir, celui de présenter les vertus d’un souverain magnanime, adepte du De clementiae de Sénèque, qui œuvre pour le bien et la préservation de l’État. Bien entendu, Horace demeure le héros à la fois épique et tragique de l’intrigue, mais il est significatif que le distique précédemment cité, qui scelle l’héroïsme absolu du guerrier romain, soit absent du drame en musique vénitien qui préfère plutôt mettre l’accent, à travers les propos de Sabina, sur la clémence du souverain : « Que Rome voie, ô grand Roi, ta clémence34 ».

25Orazio réalise ainsi une intéressante synthèse entre les conventions du dramma per musica encore marqué par la prévalence des affects sentimentaux, et l’héroïsme patriotique d’un héros qui parvient, durant les péripéties du récit, à s’abstraire de ces affects, sans pour autant y renoncer totalement, comme le rappelle opportunément la résolution de l’intrigue. C’est la constance amoureuse de Curiace et de sa fiancée Giunia qui a incité le roi à faire preuve de clémence et de magnanimité. Contrairement au souverain de Corneille, celui de Grimani n’invoque pas la supériorité irréfragable de la raison d’État, mais le sort fortuné du couple arraché « à la mort aveugle » (« alla cieca morte »), pour justifier l’absolution d’un crime abominable. L’appropriation de Corneille est ici d’abord littérale, par la reprise de pans entiers du texte français, quelques treize ans avant la première traduction de l’œuvre en italien ; ce procédé sera d’ailleurs abondamment repris dans d’autres opéras qui s’inspirent de tragédies françaises35. L’appropriation est aussi dramaturgique, par le poids que le drame accorde à l’héroïsme de son protagoniste et à l’impératif éthique qu’il est censé incarner. Le patriotisme du héros a une valeur paradigmatique et renvoie implicitement à l’éloge de la République vénitienne, nouvelle Rome, telle qu’elle fut chantée déjà dans les premiers opéras héroïques du théâtre Novissimo, dans les années 1641-1645. La référence à cette première tragédie romaine de Corneille, chef-d’œuvre inaugural du genre, est aussi significative de cette volonté de s’éloigner encore un peu plus du modèle vénitien baroque, aux intrigues et à la langue complexes, attaché aux scènes spectaculaires dont le public était depuis longtemps friand. Cette appropriation textuelle est un indice éloquent des prémisses de la réforme de l’opéra, mais il manque un élément précieux qui achèverait ce rapprochement avec la dramaturgie cornélienne, alors que le débat sur la tragédie commence à s’enflammer dans les cercles littéraires de la péninsule : un texte qui soit tout entier soumis, dans sa progression et sa construction, au paradigme rhétorique. Il faudra attendre près de quarante ans et l’affirmation du théâtre de Métastase, pour voir non seulement cet objectif atteint, mais même en un sens dépassé, le poète impérial voyant dans le dramma per musica non une forme édulcorée ou abâtardie de la tragédie, mais bien sa plus parfaite incarnation36.

Notes

1 Sur les rapports entre tragédie et tragédie lyrique, voir en particulier Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français de Corneille à Rousseau, Paris, Minerve, 1991, et plus récemment, Laura Naudeix, Dramaturgie de la tragédie en musique (1673-1764), Paris, Honoré Champion, 2004.

2 Voir en particulier Stéphane Pesnel, « Présence de Pierre Corneille dans l’œuvre dramatique de Pietro Metastasio », dans Pierre Corneille et l’Allemagne. L’œuvre dramatique de Pierre Corneille dans le monde germanique (xviie-xixe siècles), dir. J.-M. Valentin, Paris, Desjonquères, p. 272-291 ; Francesca Menchelli-Buttini, « Echi corneliani e raciniani nella Clemenza di Tito di Metastasio-Hasse », dans D’une scène à l’autre. L’opéra italien en Europe, vol. 2, « La musique à l’épreuve du théâtre », dir. Colas-A. Di Profio, Wavre, Mardaga, 2009, p. 109-124.

3 À l’exception notable du beau travail de Melania Bucciarelli, Italian Opera and European Theatre, 1680-1720. Plots, Performers, Dramaturgies, Thurnout, Brepols, 2000, en particulier le chapitre V, « French Tragedy in the Italian Manner : Spoken translations and Musical Adaptations », ibid., p. 105-117. Voir également Francesco Giuntini, I drammi per musica di Antonio Salvi. Aspetti della « riforma » del libretto nel primo Settecento, Bologne, Il Mulino, 1994.

4 « La langue italienne est une coquette toujours parée et toujours fardée, qui ne cherche qu’à plaire, et qui ne se plaît qu’à la bagatelle », Dominique Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, Paris, Chez Sébastien Mabre-Cramoisy, 1671, p. 70.

5 C’est le cas en particulier de la Forza della Virtù de Domenico David (1693), d’Ottone (1694) ou d’Irene (1695) de Girolamo Frigimelica Roberto, qui reprend, dans tous ses livrets, la structure en cinq actes.

6 Sur ce dramaturge et historien vénitien, voir Giada Viviani, « Nicolò Beregan, un illustre sconosciuto », Diagonali, II/2013, p. 1-46.

7 Cf. Id., « La Clemenza di Tito e la fortuna di Beregan : sorti di un’opera e del suo librettista », dans Nicolò Beregan-Antonio Cesti, Il Tito, a cura di G. Viviani, Milan, Ricordi, 2012, p. IX-XXXII.

8 L’Eraclio, Dramma per musica, Munich, Jenckino, 1690. (« L’invenzione è tolta da Cornelio, come si legge in una delle sue tragedie intitolata l’Eraclio » (« L’invention est tirée de Corneille, comme on peut le lire dans une de ses tragédies intitulée Héraclius »).

9 L’Eraclio Imperatore d’Oriente. Tragedia di Pietro Cornelio tradotta dal Francese e accomodata per le scene alla maniera italiana, Bologne, Monti, 1691.

10 C’est le cas notamment de la trilogie romaine de Minato, Scipione africano (1664), Muzio Scevola (1665) et Pompeo Magno (1666), inspirée des Vies parallèles de Plutarque, et pour le second de Tite-Live.

11 Par exemple dans la préface la Venere gelosa de Nicolò Enea Bartolini (1643) qui avoue respecter ces préceptes, ou encore dans celle de l’Ulisse errante de Giacomo Badoaro (1644) qui insiste sur le fait que le sujet serait approuvé par Aristote.

12 Vincenzo Grimani, Orazio, Venise, Nicolini, 1688.

13 Le compte rendu du spectacle est reporté dans les pages du journal vénitien Pallade veneta (sorte d’équivalent, pour la Sérénissime, du Mercure galant), sans que soit reprise cependant la référence au dramaturge français : « Dans l’autre théâtre Grimani à San Giovanni Grisostomo, l’on représente Orazio, dont l’argument est tiré de l’histoire des Horaces et des Curiaces… » (« Nell’altro teatro Grimano in San Giovanni Chrisostomo si rappresenta Oratio, di cui l’argomento si prende nell’istoria degli Oratii e Curiazi… »), dans E. Selfridge-Field, Pallade veneta. Writings on Music in Venetian Society 1650-1750, Venise, Edizione Fondazione Levi, 1985, p. 205.

14 Giuseppe Felice Tosi (1619-1693), compositeur et organiste originaire de Bologne ; il composa une douzaine d’opéras, pour Ferrare, Bologne et Venise, et collabora en particulier avec les Grimani de Venise entre 1688 et 1691. Il fut le père du célèbre castrat Pier Francesco Tosi.

15 Ibid., s. p. (« Ho scritto per mio gusto, non facendo professione di poeta, e da Cornelio che nell’idioma francese ha composta la tragedia intitolata l’Orazio ho tolta parte dell’invenzione, e molti sensi, come vedrai, per formare il presente drama. »)

16 G. C. Corradi, Il Vespasiano, Venise, Nicolini, 1678. La musique fut composée par Carlo Pallavicino.

17 Après l’exemple inaugural d’Orazio, et en laissant de côté le modèle racinien qui s’impose également en Italie à partir de 1680, on peut relever les exemples de Rodogune, princesse des Parthes (La Pace fra Tolomeo e Seleuco et l’Incoronazione di Serse, d’Adriano Morselli, Venise, 1691), du Cid (Flavio Cuniberto, de Matteo Noris, Rome, 1696), de Cinna (La Clemenza d’Augusto, de Capece, Rome, 1697), d’Andromède (Perseo, de Martello, Bologne, 1697).

18 Voir Scipione Maffei, Osservazioni sulla Rodoguna tragedia francese, s. l., s. d. [1700].

19 Giovanni Carlo Bonlini, Le Glorie della poesia e della musica, Venise, Buonarrigo, 1730, p. 115-116. (« A questo drama ha somministrato l’idea M. Cornelio, il Sofocle della Francia. Né in avvenire sarà più nuovo questo costume d’andar mendicando il soggetto alle composzioni dramatiche da fantasia forestiera, poiché già diversi de’ più celebri autori francesi, Racine, Rotrou, Quinault, Pradon, de la Grange, de la Motte, e l’accennato Cornelio, singolarissimi nel tragico e nell’eroico, serviranno più volte di guida a’ moderni poeti italiani ne’ loro drami più elaborati, e saranno abbondantissime fonti, d’onde scaturiscano i più sublimi pensieri. Così che non dovrà arrossire la nostra Italia, d’aver avuto per maestra la Francia […] »).

20 C’est ce qui apparaît dans sa célèbre préface à l’Adone de Marino, quand il réduit « l’invention de tout poème à deux points, le premier la diversité, le second la merveille », Lettre ou discours de Monsieur Chapelain à Monsieur Favereau […] portant son opinion sur le poème d’Adonis du Chevalier Marino, dans G. B. Marino, L’Adone, éd. M. Pozzi, Milan, Adelphi, 1988, p. 27.

21 Sur ces productions, voir la thèse de Harris Sheridan Saunders, The Repertoire of a Venetian Opera House (1678-1714) : The Teatro Grimani di San Giovanni Grisostomo, Harvard University, 1985.

22 Ainsi un drame comme la Forza della virtù de Domenico David (1693), sur une musique préservée de Carlo Francesco Pollarolo, est unanimement considéré par la critique comme l’œuvre inaugurale illustrant les préceptes réformistes prônés par l’Académie de l’Arcadia. Ce n’est pas un hasard si c’est précisément ce drame que Métastase va adapter – sous le titre de Siface – pour son tout premier essai dramatique.

23 Reproche que l’on trouve notamment chez d’Aubignac : « La Scène ne donne point les choses comme elles ont été, mais comme elles devraient être, et le Poète y doit rétablir dans le sujet tout ce qui ne s’accommodera pas aux règles de son Art, comme fait un Peintre lorsqu’il travaille sur un modèle défectueux. C’est pourquoi la mort de Camille par la main d’Horace, son frère, n’a pas été approuvée au Théâtre, bien que ce soit une aventure véritable, et j’avais été d’avis, pour sauver en quelque sorte l’Histoire et tout ensemble la bienséance de la Scène, que cette fille désespérée voyant son frère l’épée à la main, se fût précipitée dessus : ainsi elle fût morte de la main d’Horace et lui eût été digne de compassion comme un malheureux Innocent, l’Histoire et le Théâtre auraient été d’accord », François d’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. Hélène Baby, Paris, Champion classiques, 2001, p. 113-114.

24 « Si Horace présente une duplicité d’action, c’est donc parce que Corneille a cru trouver chez Tite-Live un modèle tragique parfaitement aristotélicien, sans voir qu’il recélait un défaut majeur […], l’enchaînement d’un sujet de tragi-comédie (l’assomption épique d’un guerrier au statut de héros, qui était justement la matière de la totalité du Cid) et d’un sujet de tragédie (la faute du héros qui le fait chuter). », Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale. Corneille à l’œuvre, Genève, Droz, 2004, p. 125.

25 Vincenzo Grimani, Orazio, op. cit., « Argomento », s. p. (« Tutto ciò si ha dall’Istoria, che per non renderla con fine tragico, si finge che le ferite di Curiazio e Giunia non fossero mortali, e che ambidue raccolti godessero assieme l’effetto della loro fedeltà, e con altri verisimili s’intreccia il presente drama intitolato l’Orazio. »)

26 Sur ce thème, voir Françoise Decroisette, « Dramaturgie et scénographie de l’abbattimento dans les drames en musique de Giovanni Andrea Moniglia », dans La Guerre mise en scène. Théâtre et conflits dans l’Italie du xviie siècle, Actes de la journée d’études, Paris, INHA, 8 janvier 2011, dir. J.-F. Lattarico, Paris, Éditions Les chemins de tr@verse, 2012, p. 127-160.

27 Comme le reconnaissait Corneille lui-même dans son Examen d’Horace : « Tout ce cinquième [acte] est encore une des causes du peu de satisfaction que laisse cette Tragédie : il est tout en plaidoyers, et ce n’est pas là la place des harangues ni des longs discours ; ils peuvent être supportés en un commencement de pièce, où l’action n’est pas encore échauffée ; mais le cinquième acte doit plus agir que discourir. L’attention de l’auditeur, déjà lassée, se rebute de ces conclusions qui traînent et tirent la fin en longueur. », Pierre Corneille, Examen d’Horace, éd. Laura Rescia dans Théâtre, dir. Liliane Picciola, t. II, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 1042.

28 Rappelons que chez Corneille Valère et Camille n’ont qu’une seule scène en commun (IV, 2) dans laquelle la question des sentiments du premier à l’égard de la seconde n’est pas du tout évoquée.

29 « Di Sabina mi scordo […] / Cangio l’affetto in sdegno […] / Così la Patria vuol, più non si pensi » (Orazio, II, 11) (« Je veux oublier Sabina […] / Je change mon affection en colère […] / Ainsi le veut la Patrie ; n’y pensons plus »).

30 Ibid. Per l’onor, per la Patria, il tutto lice »).

31 Cf. Il Corago : « Cette musique récitative n’étant rien d’autre qu’une imitation modulée de la déclamation ordinaire… » Il Corago, ovvero alcune osservazioni per metter bene in scena le composizioni drammatiche, éd. P. Fabbri et A. Pompilio, Florence, Olschki, 1983, p. 82. (« non essendo altro questa Musica recitativa che una imitazione modulata del commun recitare »). Sur cette question, nous renvoyons à notre étude : J.-F. Lattarico, « La voix du chanteur italien au xviie siècle. De la prescription à la perception », dans Les Sons du théâtre. Angleterre et France (xvie-xviiie siècle). Éléments d’une histoire de l’écoute, dir. X. Bisaro et B. Louvat, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 239-255.

32 Louis Herland, Horace ou Naissance de l’homme [1952], Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, 1986.

33 « De mon sang malheureux expiez tout son crime ; […] / Les nœuds de l’hyménée et son amour extrême / Font qu’il vit plus en moi qu’il ne vit en lui-même ; […] / Et conserver à Rome un si bon défenseur » (Horace, V, 3) ; « Si punisca s’è reo con la mia morte / Tutte le colpe sue lavi il mio sangue, / Il nodo d’imeneo, l’estremo amore / Fa ch’ei più ch’in se stesso in me respiri » (Orazio, III, 13).

34 Orazio, III, 15. (« Vegga Roma, o gran Re, la tua clemenza »).

35 C’est le cas par exemple de l’Ibraim sultano d’Adriano Morselli, représenté dans le même théâtre San Giovanni Grisostomo (musique de Carlo Francesco Pollarolo) en 1692, qui traduit parfois très fidèlement des passages entiers du Bajazet de Racine dont le livret s’inspire (voir Piero Weiss, L’Opera italiana nel’700, Astrolabio Ubaldini, 2013, p. 42-44).

36 C’est ce qui ressort en particulier de la lecture de son célèbre commentaire de la Poétique d’Aristote, parue posthume en 1783 (Estratto dell’Arte poetica d’Aristotele e considerazioni sulla medesima, Paris, Herissant, 1783 ; éd. Elisabetta Selmi, Palerme, Novecento, 1998).

Pour citer ce document

Jean-François Lattarico, « De l’Horace (1641) à l’Orazio (1688). Prémisses de la réforme dans le premier dramma cornélien per musica » dans Appropriations de Corneille,

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 24, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=827.

Quelques mots à propos de :  Jean-François Lattarico

Université Lyon 3 Jean-Moulin
Jean-François Lattarico est ancien élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay / Saint-Cloud, agrégé d’Italien et professeur de Civilisation et Littérature italiennes à l’Université Lyon III Jean Moulin. Ses travaux portent sur la littérature et l’opéra des xviie et xviiie siècle (articles sur Marino, Pallavicino, Rospigliosi, Busenello et Métastase). Il a traduit Goldoni, l’Arioste, Métastase, et de nombreux livrets vénitiens, ainsi que La Messaline de Francesco Pona (1633), premier roman historique italien (Saint-Étienne, PUSE, Les Translatives, 2009). Parmi ses publications : le livret inédit de Busenello, Il viaggio d’Enea all’inferno, (Bari, Palomar, 2010), Venise incognita. Essai sur l’académie libertine au xviie siècle (Paris, Champion, 2012) et la première monographie en français sur le librettiste Busenello (Busenello. Un théâtre de la rhétorique, Paris, Classiques Garnier, 2013), ainsi que la première édition critique et bilingue de ses drames musicaux (Delle ore ociose. Les Fruits de l’oisiveté, Paris, Classiques Garnier, 2016).