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Thierry ROGER

Université de Rouen Normandie – CÉRÉdI – EA 3229

De l’usage du poème : lire, interpréter, méditer

L’auteur

Thierry Roger est maître de conférences en Littérature française du XXe siècle, et enseigne à l’Université de Rouen. Il a publié en 2010 chez Classiques Garnier L’Archive du Coup de dés. Étude critique de la réception dUn Coup de dés jamais nabolira le hasard (1897-2007). Il a organisé en 2013 le colloque Mallarmé herméneute, dont les actes figurent parmi les publications numériques du CÉRÉdI (http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?mallarme-hermeneute.html). Il a édité, avec Didier Alexandre, le volume collectif Puretés et impuretés de la littérature (Classiques Garnier, 2015), et avec Caroline Andriot-Saillant Les Gestes du poème (Publications numériques du CÉRÉdI, 2016, http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?les-gestes-du-poeme.html). Ses domaines de recherche portent principalement sur l’héritage de Mallarmé et les questions d’herméneutique littéraire. Il est membre du comité de lecture de la revue Études Stéphane Mallarmé.


Texte complet


« […] l’on ne désire sans doute conserver une raison que parce qu’elle est pratique. »
Francis Ponge, « Raisons de vivre heureux », Proêmes.

« Il faut dire Poésie comme on dit Escrime, Danse, Équitation. […]
Il n’y a qu’une chose à faire : se refaire. Ce n’est pas simple. »
Paul Valéry, Cahiers.

« […] le remâcher, “jusqu’à ce que la dent tombe”. »
Roland Barthes, « L’exemption du sens », L’Empire des signes.

Notre point de départ sera une question très large, et un peu inattendue, dans la mesure où l’université, pour des raisons académiques sur lesquelles il faudra revenir plus bas, ne la pose pas suffisamment : non pas « qu’est-ce qu’un poème ? » question théorique toujours menacée d’essentialisme ou de formalisme ; non pas « que signifie ce poème ? » ou que « vaut ce poème ? », questions critiques par excellence ; mais « que faire d’un poème ? », question esthétique et pragmatique [1]. Il y a en effet deux grandes manières d’aborder la poésie, ou bien de manière interne, par la forme et la substance, ou bien de manière plus externe, par la fonction, l’usage, et l’effet produit. D’un côté la « fonction poétique du langage » chère aux formalistes russes ; de l’autre, ce que j’appellerais « la fonction du langage poétique ». C’est la seconde voie qui m’intéresse ici. La démarche qui est la mienne vise une critique de la poésie pratique, qui s’attacherait à nouer ensemble esthétique, herméneutique, et modes de vie. Des poètes modernes très différents ont pu souligner cette dimension pragmatique du poème, à commencer par Mallarmé, qui ne sépare pas la production du texte de sa réception : « Lire – Cette pratique [2] ». On connaît le mot de Ducasse, qui servira de programme pour les surréalistes : « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique [3]. » Breton, dès les Pas perdus de 1923, énonce le grand mot d’ordre de toute avant-garde : « On sait maintenant que la poésie doit mener quelque part [4]. » Le grand théoricien allemand des avant-gardes, Peter Bürger, parlera pour décrire cette tentative de dépassement de l’opposition entre autonomie et hétéronomie, de « reconversion de l’art dans la vie concrète [5] ». À l’autre bout du champ littéraire, il y a encore Valéry, insistant dans des textes célèbres dirigés contre l’histoire littéraire, sur ce fonctionnalisme poétique : « […] un texte est comme un appareil dont chacun se peut servir à sa guise et selon ses moyens [6]. » À l’autre bout de l’Occident, Geneviève Calame-Griaule rappelle que chez les Dogons, « la parole est considérée comme une nourriture [7]. »

« Que faire d’un poème ? » : les réponses sont évidemment multiples, historiquement multiples, sociologiquement multiples, ethnologiquement multiples. Mallarmé imagina qu’on l’on pouvait lire à haute voix la partition du Coup de dés, et rêva d’un théâtre du Livre faisant de l’auteur un « opérateur » manipulant des feuillets devant un public rigoureusement nombré ; Pierre-Albert Birot imagina des poèmes « à crier et à danser », etc. C’est le poème à méditer qui va nous occuper. La méditation de la poésie constitue donc un usage possible de la poésie qu’il convient de circonscrire, à côté d’autres usages.

L’idée d’une critique de la poésie pratique centrée sur l’expérience de la méditation s’enracine essentiellement dans deux types de travaux antérieurs, venant d’une part de la théorie littéraire, d’autre part de la philosophie morale renouvelée par les ouvrages de Michel Foucault et de Pierre Hadot, dans le contexte d’une sortie du structuralisme, d’un retour au Sujet, et d’un tournant éthique, contexte qui est encore, plus que jamais, le nôtre. Mais cette idée suppose d’abord de rompre avec un certain habitus scolaire et universitaire.

Le point de vue de la « vision scolastique »

Comme le rappelle, le philologue et poète belge Robert Guiette, spécialiste de Villon, dans ses Questions de littérature de 1960, « le plus grand tort des philologues, c’est de croire que la littérature a été faite par des philologues [8]. » S’interroger sur la place de la méditation dans les études littéraires revient en effet d’abord à rompre avec la « vision scolastique » analysée par Bourdieu en 1997 dans les Méditations pascaliennes. La critique bourdieusienne porte principalement sur le champ universitaire philosophique ; il s’agit ici de la faire porter sur le champ universitaire littéraire. On sait que le point de vue « scolastique » repose principalement sur un déni ou un refoulement du monde social, un oubli des « conditions économiques et sociales de possibilité [9] » de l’exercice de la pensée, une méconnaissance de « la logique de la pratique [10] ». Comme le rappelle Bourdieu, la condition de lector, hantée par le « philologisme », ce travers qui consiste à projeter sur l’objet social le rapport logique que l’on entretient à l’objet, doit constamment lutter contre cette propension à transformer la langue entre langue morte, l’esprit en lettre morte, le rite en texte [11]. Pour le dire autrement, la disposition scolastique propre au lector convertit « les questions de vie et de mort » en « question de lectures [12] ».

Il y a alors deux manières d’envisager la méditation du point de vue de ce que Bourdieu appelle la « coupure scolastique avec le monde [13] ». Ou bien la méditation, dissociée de l’action, est pure pensée, pensée pure, repli sur l’intériorité, et alors la disposition méditative se confond avec « la disposition scolastique ». Ou bien, on la définit comme une action intérieure à part entière, opposée à l’objectivation de type scientifique.

La méditation comme spéculation

La méditation serait ainsi ce jeu de langage et de pensée qui ne peut s’épanouir en dehors de la temporalité propre à la « skholè », dans des univers sociaux bien précis, socialement bien spécifiques, en rien universels, ces univers qui n’existent que par « la mise en suspens de la nécessité économique et sociale [14] ». L’homme qui médite n’est ni ouvrier, ni paysan. Cet « implicite », qui a la banalité de l’évidence d’un point de vue justement « scolastique », trop « impliqué », mérite d’être rappelé et souligné, surtout si l’on pense à une œuvre comme celle de Francis Ponge.

Dans Proêmes, la « Préface aux sapates » de 1935 relie la genèse du poème à la « condition sociale » du poète, dans la tradition du Mallarmé des Divagations, qui n’est pas seulement un écrivain plus ou moins « pur », mais aussi un homme obligé à « gagner [sa] vie pendant pratiquement douze heures par jour ». Ponge ajoute alors : « je dispose d’environ 20 minutes, le soir, avant d’être envahi par le sommeil [15] ». Il écrira de « petites choses [16] » et renouvellera comme on sait la tradition de la poésie descriptive. Le poète « communiste », homme de parti pris, homme du parti pris, écrit en 1943 : « l’homme sera mentalement changé du fait que sa condition sociale le sera [17]. » C’est l’une des raisons pour lesquelles le « parti pris des choses », enraciné dans un double matérialisme, aussi bien sémantique qu’historique, inséparable d’un profond « dégoût des idées [18] », ne relève pas à mes yeux du genre de la poésie de la méditation. Description n’est pas méditation. Le « regard-de-telle-sorte-qu’on-le-parle [19] » ne médite pas ; il observe attentivement le « monde muet » et définit poétiquement « le monde muet ». Le monde de Ponge naît à la rencontre d’une phénoménologie et d’une lexicologie, sur fond de « responsabilité civile [20] », à savoir de politique. La méditation selon Ponge serait sans doute perçue comme une activité « scolastique », ce qu’il appelle « idéologie patheuse [21] » ou encore « casse-tête métaphysique [22] », à l’époque de son dialogue critique avec les philosophies de l’absurde. Primat de l’être sur le penser : « en sommes, d’abord, moins avoir pensé qu’avoir été [23] ». Primat de l’exprimer sur le penser. Ces « petits écrits ou Sapates [24] » ne sont pas des « exercices spirituels », toujours menacés d’abstraction, mais des « exercices de rééducation verbale [25] ». Lire Ponge, ce ne serait donc pas d’abord méditer, mais jouer avec nos principes de vision et de division du monde objectif : objet, objeu, objoie. Ou encore : simultanément ouvrir les yeux et ouvrir le Littré. Lire le « pain » de Ponge ce n’est pas méditer sur le pain, mais voir le pain en dehors de la tradition judéo-chrétienne et méditerranéenne, en le considérant comme un objet tellurique donné par la nature, et non construit par la culture, à partir d’un jeu étymologique sur mie et mica, croûte terrestre et croûte boulangère.

Chez Jaccottet, dans un autre contexte intellectuel et historique, au sein même d’une pensée poétique spiritualiste, mais en accord avec un certain héritage de Ponge, on retrouverait un même refus anti-scolastique de la méditation. Dans Paysages avec figures absentes, l’auteur de L’Ignorant écrit, rendant compte d’une expérience intense vécue lors d’une visite du site grec de Saint-Blaise, à côté de Martigues :

Ce qui distingue la poésie de l’histoire, d’une certaine histoire, et de toute science, est là. Dans mon saisissement, le vol de l’aigrette avait autant de part que le bruit du vent et ces remparts d’un dessin si pur ou ces tombes plus barbares. C’était leur rencontre qui suscitait une phrase encore vivante, et absolument pas une reconstitution du passé, ni même une méditation. Je n’ai pas médité à Saint-Blaise sur le destin des empires […]. J’ai accueilli à la fois tous ces signes, et c’est seulement si j’avais su les choisir et les ordonner qu’ils auraient pu parler aussi à d’autres, en étant lus pas eux [26].

La poésie de Jaccottet contourne la méditation, trop active, trop « saisissante », trop objectivante, pas assez « vivante » ni dialogique. Non pas méditer mais écouter la parole du monde extérieur. L’acte poétique majeur ici vise à reconstituer cet « espace angélique » cher à Rilke, qui rend indiscernable la frontière entre le dedans et le dehors, contre toute forme de « coupure scolastique ». Jaccottet souligne combien la présence d’un être vivant venant animer ces ruines l’emporte cent fois sur la documentation archéologique : « les précisions données sur les fouilles m’intéressent médiocrement [27]. » D’un point de vue générique, le poème discontinu, hanté par la brisure du fragment, se fait tantôt « prière », tantôt « promenade », tantôt « notes ». À la pratique de la « méditation », toujours suspecte d’être une forme d’intellectualisation scolastique qui serait « possession » et non « rapport [28] », Jaccottet substitue l’acte précaire de la « semaison », que l’on pourrait voir comme l’équivalent métaphorique de la « rêverie ». Ce mot rousseauiste de « rêveries » apparaît en effet deux fois par exemple dans le Cahier de verdure de 1990 pour désigner à la fois l’expérience vécue et sa mise en forme littéraire [29]. À nouveau ici, comme chez Ponge, il convient d’associer disposition méditative et disposition scolastique, pour les opposer à d’autres traditions poétiques : ainsi pour Jaccottet, l’églogue, le madrigal, l’idylle, la poésie pastorale ou bucolique, le tout renouvelée à la fois par le paysagisme romantique d’un Joubert ou d’un Senancour et le dialogue avec le Japon du haïku, l’élégie sur le retrait du divin héritée de Hölderlin et le Weltinnenraum de Rilke. Ce qui gêne sans doute Jaccottet dans la méditation, quitte à présenter une vision quelque peu réductrice de cette pratique, c’est moins l’effort psychologique de recueillement que l’effort logique de mise en ordre. Cette pratique méditative a sans doute enfin aussi une dimension anachronique, renvoyant à une autre époque, celle de la conscience historique romantique, entre Volney et Chateaubriand. Les poètes « en temps de détresse » ne méditent plus ; quand, désormais aussi bien « tout se dérobe [30] » que « tout est promesse [31] », il s’agit seulement, non pas de se recueillir, mais d’« accueillir » quelque chose de fragile en restant fidèle à cette fragilité essentielle : « ce peu de bruits » du monde, du poème. La valorisation du haïku dans Une Transaction secrète permet de caractériser ce qu’il convient d’opposer ici à une poésie de la méditation : une poésie de la « notation [32] ».

La méditation contre la spéculation

Mais les choses peuvent se renverser. Les rapports entre disposition méditative et disposition scolastique ne sont pas univoques. Si l’on définit la méditation avec Foucault et Hadot comme une « technique de soi », une « technique de vie », ou encore comme un « mode de vie », c’est-à-dire comme un exercice et non une réflexion, une véritable praxis, par opposition à une spéculation théorique, ou à un simple mode de discours, celle-ci se trouve alors rapatriée au sein du monde de « la sanction directe du réel [33] », pour reprendre une formule de Bourdieu tirée du chapitre intitulé « critique de la raison scolastique ». De fait, le primat de l’approche philologique, dominant dans le monde scolaire, par-delà les débats entre ancienne critique et « Nouvelle critique », par-delà les aménagements successifs des programmes d’enseignement, maintient le primat du commentaire de texte. Nous restons les héritiers de la grande réforme universitaire de 1902. Comme l’a rappelé en son temps Gérard Genette, cette réforme, en rompant avec l’enseignement d’une rhétorique de l’imitation, a transformé en profondeur le statut de la littérature : celle-ci « a cessé d’être un modèle pour devenir un objet [34] ». Cette mutation, qui a consisté à centrer les études littéraires sur la lecture et non plus sur l’écriture, a accentué l’objectivation déréalisante de l’expérience littéraire. La « disposition scolastique » littéraire, incarnée dans le « jeu sérieux [35] » de « l’explication », ne prédispose pas à la méditation, qui en constitue sans doute son parfait envers anti-académique. Son envers le plus intempestif puisque difficilement mesurable et quantifiable. Bourdieu précisera cela lors d’un débat avec Roger Chartier tenu en 1983, intitulé « La lecture : une pratique culturelle ». Le sociologue soutient la thèse que l’école « remplace un besoin de lecture par un autre ». L’institution scolaire impose comme seule légitime la « lecture savante », en éradiquant une conception religieuse du texte comme « guide de vie [36] ». Le texte, dans l’espace scolaire, cesse de proposer une « attente de prophétie, au sens wébérien de réponse systématique à tous les problèmes de l’existence [37] ». La notion de « méditation » ne fait pas partie des « catégories de l’entendement professoral » démasquées par Bourdieu. Finalement, la méditation, qui a pu devenir un « genre littéraire » à partir de la Renaissance, à savoir une double pratique, pratique d’auteur et pratique de lecteur, a disparu comme pratique de lecteur au sein de l’enseignement scolaire hérité de 1902. Bien évidemment, puisque l’école n’a pas le monopole des usages sociaux de la poésie, cette pratique de lecteur a pu se maintenir en dehors de la sphère scolastique, même si la médiation scolaire reste fondamentale dans la genèse des dispositions esthétiques des individus au sein des sociétés dites « modernes ».

Cependant, cette disparition n’affecte pas la totalité du champ de la théorie littéraire universitaire. À partir des années 1970, les travaux de l’école de Constance vont renouer avec l’idée d’un rapport pratique à la chose littéraire. Ainsi s’esquisse une nouvelle théorie de la pratique littéraire.

Le point de vue de « l’esthétique de la réception »

Partons du principal héritier français actuel, et partiel [38], de cette école de Constance, Yves Citton, auteur en 2007 de Lire, interpréter, actualiser, livre dont nous tirons ce passage :

Qu’un texte littéraire ne continue à exister que pour autant qu’il nous parle, et qu’il ne nous parle que par rapport à nos pertinences actuelles, voilà la double évidence sur laquelle s’appuiera mon argumentation. Pour trivial qu’il soit, ce point de départ a des implications larges et profondes, dont il me semble qu’on n’a pas encore pris toute la mesure, et qui mérite de faire l’objet d’une réflexion d’ensemble. Cette réflexion théorique passera par des moments techniques […], mais elle visera toujours à rendre compte de la puissance propre de la littérature, conçue davantage comme un mode de lecture que comme une propriété inhérente à un certain groupe de textes [39].

Citton joue l’allégorie contre la philologie, l’approche pragmatiste contre la démarche formaliste. La littérature ne se définit pas ici dans son essence, ni dans sa forme, de manière interne, mais dans ses fonctions, ses usages, ses effets, de manière externe. Comme on va le voir, il s’inscrit pleinement dans la tradition de l’herméneutique de l’applicatio, notion fondamentale pour nous ici, redécouverte par Gadamer en 1960 dans Vérité et méthode, et encore insuffisamment connue.

Il convient ici de rappeler le programme théorique de Jauss. Le premier geste, le plus connu, et trop souvent le seul mis en avant, consiste à substituer une esthétique de la réception à une esthétique de la production en posant une dialectique œuvre / lecteur. L’œuvre n’est pas un « monument » hors du temps, mais « une partition [40] » à exécuter. Il faut ajouter un second geste théorique. L’« esthétique de la réception » s’oppose à une « esthétique de la représentation », en posant une fonction créative de la littérature, une « fonction de création sociale [41] ». Le statut de l’œuvre change ainsi : non plus « document », « reflet » comme dans le positivisme ou l’historicisme, non plus expression d’un contenu pré-existant, mais modélisation du réel, production du réel. Si l’on résume les deux gestes, on aboutit à l’idée que l’œuvre est tout à la fois un instrument – un « appareil » dit Valéry dans « Au sujet du Cimetière marin » comme on l’a rappelé pus haut – et un événement. De fait, l’idée de « réception » permet de renouer avec deux grandes traditions. D’une part l’esthétique, qui permet de penser les notions d’aesthesis littéraire et de catharsis littéraire, en renouant, contre l’esthétique ascétique d’Adorno, avec l’idée de jouissance esthétique. D’autre part, cette théorie de la réception hérite des débats pluriséculaires et des concepts empruntés aux quatre grandes herméneutiques, philologique, théologique, juridique et philosophique. Il convient, dit Jauss, de refonder l’herméneutique en la faisant dialoguer avec l’esthétique, dans le sillage de Gadamer et de Szondi, en envisageant la fonction sociale et dimension historique de l’œuvre.

Jauss, après Gadamer, rappelle que l’herméneutique juridique et l’herméneutique théologique ont distingué dans l’acte de comprendre trois moments ou trois démarches, ce qui constitue la « triade herméneutique [42] » : comprendre (subtilitas intelligandi), interpréter (subtilitas explicandi), appliquer (subtilitas applicandi) Les débats portent sur l’articulation et l’unité problématique de ces trois moments. L’esthétique de la réception entend tout à la fois mettre l’accent sur « l’unité des trois moments [43] » et redécouvrir le moment spécifique de l’application, développé surtout dans le cadre de l’herméneutique piétiste du XVIIIe siècle [44], et jusqu’ici « tellement négligé [45] ». Dans l’herméneutique théologique, l’application consiste à envisager le prêche comme « actualisation de la révélation biblique » ; dans l’herméneutique juridique, l’application revient à définir la sentence comme « concrétisation de la loi [46] ». Gadamer précise le phénomène : il s’agit « de tout ce à quoi on peut penser lorsqu’on comprend un livre [47] » ; ou encore « d’adapter le sens d’un texte à la situation concrète [48] » de l’interprète.

Ainsi donc, tout l’enjeu du programme de Jauss revient à revaloriser le concept d’applicatio, négligé aussi bien par la compréhension romantique fondée sur « la connaturalité [49] » entre auteur et lecteur, que par les interprétations immanentes et formalistes des textes, que par les explications positivistes. Comme chez Gadamer, il s’agit de sortir de l’illusion objectiviste comme de l’illusion historiciste, en tenant compte des effets du passé, des effets de la tradition, sur le présent de l’interprète. C’est la raison pour laquelle Jauss estime qu’il y a toute une histoire de la catharsis littéraire à écrire, et que son programme théorique se termine par cette thèse : « l’expérience littéraire du lecteur intervient dans l’horizon d’attente de sa vie quotidienne [50] ». La démarche herméneutique passe par la compréhension et l’interprétation pour déboucher sur la « praxis vécue [51] » ; il convient de penser le continuum entre « expérience esthétique » et « expérience pratique [52] ».

De ce point de vue, méditer un poème, c’est appliquer. La méditation devient une forme possible de l’application. Pour le dire autrement, la poésie méditée constitue un cas particulier de poésie appliquée. Bien évidemment, cet énoncé reste très général. La nécessité de préciser les choses se heurte ensuite au caractère très empirique et très personnel, souvent très anonyme, de toute lecture méditative. La difficulté vient du fait que la lecture de poésie laisse des traces principalement dans le cadre des univers scolastiques, et non dans cet « horizon d’attente de la vie quotidienne » dont parle Jauss, et que ces traces prennent davantage la forme d’interprétations, d’explications que de méditations. Le « lecteur ordinaire » de poésie reste difficile à atteindre. Il faudrait faire pour la poésie ce que Robert Darnton a pu faire par exemple avec Jean Rançon, ce bourgeois protestant de La Rochelle connu comme lecteur par sa correspondance, ce « lecteur ordinaire » de Rousseau, pour qui « la vie privée est devenue rousseauiste », pour qui lire l’Émile ou La Nouvelle Héloïse revient à « intégrer ces textes dans son for intérieur » afin d’« en tirer des lignes de conduites pour orienter sa vie [53] ». Que serait, empiriquement, une vie devenue, par méditation, baudelairienne, mallarméenne, rimbaldienne ? Et si l’on quitte le monde scolastique, c’est l’écrivain écrivant sa lecture méditative que l’on rencontre, bien évidemment très précieux mais aussi très singulier, puisque cette méditation écrite, si elle échappe à la logique de la glose, deviendra poème, poème à méditer, et reconduira vertigineusement l’aporie.

Ainsi, la seule manière de préciser les modalités concrètes de cette application passerait par une histoire, une anthropologie ou une sociologie de la lecture de poésie, à travers des enquêtes de terrain, des témoignages et des questionnaires, domaine qui, à mes yeux, reste quasiment inexploré [54]. Il faudrait pour cela tirer profit des travaux ethnologiques consacrés aux usages rituels de la parole dans les sociétés dites « traditionnelles ». On pourrait aussi partir du programme théorique, assez proustien, proposé en 1985 par Jean-Marie Goulemot, qui invitait à s’intéresser aux « attitudes lisantes [55] », à décrire une physique de la lecture, corps lisant, inscription du corps dans l’espace de la lecture, expression des affects : « lectures rêveuses », « lectures profondes », « lectures absentes [56] ». Quelles seraient la physique ou la physiologie des lectures méditatives ? Malgré tout, on peut tenter d’approfondir quelque peu l’analyse en regardant du côté de l’histoire de la philosophie.

Le point de vue de « la philosophie antique »

Pour l’auteur de Qu’est-ce que la philosophie antique ?, « l’exercice spirituel » désigne tout travail, toute action de soi sur soi qui cherche à réaliser « une transformation de la vision du monde et une métamorphose de l’être [57] ». De même, pour Foucault, méditer, au sens antique du terme, au sens authentique aussi dirions-nous, ne veut pas seulement dire, comme le sens courant le suggère, réflexion prolongée, approfondie ; cela veut dire « exercice d’appropriation » d’une pensée autre que l’on va avoir « sous la main » en se la redisant sans cesse ; cela suppose aussi « expérience d’identification » ; non pas « penser à la chose », mais « s’exercer à la chose à laquelle on pense [58] ». On retrouve ici, par-delà la divergence des orientations, les analyses de Jauss développées dans sa « Petite apologie de l’expérience esthétique » de 1972 portant sur la catharsis littéraire. L’universitaire présentait son « esthétique de la réception » comme une contribution à l’histoire de la réception de ce concept de catharsis, qu’il faudrait étudier dans son rapport à « l’identification émotionnelle », qui se voit opposée à la « réflexion » ou à la « réflexivité » mises en avant par « l’esthétique de la négativité » incarnée pour lui par la pensée d’Adorno [59].

Ainsi, Foucault, dans L’Herméneutique du sujet, opposera l’exégèse à la méditation. Dans un contexte stoïcien, méditer une règle de vie ou un principe, c’est opérer une « subjectivation du discours vrai [60] », ou encore viser la « constitution pour soi d’un équipement de propositions vraies [61] ». La lecture méditative est une anti-philologie : il s’agit d’un type de lecture allégorique ou actualisante, à nouveau étrangère à la « vision scolastique ». Il faudrait ainsi opposer l’incorporation, dans l’empathie, d’une vérité, à l’interprétation, dans la distance, d’un sens. On retrouve la grande distinction opérée par Gadamer entre herméneutique du « déchiffrement » et herméneutique de « l’expérience [62] ». Quant à l’aspect décisif du travail de Pierre Hadot, il consiste à montrer que la méditation est pleinement action. Le philosophe rappelle que méletè en grec, et son équivalent latin meditatio désignent des « exercices préparatoires », avec en particulier cette grande tradition, d’abord stoïcienne, de la praemeditatio malorum (se représenter à l’avance les maux qui ne dépendent pas de nous). Pour lui, le sens moderne de « méditation » maintient ce sens ancien, puisque, écrit-il, « la méditation est exercice, et l’exercice, méditation », le tout se voyant défini ainsi : « effort pour assimiler, pour rendre vivant dans l’âme une idée, une notion, un principe [63] ».

Méditer un poème, dans ces conditions, revient à faire simultanément deux choses : d’abord intérioriser, incorporer, assimiler ; ensuite faire l’expérience d’une vérité jusque-là inconnue, dans la perspective d’une transformation de soi. La lecture méditative présente quelques traits rousseauistes : isolement, rareté. La Nouvelle Héloïse précise cela, en valorisant la lecture intensive sur la lecture extensive, la lecture solitaire sur la lecture mondaine : « quand on vit isolé, comme on ne se hâte pas de lire pour faire parade de ses lectures, on les varie moins, on les médite davantage [64] » Plus largement, la lecture de poésie maintient sans doute vis-à-vis du livre lu une forme d’autorité et de sacralité, par-delà la fameuse seconde « révolution de la lecture » du XVIIIe siècle, qui a vu l’avènement de la lecture extensive. En outre, l’idée fondamentale de transformation de soi, d’« autopoïese » par la méditation poétique ferait du poète un moraliste, un maître à penser, un « guide spirituel », un « maître de vérité » ou un « directeur de conscience » d’un certain type, avec les dangers que cette situation peut entraîner quant à la qualité « artistique » du poème.

Les conséquences de cette double définition sont assez claires : 1. la poésie de la méditation est une poésie pensante, une poésie pensive, qui serait plus précisément une poésie de la vérité, ou une poésie de la connaissance. 2. la poésie de la méditation pose le problème de l’obscurité, puisqu’il semble absurde d’imaginer une méditation sur le connu, l’évident, le familier. On médite sur le mystère, cher à Mallarmé ou à Saint-John Perse ; la pensée s’arrête sur ce qui arrête la pensée. La poésie de la méditation se présente comme une poésie de la « défamiliarisation », pour reprendre le mot des formalistes russes, qu’il faudrait entendre ici dans un sens large. Dans ces conditions, la dimension d’étrangeté propre à la poésie, qui a pu conduire à forger le concept problématique de « langage poétique » pousserait à envisager toute poésie comme poésie à méditer.

Le problème, redoutable, est donc celui des relations entre poésie et vérité. La question devient : de quelle vérité le poème est-il capable ? C’est une question à la fois historique et individuelle. Depuis Goethe, certains poètes posent cette question, comme Yves Bonnefoy, en France, de manière exemplaire, poète du « vrai lieu » et de la « vérité de parole », d’autres non. Ainsi Mallarmé, qui déplace le problème de la vérité vers celui de la fiction nécessaire, ou encore le surréalisme, qui pense le poème dans une tension entre désir et liberté ; Jaccottet, quant à lui, cherche davantage la justice et la justesse, etc. Pour Michaux, la poésie, on le sait, peut se voir définie, non pas seulement comme musicienne du silence [65], mais comme « musicienne de la Vérité [66] ». Terminons par ce qui nous apparaît comme un cas d’école.

Travaux pratiques : les « exorcismes » spirituels de Michaux

En rattachant la question de la poésie à la question de la « santé » (« Par hygiène, peut-être, j’ai écrit mes “Propriétés”, pour ma santé [67] »), l’auteur de La nuit remue renoue avec la longue tradition des exercices spirituels liés à une thérapeutique des passions. Il participe de ce long processus signalé par Foucault, amorcé au XIXe siècle, qui a consisté à remplacer l’herméneutique religieuse par une herméneutique thérapeutique : passage du salut à la santé [68]. Michaux ajoute, avec son ironie cuisante habituelle, dans cette postface de 1934 : « Au palier où il se trouve, l’athée ne peut pas croire en Dieu. Sa santé ne le lui permettrait pas [69] » En 1945, la préface d’Épreuves exorcismes continue d’expliciter cette question de la santé physique et mentale par la poésie, dotée d’un immense « effet libérateur », quand son lieu d’origine est le « lieu même de la souffrance et de l’idée fixe [70] ». Le poème naît d’une confrontation avec les événements qui « ne passent pas et qu’on garde en soi, blessants [71] ». Michaux s’est également expliqué dans Passages (1950 / 1963) sur ce qu’il entend par « poésie pour pouvoir [72] », en reprenant des idées formulées en 1936 dans sa conférence de Buenos Aires « L’avenir de la poésie », où il avait pu rappeler : « le poète est un grand médecin [73]. » Il ajoutait que si le poète doit être considéré comme un « bienfaiteur », ce n’est pas en raison de sa « morale », qui ferait de lui un « instituteur », mais à cause de sa capacité à donner « un nouvel élan vital », de façon à « rendre habitable l’inhabitable, respirable l’irrespirable ». Ni « enseignement », ni « ensorcellement », ni « séduction », la poésie constitue pour lui « une des formes exorcisantes de la pensée [74] ». Dans le texte intitulé « Pouvoirs » figurant dans Passages, daté de 1959, il pose la question de la « force efficace » des mots, question posée dans la perspective de la « guérison [75] ». Une dédicace pour les « Tranches de savoir » souligne cette conception pragmatique du poème, redevenu carmen, « charme » : « Avec de bons proverbes / un fou résisterait à la folie [76]. »

Ainsi, cette « poésie pour pouvoir » se dote d’une efficacité symbolique, d’une vérité pratique. Les moyens, ou les gestes de cette praxis poétique définissent la poétique si singulière de Michaux. Ces techniques de soi, ou ces « techniques de vie [77] » chères au dernier Foucault, reposent principalement sur des techniques verbales et rythmiques de mises en « mouvement », de mises à distance, de mises en série : accumulations verbales, traversée des genres littéraires et des genres artistiques, brassage des registres, néologie lexicale, rythmique de la percussion, du « martèlement [78] », énonciation injonctive. Mais ce qui importe ici, c’est que la poétique contient une esthétique explicite, impliquant une expérience vécue de l’œuvre, relevant de la sphère de « la catharsis », par opposition à celle de la poïesis (construction) et de l’aesthesis (perception), pour reprendre les « trois fonctions [79] » analysées par Jauss. Cette poésie se définit en outre, à l’époque de « Mes propriétés », comme « une opération à portée de tout le monde », un modèle à imiter et non un objet à interpréter, présentée comme « profitable » aux « inadaptés de toutes sortes [80] ». Pratique non pas « égoïste », mais « sociale » ; poésie « utile [81] ». Il concluait de la même manière sa conférence de 1936 sur la fonction sociale de la poésie, passant par sa réception lente et forcément décalée : « […] au départ le poète est seul, il part seul à la découverte. Sa vraie action sociale vient plus tard quand l’humanité presque malgré lui se l’incorpore [82] ». Où l’on retrouve le fil directeur cette réflexion, l’idée de poésie pratique, de poésie appliquée, que Michaux nomme « incorporation [83] ».

Cependant, « face aux verrous », face à « l’épreuve », Michaux répond, non pas par des exercices spirituels méthodiques, ni par une conversation intérieure, mais par un « Grand Combat », qu’il va nommer « expérience des cibles [84] », ou « exorcisme [85] ». Dans ses « Notes sur les malédictions » de 1950, le poète commente son travail en évoquant « l’effet sur soi » de cette poésie cinétique en opposant cet « effet » aux profits apparents que l’on pourrait tirer des pratiques chrétiennes ou freudiennes d’introspection, d’examen, d’aveu : « on est lavé, tout autrement qu’on ne serait par une confession ou par une analyse des causes psychologiques […] On a livré une bataille réelle [86] ». Logique, convulsive, de la percussion contre celle, discursive, de la confession : « martèlement, martèlement, martèlement [87] ».

Cette agonistique du poème reste l’orientation majeure de son ethos poétique, même si tout un pan de l’œuvre, et exemplairement le corpus mescalinien, vise d’abord autre chose, à savoir une « exploration [88] », mot de Misérable miracle, des « expériences », mot de L’Infini turbulent, dans la perspective d’une « connaissance par les gouffres », ou encore une sorte de non-savoir anti-dogmatique, anti-systématique, qu’il nommera « tranches de savoir [89] » ou « poteaux d’angle [90] », formes brèves inscrites dans la tradition des aphorismes, des sentences, des maximes, des apologues, ou des « manuels » antiques [91]. Dans tous les cas, il s’agit de tourner le dos aussi bien à la logique de la composition qu’à la logique de l’introspection. Tout cela est écrit « nerveusement », et non « constructivement [92] ». Dans le poème « Mes occupations », exercice d’humour noir extrait de « Mes propriétés », on trouve une condamnation grinçante de l’intériorisation des affects : « Je ne peux rarement voir quelqu’un sans le battre. D’autres préfèrent le monologue intérieur. Moi, non. J’aime mieux battre [93] ». Cet art de vivre fantasmatique est aussi un art poétique, et un art de lire. Non pas méditer, mais « agir, je viens [94] ». De même, dans « Pouvoirs », il refuse la tradition du « poème d’amour », qui aurait pu lui convenir, mais qu’il écarte aussitôt parce qu’il se confond avec un « retour complaisant sur le mal d’amour [95] », autre nom de la méditation amoureuse. L’enjeu du poème « Agir je viens », que Michaux qualifie de « poème dirigé », c’est-à-dire orienté dans une direction, éminemment transitif, tient dans l’effet produit concrètement sur le destinataire, ici une femme aimée, malade : « la refaire, la remodeler selon la santé [96] ». De fait, Michaux tire le méditatif vers l’injonctif, le conatif, le performatif, déplace, en raison de ce tropisme agonistique qui le caractérise, la poésie-méditation vers « la poésie-action [97] », entendu bien évidemment dans un sens qui n’est pas celui de la « poésie sonore » du néo-dadaïsme. L’exorcisme passionnel passe dans l’exercice spirituel, en se rapprochant de cet « athlétisme affectif » recherché par Artaud.

Dès lors, ces techniques d’« exorcisme » peuvent prendre différentes formes artistiques et poétiques, et appeler des modes d’appropriation par le récepteur assez opposées, oscillant entre le pôle méditatif de la lecture intensive pour les apologues ou les « poteaux d’angle », et le pôle pythique, ou pathique, de la profération, pour les poèmes litaniques du « martèlement », bipolarité oscillant finalement entre la parabole et l’hyperbole, en sachant qu’il faudrait parler d’un continuum entre les deux, et non d’une opposition tranchée.

Soit un aphorisme tiré de Poteaux d’angle : « Faute de soleil, sache mûrir dans la glace [98] ». Un tel énoncé incarne le versant parabolique, et non hyperbolique, de l’exorcisme. Méditer cette phrase, c’est entrer au « pays de la magie », « celui où peintures et sculptures donnent des commandements, où les paroles prononcées ou gravées dans la pierre contraignent les vivants, les morts et les dieux [99] ». Ce « commandement » poétique ne donne pas des leçons, mais des armes. Le problème que pose cet énoncé injonctif n’est pas fondamentalement d’ordre interprétatif. L’opposition convenue entre le chaud et le froid, déplacée métaphoriquement sur le terrain affectif et existentiel, couplée à la métaphore végétale de la plante humaine, de la graine humaine, permet de construire un sens interne assez facilement, paraphrasable en « apprends à te développer en milieu hostile », « apprends à vivre dans des conditions qui sont celles de la survie », « apprends moins à vivre qu’à survivre ». Michaux, dans son œuvre, a donné de multiples formulations approchantes de cette « idée », la plus fameuse se trouvant à la fin du poème « Mouvements » de Face aux verrous : « Faute d’aura, au moins éparpillons nos effluves [100] ». Mais justement, cela ne se réduit pas à une idée, à moins d’envisager la force de l’idée.

Pour reprendre la triade herméneutique évoquée plus haut, Michaux déplace l’accent du moment de la compréhension-interprétation vers le moment de l’application. L’important revient ici à convertir le sens grammatical en signification existentielle, même si l’on pourrait déployer des trésors d’érudition et de spéculation pour décrire la place des motifs du soleil et de la glace dans le corpus de Michaux, comme son rapport à la vie végétale et son rêve d’être « agréée comme plante [101] ». Le problème d’interprétation de la formule « sache mûrir dans la glace » nous intéresse ici comme problème d’application, de mise en pratique : comment faire concrètement pour « mûrir dans la glace » ? Michaux donne sans doute la réponse sans la dire, par l’acte même d’écrire, qui appelle l’acte de lire. Si cet énoncé peut nous conduire à l’action, à la « guérison », c’est qu’il renferme une dimension poétique. La métaphore thermique, suffisamment ouverte, peut s’appliquer à un très grand nombre de situations de vie ; la structuration sonore, fondée sur l’assonance en [a], qui rapproche phonétiquement « sache » de « glace », permet la mémorisation, et inscrit au cœur de la matière sonore la vérité poétique d’une éthique de la survie, d’une éthique de la volonté de survie. Quant au paradoxe du mûrissement sans chaleur, il dégage une forme de chaleur, la jubilation propre à l’humour noir, quelque chose comme la jouissance liée au mot d’esprit : « mûrir dans la glace » et non mourir dans la glace. Autrement dit, cet énoncé vaut comme un placebo poétique. Cette « magie » qui guérit fonctionne ainsi : non pas savoir comment faire pour survivre, mais avoir « sous la main » – logique de Manuel d’Épictète – une phrase qui nous rappelle cette chaleureuse injonction à survivre, à ne pas mourir de froid, si proche des injonctions de Beckett. Michaux n’est pas un « instituteur [102] », mais un poète-guérisseur. Cet aphorisme véhicule moins une sagesse qu’il est en lui-même un petit véhicule de survie.

Il s’agit donc moins de méditer, de « ruminer », que de réciter un « poème-action » qui appelle à l’action. Le poème doit être le support d’un « exorcisme » spirituel ; il est ce « poteau d’angle » où accrocher une pensée « efficace » permettant de diriger sa vie : « poème dirigé », poème directeur. On sait que Nietzsche, dans les premières pages de Ainsi parlait Zarathoustra, déclare ne vouloir lire « que ce que quelqu’un écrit avec son sang ». Il ajoute : « il n’est guère facile de comprendre le sang d’autrui : je hais les oisifs qui lisent », avant de redéfinir ce que serait la véritable lecture, une lecture qui se moquerait de la lecture : « celui qui écrit avec du sang et en aphorismes, celui-là ne veut pas être lu mais appris par cœur [103] ». Le cas de l’œuvre de Michaux illustre à merveille ce que pourrait être une lecture active, et non « oisive ». Non pas comprendre, interpréter, mais méditer dans le sens d’« appliquer », d’« incorporer », et donc de lire « avec son sang ».

Notes

[1Tel est aussi l’un des enjeux du travail d’HDR de Jean-François Puff « Usages de la poésie », dont l’inédit à paraître s’intitule « Le Gouvernement des poètes. La poésie dans la conduite de la vie ». Voir également son intervention dans le cadre du séminaire de Michel Murat, Université Paris-Sorbonne et ENS, année 2015-2016 : « Approches de la poésie contemporaine : retour sur le sujet ». Nous entendons poser le problème, ici, du point de vue de la réception des textes, indépendamment de la question du « sujet lyrique », et non du point de vue du seul auteur, démarche qui est celle de Jean-François Puff.

[2Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les lettres », dans Œuvres poétiques, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, t. II, 2003, p. 234.

[3Lautréamont, Poésies II, Œuvres complètes, éd. Jean-Luc Steinmetz, Paris, Gallimard, 2009, p. 280.

[4André Breton, Les Pas perdus (1924), Paris, Gallimard, 1969, p. 65.

[5Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde (1974), Paris, Questions théoriques, 2013, p. 89.

[6Paul Valéry, « Au sujet du Cimetière marin », dans Œuvres, éd. Jean Hytier, t. I, Paris, Gallimard, 1957, p. 1057.

[7Geneviève Calame-Griaule, Ethnologie et langage. La parole chez les Dogons (1965), Paris, Institut d’Ethnologie, 1987, p. 56.

[8Cité par Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1990, p. 48.

[9Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes (1997), Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 42.

[10Ibid., p. 52.

[11Pierre Bourdieu, « Lecture, lecteurs, lettrés, littérature » [1981], dans Choses dites, Paris, Éditions de Minuit, 1987, p. 132-143.

[12Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 129.

[13Ibid., p. 30.

[14Ibid., p. 31.

[15Francis Ponge, Proêmes, dans Le Parti pris des choses suivi de Proêmes, Paris, Gallimard, 1995, p. 111.

[16Ibid.

[17Francis Ponge, Proêmes, op. cit., p. 188.

[18Ibid., p. 193.

[19Ibid., p. 120.

[20Ibid., p. 187.

[21Ibid., p. 186.

[22Ibid., p. 196.

[23Ibid.

[24Ibid., p. 193.

[25Ibid., p. 189.

[26Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes [1970 / 1976], Paris, Gallimard, 1997, p. 135-136.

[27Ibid., p. 132.

[28« Rilke a écrit un jour que notre tâche était d’apprendre non pas la possession, mais le rapport », Philippe Jaccottet, « Paul Éluard », dans L’Entretien des Muses, Paris, Gallimard, 1968, p. 68.

[29Philippe Jaccottet, Cahier de verdure, suivi de Après beaucoup d’années, Paris, Gallimard, 2003, p. 11, et p. 32.

[30Ibid., p. 66.

[31Ibid., p. 67.

[32Philippe Jaccottet, « L’Orient limpide », dans Une Transaction secrète, Paris, Gallimard, 1987, p. 128.

[33Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 33.

[34Gérard Genette, « Rhétorique et enseignement » [1966], dans Figures II, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 30.

[35Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 28, et passim.

[36Pierre Bourdieu, « La lecture : une pratique culturelle », dans Pratiques de la lecture (1985), dir. Roger Chartier, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2003, p. 290.

[37Ibid.

[38La dette vis-à-vis du pragmatisme américain reste somme toute fondamentale, en comparaison avec l’herméneutique allemande.

[39Yves Citton, Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p. 25-26.

[40Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 52.

[41Ibid., p. 81.

[42Hans Robert Jauss, « Limites et tâches d’une herméneutique littéraire » [1980], dans Pour une herméneutique littéraire, Paris, Gallimard, 1988, p. 27.

[43Ibid., p. 15.

[44Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, éd. Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 43-46 et p. 329. Cette notion, relativement peu connue des littéraires, malgré les quelques pages que lui consacre Jauss (« Limites et tâches d’une herméneutique littéraire », dans op. cit., p. 15-24), ou encore Citton (« Chapitre 13. Actualisations », dans Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, op. cit., p. 386-394), reste à en grande partie à redécouvrir. À propos de son histoire, voir Jean-Claude Gens, « La réévaluation gadamarienne du concept piétiste d’application », L’Art de comprendre, no 4, 1996, p. 25-37.

[45Hans Robert Jauss, « Limites et tâches d’une herméneutique littéraire » dans op. cit., p. 15.

[46Ibid., p. 15-16.

[47Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., p. 202.

[48Ibid., p. 330.

[49Ibid., p. 261.

[50Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 80.

[51Ibid., p. 81.

[52Ibid., p. 285.

[53Robert Darnton, « La lecture rousseauiste et un lecteur “ordinaire” au XVIIIe siècle », dans Pratiques de la lecture, op. cit., p. 191.

[54Marielle Macé (Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, 2011) et Michèle Petit (Éloge de la lecture. La construction de soi, Paris, Belin, 2002 et 2016) par exemple, qui abordent ce sujet, ne le situent pas dans la tradition herméneutique qui l’a vu naître, en donnant l’illusion d’inventer un problème qui a une très longue histoire. Toutes deux laissent en outre de côté la question des genres littéraires, sans rien dire de précis concernant la lecture de la poésie, que l’on ne saurait confondre avec la lecture du roman, même s’il peut y avoir des enjeux communs, propres à l’œuvre littéraire, ou à l’œuvre d’art.

[55Jean-Marie Goulemot, « De la lecture comme production de sens », dans Pratiques de la lecture, op. cit., p. 121.

[56Ibid., p. 121-122.

[57Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique [1993], Paris, Albin Michel, 2002, p. 77.

[58Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet : cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Gallimard, 2001, p. 340.

[59« Petite apologie de l’expérience esthétique », dans op. cit., p. 161-163.

[60Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet : cours au Collège de France, 1981-1982, op. cit., p. 333.

[61Ibid., p. 341.

[62Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, op. cit., en particulier les p. 260-261.

[63Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 29.

[64Cité par Robert Darnton, « La lecture rousseauiste et un lecteur “ordinaire” au XVIIIe siècle »,dans Pratiques de la lecture, op. cit., p. 182.

[65Nous visons ici, non pas seulement Mallarmé, mais Michaux lui-même : « Dans ma musique, il y a beaucoup de silence », Passages, Œuvres complètes, éd. Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Paris, Gallimard, 2001, t. II, p. 335. Mais le silence dans la musique ne se confond pas avec la musique du silence.

[66Ibid., p. 524.

[67Henri Michaux, Œuvres complètes, éd. Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Paris, Gallimard, 1998, t. I, p. 511.

[68Michel Foucault, « Nietzsche, Freud, Marx », Dits et écrits, dir. Daniel Defert et François Ewald, avec la collaboration de Jacques Lagrange, Paris, Gallimard, 2001, t. I, p. 607.

[69Henri Michaux, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 511.

[70Ibid., p. 773.

[71Ibid.

[72Henri Michaux, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 442.

[73Henri Michaux, Œuvres complètes, t. I, op. cit, p. 967.

[74Ibid., p. 969.

[75Henri Michaux, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 376.

[76Ibid., p. 1233.

[77Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet : cours au Collège de France, 1981-1982, op. cit., p. 465.

[78Henri Michaux, « Note sur les malédictions », dans Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 355.

[79Hans Robert Jauss, « Petite apologie de l’expérience artistique », dans Pour une esthétique de la réception, op. cit. p. 143.

[80Henri Michaux, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 512.

[81Ibid.

[82Ibid., p. 970.

[83Ibid.

[84Henri Michaux, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 354.

[85Sur cette question, voir par exemple Lorraine Duménil, « Un exorcisme corporel : l’expérience de Poésie pour pouvoir d’Henri Michaux », dans Le Livre au corps, dir. Alain Milon et Marc Perelman, Presses Universitaires de Paris-Nanterre, 2012, p. 257-281.

[86Henri Michaux, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 354.

[87Ibid., p. 355.

[88Henri Michaux, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 619.

[89Voir Face aux verrous, ibid., p. 448-471.

[90Ibid., p. 970.

[91Sur la pratique de la forme brève par Michaux, voir Waclaw Rapak, « L’écriture d’épargne de Michaux », dans Désirs d’aphorismes, dir. Christian Moncelet, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté des lettres et sciences humaines de Clermond-Ferrand, 1998, p. 291-300.

[92Henri Michaux, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 512.

[93Ibid., p. 471.

[94Henri Michaux, Œuvres complètes, t. II, op. cit., p. 445.

[95Ibid., p. 376.

[96Ibid.

[97Michaux, dans « Pouvoirs », parle de « poème-action », ibid., p. 376.

[98Henri Michaux, Poteaux d’angle (1981), Paris, Gallimard, p. 13.

[99Henri Michaux, « Pouvoirs », dans Œuvres complètes, t. II, op. cit, p. 375.

[100Ibid., p. 441.

[101Ibid., p. 450.

[102Henri Michaux, Œuvres complètes, t. I, op. cit., p. 969.

[103Nietzsche, « Lire et écrire », Ainsi parlait Zarathoustra, éd. Georges-Arthur Goldsmidt, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 55.


Pour citer l'article:

Thierry ROGER, « De l’usage du poème : lire, interpréter, méditer » in Poésie moderne et méditations, Actes des journées d’étude organisées à l’Université de Rouen les 21 mars 2017 et 19 mars 2018, publiés par Christophe Lamiot (ÉRIAC) et Thierry Roger (CÉRÉdI).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 21, 2018.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?de-l-usage-du-poeme-lire.html

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