Victor Hugo fréquente le couple de Girardin durant de longues années. Avec l’époux, fondateur du grand quotidien La Presse, il partage des idées, des intérêts commerciaux et des ambitions politiques. Avec l’épouse, dont il est l’ami, il partage des opinions, l’amour de la littérature et du beau monde.
Auprès du « grand homme », dans l’ombre, sa maîtresse Juliette Drouet vit par procuration ses affections comme ses inimitiés, reproduisant dans ses « restitus [1] » quotidiennes les sentiments de celui qu’elle chérit et dont elle embrasse bien souvent les points de vue, tout en défendant aussi les siens avec le même enthousiasme ou la même véhémence. Ils discutent politique, arts, société, sciences, personnalités et proches. Il est ainsi question de tous ceux de leur entourage, du couple de Girardin entre autres et de Delphine en particulier.
Sur Émile de Girardin, qu’elle croise pourtant quelquefois à des représentations théâtrales ou encore reçoit chez elle avec son amant lorsqu’ils vivent sous le même toit après l’exil, elle porte peu de jugements, se contentant en général d’évoquer compendieusement son parcours journalistique et politique, les relations qu’il entretient avec son cher poète, leurs affaires communes ou leurs conversations. Et s’il est vrai que les critiques à son sujet sont rares – elle préfère désigner par l’antonomase piquante « girardinerie [2] » le temps que le publiciste lui vole avec l’homme qu’elle aime –, elle sait toutefois se montrer incisive lorsque des propos tenus dans La Presse lui déplaisent ou indisposent Victor Hugo.
En revanche, Juliette Drouet s’intéresse bien davantage à Delphine de Girardin, à laquelle elle fait régulièrement référence et qui apparaît parfois dans sa correspondance sous son nom de naissance Mme Gay ou son nom d’artiste le Vicomte de Launay.
Elle est pour elle la femme de lettres brillante et captivante qui écrit son feuilleton préféré, mais aussi la belle et élégante mondaine qui anime les soirées littéraires parisiennes pour lesquelles son amant l’abandonne, ou encore la dramaturge susceptible de causer du tort au théâtre de Hugo, et enfin la spirite qui initie le cercle hugolien aux étranges séances de table tournante à Jersey.
Cette personnalité aux multiples facettes suscite donc des sentiments très variés et parfois passionnés chez une Juliette Drouet lectrice, amante, comédienne et épistolière, et la consultation en continu de sa formidable correspondance à Victor Hugo, en cours de publication intégrale [3], permet de dessiner un portrait plus intimiste et confidentiel de la célèbre écrivaine.
La fascinante feuilletoniste
Pour l’ancienne actrice cloîtrée chez elle et privée de distractions dès 1839, les chroniques spirituelles du Vicomte de Launay sont avant tout le moyen de s’évader d’un morne quotidien : Juliette Drouet affectionne ainsi tout particulièrement ses tant attendus feuilletons, intitulés « Courrier de Paris », qui paraissent chaque jour dans La Presse de 1836 à 1848, et seront publiés sous le titre Lettres parisiennes. Elle les lit assidûment et avec avidité – car il y est tout autant question d’art, de musique ou de littérature que de politique, de mode ou de société – aussitôt qu’elle en a l’occasion, c’est-à-dire chaque fois que son amant les apporte avec lui et les laisse dans son sillage [4].
Car Victor Hugo voue lui aussi une grande admiration à la femme de lettres – une femme de génie [5] – qu’il connaît depuis quelque temps, avant qu’elle ne se marie et qu’il ait lui-même rencontré Juliette. En 1841, il lui écrit :
Comment vous remercier, Madame, de votre ravissant feuilleton ? Où prenez-vous toute cette grâce, toute cette force, tout ce charme, toute cette moquerie ? Cette amitié qui est de la puissance, cette colère qui est de l’éloquence, cette prose qui est de la poésie ? Vous trouvez tout cela dans votre cœur, où il n’y a pas seulement le génie d’un poëte, où il y a l’âme d’une femme. C’est ce qui vous fait exquise ; c’est ce qui fait que la beauté de votre visage reflète la noblesse de votre esprit ; c’est ce qui fait qu’on vous aime et qu’on vous admire. Je baise respectueusement vos mains charmantes qui écrivent de si belles choses et vos pieds courageux qui en foulent tant de laides [6].
Or, au-delà de ces commentaires élogieux qu’elle entend sans doute aussi par la vox populi de l’époque sur une remarquable chroniqueuse à la mode dont les qualités sont presque unanimement reconnues, le sentiment de Juliette Drouet n’en demeure pas moins très personnel, en raison de sa situation particulière. En effet, un grand quotidien populaire comme La Presse lui permet de rester informée à distance des manifestations, anecdotes, événements de la vie parisienne dont elle est concrètement privée depuis son retrait de la vie publique, et il lui offre, comme une fenêtre ouverte sur un monde qu’elle n’aperçoit plus qu’à distance, un fragment de vie sociale par procuration. Par ailleurs, elle apprécie elle-même les talents littéraires de Delphine de Girardin, journaliste, conteuse, critique et moraliste. La remarque suivante – concernant le feuilleton du 27 juillet 1837, réponse spirituelle [7] aux propos tenus par Viennet dans sa lettre envoyée au Constitutionnel le 21 juillet précédent [8] – est éloquente : « J’ai lu le feuilleton Paris dans La Presse. Mon dieu qu’il m’a amusée à l’endroit du VIEUX NIAIS [9] et du VICOMTE [10]. C’est charmant, et le vicomte Delaunay cette fois me [duit [11] ?] assez [12] ».
Ce petit plaisir de lecture lui est à ce point nécessaire qu’il devient parfois un sujet de dispute au sein du couple, car Juliette reproche à Hugo d’oublier – volontairement ou non – les très « drôles » « feuilletons fougueux de Mme Gay [13] ». Elle se lance alors dans des récriminations et menaces qui, pour être amusantes ou résignées, n’en sont pas moins amères. En voici un florilège :
Il paraît, mon cher petit Toto, que LA PRESSE vous a fait faux bond aujourd’hui ? Cela est d’autant plus naturel qu’il y a le feuilleton de Mme de Girardin probablement ? Au reste j’y suis faite, quand quelque chose vous semble trop intéressant pour moi vous me le supprimez. C’est de la censure à domicile, à laquelle je n’ai rien à voir puisque j’ai accepté le règne du despotisme dans toute sa splendeur. VIVE LA CHARTE, VIVE TOTO, VIVE LES NEZ DE CARTON [14].
Vous savez, monstre, que vous ne m’avez pas apporté La Presse d’hier ? Et vous croyez que c’est là ce qui rend une femme heureuse, SIMPLICE IMPERMÉABLE, TRAÎNARD DE LA FAMILLE ? Vous vous trompez joliment. Quant à moi, je suis furieuse, entendez-vous [15].
Après cela je devrais vous souhaiter toutes sortes de bonnes onglées au bout du nez pour vous apprendre à ne pas m’apporter La Presse après m’avoir dit qu’elle était dans vos fouillis de journaux [16].
En revanche, les jours où Juliette a la possibilité – et la permission –, de lire son feuilleton préféré, elle ne manque pas d’en mentionner dans ses lettres des fragments qu’elle incorpore à son discours afin de caractériser ses échanges épistolaires avec Hugo ou livrer des analyses politiques. Elle les utilise aussi souvent comme matériau humoristique pour taquiner l’amant. Voici par exemple un extrait de la toute fin du « Courrier de Paris » du 17 avril 1841, où Delphine de Girardin mentionne à nouveau « un mot » de la « dame aux sept petites chaises ». Il s’agit du personnage récurrent et devenu fameux, spécialiste des cuirs et des calembours involontaires, qu’elle a inventé à partir de l’anecdote suivante : une mondaine a demandé à un monsieur s’il comptait aller aux sept petites chaises au lieu de steeple chase, un type de course d’obstacles à cheval. La journaliste compare alors sarcastiquement le procédé à une anecdote concernant Victor Hugo :
Cet heureux essai d’obscurantisme nous rappelle ce beau passage d’une lettre de compliments que vient de recevoir Victor Hugo. On le félicite de sa nomination à l’Académie, et on exprime le désir de le voir bientôt à la chambre des députés. « Car, s’écrie l’admirateur enthousiaste, vous êtes appelé, monsieur, à aider votre illustre confrère dans la tâche glorieuse qu’il a entreprise ; vous êtes destiné, comme lui, à trancher le fleuve des révolutions avec la massue abondante de votre éloquence ! »
Trancher un fleuve avec une massue abondante ! Cela est nouveau. Il est vrai qu’il s’agit du fleuve des révolutions, qui est un fleuve tout à fait à part.
Vicomte CHARLES DE LAUNAY.
Or, le jour même, l’épistolière s’empresse de reprendre ces propos (et elle récidivera d’ailleurs le lendemain), pour développer une plaisanterie à charge contre le grand écrivain :
À propos de citation, Mme de Girardin en vient de faire une pommée attribuée à je ne sais quel auteur anonyme qui n’est autre qu’un affreux blagueur menteur et floueur de ma connaissance : « trancher le fleuve des révolutions avec la massue abondante de votre éloquence », a été créé et mis au monde par un affreux Toto [17] en l’an 1840 par un beau soir de lune et de blague et une Juju, encore de ma connaissance, l’a serré soigneusement dans une magnifique collection de bocages de cornichons et de Heidenloch ou trou des Païens [18]. Et voilà comment on écrit l’histoire, ia ia monsire matame, il est son sarme [19].
Juliette Drouet puise ainsi régulièrement dans ses lectures de presse pour émailler ses commentaires de citations opportunes, mais il est en outre fréquent de trouver dans ses lettres des paragraphes entiers où elle joue elle-même le rôle d’une journaliste : elle en imite le style et joue avec les codes du genre en s’inspirant de Delphine de Girardin ou d’autres feuilletonistes qui la distraient tant. Toutefois, alors qu’il arrive à Victor Hugo de laisser d’autres œuvres de son amie – romans, pièces de théâtre, poèmes et autographes [20] – chez sa maîtresse [21], jamais elle n’en mentionne le contenu ou les qualités, alors même qu’elle les a sans doute lues. Certes, dans sa correspondance, très rares sont les auteurs des genres littéraires pratiqués par Hugo qui bénéficient de commentaires laudatifs car le culte de son grand homme, auquel elle est tout entière dévouée, éclipse totalement les talents des autres. Il n’est de ce fait pas surprenant qu’elle n’apprécie ouvertement, chez Mme de Girardin, que la feuilletoniste, puisque l’amant n’en est pas un.
Il apparaît toutefois, à la lecture des restitus de Juliette Drouet, qu’elle éprouve une certaine admiration pour la figure symbolique de la journaliste, intérêt d’autant plus soutenu que ses feuilletons ne décrient pas Victor Hugo et que le loisir innocent de leur consultation ne la prive pas de sa présence.
L’amie jalousée de Victor Hugo et l’illustre salonnière
Cependant, tout à la fois, Juliette Drouet distingue la femme de lettres de la femme réelle, opérant une scission très nette ; car Delphine de Girardin est aussi l’amie de Victor Hugo et de sa famille, et à ce titre l’écrivain est souvent invité chez elle, ce qui provoque la jalousie de la maîtresse délaissée envers la belle mondaine.
Ainsi, elle mentionne parfois les dîners ou soirées de son amant chez ses proches. Bien souvent, comme il ne lui dit pas tout, elle doit se contenter de deviner, ou signale simplement qu’il est de sortie ou invité, mais sans savoir chez qui : c’est le cas du dîner chez le couple de Girardin le surlendemain de son élection à l’Académie française [22]. On peut supposer que Hugo se confiait peu à Juliette sur ses relations privées avec le monde politique et littéraire ; nulle mention par exemple, dans ses lettres, du décès du beau-frère de Delphine, M. de Canclaux, ou encore de celui de son frère Edmond le 11 mai 1842 sous les murs de Constantine, et des billets de condoléances émues, datés du 3 novembre 1841 [23] et du 31 mai 1842 [24], envoyés alors par le poète.
N’en pas trouver le moindre mot dans la correspondance de Juliette Drouet paraît surprenant, non seulement parce qu’elle utilise généralement – au moins de façon allusive – toutes les nouvelles dont elle a connaissance pour gonfler le contenu de ses restitus, mais aussi parce qu’elle accorde beaucoup d’intérêt à Mme de Girardin, et enfin et surtout parce qu’elle est naturellement toujours très attentive aux moindres tourments de l’homme qu’elle aime.
Par ailleurs, Victor Hugo fréquente régulièrement les salons littéraires – celui de Delphine de Girardin tout particulièrement, l’un des plus prestigieux, dans sa demeure rue Laffitte ou son hôtel particulier de la rue de Chaillot –, où se retrouve tout un cercle d’amis et de connaissances influents dans les milieux des arts et des lettres, et leurs activités sont de notoriété publique. Juliette apprend ainsi par hasard a posteriori, dans les journaux et les feuilletons de La Presse principalement, ces fameux dîners artistiques où démonstrations de talents divers, joutes verbales, conversations élégantes et concours de jolis mots sont de rigueur [25].
Lorsqu’elle est ainsi mise devant le fait accompli, elle ne manque pas, dans les années 1840, de manifester régulièrement sa jalousie et sa lassitude d’être toujours celle qui passe après les visites dans la haute société et chez la belle mondaine en particulier, soulignant tantôt l’aspect coercitif du phénomène, tantôt l’attitude trop libérale de son amant :
Je ne sais quelles affreuses voix me disent à l’oreille que ton travail ne t’empêche pas de remplir les devoirs du monde ; d’aller chez Mme de Girardin […] ; d’être gai, spirituel et dégagé avec tous ceux qui t’approchent, tandis qu’avec moi tu es toujours occupé ou préoccupé [26]. Si tu ne te dépêches pas de venir je ne te verrai presque pas encore aujourd’hui et tu sais bien que demain tu donnes ta soirée à Mme de Girardin. Tu ne t’aperçois pas sans doute que tous les jours ce sont de nouveaux prétextes qui t’éloignent de moi et bientôt je ne te verrai plus du tout. Ou si tu t’en aperçois tu n’en souffres pas, au contraire puisque tu ne fais rien pour y résister et pour te soustraire à toutes les choses qui te sollicitent et qui s’emparent de ta personne et de ton temps [27].
En outre, comme Victor Hugo ne l’informe que rarement de son emploi du temps ou qu’il lui fait fort peu de comptes rendus, l’ignorance attise sa méfiance et, alors qu’elle reproche à son amant de consacrer bien trop de temps à ses affaires politiques et personnelles, elle en devient très inquisitrice :
À quelle heure êtes-vous allé chez Mme de Girardin ? Quand êtes-vous revenu ? Qui y avez-vous vu et qu’est-ce que vous avez dit et fait ? Je suis curieuse de savoir tout cela. Il me semble que je serai mieux d’après le temps que vous aurez été absent et ce que vous avez fait, si vous avez pensé à moi et si vous m’avez été bien fidèle. Dépêchez-vous donc de venir me le dire [28] […].
Toutefois, il demeure exceptionnel de trouver trace de ces réunions dans la correspondance de Juliette Drouet, car Hugo demeure en général très discret sur la grande majorité de ses escapades, pour s’épargner sans doute des reproches interminables. La maîtresse inquiète le ressent, et il lui arrive parfois de confesser l’inutilité de ses crises de jalousie :
Je ne veux pas t’empêcher de te reposer, mon cher amour adoré, et de faire tes devoirs envers le monde. Ainsi ne te prive pas d’aller chez Mme de Girardin quand tu te trouveras aux Champs-Élysées et que tu te sentiras le besoin d’y aller. Je reconnais que j’ai été parfaitement bête et supérieurement stupide hier en te demandant de n’y pas aller. Pauvre cher ange adoré, pardonne-moi. À force de t’aimer, je deviens féroce. Je m’en aperçois quand je te fais des scènes injustes [29].
Néanmoins, ce type d’aveu de pure forme n’est en général que le présage chancelant d’une brève accalmie avant une nouvelle querelle initiée par l’un ou l’autre, puisque l’écrivain, quoi qu’il arrive, ne diminue en rien la fréquence de ses visites chez son amie, avec lesquelles les liens vont au-delà de la simple harmonie littéraire. Par exemple, elle œuvre activement à sa réconciliation – après une petite brouille – avec Lamartine en 1846 [30], et elle joue surtout le rôle d’une consolatrice généreuse auprès d’Adèle Hugo lors du décès de Léopoldine, le 4 septembre 1843, alors que le poète, encore en voyage avec Juliette, ne rentre à Paris que le 16 septembre. Il lui en sera toujours profondément reconnaissant [31].
Finalement, le rapport de Juliette Drouet à ses deux principaux modèles féminins, Mme de Sévigné – disparue et donc idéalisée – et Delphine de Girardin – contemporaine et très liée à Victor Hugo –, a ceci de singulier qu’en général elle les jalouse tout autant qu’elle les admire et souhaiterait tant leur ressembler. Ce dernier sentiment l’emporte de peu car, prisonnière consentante par amour mais parfois féministe et souvent indocile par nature, elle envie probablement le statut dont elles jouissent, ainsi que leur liberté de mouvement et leur indépendance d’esprit dans une société laissant peu de place aux femmes ; et tout à la fois, elle éprouve indéniablement une inclination viscérale pour les talents, intellectuels et littéraires principalement, dont elle estime être dépourvue, ce qui explique de fait l’amour inconditionnel qu’elle voue à son cher poète, à sa personne assurément mais sans aucun doute a priori à son génie.
La rivale dramaturge
Juliette Drouet éprouve par ailleurs un autre sentiment ambigu envers Delphine de Girardin, la dramaturge. En effet, alors que les feuilletons de La Presse défendent souvent les intérêts de Victor Hugo, il en va tout autrement de ses pièces de théâtre qui entrent en concurrence avec celles du grand homme.
Ainsi, en février 1843, un nuage assombrit la relation des deux amis : les répétitions de Judith avec Mademoiselle Rachel dans le rôle-titre, programmée par la Comédie-Française pour une première le 24 avril 1843, et celles des Burgraves, pièce très attendue puisque Hugo n’a rien donné au théâtre depuis cinq ans, se déroulent en même temps, et c’est à laquelle passera la première. Tout en redoutant de se brouiller avec Mme de Girardin comme il avait pu le faire avec Vigny dans des circonstances semblables, Hugo œuvre subtilement dans son intérêt et réussit à être représenté le premier dès le 8 mars, ce qui n’empêche pas Juliette, pour laquelle le choix était évident, d’appréhender ce duel différé. Tout en appelant de ses vœux une mauvaise situation météorologique idéale pour favoriser l’afflux de spectateurs à chaque représentation des Burgraves, elle pressent bien que le temps leur est compté et que la programmation imminente de Judith à la suite n’est guère à leur avantage :
Voici enfin le mauvais temps revenu. Quel bonheur ! du moins pour ce qui reste de représentations car avec les haines qu’il y a et la pièce de Mme Girardin avec Mlle Rachel passant à Pâques, je crains que nous n’ayons pas longtemps à profiter de ce magnifique mauvais temps. Enfin, quoi qu’il arrive, prenons toujours ce que le bon Dieu nous envoie et remercions-le. Je voudrais bien avoir à le remercier demain d’une bonne représentation. En attendant, je le prie pour qu’il envoie la peste et le choléra-morbus à tous les ennemis et je t’aime plus que jamais [32].
Juliette Drouet souligne par la suite le succès en dents de scie de la pièce, qui alterne selon ses dires les bonnes et mauvaises représentations ; elle critique les ennemis de Hugo, espère une intervention de ses amis, et demeure par-dessus tout persuadée que l’ombre de Mme de Girardin et de sa protégée Rachel est toujours trop pesante :
Il est vrai qu’il y a une autre présence fort plus redoutable que ces odieuses cabales. C’est Rachel dans un rôle nouveau. Nous ne pouvons rien contre celui-là mais nous pouvons dire qu’en fait d’administration le théâtre est passé maître pour les maladresses de toutes sortes ; et celle de faire couper les représentations de ta pièce par une création nouvelle de Mlle Rachel est une des plus pommées si ça n’est pas autre chose [33].
Pâques arrive, et avec lui, les grands débuts de Judith. Juliette est très préoccupée, méfiante comme toujours envers le monde du théâtre dont elle connaît d’expérience, pour en avoir été souvent victime, les jalousies, les perfidies et les cruautés, mais sans jamais s’attaquer à Mme de Girardin elle-même :
C’est demain que va commencer pour ta pièce l’épreuve de Pâques. Je voudrais comme toi que ces deux représentations soient passées et savoir qu’elles n’ont fait aucun mal. Mais il n’en resterait pas moins la pièce nouvelle qui sera dans tous les cas très préjudiciable aux Burgraves à cause de Rachel. Je comprends du reste ta générosité envers Mme de Girardin mais il n’en est pas moins vrai que le théâtre comptant sur ta pièce ne s’est pas conduit avec loyauté. Rien ne peut m’ôter de la tête qu’il n’y ait pas dans toute cette affaire un peu de trahison de ce côté-là. Tout cela n’empêchera pas, comme tu dis, qu’elle ne prenne la pièce en temps et lieu et qu’elle ne devienne une des pièces les plus productives. Mais en attendant on lui tord le cou pour lui apprendre à vivre [34] !
Hugo n’est cependant pas de son avis et, pour entretenir ses bonnes relations avec son amie, il assiste aux répétitions de la pièce concurrente, tout en promettant le contraire à sa maîtresse qui souffre de ses mensonges et dissimulations.
Quant à Delphine de Girardin, qui avait bien pressenti que la pièce lui ferait peu d’ombre, elle avait raison, puisque Les Burgraves disparaît de l’affiche pour lui laisser la place dès le 24 avril. Victor Hugo se rend à la première, et Juliette Drouet s’en montre profondément affectée dans cette lettre pleine de rancœur à peine contenue :
J’en étais bien sûre que cette visite inaccoutumée cachait quelque affreux désappointement pour ce soir. Tu n’as pas pu y tenir ; il a fallu que tu allasses à cette représentation. Je sais bien qu’il y a des raisons pour t’excuser. Mais ce qui me blesse plus que je ne puis te le dire c’est cette continuelle cachotterie, ce mensonge de tous les instants que tu me fais sans raison aucune si ce n’est pour te moquer de moi. Je trouve que si tu m’aimais et si tu m’estimais un peu tu ne ferais pas ce que tu fais. J’ai le cœur plein de tristesse et de dégoût. […]
J’espère que Mme de Girardin sera contente, que Mlle Rachel sera heureuse car tu auras fait le paladin et le galantin à tout crin ce soir. […] Qu’importe que je souffre si tu as brillé ce soir, qu’importe que je crève de jalousie [plusieurs mots illisibles] sur la tête si tu t’amuses et si tu es heureux. […] Mais la pièce doit être finie depuis longtemps ? Il est vrai que c’est justement après la pièce que ton rôle commence. Allons bon succès et bonne chance, bravo et bravi surtout [35].
Mais pas plus de succès pour Judith – un succès d’estime – qui ne connaît en 1843 que sept représentations, ce qui a aussi pour effet de calmer d’autant plus les accès de jalousie de Juliette que cela jette un petit froid entre Victor Hugo et Delphine de Girardin, tous deux piqués dans leur amour-propre.
Ses démons la reprennent toutefois en 1847, lorsque le Théâtre-Français donne la première représentation de Cléopâtre, tragédie en cinq actes, le 13 novembre, avec Rachel, à nouveau, dans le rôle-titre :
Je vous préviens que si vous me trompez de là à là, je ferai un MALHEUR sur votre auguste personne. Je vous SUICIDERAI je vous PÉRIRAI. Vous pouvez y compter comme si vous l’étiez déjà. Je vous permets de conduire Dédé à Cléopâtre […], c’est bien honnête comme cela et mes moyens ne m’en permettent pas davantage. C’est à vous de faire le reste, c’est-à-dire de ne RIEN FAIRE À PERSONNE qu’à moi. Voilà mon ULTIMATUM. Vous comprenez cette langue diplomatique. C’est à vous de vous y conformer [36].
La maîtresse esseulée s’inquiète en effet une fois de plus des liens de familiarité existant entre Hugo – et sans doute d’autres femmes présentes à la première – et Delphine de Girardin, et elle le fait savoir chaque jour avant les débuts de la pièce.
Cependant, bien que le succès soit un peu meilleur que pour Judith, il n’y a malgré tout que quinze représentations. Et Juliette Drouet ne se préoccupera plus guère, désormais, de ces jeux de compétition théâtrale, car plus jamais Victor Hugo n’aura l’occasion d’être à nouveau en concurrence avec Delphine de Girardin : en effet, il vient de fuir en exil lorsqu’elle représente ses nouvelles créations ‒ la suivante, C’est la faute du mari au Théâtre-Français, en 1851 ‒, et elle a déjà disparu à son retour en France.
L’initiatrice des tables tournantes
Enfin, au tout début des années 1850, pendant l’exil à Jersey, il n’est plus question des Girardin dans les lettres de Juliette Drouet car Victor Hugo ne peut naturellement plus fréquenter le couple resté à Paris. Cependant, il continue d’entretenir une correspondance avec Delphine, dans laquelle ils discutent politique et littérature. Ainsi, tandis qu’il est installé à Marine-Terrace avec sa famille, le poète invite à plusieurs reprises son amie, secrètement rongée depuis quelques années par un cancer de l’estomac, à venir lui rendre visite, et elle arrive enfin le 6 septembre 1853, accompagnée de sa femme de chambre.
Alors, Mme de Girardin, comme le souligne Jean-Marc Hovasse, en tant que « l’une des premières et des plus ferventes adeptes [du spiritisme,] ce nouveau jeu de société [37] » venu des États-Unis dès 1852 et pratiqué dans les soirées mondaines de la capitale en 1853, initie avec obstination et une grande « ardeur de propagande [38] » ‒ selon les mots d’Auguste Vacquerie qui consigne le déroulement des séances ‒ le cercle hugolien à la « science nouvelle [39] » des Tables dites tournantes ou parlantes. Et tandis qu’elle ne reste qu’une semaine, les réunions vont tout de même se poursuivre et durer plus de deux ans.
Pour sa part, même si Hugo observe tout ceci avec circonspection [40], il n’en demeure pas moins que cela l’intéresse et l’interpelle, car il a pu lui-même constater l’étrangeté de certains phénomènes dix ans plus tôt à Paris : il participe ainsi avec curiosité aux séances par intermittence, et « dialogue avec les esprits les plus illustres […] et les formes les plus abstraites [41] […] ».
De son côté, Juliette Drouet, installée non loin de Marine-Terrace, connaît ces nouvelles activités, non seulement car son amant s’absente davantage encore, mais surtout parce qu’il lui fait recopier les premiers procès-verbaux des séances, tantôt solennelles, tantôt plus légères. Tout aussitôt ou presque, dès le 14 septembre, elle consacre deux longues lettres au nouveau phénomène ; et alors qu’elle-même est d’ordinaire plutôt superstitieuse, elle désapprouve et met son grand homme en garde.
Comme elle est encore tenue à l’écart du cercle hugolien, Juliette n’assiste pas aux réunions. Elle ne le souhaite pas de toute façon puisqu’elle affirme : « Quant à moi, je ne veux pas me livrer à cette curiosité. J’ai d’ailleurs assez d’autres tablatures ici-bas sans aller chercher parmi les spectres [42] » ; mais cela dissimule mal une peur viscérale de ce qu’elle associe à de la « magie », de la « sorcellerie » ou des « diableries », pernicieuses selon elle pour la santé mentale, celle de Victor Hugo d’abord, et la sienne ensuite :
[J]e sens que ce passe-temps a quelque chose de dangereux pour la raison, s’il est sérieux, comme je n’en doute pas de ta part, et d’impie pour peu qu’il s’y mêle la moindre supercherie [43]. Quant à moi, mon Victor, je sens que je ne suis pas assez grande équilibriste pour tenir ma raison droite dans cette espèce de gymnastique du monde fantastique et du monde réel. Et si je me livrais longtemps à cet exercice vertigineux, je ne tarderais pas à mêler dans ma pauvre tête la terre et le ciel, Dieu et M. Bonaparte, les fées et les cocottes, la nuit et le jour, le mal et le bien, l’amour et la folie. Aussi, si tu m’en crois, tu ne m’associeras pas davantage à cette magie de bois blanc et tu me laisseras t’aimer sur la terre en attendant que j’aille t’adorer dans le ciel [44].
Toutefois, pas une seule fois Juliette Drouet ne cite le nom de Delphine de Girardin, pourtant responsable de cet engouement qu’elle juge délétère, et ceci est en soi une nouvelle preuve du grand respect qu’elle éprouve pour elle.
Quoi qu’il en soit, malgré ses réticences, elle s’intéresse tout de même de près aux propos ‒ qu’elle recopie ‒ tenus par les esprits, lorsqu’elle y trouve par exemple une menace pour Hugo, qui ne tient naturellement pas compte de ses avertissements. Mais elle est surtout agacée par l’intérêt et donc le temps que l’amant consacre, surtout au début, à la Table, et elle exprime comme à son ordinaire son impatience ou sa mélancolie sous couvert de menaces – arrêter ses restitus, laisser l’objet les rédiger à sa place, ou se transformer elle-même en esprit – et de longs développements humoristiques. La Table personnifiée devient dès lors une autre ennemie dont elle est jalouse, comme elle l’était de l’Académie avant l’exil, et dont elle présente les appas physiques et intellectuels comme supérieurs aux siens :
Pourquoi, au lieu de n’être qu’une simple bûche, le malin esprit ne m’a-t-il pas un peu façonnée en balle magnétique, alphabétique, algébrique, chromatique et fantastique. J’aurais votre visite plus souvent et plus longtemps, pourtant je suis peut-être du bois dont on en fait mais cela ne suffit pas pour intéresser votre curiosité et vous inspirer confiance dans ma collaboration poétique et musicale. […] Si je savais qu’en me mettant une jambe de bois je puisse toquer des vers comme les vôtres, je m’en paierais une tout de suite et je supplanterais votre guéridon d’un seul coup… de pied. Malheureusement mes moyens ne me le permettent pas. N’est pas sorcier qui veut, je le sais [45].
Cependant, dès la fin de 1854, les séances s’espacent déjà. Et c’est alors, en janvier 1855, que Juliette se hasarde très tardivement, à la demande de Hugo, à ce qui semble être sa seule expérience, avortée dans l’instant parce qu’elle souffre d’une violente migraine :
J’ai bien regretté hier de n’avoir pas pu persister dans l’exercice de la table puisque cela t’intéressait mais j’étais si nerveuse et si souffrante que j’ai dû y renoncer tout de suite. La première fois que tu auras le temps et le désir d’essayer de nouveau à faire parler la table, je me mets à ta disposition trop heureuse de te faire un petit plaisir aux dépens de ma répugnance instinctive pour ce genre de curiosité [46].
À la lecture de cette lettre, il apparaît clairement qu’elle ne s’est livrée à cette tentative unique et fort infructueuse que pour satisfaire l’amant, mais l’objectif et le contexte d’une telle entreprise demeurent inconnus.
Puis les réunions cessent définitivement peu avant le départ pour Guernesey, après la crise de démence, dit-on, de Jules Allix, l’un des participants. Mme de Girardin, « blanche magicienne [47] », n’a pas le temps de revenir à Jersey et Victor Hugo la remercie début 1855 des distractions qu’elle leur a procurées à Marine-Terrace, poétiquement qualifiées d’« horizon mystérieux qui change la perspective de l’exil », de « fenêtre ouverte [48] » et de « miracles sous forme de Tables [49] ». Juliette Drouet, en revanche, n’est certainement pas de cet avis, elle qui a toujours souligné « [s]on peu de sympathie et d’affinité avec les esprits », « les tables cancanières [50] » et ce « commerce avec l’autre monde [51] » ; et si l’on ne trouve pas trace de son soulagement dans sa correspondance, il ne fait nul doute qu’elle l’ait à un moment ou un autre exprimé oralement.
Juliette Drouet, la modeste petite bretonne orpheline devenue comédienne courtisane par nécessité, ménagère vertueuse par amour et prolixe épistolière par obligation, avait une considération toute particulière pour le personnage de Delphine de Girardin, sous toutes ses facettes. Au fil des lettres qu’elle adressa à Victor Hugo, cela transparaît dans les propos qu’elle tenait à son égard mais aussi dans sa façon de la mentionner. En effet, alors que d’ordinaire l’épistolière n’hésitait pas à s’en prendre avec virulence au physique, aux qualités morales et aux capacités intellectuelles de ceux ou celles qui lui déplaisaient ou faisaient, d’une manière ou d’une autre, du tort à son amant ou au temps qu’il pouvait lui consacrer, jamais elle ne s’autorisa à écrire de la sorte sur l’écrivaine, qui n’était citée que sous ses seuls patronymes ou noms d’artiste. En outre, tandis que Juliette – souvent misanthrope dans l’intimité de sa restitus – montrait un talent certain pour la pièce satirique en associant toutes sortes de qualificatifs très imagés aux personnalités de son époque, même lorsqu’il s’agissait des amis de Hugo, ce ne fut jamais le cas pour Mme de Girardin, qui valait ainsi sous sa plume par et pour elle-même. C’est pourquoi elle se garda toujours de l’accuser – sans épargner d’autres femmes pour autant – de « bas-bleuisme », comme le firent pourtant si souvent ses détracteurs conservateurs.
Lorsque la femme de lettres disparut, le 29 juin 1855, Victor Hugo ne l’apprit que le 3 juillet. Très affecté, le poète écrivit le jour même à Paul Meurice ce billet plutôt sobre :
Mme de Girardin. Quel malheur ! Il y a deux ans, elle était ici avec lord Raglan. Les voilà morts tous deux presque au même moment. Pourquoi cette conjonction de fatalité entre ce lord quelconque et cette grande âme ? – Je viens d’écrire à Émile de Girardin. Nous sommes navrés de cette mort [52].
Or, toujours le 3 juillet, nous savons par la lettre quotidienne de Juliette Drouet que l’écrivain se rendit chez elle le matin, qu’elle était absente, et qu’elle ne reprit sa restitus que vingt-quatre heures plus tard, ce qui peut être en soi l’indice qu’il s’était passé entre-temps un événement d’importance. Le sujet demeure nébuleux mais le ton employé, l’écriture très maladroite – voire illisible – et les commentaires que fit l’épistolière peuvent laisser imaginer que, très émue elle-même, elle tentait de consoler son grand homme moralement éprouvé :
Cher adoré bien-aimé, il s’est écoulé vingt-quatre heures entre le commencement et la fin de cet insipide gribouillage et bien des émotions diverses se sont mêlées dans l’intervalle à mon amour toujours plus tendre et plus dévoué de chacune des minutes qui s’ajoutent à ma vie. Je ne sais pas si tu peux me comprendre car ma plume bégaie toutes les douces pensées de mon âme. C’est ce qui me retient très souvent de t’écrire tant je suis honteuse de mon infirmité d’esprit. Autrefois je n’avais besoin que de baisers pour ponctuation, aussi cela allait tout seul et je trouvais moyen de produire quotidiennement [illis.] grandes restitus de tendresses très serrées à la seule force de mon amour. Mais maintenant, je t’aime plus que jamais mais si stérilement que [plusieurs mots illisibles] [53].
Il est peu probable qu’elle ne soit pas épanchée, dans une restitus, sur cet événement douloureux pour son amant comme pour elle. Il nous manque néanmoins la lettre essentielle du 5 juillet 1855, si elle existe, pour confirmer notre intuition. Dès lors, nous ne pouvons aujourd’hui que supposer ce que Juliette Drouet avait bien pu ressentir à la disparition de Delphine de Girardin, cette femme qui, pendant au moins vingt-cinq ans, avait rythmé ses lectures, ses distractions, ses rêves, ses jalousies, ses inquiétudes, exerçant sur elle une séduction aussi puissante que sur la société de son temps.