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Aurélie MOUTON REZZOUK

Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle / IRET – CÉRÉdI – EA 3229

Déployer le poème. La poésie dans l’exposition : de la mise en espace de l’œuvre au parcours des corps


Texte complet


Lorsque le texte poétique fait irruption dans l’espace muséal, ou que l’exposition s’empare du texte poétique, selon les modalités les plus diverses – d’une exposition consacrée à un poème unique, ou à l’ensemble de l’œuvre d’un poète, ou encore à tout autre chose, jouant du poème comme d’un commentaire, un contrepoint, une contre-voix – lorsque l’espace d’exposition accueille le poème, donc, le texte comme l’espace de l’exposition se trouvent pris au jeu des corps et des parcours – déambulation et inertie, progression ou régression, suspension et rebonds. Le poème s’y frotte à d’autres objets, épouse d’autres supports, rencontre, génère et modèle d’autres pratiques, d’autres régimes de réception.

Nous chercherons à montrer que l’exposition du poème se veut essentiellement performative, qu’elle joue des moyens propres à la scénographie pour ouvrir au corps du visiteur un espace interstitiel, une brèche, une faille dans l’espace du poème – dramatisant, en quelque sorte, aussi bien le geste scriptural que l’instant, ou les instants, de la réception, gestes et instants qu’elle tend à superposer, sinon à confondre ; qu’il est ainsi possible de cerner les contours d’une poétique propre à l’exposition, qui tout à la fois épouse, seconde, rejoue et déjoue le texte poétique. Il s’agirait d’« actualiser » aussi bien le geste graphique, offert non seulement comme métaphore, ou métonymie, de la création poétique, mais encore comme inscription vive de la main du poète dans l’espace offert, que l’appropriation du texte comme de l’impulsion du poème, acte de réception dont l’exposition réaffirme la pertinence, voire l’urgence, et la légitimité, et lisible dans le trajet des corps, dans la chorégraphie de la visite. Au cœur de l’exposition, donc : le corps, celui du visiteur, un corps qui se meut, qui se tourne ou se détourne, se penche, se recule, s’avance, s’échappe. Nous chercherons à réfléchir à cette gestuelle induite par l’exposition, cette marche du, et dans le, poème.

Pour ce faire, cette étude se consacrera à la poésie de René Char, et des expositions, relativement nombreuses, auxquelles son œuvre poétique a donné lieu. C’est que Char n’a cessé d’œuvrer pour les expositions – écrivant, par exemple, pour ses « alliés substantiels », des textes destinés aux catalogues d’exposition [1], et réciproquement, nombre d’expositions d’art prennent appui sur ce « dialogue », cette « conversation souveraine [2] » que le poète entretenait avec eux, manuscrits enluminés par Char lui-même ou par d’autres, livre d’artiste, frontispices, – à la fois prétexte et matière de l’exposition.

Le présent travail s’appuie donc à la fois sur les archives d’expositions conservées à la BnF, sur les archives de la fondation Maeght, sur des entretiens, des échanges avec scénographes et commissaires d’exposition, sur les catalogues, bien sûr, et à l’occasion sur les comptes rendus et critiques parus dans la presse. Huit expositions ont donc été examinées pour cette étude :

– Georges Braque / René Char, Université de Paris / Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Paris, 1963 ;

– René Char, 6 avril-6 juin 1971, Fondation Maeght, Saint Paul de Vence, puis 20 octobre-15 décembre 1971, Musée d’Art moderne de la ville de Paris ;

– René Char : manuscrits enluminés, BnF / Galerie Mansart, 16 janvier-30 mars 1980 (commissariat Antoine Coron) ;

– René Char, faire du chemin avec…, Palais des Papes festival d’Avignon, 1990 (commissariat Marie-Claude Char) ;

– Voisinages de René Char, Musée des Beaux-Arts Denys-Puech, Rodez, 2 juin-16 septembre 2001 (commissariat Laurence Imbernon) ;

– René Char et ses alliés substantiels, artistes du XXe siècle, 12 juillet-28 septembre 2003, Hôtel de Campredon / maison René Char, L’Isle sur la Sorgue (commissariat Marie-Claude Char, scénographie Massimo Quendolo) ;

– René Char, 4 mai-29 juillet 2007, BnF / François Mitterrand (commissariat Antoine Coron) ;

– René Char, paysages premiers, 6 juillet-30 septembre 2007 (en parallèle avec l’exposition de la Bnf pour le centenaire de la naissance de Char), à l’Hôtel de Campredon / maison René Char, L’Isle sur la Sorgue (commissariat Daniel Abadie).

Le matériau dont nous disposons pour cela comprend d’abord le corpus constitué par les expositions elles-mêmes, notamment à partir des traces que constituent les archives d’exposition (photographies en premier lieu, dossiers de presse, documents d’accompagnement à la visite). Mais il convient de considérer dans le même mouvement la perspective de l’expositeur d’abord (ses intentions, les valeurs qu’elles manifestent, et les représentations de la poésie au titre desquelles il conçoit et met en œuvre les missions qu’il se donne), à partir de ces mêmes archives, mais également d’entretiens, et celle de la réception ensuite (études de publics, transcriptions des propos de visiteurs en cours de visite et analyse des parcours de visite, entretiens, livres d’or).

Pour autant, notre propos n’est pas exclusivement de rendre compte des expositions consacrées à René Char, mais tend également à définir des possibles ouverts au poème par l’espace de l’exposition, cette poétique de l’exposition à laquelle tendent les expositions avérées – sans toutefois en épuiser le champ : il y a, en effet, matière à penser, à tenter, à désirer au-delà. Nous essaierons de montrer dans cette perspective combien la poétique de René Char non seulement se prête au jeu de l’exposition, mais aussi, plus profondément, permet de penser et de modéliser cette gestuelle singulière à laquelle l’exposition donne lieu (au sens propre : accueil, espace, matière) ; autrement dit, d’explorer ces voies que la poésie de Char ouvre à l’exposition, ce que la poésie fait à l’espace, et au corps du visiteur qui s’y inscrit. Prolongements architecturaux, conséquences scénographiques, il s’agira de prendre tout à fait au sérieux la parole volontiers injonctive de Char, et de nous livrer à une certaine dimension exploratoire, voire prescriptive, de la critique. En d’autres termes, nous nous proposons, symétriquement, de considérer ce qu’il advient de la poésie de René Char dans l’exposition, et de plonger l’art de l’exposition dans la poésie de Char, comme dans un bain révélateur, pour voir ce qu’il en advient.

À un certain nombre de gestes professionnels (techniques, artistiques) auquel se livre l’expositeur répondent, donc, en regard, une gestuelle du visiteur. Nous proposons de les explorer en trois temps, qui sont autant de d’emprunts à la parole du poète – de tropes : la « commune présence » ; la « parole en archipel » ; la « marche du poème ».

Commune présence [3]

L’exposition littéraire peut être définie comme un espace de visibilité, de lisibilité, ordonné par un propos, par un discours, un espace dans lequel le poème – et le visiteur –sont d’abord pris dans un jeu de surfaces, surfaces plurielles, surfaces offertes à la lecture et surfaces pliées, cachées, dérobées à la vue dans l’épaisseur du livre.

La visibilité du poème est notre propos, dans sa diversité et sa richesse, ses méandres et son éclat. Car la poésie a besoin pour être et pour nous parvenir d’emprunter une apparence matérielle et sensible, d’accepter un support et des relais. Elle n’est pas enclose dans les pages du livres, ni dans le feuillet manuscrit, ni dans la voix du récitant. Elle ne dépend pas de la réussite d’une typographie ou de la justesse d’une illustration. Pourtant elle n’existerait pas sans un mode d’extériorisation qui lui ouvre le dehors, favorise sa respiration et sa lisibilité, et surtout l’aide à se détacher de la singularité, des limites et même du rayonnement de celui par lequel elle nous est transmise. Par cette rupture liminaire qui lui donne existence et disponibilité, elle s’offre à tous [4].

Dans l’exposition, dire, c’est d’abord montrer. Ce que l’on cherche, plus que la preuve, c’est le signe, la trace. Il faut pour l’expositeur plonger dans la matière, qui limite et contraint :

Toute exposition de documents originaux obéit à une série de contraintes. La première est de restreindre le choix des thèmes et des textes à ceux que l’on peut présenter physiquement. Comment, figurer, par exemple, l’influence de Nietzsche sur Char en l’absence de texte écrit et sans avoir mis la main sur un livre annoté [5] ?

Il s’agit dès lors pour le visiteur de traquer ce qui lui est offert : cette présence de l’écrivain n’est pas envahissement de l’espace d’exposition par le corps même du poète, saturation (vaine) par sa présence [6] – en particulier, aussi paradoxal que cela puisse paraître, de son vivant.

Nous nous sommes efforcés de présenter l’œuvre poétique de René Char, d’éclairer les circonstances occasionnelles ou essentielles qui l’ont provoquée, et de rendre présents, à ses côtés, les « alliés substantiels », peintres, philosophes, écrivains, qui ont croisé sa route ou avec lesquels s’est engagé le dialogue et approfondi l’échange. Nous avons laissé presque dans l’ombre la personnalité du poète et négligé l’oscillation de l’auteur derrière son œuvre, pour la raison qu’il est vivant, c’est-à-dire sur d’autres chemins, loin de la maison édifiée, en marche, et occupé à de nouveaux préparatifs. Nous pouvions d’autant moins faire irruption sur le chantier récent qu’il était sans clôture ; ainsi ce qu’il a lui-même reçu, livres, lettres ou témoignages, n’a pas été produit. La vérité de l’œuvre rend nécessaire l’effacement du poète ou son écart. Les traits contradictoires de son visage de vivant, l’élan de sa générosité, sa vigilance anxieuse ne se trouvent qu’en filigrane dans la trame de l’écriture déployée. Toutes les tentatives pour le presser de questions ne conduiraient qu’à un odieux simulacre et à la vaine paraphrase du poème dont il est né, et dont il est exclu, dont il est l’étranger par excellence, appelé en avant de nous par la très réelle chimère à laquelle il doit, une nouvelle fois, donner son sang et accorder son souffle, afin qu’elle devienne visible, demain, dans sa montée au jour.

Traces, et non preuves – dirait Char :

Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver [7].

Mais cette plongée est une plongée en surface : elle joue de l’espace comme d’une variable temporelle, déployant la parole poétique sur, ou juste sous, les surfaces et les volumes, pour rendre possible le suspens, la stupeur, l’offuscation [8].

Si ce que je te montre et ce que je te donne semblent moindre que ce que je te cache, ma balance est pauvre, ma glane est sans vertu [9].

Explorons donc, pour commencer, trois surfaces possibles : celle de la page et de la cimaise, qui sont celles de l’écriture ; celle de la voix ; celle de l’œuvre plastique, surface peinte ou sculpture.

La main

Au cœur de cette scénographie de l’exposition, la mise en scène d’une présence de l’écrivain, le fantasme d’une corporéité de la parole poétique, dévolue non pas à des corps disant, mais à des objets, des médias, relais et interprètes du poète – et du poème. Très souvent, le dispositif s’organise autour du manuscrit, original sous vitre, ou fac-similé conquérant l’espace de la cimaise, manuscrit dont Paul Valéry parle comme du

graphique de[s] impulsions [de l’écrivain], de ses variations, de ses reprises, en même temps que l’enregistrement immédiat de ses rythmes personnels, qui sont la forme de son régime d’énergie […] le lieu de son regard et de sa main, où s’inscrit de ligne en ligne le duel de l’esprit avec le langage, de la syntaxe avec les dieux, du délire avec la raison, l’alternance de l’attente et de la hâte – tout le drame de l’élaboration d’une œuvre et de la fixation de l’instable [10].

Il s’agit donc, via le manuscrit ou le fac-similé de rétablir un espace de disponibilité, un temps présent de l’écriture, qui tout à la fois manifeste la présence de l’écrivain, et l’actualité de l’émergence d’une parole à l’état naissant, indéfiniment prise dans le geste créateur qui lui a donné naissance : « Une poussière qui tombe sur la main occupée à tracer le poème, les foudroie, poème et main [11]. »

Le cahier des charges de la scénographie de l’exposition de 2007 met ainsi l’écriture au cœur de l’exposition :

L’exposition doit donner une grande place au texte et à l’écriture de René Char. Sa calligraphie très lisible pourra être reproduite en grand format sur différents supports avec un traitement graphique et pourra constituer l’un des points forts du projet graphique de l’exposition ; un choix de citations sera effectué à cet effet [12].

Pour l’exposition de 1980, un critique évoque « les carrés d’une écriture haute, ferme, soigneusement, légèrement penchée, qui alterne avec les lignes qui lui font face ou lui tiennent tête, l’illustrent ou la transpercent [13] ».

C’est une main écrivant, en prise avec la matière de la page, de l’outil, qui est donnée à voir, et il est aisé de faire un parallèle entre cette cursivité du geste de l’écriture exhibée sur les cimaises, et cette ligne que René Char décrit chez Miró, qui dynamise et vectorise le regard :

La main, déliée, suit l’outil. Mais elle guette cette présence concrète, chaque fois différente, plume, burin, pinceau, pour en épuiser les exigences, pour les fondre au geste qui a déclenché la ligne, qui mène à ses fruits : accomplissement qui est devenu aussitôt double, car dans sa démarche la ligne est désormais expression de l’outil autant que conséquence du geste. Outil, geste, disparu l’un dans l’autre, enrichis l’un par l’autre [14].
Ainsi la ligne de Miró a-t-telle chaque fois un désir, qu’elle suit tout en le découvrant. Et c’est elle, cette direction entrevue, qui fera le partage entre la liberté et le geste arbitraire, entre la jouissance et le signe sans faveur. Que le parcours ainsi créé soit enjoué à loisir, il a toutes les chances de rester éblouissement devant la découverte, et non pas redondante satiété [15].

À propos de l’exposition Faire du chemin avec…, au Palais des Papes en Avignon, en 1990, Yves Peyré, dans un article intitulé « l’accomplissement plastique », souligne l’importance, « l’impératif de voir » auquel « ne peut se soustraire » l’œuvre poétique :

Il sait que la buée de son souffle prend sur la page la forme d’un dessin. […] Les mots, qui sont son bien, son corps, jouent au reste moins avec la dispersion sur le blanc qu’ils ne s’inscrivent assez classiquement dans un pavé encore probable. Mais l’éclat est dit par la brièveté du paragraphe, de la phrase, de la bribe [16].

Pour l’exposition de 1980 à la BnF, René Char, Manuscrits enluminés [17] un critique écrit :

La galerie Mansart s’est changée en un lieu étrange […], un admirable lieu indiscret où s’expose, alliance ou confrontation, la poésie en son plus simple appareil, entourée de ses alliés naturels, les visions et les couleurs des peintres amis. Sur les murs, à hauteur de lecture, poèmes et aphorismes jonchent les pages ; à hauteur de regard, les accompagnements graphiques jouent avec les textes. Le visiteur est pris dans une intense complicité. […] Peut-être, et tout d’abord, s’installe le plaisir de retrouver dans leur graphie des textes et des poèmes déjà connus dans leur typographie la plus courante. Le manuscrit, manifestant une parole sous entendue, révèle ce qui fut savoureux au poète, la satisfaction du geste scriptural d’une haute et ferme écriture, celle qu’autrefois les anciens maîtres d’école enseignaient à la main, merveilleusement lisible et presque jamais hésitante. La main trace une voie en train de se frayer dans la matière des mots, main que surveille l’œil et non sans jouissance. Une poésie d’inscription, qui laisse sa marque fascinante d’émotion et de vouloir, insérée dans la trame du visible, pour y demeurer. […] Visiter du regard cette exposition, c’est se rendre compte qu’on ne lit pas de la même façon qu’auparavant le poème. Qu’il se donne là, entouré de ses échos graphiques, comme une offrande durable.

Nous voici donc aux côtés du poète, amenés à refaire avec lui les gestes qu’il fait : choisir, saisir l’objet, parcourir du regard ces murs et ces points d’accroche au regard et à la pensée qui nous entourent :

Cette exposition n’est, au vrai, qu’une gigantesque table de travail où le poète manie avec l’eau remuée des courants, les cailloux polis aux remous, des œuvres, des traces, le ciel et la foudre, la nuit et la lumière refaite en elle, abritée de la main [18].

Ou, pour l’exposition de 2007 :

La présentation de manuscrits de travail des poèmes, d’épreuves corrigées pour les éditions, et la correspondance avec son éditeur privé Pierre André Benoit (fonds PAB) devrait permettre au visiteur de rentrer « dans l’atelier du poète » et d’appréhender la méthode de travail de l’artiste. L’écriture parfois énigmatique de certains textes pourra être ainsi éclairée afin de permettre au visiteur d’en décrypter le sens [19].

Cette monstration dramatisée de l’écriture en acte, cette scénographie de l’inscription, de l’« entaille », fait brèche dans le texte, ouvre au déploiement, au dépliement, elle permet l’entrée, l’accès au poème. Il faut avoir le temps d’explorer la langue avec le poète, de traquer avec lui le mot jusqu’à ce que « s’incarne » l’idée, l’image, la poésie. C’est, là encore, très explicite dans l’exposition de 2007 :

L’œuvre, si elle se lit puis facilement dans son inscription fastueuse, nous intéresse aussi dans son processus créateur, à sa naissance. Parce qu’elle est souvent perçue comme oraculaire, la parole de Char semble naître toute armée de fulgurance et d’éclat. C’est oublier qu’il fallait à l’oracle, pour répondre à la question posée, un certain temps. Ce temps d’élaboration, Char, à la différence d’autres poètes comme Pierre Jean Jouve, n’en cèle rien, au contraire. Le nombre des premiers jets, des manuscrits de travail, des versions corrigées, qu’il a confiés à celles qu’il aimait, à ses amis, ou qu’il a cédés aux amateurs de ses livres et de sa poésie forme un ensemble considérable où puiser [20].

La rature comme la multiplicité des versions, des supports, ici arrête, de façon assez vertigineuse, le lecteur, ménage des temps de suspens ; mais cet arrêt est donc essentiellement tension, dynamique, il relance le regard et les corps, vers d’autres textes, d’autres supports, d’autres propositions – de nouvelles traces. Et ce sont donc autant de gestes, de postures : parcours des regards, parcours des corps. La plongée dans le poème est d’abord une occupation singulière de l’espace.

Penchez-vous, penchez-vous toujours davantage, recommande le poète [21].

Envisageons donc ceci, un instant : qu’un texte, une écriture, puisse prendre possession de l’espace de la cimaise, mais aussi de ses murs, de ses sols, de ses plis. Qu’il fasse surface, qu’il fasse texture. Que l’exposition fasse place nette pour une écriture qui enserre, qui rature l’espace, qui l’entaille ; une écriture qui appelle la voussure, la dérobade, la cambrure, le recul et l’avancée, le pas en arrière et la scrutation.

La voix

Présence du poète et présent du poème se manifestent ensuite par le déploiement du poème dans l’espace sonore de l’exposition. Il s’agit d’organiser autant de rencontres.

L’exposition de la fondation Maeght proposait « un montage sonore, faisant entendre les enregistrements de poèmes, dits par René Char lui-même, Laurent Terzieff, Hélène Martin, la Compagnie Jaques Guimet, Loleh Bellon, Albert Camus [22] ».

Dans l’exposition de 2007 sont proposées 14 lectures de poèmes de Char, par lui-même d’abord (« Evadné », « Le bouge de l’Historien », « Marthe », « Le bois de l’Epte », « Lettera Amorosa », « Dernière marche », « Effacement du peuplier », « Faim rouge »), cette « voix rocailleuse et tonnante de René Char qui enveloppe tout l’espace telle un roulement incantatoire », souligne le communiqué de presse ; mais aussi par Laurent Terzieff (A***, dans « À une sérénité crispée », « l’amoureuse en secret »), Pierre Vaneck (« Horrible journée »), Maria Casarès (« Congé au vent », « Allégeance »), Jean Négroni (« Le carreau »). Les voix sont déclenchées par l’approche des visiteurs, décelée par un capteur, visiteurs qu’un banc appelle à s’installer quelques instants. Ces voix redoublent, et dédoublent les textes (manuscrits, éditions) présentés dans la vitrine.

Écouter, dans l’exposition, c’est aussi s’arrêter : dans d’autres expositions, ce sont des bornes, des casques, des « douches » qui contraignent les corps à la station debout, ou assise, au repli sur soi, en soi.

L’espace cède au temps, pour un moment du moins : dans la rencontre, le déplacement se fait événement. S’il s’agit pour le commissaire d’exposition d’offrir le corps du poème à celui du visiteur, de permettre cette rencontre, cette saisie du second par le premier, la voix qui happe, qui retient, qui appelle, est un vecteur essentiel. Imaginons encore : que dans l’espace de l’exposition, la posture, le mouvement du corps puisse déclencher, arrêter, réitérer – des voix, de la lumière, de l’image, de la parole et du texte. Et que le retrait soit aussi effacement, silence.

L’œuvre plastique

La très grande richesse des échanges entre René Char et les peintres et plasticiens du XXe siècle (au point qu’il est possible d’user de l’œuvre de Char comme d’une Histoire de l’art du XXe siècle, dit l’un des commissaires d’exposition [23]) peut être considérée à la fois comme une chance assez remarquable pour l’expositeur, et comme un risque, celui de voir la poésie de Char céder à autre chose dans l’exposition – être assujettie, ou subordonnée, à l’exposition d’art – voire lui céder entièrement la place.

Or mettre le poème au regard des œuvres plastiques auxquelles il a donné l’impulsion, ou dont il a reçu l’impulsion, ce n’est pas un geste critique d’élucidation de ce « reposoir d’obscurité » qu’est le poème, moins encore un geste d’illustration. Ce serait se méprendre aussi bien sur la génétique des œuvres tant poétiques que plastiques, que sur les missions dévolues à leur mise en exposition. C’est ce que souligne Georges Blin dans sa préface au catalogue de l’exposition de 1963, Georges Braque – René Char :

Encore faut-il que l’image vise plus, et moins, que la matérialisation, forcément arbitraire des possibilités offertes à la vue par les références les moins abstraites de l’auteur […], l’idéal de cet accord se situerait donc vers la limite où nous pourrions croire en présence d’une inspiration réciproque, et continuée sous nos yeux dans ce caractère [24].

Ou Jean-Louis Schefer, pour l’exposition Faire son chemin avec… :

Qu’est donc une exposition où rien n’illustre quelque chose d’autre ? Cette conversation élargie, ou cette table de travail agrandie [25].
Pourquoi donc une exposition ? Pour la présence de ces alliés substantiels, ceux par qui une partie de notre monde n’est pas notre spectacle, mais notre lien. Et notre lien le plus intime, celui de la pensée qui nous attache au corps du monde […], la peinture mesure ici des objets ou des distances variables comme des lointains que le poème a vus, ou ce qui compose un monde ou son fragment, seulement possible en elle : figures, lignes, couleurs sont une pensée sans autre terme qui attendent leur monde ; elles sont à côté du poème comme son occasion ou son espace espéré et choses par lui appelées au-delà de leur instant, dans l’instant de leur suspension. Le poème ne s’illustre pas : aucun corps ne lui fait suite [26] […].

Rencontrer Char, c’est donc d’abord assister à sa rencontre avec d’autres, avec ces « alliés substantiels » que sont les peintres, parce que ces rencontres sont autant de mises en mouvement, de vibrations, de tensions, dans lesquelles nous sommes pris – alliés, donc, dans on ne sait quelle lutte avec ou, mieux, contre le poème.

Si le poème se prête, non sans quelque ironie qui le retranche, aux opérations successives où il n’est pas un participant inactif, il ne s’arrête pas, il est vrai, aux résultats des entreprises qui renouvellent son accès et enrichissent la matérialité de ses traces. Un accroissement de lumière, autour de lui, le dissimule mieux encore, et sous d’autres vêtements d’emprunts, il voyage. Pourtant il n’est pas vain d’accidenter son parcours et de retarder la rapidité de sa course, et c’est le propre de toute lecture. Chaque intervention propose une lecture et met ainsi en lumière la multiplicité des versions d’un texte et la féconde pluralité du poème parvenu à l’universalité [27].

Le programme de l’exposition, son projet, pourrait donc être défini comme un travail de ralentissement, par une décélération du rythme de lecture – du rythme de visite – par la création d’« accidents », par la rencontre, la tension. Il y a encore toute une dramaturgie de la mise en regard dans l’exposition des images et des textes, qui redouble et seconde celle du plasticien en prise avec le poème :

« Enluminures » dit bien cette intrusion réciproque de lumière entre texte et forme : tel tracé épars, vagabond, ouvre en leurs éclats les dents serrées du poème, une dense tâche noire rembrunit soudain et envoûte l’aisance déliée de la phrase, des traînées insistantes ou des lances furibondes assaillent la folle sagesse de l’écriture de Char, écriture limpide et tranchante comme ses images, images tranchant vif dans la chair du monde avec les armes douces d’un désir originaire. Rencontre seigneuriale – et mille âmes de se sentir vassales [28].

De cette rencontre, nous sommes donc à la fois les témoins, les acteurs – et l’objet même : car c’est notre corps de visiteur, dans cet espace compris entre l’œuvre plastique et l’œuvre poétique, qui en est l’enjeu, souligne Jean-Louis Schefer.

Il est donc question d’un dialogue entre ces sculptures, objets portés par les courants, tableaux, et les poèmes. Mais c’est nous qui sommes ici le lien de cette conversation parce que nous en sommes l’objet dernier. Nous qui passons ici entre les choses. Espérons-le : pour leur sillage invisible [29].

Une parole en Archipel

Faire exposition, c’est donc faire place aux corps et aux regards, et ouvrir un espace de respiration autour des œuvres et au sein même du poème. C’est disloquer le livre, le texte, et le pulvériser dans l’espace de l’exposition : on ne saurait mieux définir ce qu’est une exposition que par la métaphore de l’archipel (on parle d’« ilôts » dans l’exposition), objets ou ensemble d’objets faisant attraction au centre ou aux confins d’un espace évidé.

La réalité sans l’énergie disloquante de la poésie, qu’est-ce [30] ?

Un critique écrit, à propos de l’exposition René Char de 2007 :

Abattues les cloisons, supprimés les couloirs, effacées les citations sur les murs… Pour René Char, la scénographie est exceptionnellement placée sous le signe de l’ouverture et de la clarté comme en témoignent, par ailleurs, le blanc et le bleu, les deux couleurs de l’exposition. Un choix évidemment délibéré qui renvoie à un souci de simplicité revendiqué par Antoine Coron, commissaire de l’exposition : « J’ai vu dans ce parti-pris une obligation de clarté dans l’énoncé, dans la disposition, dans les notices et dans le choix des documents.  » Une obligation salutaire car, poursuit Antoine Coron, « René Char n’est pas toujours d’une grande clarté dans sa poésie. Et lui-même a manifesté souvent cette complexité en affirmant qu’il ne pouvait “vivre que dans l’entrouvert”, il a même écrit “Demeurons obscurs [31]” ».

Cette clarté, cette « ouverture » de l’espace correspond certes à une tendance générale de la scénographie d’exposition, à des choix institutionnels, aussi ; elle résulte aussi assez largement de la nature des objets et des collections, comme c’est le cas dans les expositions René Char, très ouvertes à l’art moderne et contemporain – c’est l’idéal du « white cube », version tridimensionnelle du blanc tournant de la page. Mais ce pourrait être aussi, le propos et le corpus étant autre, rêvons-le : saturer l’espace, littéralement. On peut à ce sujet évoquer la force plastique et poétique de la scénographie de Duchamp dans l’exposition internationale surréaliste de 1947, par exemple, ou l’invraisemblable prolifération d’objets saturant l’espace d’exposition du musée d’ethnographie de Neuchâtel pour l’exposition La Grande Illusion, dont le seul texte offert au visiteur est un poème des Illuminations de Rimbaud, Avant le déluge (2000).

Revenons à Char. Cette « ouverture », cette césure de l’espace résulte aussi d’une stratégie intrinsèquement liée au propos de l’exposition : car exposer une œuvre poétique, c’est d’abord s’emparer d’un corpus, et le disloquer, le fragmenter, le « pulvériser [32] ». À cela, plus que toute autre, l’œuvre de Char se prête volontiers, cette œuvre qui se présente si aisément sous la forme du fragment, de l’aphorisme, de l’extrême brièveté.

Qu’à toute réquisition un poème puisse efficacement en tout comme en fragment, parcours entiers, se confirmer, c’est-à-dire assortir ses errements, m’apporte la preuve de son indicible réalité [33] […].

Aussi les paysages premiers de Char dessinés dans l’exposition ne font-ils qu’emprunter à la poétique de Char sa forme et ses creux :

Recours incessant à ce que le lecteur voit sans pour autant tracer trop nettement l’archipel. Tout est morceau et l’abondance qui tournerait la légende confiée sans parcimonie se subordonne à son interruption, à son suspens. […] Pour Char le récit se confond avec le silence, n’émergent que des fragments, des parcelles visibles, traces inapaisées d’une complétude foudroyée [34].

Disloquer, pulvériser, morceler

Et en ceci, l’expositeur travaille donc à accompagner, ou à poursuivre, l’écriture de René Char, à en prolonger le geste artistique. Daniel Abadie, pour l’exposition René Char, paysages premiers souligne la façon dont Char, tout au long de sa vie, reprend des textes, les assemble autrement, les met en miroir d’autres frontispices ; il évoque « un jeu de jonchées [35] ». C’est ce dont témoigne le préambule d’En trente-trois morceaux, et la fiction narrative et programmatique qu’il propose :

Une des nuits dernières, passant ici et songeant à lui [Marcel Proust], la masse verticale et peu illuminée de mes premiers ouvrages posée en équilibre sur ma tête, j’avançais sans prudence. De loin en loin une mèche d’arbre surgissait dans l’intervalle de deux maisons. Soudain – à la suite de quelle maladresse ? – la tour de mes poèmes s’écroula au sol, se brisa comme verre. Sans doute, forçant l’allure et rencontrant le vide, avais-je voulu saisir, contre son gré la main du Temps – le temps qui choisit –, mais qu’il n’était pas décidé à me donner encore. Le Marteau sans maître, Placard pour un chemin des écoliers, Art bref, Dehors la nuit est gouvernée, n’avaient plus du livre que le nom. Je ramassai trente-trois morceaux. Après un moment de désarroi je constatai que je n’avais perdu dans cet accident que le sommet de mon visage.
Paris, le 8 avril 1956 [36].

Placé dans les Œuvres complètes à la suite de La Recherche de la base et du sommet, le recueil fait du geste de l’élagage, de l’étêtement, le geste fondateur d’une remise à disposition du poème : l’ébranlement, l’éclatement de la masse des textes d’autrefois ici délivre la poésie, satisfait sa soif d’espace, et la livre de nouveau à la lecture et au jeu, autorisant un nouveau « tête à tête » avec la poésie. Ainsi du travail de l’exposition : découper, fragmenter, réassembler ; agrandir, hisser, éloigner ou rapprocher ; ajuster…

Ce qu’un des textes de salle (le panneau d’entrée) de l’exposition de 2007 présente comme une alternative (« Le poème de Char est violent, tendu, éclaté, “pulvérisé”, mais il peut être aussi celui de l’élan passionné, de l’arrêt émerveillé devant l’enfant ou un simple oiseau [37] ») me semble donc relever a contrario de la dynamique propre à l’exposition, aussi paradoxale soit-elle : c’est très précisément la fragmentation, l’éclatement de la parole poétique en « éclair » d’une extrême densité, qui fait place au corps du visiteur, autorisant l’élan comme l’arrêt. D’îlot en îlot : déambulation, errements, élection.

Toutes les études de visiteurs le manifestent : aussi limpide soit le parcours d’exposition rêvé, programmé, puis mis en œuvre par l’expositeur, aussi contraignant soit-il : pas un parcours réel, celui des visiteurs, qui l’emprunte précisément. Dans l’exposition, tout est affaire de désir, d’attraction, d’appropriation singulière. Toute une éthologie des comportements (on connaît les modèles décrits pour la visite, fourmi, sauterelle, papillon ou poisson [38]) qui ne cesse de déjouer les scenarii conçus par l’expositeur. Narrativité, discursivité de l’exposition sont minées par cette errance de l’individu, cette rétivité irréductible à la maîtrise et à la gestion des flux.

Ainsi à une certaine linéarité du recueil ou du livre se substitue la fabrique en partie aléatoire du « livre du lecteur », ou le texte se construit et s’assemble de fragments en fragments, cueillette parfois désinvolte, parfois très attentive, de bribes et d’extraits, au gré des flux de visiteurs, des espaces laissés libres par d’autres corps, qui font parfois écran, et qui parfois font attraction vers ceci, qui sera une trouvaille, parfois, ou un objet de rejet, parfois aussi.

Imaginons donc : une poétique de l’effondrement – des textes, des preuves, pour reprendre là encore une expression de René Char – et du ressaisissement, par l’expositeur, par le visiteur-lecteur. Plus encore, peut-être : si mille morceaux il y a, nécessairement, il est possible de penser cet impératif de la réduction, de la citation, moins comme une désolante impuissance de l’exposition à rendre compte de l’intégralité d’une œuvre que comme l’une des règles de l’art de l’écriture (la réécriture) expographique. Dupliquer, réitérer, dédoubler, redoubler, reprendre ; jouer de la reproductibilité comme d’un couteau dans la chair du texte ; faire ritournelle, faire obstinato. Contre la révérence de la vitrine, la licence attentionnée de la reprise, de la couture, du montage.

Faire du chemin avec [39]

Archipel ouvert à la visite, l’exposition convie donc le visiteur à une déambulation dans l’espace offert au poème, offrant une expérience singulière de lecture marquée par le déplacement des corps. Une marche dans le poème impulsée par Char lui-même, « grand arpenteur » que le visiteur est convié à suivre :

Il vient de loin, il n’a pas bougé, il a surgi à l’angle de l’impossible et du durable, il se plie à l’appel du pays, les paysages le disent et lui les murmure, dès le départ, une rivière l’accompagne. Char est un homme géographique, il arpente le champ très vaste de sa solitude et des voisinages qu’elle s’annexe [40].

Car cette traversée est d’abord celle qu’accomplit le poème lui-même, souligne Char dans son introduction à l’édition de 1949 à Dehors la nuit est gouvernée :

Les poèmes de Dehors la nuit est gouvernée, si l’on admet que la poésie, insolite et cinquième élément, sème ses planètes dans le ciel intérieur de l’homme, en leur ménageant un espace pour être mieux vues et une issue pour disparaître, les poèmes de Dehors la nuit est gouvernée obéissaient dans mon esprit à une marche forcée dans l’indicible, avec, pour tout viatique, les provisions hasardeuses du langage et la manne de l’observation et des pressentiments [41].

Exposer le poème, c’est donc mettre en mouvement des corps pour cette traversée du réel qui est aussi traversée du et par le poème, ce que formule magnifiquement Jean-Louis Schefer à l’occasion de l’exposition Faire du chemin avec… :

Ce lieu aujourd’hui n’est pas seulement celui d’une exposition : une histoire ne s’y raconte pas exactement, elle ne suit pas non plus un chemin de métaphores ou d’allégories. Le poème se traverse par zébrures, éclairs, lignes plus ou moins rapides. Ce chemin est parcouru à plusieurs ; les peintres ne sont pas ici des passeurs, mais des compagnons. « Les enfants… savent qu’il n’existent pas de pont, seulement l’eau qui se laisse traverser ». Se traverse ou se parcourt. Et que faisons-nous ici, sinon marcher avec le poème ? et marcher justement parce que le poème que René Char écrit ici, aujourd’hui même, nous conduit à son occasion, à cet éclair premier, dans cette pensée sans calcul où toute forme de grâce offre une chance humaine. Le poème ici continué par le mystère préservé de cet orme où l’homme a été jeté à la recherche de son humanité [42].

Aussi ce que nous propose cet espace ouvert au poème, emprise du poème sur des corps, et emprise du corps sur le texte qu’il constitue et modèle à son gré, est-il indubitablement de l’ordre de l’initiation, qui pousse vers l’avant, au-delà du poème, à travers le poème, dans le monde.

Salut qui marche en sûreté à mes côtés, au terme du poème. Il passera demain debout sous le vent [43].

En termes de scénographie et d’espace, il pourrait donc être question de ménager des sorties – aux corps, aux regards, à l’imaginaire. L’espace poétique de l’exposition n’est pas, ou pas nécessairement, un espace tautologique ; il faudrait pouvoir sortir, s’échapper, rejoindre le monde ? Il sera alors question de trouer l’espace, de l’ouvrir, symboliquement et matériellement sur l’extérieur – fenêtres, portes dérobées, baies et trouées dans les cimaises et dans les murs – ou, au contraire, et suivant le propos : de le refermer, de le clore, le clôturer ; de faire labyrinthe, détour, retour. Ou encore : l’un et l’autre, alternativement.

Le vertige et la grâce

Que la poésie travaille l’espace, contraigne les corps, et en joue, impulse et génère une chorégraphie (ou une forme de choralité) – cela ne signifie pas « traduire » le poème en termes scénographiques, qu’il ne s’agit pas de redoubler par le parcours (pas plus que le jeu théâtral ne consisterait en une illustration, un redoublement, par le geste et par le corps de la parole dramatique). Ce dont il est question ici, c’est de dérouter, de déboîter, de dé-territorialiser et re-territorialiser ; de faire territoire de la poésie ; de rendre possible une énonciation nouvelle, une re-présentation, par l’espace et par la matière. Ce dont il est question, c’est d’une exposition – monstration plutôt que démonstration, installation plutôt que parcours probatoire (sinon au sens initiatique du terme) ; mais une installation instable, et non un monument ; un dispositif mobile, qui mette le corps, saisi par le poème, en mouvement, en rythme. L’exposition, en ce sens n’explique rien, elle n’élucide, ni ne résout le poème : elle ne fait que l’entrouvrir. Ce qui n’invalide ni ne délégitime nullement l’apport d’éléments contextuels, de connaissances, la construction de savoirs autour et au sujet de l’œuvre – tout ce qui, secondant, provoquant, aiguisant la lecture, œuvre au contraire à dramatiser notre rencontre avec le poème.

Tout ce qui nous apporte une connaissance plus approfondie du poète qui affirma ne pouvoir « vivre que dans l’entrouvert » contribue aussi à le rendre plus complexe, donc plus attachant, plus contradictoire, donc plus vrai, et, au final, nettement plus tragique : on ne l’en aime que davantage [44].

Revenons encore une fois à René Char :

Nous ne pouvons vivre que dans l’entrouvert, exactement sur la ligne hermétique de partage de l’ombre et de la lumière. Mais nous sommes irrésistiblement jetés en avant. Toute notre personne prête aide et vertige à cette poussée [45].

Par l’exposition, donc, il s’agit – il devrait, ou il pourrait s’agir – d’ouvrir un espace de disponibilité, du poème comme du visiteur. (Disponible : dont on peut / que l’on peut disposer). Mais ce ne sera qu’une proposition : Char toujours, dans Fureur et Mystère :

J’entre : j’éprouve, ou non, la grâce [46].

Notes

[1« Hymne à voix basse », écrit pour une exposition itinérante organisée en 1945 par Yvonne Zervos en faveur des résistants de l’armée de libération, Char étant sollicité pour en écrire les légendes. (Danièle Leclair, « Yvonne Zervos » dans Dictionnaire René Char, dir. Danièle Leclair et Patrick le Née, Paris, Classiques Garnier, 2015 p. 626). C’est à la visite d’une exposition, celle du musée de l’Orangerie à Paris en 1934, Les Peintres de la réalité en France au XVIIe siècle que Char devrait la rencontre avec Georges de la Tour (notes des Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1988 – dorénavant cité sous la forme OC – p. 1246).

[2« Conversation souveraine », Recherche de la base et du sommet, III « Grands astreignant ou la conversation souveraine », OC, p. 723.

[3René Char, « Commune Présence », dans « Moulin premier », Le Marteau sans maître, OC, p. 80.

[4Jacques Dupin, René Char, avant-propos au catalogue établi par Nicole Mangin avec la collaboration d’Ariane Faguet (fondation Maeght, Paris, 1971) pour l’exposition René Char, Fondation Maeght (non numéroté).

[5Antoine Coron, René Char, BnF / Gallimard, 2007, p. 13 : « exposer René Char ».

[6Jacques Dupin, René Char, avant-propos, op. cit.(nous soulignons).

[7René Char, « Les compagnons dans le jardin », dans « La bibliothèque est en feu… », La Parole en archipel, OC, p. 383. Notons tout de même que les missions dévolues à l’exposition relèvent parfois d’une rhétorique de la preuve, en particulier lorsqu’il s’agit, pour le commissaire de l’exposition, d’établir, ou de rétablir, des « faits » – l’exposition devenant alors l’occasion comme le support de l’investigation historique et de la critique (entretiens avec Antoine Coron, à propos de l’exposition René Char, BnF, 2007, 7/04/2015).

[8Georges Didi-Huberman, évoque ainsi « l’offuscation lumineuse » qui saisit le visiteur devant l’annonciation de Fra Angelico dans une cellule du couvent San Marco à Florence : la fresque, dit-il, « obscurcit l’évidence de sa saisie » (Devant le temps, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 2000, p. 21).

[9René Char, « Pour renouer », dans « poème des deux années », La Parole en archipel, OC, p. 370.

[10Paul Valéry, « présentation du musée de la Littérature », dans Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, 1945, p. 246.

[11« Le risque et le pendule », dans « poème des deux années », La Parole en archipel, OC, p. 370.

[12BnF, dossiers archives et manuscrits 2012/039/001, cahier des charges pour la scénographie, document daté du 31/08/06.

[13Jean Claude Mathieu, la Quinzaine Littéraire, 1er février 1980, BnF, archives et manuscrits, dossier E619/b308, revue de presse.

[14René Char, « Avènement de la ligne », dans « Flux de l’aimant », « alliés substantiels », Recherche de la base et du sommet, II, (1963) p. 695-696.

[15Ibid., p. 694.

[16Yves Peyré, « l’accomplissement plastique », René Char, paysages premiers, catalogue de l’exposition 6 juillet-30 septembre 2007, à l’Hôtel de Campredon / maison René Char, L’Isle sur la Sorgue, p. 14-15.

[17Article de Jacques Gaucheron, dans la revue Europe, mars 1980, rubrique « les arts » (BnF, archives et manuscrits, dossier E619/b308, Revue de presse). Nous soulignons.

[18Jean-Louis Schefer, « Tout ce qui peut être lié », Faire du chemin avec… (p. 275-281), p. 279.

[19BnF, dossiers archives et manuscrits 2012/039/001, cahier des charges pour la scénographie, document daté du 31/08/06.

[20Antoine Coron, « exposer René Char », op. cit., p. 12.

[21René Char, extrait du fragment XLVIII, dans « Partage formel », « Seuls demeurent », Fureur et Mystère, OC, p. 167.

[22Ainsi que des extraits d’œuvres de Boulez (Le Soleil des eaux, Le Visage nuptial) et de Monteverdi (Lettera Amorosa) et des Cinq pièces pour orchestre op. 10 de Webern. Voir Dictionnaire René Char, op. cit., p. 272.

[23Laurence Imbernon, préface au catalogue Voisinages de René Char, Musée des Beaux-Arts Denys-Puech, Rodez, 2001.

[24Préface de Georges Blin, dans François Chapon, Exposition Georges BraqueRené Char, Manuscrits – Livres – Documents – estampes – édition illustrée de Lettera Amorosa, Paris, Université de Paris / Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet, 1963, p. 5-11.

[25Jean-Louis Schefer, « Tout ce qui peut être lié », op. cit., p. 278.

[26Ibid, p. 276-277.

[27Jacques Dupin, René Char, avant-propos, op. cit.

[28Roger Dadoun, la Quinzaine Littéraire, 1er février 1980, BnF, archives et manuscrits, dossier E619/b308, Revue de presse.

[29Jean-Louis Schefer, art. cité, p. 278 [Nous soulignons].

[30René Char, « À un Prométhée saxifrage », dans « Au-dessus du vent », La Parole en archipel, OC p. 399.

[31Élisabeth Bouvet, RFI, article publié le 13/06/2007 (BnF, dossier Archives et manuscrits 2012/039/001).

[32René Char, « le Poème pulvérisé, » Fureur et Mystère, OC, p. 245-270.

[33René Char, Fragment LXV, dans « Moulin premier », Le Marteau sans maître, OC, p. 78.

[34Yves Peyré, « l’accomplissement plastique », op. cit., p. 14-15.

[35René Char, paysages premiers. Voir également Jean Roudaut, Territoires de René Char, introduction à l’édition des Œuvres Complètes dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade », p. XXVI-XXVII.

[36René Char, En trente-trois morceaux, OC.

[37Panneau d’accueil de l’exposition René Char, BnF, 2007.

[38Martine Levasseur et Eliséo Véron, Ethnographie de l’exposition : l’espace, le corps, le sens, Paris, Éditions du centre Pompidou, 1983, cité et commenté par Sophie Mariani-Rousset, « Espaces public et publics d’exposition. Les parcours : une affaire à suivre », dans Espace urbain en méthodes, dir. Michèle Grosjean et Jean-Paul Thibaud, Parenthèses, Marseille, 2001, p. 29-44.

[39René Char, « Faire du chemin avec », Fenêtre dormante et porte sur le toit, OC, p. 575-581 : « avant de se pulvériser, toute chose se prépare et rencontre nos sens. Ce temps de préparatifs est notre chance sans rivale » (p. 578).

[40Yves Peyré, « l’accomplissement plastique », art. cité, p. 14-15. Il est tenant de rapprocher cette image de l’« homme géographique » de la façon dont Gilles Deleuze évoque le « paysage » qu’est l’autre, qui est l’objet du désir de l’autre (Abécédaire, lettre « D », ou Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Paris, Champs / Flammarion, 1996 [1977]). Même sème récurrent de la marche dans les critiques et comptes rendus des expositions, par exemple pour l’exposition de 1980 à la BnF : « La galerie Mansart met, pour deux mois et demi, l’œuvre de RC en perspective. Longue enfilade, resserrée encore par les vitrines centrales, bien faite pour l’ample foulée d’un marcheur qui voudrait remonter le cours de l’œuvre […]. » Jean Claude Mathieu, la Quinzaine Littéraire, 1er février 1980, BnF, archives et manuscrits, dossier E619/b308, Revue de presse.

[41René Char, introduction de 1949 à Dehors, la nuit est gouvernée, précédée de Placard pour un chemin des écoliers, 1936-1938, OC, p. 85.

[42Jean-Louis Schefer, « Tout ce qui peut être lié », op. cit., p. 281 (nous soulignons).

[43René Char, « Fenaison » « Seuls demeurent », Fureur et Mystère, OC, p. 140.

[44Antoine Coron, « exposer René Char », op. cit., p. 13.

[45René Char, « Dans la marche », « La Parole en archipel », « Quitter », OC, p. 411.

[46René Char, « Calendrier », « Seuls demeurent », Fureur et Mystère, OC, p. 133.


Pour citer l'article:

Aurélie MOUTON REZZOUK, « Déployer le poème. La poésie dans l’exposition : de la mise en espace de l’œuvre au parcours des corps » in Les Gestes du poème, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en avril 2015, publiés par Caroline Andriot-Saillant et Thierry Roger (CÉRÉdI).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 17, 2016.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?deployer-le-poeme-la-poesie-dans-l.html

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