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Sylvain SKORA

Université de Rouen-Normandie – GRHis – EA 3831

Des canards au temps des troubles de religion : l’imprimeur langrois Jehan Des Preyz (1582-1604)


Texte complet


Introduction : Langres à la fin des guerres de Religion

Langres est une « bonne ville » fortifiée aux marges orientales du royaume depuis le partage de Verdun en 843, et son destin est déterminé par cette position frontalière jusqu’à la conquête de la Franche-Comté par Louis XIV en 1678. Au XVIe siècle, la population langroise peut être estimée à 8 000 habitants, ce qui n’est pas si éloigné de Dijon, peuplée alors de 20 à 22 000 habitants, sous sa tutelle épiscopale jusqu’en 1731. L’évêque de Langres, duc et pair de France, est l’un des douze prélats qui a le privilège de tenir un des Regalia (en l’occurrence le sceptre) lors du sacre du roi.

Le diocèse de Langres, qui correspond peu ou prou à l’antique territoire des Lingons, a connu un certain éclat intellectuel [1] sous l’épiscopat du cardinal de Givry (1529-1561), mais le plat pays a malheureusement été dévasté pendant les guerres de Religion, dont l’élément déclencheur fut le massacre de Wassy en 1562. Les troupes de l’électeur palatin Casimir ont notamment saccagé la région en 1576. Dans les années 1580-1590, Langres est une place forte fidèle au roi malgré l’importance du clergé tenté par la Ligue et l’influence de la famille des Guise, possessionnée à Joinville. Les Lorrains ont échoué à investir la ville en 1591 (un épisode célébré encore aujourd’hui lors de la fête du « pétard »). En 1595, Henri IV bat les derniers ligueurs à Fontaine-Française et l’évêque Des Cars perd sa forteresse de Montsaugeon, démantelée sur ordre du roi. Le maire Jehan Roussat (1543-1607) entretient d’excellentes relations avec le souverain qui confirme les privilèges de la ville et encourage son redémarrage économique (en particulier grâce aux foires) après la paix de Vervins de 1598.

Jehan Des Preyz, premier imprimeur langrois, à qui l’on doit la parution du Compot et manuel Kalendrier (1582), travaille d’abord sous le patronage du chanoine ligueur Jehan Tabourot, pour lequel il publie en 1588 l’Orchésographie, le premier traité de danse en français [documents 1 et 2]. Il édite ensuite Les Nouveaux pourtraits et figures de termes (1592), étonnant recueil de termes zoomorphes dessinés par l’ingénieur langrois Joseph Boillot [documents 3 et 4].

Documents 1 et 2
© Gallica, BnF

L’Orchésographie, qui signifie étymologiquement « écriture de la danse » (des mots grecs graphein, « écrire », et orkhêsis, « danse »), a pour but avoué d’apprendre aux jeunes gens (sous-entendu de bonne famille) les pas et les convenances qui siéent aux danseurs. C’est le corpus le plus complet des danses pratiquées au XVIe siècle. C’est aussi et surtout le premier manuel de danse qui indique avec précision les pas à exécuter en regard de la partition musicale. On peut y lire les plus anciennes paroles conservées d’une pavane, attribuées à François Ier. L’Orchésographie est également la première méthode de tambour publiée au monde.

Documents 3 et 4
Joseph Boillot, Novveaux povrtraitsz et figures de termes pour vser en l’architecture.
Langres, Jehan des Preyz, 1592.
© Gallica, BnF

Jehan Des Preyz s’émancipe peu à peu du chanoine Tabourot († 1595) et se met au service du roi, dont il obtient le titre d’imprimeur officiel en 1590, après le départ de son rival Claude Guyot pour Châlons. Sa carrière est pourtant relativement brève puisque sa dernière publication est celle d’un petit ouvrage de ville en 1603. Voici comment Jean-Marie Arnoult présentait il y a trente ans les dernières années de la carrière de Des Preyz, celles qui nous importent dans le cadre de ce colloque :

Après ces deux chefs-d’œuvre [L’Orchésographie et Nouveaux pourtraitz et figures de termes], Jean Des Preyz continua de produire jusqu’à sa mort vers 1604-1605. Il est difficile de porter un jugement de valeur sur la dizaine d’impressions connues qui sortirent de ses presses entre 1597 et le début du XVIIe siècle. Si la qualité typographique est honnête, en revanche les sujets abordés ne montrent plus la même ingéniosité, hormis toutefois une particularité : Jean Des Preyz semble s’être fait la spécialité du fait divers. Relation de catastrophes naturelles […], relations d’atrocités : cette spécialité sera d’ailleurs reprise par son fils. Ces pièces de circonstance ou d’actualité ne sont pas dépourvues d’intérêt pour l’histoire des mentalités à Langres en cette fin du XVIe siècle ; elles ne peuvent cependant pas faire oublier l’habileté déployée dans le Compot, dans le traité de J. Boillot, et dans l’Orchésographie [2].

Les recherches menées pour l’exposition « Langres à la Renaissance » en 2018 permettent de revoir bien des affirmations portées en 1988. On sait dorénavant, grâce aux catalogues en ligne (USTC, BnF, British Library, etc.) que Jehan Des Preyz a produit plus de 60 ouvrages, contre 26 estimés auparavant [3]. On sait aussi qu’il n’est pas mort en 1604 mais qu’il est parti à Chalon-sur-Saône. Sa veuve est toutefois attestée à Langres en 1616. Enfin, il ne semble pas que son fils lui ait succédé comme imprimeur : les éditions parisiennes de 1620 et 1637 (sur lesquelles nous reviendrons) sont une réédition posthume d’ouvrages langrois de la fin du XVIe siècle, et non une publication d’un hypothétique Jehan II Des Preyz.

Le point de vue de Jean-Marie Arnoult peut prêter à discussion car est-il bien vrai que ces « pièces de circonstance ou d’actualité » ne nous renseignent que sur « l’histoire des mentalités à Langres » ? Les canards langrois, beaucoup plus nombreux qu’on ne le pensait, s’insèrent plutôt dans un vaste ensemble d’imprimés à caractère informatif qui se diffusent énormément en France à la fin des guerres de Religion. Nous étudierons deux aspects méconnus de la production éditoriale de Des Preyz à cette époque : ses imprimés évoquant la fin de la guerre et la paix de Vervins (1595-1598), puis les canards et occasionnels de ses dernières années langroises (1598-1603).

Livrets et occasionnels, de la guerre à la paix (1595-1598)

L’historien Georges Viard a étudié la production imprimée de Des Preyz pendant la Ligue et nous renvoyons ici le lecteur à ses recherches [4]. Les travaux de ville de Des Preyz ne sont pas non plus au cœur de notre colloque [document 5] et nous allons nous pencher sur ses impressions immédiatement postérieures à la Ligue, après 1595. Quel type d’« information » contiennent-elles ?

Document 5
Déclaration du Roy contenant reglement pour le payement des Rentes (1595)
© Gallica, BnF

Des Preyz publie d’abord des libelles de Jehan Tabourot, puis imprime beaucoup d’ouvrages du docteur en droit Pierre Constant, soutien indéfectible de Henri de Navarre. 1595 semble bien être l’année de l’affranchissement définitif de l’imprimeur, après la mort de son protecteur, ligueur jusqu’à son dernier souffle, et la victoire définitive de Henri IV sur Mayenne à la bataille de Fontaine-Française, à quelques encablures de Langres. Il édite à cette occasion

La cause des guerres civilles de la France. Au Roy Très-Chrestien Roy de France & de Nauarre, Henry IIII. A Lengres, Par Iehan des Preyz Imprimeur & Libraire. M. D. XCV.
Paris, Bibliothèque nationale de France. Résac. LB35 666. In-8o, 28 p.

C’est bien un livre traitant de « l’actualité » immédiate : Des Preyz l’a mis sous presse le 23 juin 1595, alors que la bataille de Fontaine-Française a eu lieu le 5 juin. On devine que le travail a été réalisé dans l’urgence : la typographie n’est pas excellente, l’imprimeur a multiplié les abréviations pour gagner de la place. L’auteur, l’avocat Pierre Constant, qui s’était fait remarquer avec sa République des abeilles en vers en 1582, appartient au camp des « politiques » et s’adresse dès les premières lignes au souverain :

Puisque Sa Majesté divine vous a establi pilote et gouverneur de cette Nef royale, laquelle vous est acquise et vous appartient légitimement, et par le droit des armes, que vous avez employées au recouvrement d’icelle.

Le ton est très moralisateur et les causes de la guerre civile se trouvent dans les péchés des hommes, pris individuellement ou en groupes. Ainsi, évoquant les trois Ordres, Constant déplore que « l’estat ecclésiastique, tout le premier, a esté profané et pollué par luy-même. La Noblesse a prostitué sa candeur première, et le Tiers Etat s’est par trop émancipé, méconnu, et départi de son humilité, bref chacun a failli ». Plus loin, il évoque encore ces « banqueroutiers de noblesse ». Décrivant les individus et les groupes sociaux, Constant use et abuse du mot « tempête » qui a failli emporter l’État. Ce qui a sapé son autorité, c’est le fait « qu’aujourd’huy, le filz du moindre artisan ou manouvrier veut estudier, devenir advocat, ou procureur », ce qui entraîne un dérèglement de la justice et de l’État. La critique des citadins est un autre topos :

Le laboureur même avoit dépouillé sa première et naturelle simplicité pour contrefaire le citadin, négligeant la dévote, pure et simple assistance des anciens laboureurs au service de Dieu et de son Église.

Quant aux bourgeois, tous avares et spéculateurs, c’est « une race vraiment extraite de ce lycaon acharné sur le sang humain & duquel il n’a jamais esté assoupi ».

Constant combat les ligueurs, mais il ne faut pas voir en lui un partisan de la tolérance religieuse, loin de là : ce catholique sévère pleure la « putréfaction des hérésies advenues au corps de l’Église ». Il n’hésite pas à faire étalage de sa culture, à multiplier les références bibliques, mais n’oublie pas que son livret doit être lu par le plus grand nombre : « C’est assez parlé latin, tout le monde ne l’entend pas » (p. 9). Son message politique est répété à de nombreuses reprises, en ces dernières années de la guerre :

Ce sont nos méfaits qui ont engendré la chimère monstrueuse, la ruine d’ici et destruction de l’honneur et richesses de France, sous la correction toutefois et exception que je fais des gens de bien, scavoir les bons et naturels Françoys. (p. 23-24)

Même s’il l’abhorre, on croirait entendre Luther lors de la guerre des paysans soixante-dix ans plus tôt : « La révolte des peuples contre son Roy légitime, quel qui soit, est le principal motif [de la guerre civile] » ; « péché si grand et si énorme […], crime odieux et abominable ». « Le devoir donc des sujets est d’honorer et obéir ses supérieurs » car le pire crime est celui de lèse-majesté ; « ainsi que Dieu nous l’ordonne, et recognoissant que toute puissance sur nous establie vient d’en haut, ne faut y résister aucunement, ains prier pour la manutention et conservation d’icelle ».

Cet opuscule de Pierre Constant est à associer à celui qu’il a fait éditer la même année par Fédéric Morel :

Invective contre l’abominable parricide attenté sur la la personne du Roy Tres-Chrestien Henry IIII. Roy de France & de Nauarre. Par Pierre Constant, Docteur és droicts, natif de Lengres. A Paris, Par Fédéric Morel, Imprimeur ordinaire du Roy. 1595. Auec Priuilege dudit seigneur.

C’est ce même Fédéric Morel qui réédite en 1597 la Cause des guerres civilles éditée par Des Preyz en juin 1595. Ces relations entre Langres et Paris montrent donc bien qu’il n’y a pas de rupture complète entre l’édition parisienne et les villes de province à la fin des guerres de Religion, malgré la désorganisation complète des circuits commerciaux due à la guerre.

En 1598, c’est la paix de Vervins qui bénéficie d’efforts tout particuliers de Des Preyz. Curieusement, cette paix de statu quo, qui marque la fin de trente-six années de conflits, a été éclipsée dans la mémoire collective par la signature de l’édit de Nantes.

On peut donc rappeler ici que la France a déclaré la guerre à l’Espagne le 17 janvier 1595, mais qu’elle est difficile à mener faute d’argent. Ne voulant pas réunir les États généraux, Henri IV obtient d’une assemblée de notables soigneusement sélectionnés l’argent indispensable, cependant réduit par la résistance des parlements. Faute de moyens et de chefs militaires, la prise de Fère-en-Tardenois, en mai 1596, est compensée par la perte de Calais en avril 1596 et d’Ardres en mai 1596. L’alliance anglaise se montre décevante. Les Espagnols prennent en mars 1597 Amiens, qu’il faut reconquérir en septembre. L’Espagne ne se trouve pas en meilleure position (attaques anglaises sur Cadix, Lisbonne et La Corogne ; 1597, nouvel échec d’une armada contre l’Angleterre ; début de l’éviction, par les Hollandais, des Portugais installés en Extrême-Orient). Les négociations qui avaient débuté dès janvier 1597 s’ouvrent officiellement à Vervins le 9 février 1598 et la paix est signée le 2 mai entre Henri IV et Philippe II avec la médiation du pape Clément VIII. Les Espagnols évacuent la France (Calais, Doullens, Ardres, Le Blavet). L’honneur espagnol est sauf par l’inclusion d’une clause de non-renonciation sur les droits à la couronne française, mais celle-ci est limitée par l’emploi exclusif de moyens « amiables ou de justice, et non par les autres », ce qui équivaut à un abandon de fait. Abandonnant ses alliés anglais et hollandais (en dépit de la promesse de 1596 de ne pas traiter séparément), Henri IV doit renoncer implicitement au marquisat de Saluces, que conservait Charles-Emmanuel de Savoie, qui l’avait conquis en 1580. La paix de Vervins a été précédée par l’édit de Nantes (13 avril 1598). Le roi, tirant la conclusion de l’équilibre des forces, soutient une politique de tolérance. Quant à son adversaire Philippe II, miné par la vieillesse, les échecs et la maladie, il meurt le 13 septembre à l’Escorial.

Jehan des Preyz a imprimé trois ouvrages sur la paix de Vervins, ce qui est rare dans une petite ville. Les autres livres publiés à cette occasion sont les suivants :

Mandement… pour la paix d’entre Sa Majesté, le roy d’Espagne et duc de Savoye. Publié en la ville de Paris, le 12e jour de juin 1598. Paris : J. Mettayer et P. L’Huillier, 1598, in-8o, 8 p.

Ibid., mêmes éditeurs, in-8o, 6 p.

Ibid., 2 éditions par Fédéric Morel, in-8o, 6 p. et 8 p.

Mandement du Roy pour la publication de la paix générale entre ledit seigneur, le roy d’Espagne et le duc de Savoye. Rouen : Raphaël Du Petit Val, 1598, in-8o, 7 p.

Mandement… pour la publication de la paix entre… Henry… roy… de France et de Navarre… et … Philippes, roy… des Espagnes, et … Charles-Emanuel, duc de Savoye. Publié à Lyon, le 20e juin 1598. Lyon : J. Roussin, 1598, in-8o, 13 p.

Publication de la paix faicte à Lyon le 13 juin 1598. Lyon : Thibaud Ancelin, 1598, in-8o, 8 p.

Articles accordés entre les députés du Roy, et ceux du Roy d’Espagne à Vervins, avec ceux du Duc de Savoye, pour la negociation du traitté de paix. Grenoble : G. Verdier, 1599, in-8o, 28 p [5].

L’originalité de Des Preyz est d’éditer, non pas le « simple » compte rendu des articles de la paix, mais trois livrets aux titres suggestifs et aux prétentions littéraires qui tirent un trait sur les horreurs de la guerre et invitent la population à profiter de la vie retrouvée.

L’Adieu aux misères de la guerre. A Lengres, chez Iehan des Preys Imprimeur & Libraire, 1598.
Paris, Bibliothèque nationale de France, Rés. YE 3452. In-8o, 8 p.
Le Testament de la guerre qui a régné longtemps en la France, avec l’épitaphe de la guerre morte : ensemble les feux de joye. A Lengres, chez Jehan des Preys, 1598.
Paris, BnF, Rés. YE 4891. In-8o, 8 p.
La Resiouyssance du peuple de France, sur la publication de la Paix qui a esté le vendredy douziesme iour de juin 1598. A Lengres, chez Jehan des Preys, 1598.
Paris, BnF, Rés. YE 4708. In-8o, 8 p.

Ces trois livrets appartenaient à « Pierre Chantureux, advocat au Parlement de Bourgongne », avant d’intégrer la Bibliothèque royale. Cet avocat a laissé des Mémoires cités dans les ouvrages de jurisprudence. Il est marié à la fille de René Milletot, greffier scelleur en la chancellerie de Dijon [6]. La typographie est soignée. L’auteur est anonyme mais pourrait être un écrivain bourguignon car un seul vers cite une ville : « Et vous Auxerrois, amenez votre vin… » Il n’est pas un chaud partisan d’Henri IV car le roi n’est cité qu’à la moitié de La Resjouyssance du peuple…, p. 4 :

Bannis serez si ne cessez votre ire
Car nostre Roy, nostre souverain Sire
En ce pays ne désire de voir
Aucunement qui veut guerre esmouvoir.

Quel est le contenu de ces ouvrages ? À côté des figures de style imposées, où on peut distinguer une assez commune « complaisance dans la peinture des misères qui dévorent le monde [7] », une certaine « authenticité » car l’auteur a concrètement vu, dans le pays langrois, les conséquences des guerres de la Ligue : scènes insoutenables de famines, villages détruits, hordes de soldats errants, etc. Le ton est parfois grivois :

Je laisse à tous mes hôteliers
Où mes gens ont esté logez
Un petit sac plein de Credos
Et plusieurs ventres engrossez
Pour faire la beste à deux dos
(Le Testament de la guerre…)

La vulgarité n’est pas absente pour décrire les affreuses conditions de vie des soldats :

Adieu qui n’a ni bas ni selle,
Et a le cul tout écorché.
Adieu ceux-là qui de peur meurent,
Adieu ceux-là, qui las demeurent,
Enfondrez, dans quelque bourbier,
Farciz de merde, un jour entier…
(L’Adieu aux misères de la guerre)

L’évocation des ravages commis par les gens de guerre dans le plat pays corrobore les journaux des contemporains, comme celui du mémorialiste langrois Javernault [8], et les tableaux comme ceux de Sebastian Vrancx ou de Jacques Callot quelques années après :

Adieu pillards, coureurs de vaches,
Adieu pendards qui rien ne lâchent,
Adieu bourreaux qui la torture donnez à l’hôte,
Adieu vilains qui violez, et femme et fille et puis partez…
(L’Adieu aux misères de la guerre)
Je laisse au pauvre plat pays,
Chasteaux rompuz, hostelz brulez,
Femmes pleurans, gens esbahis,
Bergers bastus et affolez,
Marchands meurtris et desrobez,
De grands couteaux et de courbets,
Et corbeaux, crians à tous becs,
Famine dessus les gibets.
(Le Testament de la guerre…)

Aucun lieu précis n’est cité, ces ravages ont donc une portée générale à l’échelle du royaume, mais il n’est pas impossible que Des Preyz ait eu en tête, en mettant ces ouvrages sous presse, l’affreux spectacle de désolation des campagnes langroises en 1595-1597, lorsque la guerre, la famine et la peste décimaient les populations villageoises.

Les canards et occasionnels des dernières années langroises (1598-1603)

La paix revenue, Jehan des Preyz ne publie plus d’ouvrages aussi remarquables qu’à ses débuts, mais les livres sortis de ses presses sont variés, répondant aux attentes du public. La vente de canards, parfois divertissante, peut aussi être rapprochée des angoisses eschatologiques de l’époque, qui devaient être particulièrement vives chez les clercs langrois, une clientèle privilégiée de Des Preyz. Les œuvres du chanoine Richard Roussat, comme le Livre de l’estat et mutation des temps, paru à Lyon en 1550, en témoignent. On peut également relever que Langres est l’objet d’un petit livre d’astrologie paru en 1571, avec privilège du roi Charles IX [document 6] :

Document 6
Démonstration d’une comette, comme on voit le pourtraict : veuë au ciel le 29 de juing 1571 dans la magnifique cité de Lengres, et contemplée par M. Antoyne Crespin Nostradamus ; Lyon : Jean Marcorelle, 1571.
© Gallica, BnF

Des Preyz a-t-il flairé là un bon filon éditorial ? Impossible de le prouver. Ce qui est certain, c’est qu’une catastrophe naturelle a fait les gros titres en 1598, et notre typographe lui a consacré deux canards [documents 7 et 8] :

Discours effroyable de la foudre et du feu du ciel, les ruines des villes, Chasteaux, forteresses, Eglises, & autres places emportées & ruinées par icelle, es pays de Poitou Touraine & autre lieux. Tu seras humiliée par le tonnerre du Seigneur, le Dieu des batailles, & par commotion de terre, & par grande voix de tourbillon, & de tempeste, & de flamme de feu deuorant. Isaye 29. Imprimé à Lengres suyuant la copie imprimée par François du Chesne, Imprimeur, à Paris demeurant en la ruë des Lauandieres M. D. XCVIII [9].
Paris, Bibliothèque nationale de France, LK2 1351. In-8o, 12 p.
Autre discours, au vray, et fort particularisé du foudre du Ciel, tombé au pays de Poitou & autre pays circonuoysins. A Lengres, Chez Iehan des Preyz Imprimeur & Libraire demeurant en la ruë des Merciers dite les Pilliers. MD.XCVIII.
Paris, Bibliothèque nationale de France. LK2 et LK7 1353. In-8o, 8 p.

Documents 7 et 8
© Gallica, BnF

Autre Discours, au vray…, ainsi que le montre l’ex-libris de la première page, appartient encore à l’avocat dijonnais Pierre Chantureux, que les bibliophiles peuvent remercier… La violente tempête de l’été 1598 est aujourd’hui étudiée par les historiens du climat et des risques, en particulier depuis le passage de la tempête Xynthia en 2010. Au-delà de l’aspect purement climatique, on peut faire un lien entre la tempête réelle et la tempête métaphorique chère aux auteurs du temps, comme Pierre Constant. Les travaux de Frank Lestringant ont ainsi démontré que La Rochelle, cité maudite aux yeux des catholiques puisqu’elle a tenu tête au roi de 1565 à 1627, attirait sur elle les foudres divines. La référence à Isaïe, 29, dans l’édition langroise de 1598, sur le « tonnerre du seigneur », est éclairante sur ce point : ce sont bien les péchés des hommes qui entraînent la colère divine, à l’origine des tempêtes, des guerres, des famines, des pestilences, etc. Par ailleurs, ce canard s’inscrit dans une phase dramatique de chasse aux sorcières :

L’on a bruslé à Limoges plusieurs sourciers qui ont confessez avoir esté cause de ladicte tempeste, & entre aultre une femme a déclaré avoir caché un pain au pied d’un arbre, & que pendant quil dureroit il ny auroit bien sur Terre. La iustice a faict retirer ledict pain. Il y a eu un faulx prestre principal diceulx qui s’est trouvé avoir faict des choses exécrables contre le sainct sacrement cest horreur de les retirer. Dieu nous veuille délivrer des peines que méritent si misérables créatures coniurées contre la divine bonté.

Quelques années plus tard, un événement au retentissement considérable a également été diffusé par les presses de Des Preyz : l’exécution à la Bastille du duc de Biron, le 31 juillet 1602, après la découverte de sa conspiration.

Recueil mémorable de tout ce qui s’est passé pour le faict du Sieur Duc de Biron, Mareschal de France. Ibid., avec l’ajout de l’arrêt de la cour, l’avis au lecteur et le « Tumbeau » du duc de Biron mis à la fin. Langres : Jehan des Preyz, 1602. In-4o, 16 p.

Cet occasionnel devait certainement répondre à une demande particulière des lecteurs langrois et bourguignons. En effet, Charles de Gontaut-Biron s’est illustré dans plusieurs batailles, notamment Arques, Ivry, Aumale, Fontaine-Française et lors des sièges de Gournay-en-Bray, Paris, Rouen et Amiens (1597). Il est nommé en récompense pair de France (1598) et gouverneur de Bourgogne. C’est d’ailleurs l’une des raisons de sa conspiration car le duc de Savoie, qui a proposé à Biron d’épouser sa troisième fille en échange d’un soulèvement de la noblesse contre Henri IV, lui fait miroiter une souveraineté sur la Bourgogne et la Franche-Comté en cas de succès.

Cet ouvrage langrois de 1602 est de bien meilleure qualité que les trois livrets sur la paix de Vervins en 1598. L’auteur cite abondamment les auteurs et militaires de l’Antiquité : Périclès, Marcus Claudius Marcellus, Brutus, César, Sénèque, Plutarque… Il veut susciter la pitié du lecteur sur le sort tragique du maréchal de France, moins victime de son caractère que de la Fortune, « dont il faut divertir les trop crédules à cette inconstante déesse » :

Telle fut enfin (ami lecteur), la sanglante catastrophe de cette misérable tragédie : aussi depuis que la terre est terre il y a toujours eu une guerre mortelle entre Fortune et la Vertu, l’areine de leur duel, et leur champ de bataille c’est le grand théâtre de ce monde, tous les astres célestes en sont les spectateurs […]. Passant, ne crois, quoy que l’on die, que le Duc de Biron soit mort : quiconque aura congneu sa vie, ne jugera jamais sa mort.

Le dernier livre publié à Langres par Des Preyz, en 1603, est un canard assez bien connu des spécialistes :

Discours très véritable de deux meurtres et massacres merveilleux advenuz puis n’aguères en deux et divers mariages. Langres : Jehan des Preyz, 1603. In-8o, 14 p.

Ce canard a connu des rééditions postérieures parisiennes :

Cruel et estrange meurtres et massacres fait dedans le Chasteau de Broignon [10], pres la ville de Dijon en Bourgongne, au commencement de Mars dernier. Ensemble les estranges et espouventables choses qui s’y sont passées. Paris, s. n., 1620. In-8o, 14 p.
Les Cruautez inhumaines d’une Damoiselle dans les massacres de son mary, et d’un sien nepveu. Avec son jugement et exécution de mort, ensemble les choses estranges et effroyables qui se sont passées durant les procédures criminelles du procès, au grand estonnement du peuple, près la ville de Langres, le 10 janvier 1637. Paris : C. Morlot, 1637, jouxte la copie imprimée à Langres par Jehan Des Preyz.

Ces deux histoires sont bien connues des spécialistes, notamment Jean-Claude Arnould et Silvia Liebel [11]. On peut cependant encore démêler certains fils de l’écheveau. La première histoire se déroule au château de Broignon en Bourgogne, dans le Val Saint-Julien. Claude Brocard, natif du lieu, y vit avec son épouse Anne Fleur, native de Langres, riches et unis « jusqu’à ce que le malin esprit souffla le divorce entre eux ». L’épouse provoque en effet plusieurs « riottes et disputtes », et la justice finit par accorder la séparation des biens (mais pas de corps), eu égard à leurs grands enfants. Le drame est provoqué par le caractère d’Anne Fleur, « capricieuse et obstinée en ses refus », qui change la « patience » du mari en « fureur », et « sa douceur en une extrême et amère rigueur ». Brocart finit donc par violenter sa femme, lui demande pardon, ce qu’elle refuse, et il finit par la tuer d’une manière épouvantable : il lui coupe la gorge, découpe son corps en morceaux et les brûle dans la cheminée, avant de prendre la fuite. Ses domestiques découvrent le lendemain les restes carbonisés de la dame.

Le récit s’achève par une évocation de Troie (« Troyes la Grande ») où « se commettoient plusieurs meurtres exécrables et extraordinaires […], reconnus et pris pour certains advertissements de leur ruine et désolation ». Malgré ce présage et la justice de Dieu, Brocart n’a pas été arrêté : « Estant homme vaillant de sa personne, & qui a toujours suivy et servy le Viconte de Tavannes durant les troubles et guerres passées », « l’on a encore peu apprendre ni scavoir quelle part il a passé ou tiré, depuis ces abominables cruautez, sinon que l’on tient vulgairement qu’il s’est retiré en Savoye, ayant la bourse bien fournie, bien monté et en bon équipage ». Silvia Liebel a découvert la même histoire dans deux éditions supposément imprimées à « Saint-Malo » en 1606 et 1611, où le château de Broignon est devenu celui de « Grignon au Val Saint-Augustin proche Saint-Malo ». Magie des mutations géographiques littéraires…

La deuxième histoire se déroule sur le plateau de Langres, dans le village d’Aprey, alors enclave bourguignonne en Champagne. Claude Béranger, dit le sieur Du Pont, y vit avec sa femme Guillemette de Mets épousée en secondes noces, et son neveu, âgé de dix-huit ans. Guillemette, « concupiscente », veut se débarrasser de son mari et se fait aider dans son « pervers dessein » par un nommé Claude Chauvirey, « fils donné » (illégitime) de feu le sieur Chauvirey, chanoine, et par Jean Pernet dit la Jeunesse, ainsi que par Nicolas Journée, prêtre de Luchey, et la servante Didière. Tous ces complices assassinent d’abord le neveu et jettent son corps dans un ravin au milieu des bois. Ils tuent ensuite Claude Béranger dans son sommeil, jettent également son corps dans les rochers, où un habitant le découvre six semaines plus tard. Guillemette de Mets, « vraie fille de Judas », finit par s’enfuir avec ses complices. Ils sont condamnés à mort par contumace et exécutés en effigie, à l’exception de Claude Chauvirey, arrêté, jugé à Dijon, torturé jusqu’à la question extraordinaire, puis renvoyé hors de Cour, faute de preuves suffisantes. On ne sait pas ce que sont devenus la veuve et ses criminels complices.

Après une histoire moralisatrice sur Cambyse, l’auteur anonyme de ce canard raconte une autre « histoire vraie », survenue un mois auparavant. Deux soldats ont tué en chemin un curé. Ils en plaisantent à la taverne du village. Prévenu, le juge vient les interroger. Les soldats finissent par avouer qu’ils ont tué le prêtre d’un coup d’épée car ils étaient en train de chasser et le curé menaçait de les dénoncer. Ils sont finalement condamnés à mort. Le livret se termine par une exhortation à aimer Dieu et à lui obéir en toutes circonstances, selon les dires du sieur de Pibrac et contenus dans ses quatrains :

Aye de toi plus que des autres honte,
Nul plus que toy par toy n’est offensé,
Tu dois premier si bien y as pensé,
Rendre de toy, à toy-mesme le compte.

L’édition parisienne de 1637 n’est pas un simple copier-coller de l’édition langroise de 1603, ce qui nuance la définition traditionnelle du réemploi, le même événement faisant l’objet de plusieurs éditions successives, ce que déplorait Pierre de L’Estoile [12]. Guillemette de Mets, qui s’enfuit avec ses complices en 1603 après avoir assassiné son mari et son neveu, nie le crime en 1637 mais le cadavre de l’époux continue de verser du sang à son approche, le chien du défunt est furieux contre elle. Afin de confirmer les soupçons, la justice soumet la servante à la question, où elle raconte comment sa maîtresse et ses complices ont commis les meurtres. Guillemette nie les événements avec insistance, mais menacée d’être livrée au chien, elle confesse enfin le crime en demandant à subir l’exécution ordinaire. Elle est condamnée à faire amende honorable devant l’église du lieu (Aprey ?), en chemise, avec une corde au cou et une torche ardente en main, afin de demander pardon à Dieu, au roi et à la justice. Elle a la main droite coupée avant d’être décapitée et brûlée, et ses cendres sont jetées au vent. La servante, qui a confessé avoir connaissance des crimes, « ne fut que penduë et estranglée, et incontinent son corps enterré en terre saincte ». Les autres complices ont été condamnés à être rompus vifs, à avoir le corps brûlé, leurs cendres jetées au vent et leurs biens confisqués. Cette réédition sous le ministériat de Richelieu, beaucoup plus sévère avec les meurtriers, illustre clairement la volonté de montrer une justice royale infaillible, celle du « temps des supplices », lorsque la justice criminelle devient la véritable clef de voûte de l’État [13].

Conclusion : banalité(s) et originalité(s) des canards langrois

Par bien des aspects, les canards et occasionnels du Langrois Jehan Des Preyz contiennent bien des éléments qu’on peut retrouver dans ce type de production éditoriale. Ils sont issus de « la corporation anonyme des auteurs de canards [14] », qui abusent des éléments paratextuels (épîtres liminaires parfois dédicatoires, sonnets et quatrains, permissions, privilèges, etc.) pour donner une « onction littéraire à l’occasionnel [15] ». Leur misogynie n’est pas très originale non plus : la « concupiscence de la femme » explique finalement que son mari l’ait tuée… D’après les recherches de Silvia Liebel, les femmes sont présentes dans 199 des 541 canards édités en France entre 1574 et 1651, soit 36,8 % du total, et 130 se rapportent à des crimes ou à des fautes [16]. Les Langroises Anne Fleur et Guillemette de Mets, l’une tuée, l’autre tueuse, côtoient ainsi les figures-phares des canards, Anne de Buringel, « empoisonneuse et paillarde », et Leonora Galigaï, la marquise d’Ancre tant haïe (exécutée en 1617) qui cristallisent toute la misogynie du temps [17].

Ces canards confirment l’analyse de Maurice Lever, selon qui « cet antiféminisme, spécifiquement clérical, dans la nature de l’interdit comme dans son expression, ne fait que conforter notre attribution de maints canards à des gens d’Église. Quant à l’alliance de la femme et du diable, si fréquente dans nos livrets de colportage, elle sort tout droit des instructions pastorales [18] ». Les canards langrois illustrent également les grandes angoisses eschatologiques du temps, telles qu’elles ont été étudiées par Jean Delumeau [19] et Denis Crouzet [20]. Denis Crouzet explique que « la nouvelle se vit comme le signe et le reflet du péché humain, non pas individuel mais collectif, et donc comme le signe de ce que l’humanité a quitté une voie voulue par Dieu et s’est engagée d’une manière inédite dans le Mal ». Les écrits de Pierre Constant nous porteraient plutôt à penser : le péché individuel et collectif, mais la nuance est mince. Enfin, la rédaction de ces canards correspond à l’apogée de la chasse aux sorcières, qui fut rigoureuse dans cette portion orientale du royaume jouxtant la Lorraine où tant de bûchers flambèrent [21].

Cependant, les pièces imprimées par Des Preyz font preuve d’une relative originalité : comme le souligne Jean-Claude Arnould, le canard langrois de 1603 est le seul conservé à ne pas être monothématique. Leur tropisme bourguignon est indéniable, que ce soient les lieux cités (Aprey, Broignon), les personnages (par exemple, le chanoine Chauvirey, le vicomte de Saux-Tavannes dans le canard de 1603), voire les lecteurs (l’avocat dijonnais Pierre Chantureux). L’écrivain langrois qui pleure la mort de Biron en 1602 ou condamne la concupiscence des femmes meurtrières en 1603 apprécie beaucoup les quatrains de Guy Du Faur de Pibrac (1529-1584). La typographie est soignée et le papier plutôt de bonne qualité. Il n’est pas certain que les acheteurs de ces canards, comme l’avocat Pierre Chantureux, les jetaient sitôt lus, d’autant plus qu’ils y mettaient leur ex libris pour la postérité [22].

La frontière n’est pas toujours aisée à délimiter entre les canards à visée moralisante et/ou divertissante et ceux qui cherchent réellement à « informer » le public. Les choix éditoriaux de Des Preyz reflètent une porosité entre ces deux visées. C’est finalement la variété des publications de Jehan des Preyz qui est à souligner, en particulier entre 1598 et 1603. Après son départ de Langres, Des Preyz ne produit rien de remarquable à Chalon, sauf un petit ouvrage qui nous entraîne vers d’autres thèmes de recherche, en l’occurrence la « Querelle des femmes » :

Harengue faicte par damoiselle Charlotte de Brachart, surnommée Aretuze, qui s’adrese aux hommes qui veuillent deffendre la science aux femmes, avec quelques poésies faictes par ladicte demoiselle sur la blessure, mort et tombeau du baron de Chantal. Ensemble une élégie sur la mort de Mlle de Montaignerat [23].
Impr. : Jehan Des Preyz, impr. et libr. rue Saint-Georges, Chalon, 1604. In-8o, 8 p.

Éliane Viennot, dans son article « Ce que l’imprimerie changea pour les femmes [24] », évoque un groupe d’autrices ayant défendu la cause des femmes au XVIe et au début du XVIIe siècle : Louise Labé, Marguerite de Navarre, Marie de Romieu, Nicole Estienne-Liebault, Jacqueline (ou Jeanne ?) de Miremont, Charlotte de Brachart, Marguerite de Valois, Lucrezia Marinella… En lisant la Harangue de Charlotte de Brachart, on peut facilement imaginer qu’elle répond au très conservateur Pierre Constant, qui veut que chacun (et chacune) reste à sa place :

Ils veullent dire que la science est propre et particulière aux hommes et non pas à ce sexe qu’ils appellent fragile, & qui doit retenir son ancienne simplicité. Je leur réponds à cela qu’il faut que la simplicité soit au cœur et en la conscience et non en l’esprit car c’est celle que Dieu demande de nous & d’eux aussi […]. Mais je vois bien ce qui les offense et qui leur cause cet ennui contre celles qui ont les yeux un peu clairs aux affaires du monde, c’est que pour peu de soin qu’elles y apportent elles se rendent plus capables de raison, plus prudentes en toutes choses, mieux tempérées en leurs affections & qui conduiroient avec un jugement plus solide, ce dont elles entreprendroient la charge, que si une misérable sujétion, à laquelle ils nous ont tyranniquement soumises, ne nous ôtoient tous moyens de pratiquer les sciences […]. Voilà sur quoy j’ai conçu mon discours en ferme créance que ces messieurs nous voudroient voir des pauvres imbécilles affin de servir comme d’une ombre pour donner toujours davantage de lustre à leurs beaux esprits.

Humaniste, « politique » affranchi des Ligueurs, Jehan Des Preyz fut donc aussi l’un des premiers imprimeurs à laisser la parole à une femme, un paradoxe à souligner car si les canards sont volontiers misogynes, ils ne correspondaient peut-être pas à l’état d’esprit du typographe dont la fin de vie, sans postérité, demeure mystérieuse.

Notes

[1Langres scavante, recueil des scavants et de ceulx qui ont excellé dans les beaux-arts au diocèze de Langres par J.-B. Charlet, chanoine de Grancey, 1705 (Bibliothèque de la Société historique et archéologique de Langres, M 14, copie de 1888). Le chanoine Charlet cite, parmi d’autres, Jean Le Febvre (v. 1493-1565), « Dijonnais, chanoine de Bar-sur-Seine et de Saint-Mammès, secrétaire du cardinal de Givry, grand mathématicien, philosophe et poète qui composa un Dictionnaire de rimes imprimé à Paris chez Galliot du Pré en 1572 et traduisit les Emblèmes d’Alciat (Paris : C. Wechel, 1536 ; 1545) » ; Bonaventure des Périers, « poète, secrétaire et valet de chambre de la reine Marguerite de Navarre, était natif de Bar-sur-Aube. Il est l’auteur du Cymbalum Mundi (1537) » ; Nicolas Bourbon (1503-1550), « natif de Vandeuvres sur les limites du diocèse de Langres, poète latin si estimé de son temps que Marguerite reine de Navarre le donna en 1542 pour précepteur à sa fille Jeanne de Navarre [= d’Albret] mère d’Henri IV. Ses poésies latines ont été imprimées à Paris in-12o et son Pedagogium à Lyon en 1536. Il fit un prône sur la forge intitulé Nugae, étant fils de forgeron. Il savait très bien le grec. Il a fait selon Gesnet Tabulae Grammaticae pedologiam, imprimé à Lyon chez Gryphe en 1538 et à Bâle avec augmentation. »

[2Jean-Marie Arnoult, L’Imprimerie à Langres au XVIe siècle, livret de l’exposition tenue au musée du Breuil, 11 novembre-19 décembre 1988, Bibliothèque Marcel-Arland, Langres, 4e tr. 1988, p. 5.

[3Sylvain Skora, « Le commerce du livre à Langres au XVIe siècle : un secteur économique dynamique ? », dans Olivier Caumont (dir.), Langres à la Renaissance, Metz, Serge Domini éditeur, 2018, 415 p., p. 360-365.

[4Georges Viard, « Propagande politique et campagnes d’opinion à Langres au temps de la Ligue », Cahiers Haut-Marnais, no 138, 1979, p. 121-133.

[5https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k799242 (consulté le 19 septembre 2019).

[6Henri Drouot, Un épisode de la Ligue à Dijon : l’affaire La Verne (1594) et notes sur la Ligue en Bourgogne, Dijon, Damidot, 1910, XVI-264 p.

[7Jean-Claude Arnould, « Canards criminels des XVIe et XVIIe siècles : le fait divers et l’ordre du monde (1570-1630) », dans Jean-Claude Arnould, Pierre Demarolle, Marie Roig Miranda (dir.), Tourments, doutes et ruptures dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 1995, p. 152.

[8Mémoires et Antiquitez de la Ville de Langres, tirées et extraictes de plusieurs autheurs tant anciens que modernes et rapportés suivant l’ordre des temps, par Odon Javernault, avocat (mort vers 1602). Bibliothèque de la Société historique et archéologique de Langres, M 118.

[9À comparer avec l’édition lyonnaise de Thibaud Ancelin et Guichard Juillieron consultable sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1354944/f1.image (consulté le 19 septembre 2019).

[10Le château de Brognon se situe à Beire-le-Chastel, à 10 km au nord-est de Dijon, près de Bèze. Il a été reconstruit en 1749 pour le premier président au Parlement de Bourgogne et est resté depuis dans la même famille.

[11Jean-Claude Arnould, « Canards criminels des XVIe et XVIIe siècles… », art. cité, p. 157-158 ; Silvia Liebel, Les Médées modernes. La cruauté féminine d’après les canards imprimés (1574-1651), Rennes, PUR, 2013, p. 137.

[12« Étrange pratique, en vérité, que celle qui consiste à détacher une information de son contexte temporel pour la réinjecter dans le circuit plusieurs fois de suite, à différentes époques » (Maurice Lever, Canards sanglants. Naissance du fait divers, Paris, Fayard, 1993, p. 13-14).

[13Robert Muchembled, Le Temps des supplices. De l’obéissance sous les rois absolus (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Armand Colin, 1992.

[14J.-C. Arnould, « Canards criminels… », art. cité, p. 157.

[15Ibid.

[16Silvia Liebel, , Les Médées modernes…, op. cit., p. 51-69.

[17Ibid., p. 110.

[18Maurice Lever, Canards sanglants…, op. cit., p. 24.

[19Jean Delumeau, La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles). Une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978, 486 p. 

[20Denis Crouzet, « Sur la signification eschatologique des Canards (France, fin XVe-milieu XVIe siècle »), dans Marie-Thérèse Jones-Davies (dir.), Rumeurs et nouvelles au temps de la Renaissance, Paris, Klincksieck,1997, p. 25-42.

[21Anne-Marie Couvret, « Un sorcier à Villiers-sur-Suize au XVIIe siècle », Les Cahiers-Haut-Marnais, no 121, 1975, p. 97-98 ; Alain Catherinet, « Sulpice Jourdheuil, condamné pour sorcellerie à Mardor (1594-1614) », Les Cahiers Haut-Marnais, no 165, 1986, p. 11-16 : une banale affaire de rixe entre villageois que des jurons blasphématoires transforment en « crime de sortilège ».

[22« Rapidement consommées, détruites aussitôt après, ces modestes brochures n’avaient pas droit de cité dans les bibliothèques, d’où leur extrême rareté » (Maurice Lever, Canards sanglants. Naissance du fait divers, op. cit., p. 12).

[23Christophe de Rabutin, baron de Chantal, est mort victime d’un accident de chasse en 1601. Sa veuve Jeanne-Françoise Frémyot est la future sainte Jeanne de Chantal (1572-1641). Ce sont les grands-parents paternels de la marquise de Sévigné (1626-1696).

[24Éliane Viennot, « Ce que l’imprimerie changea pour les femmes », Revue de la BnF, vol. 39, no 3, 2011, p. 14-21.


Pour citer l'article:

Sylvain SKORA, « Des canards au temps des troubles de religion : l’imprimeur langrois Jehan Des Preyz (1582-1604) » in Canards, occasionnels, éphémères : « information » et infralittérature en France à l’aube des temps modernes, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en septembre 2018, publiés par Silvia Liebel et Jean-Claude Arnould.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 23, 2019.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?des-canards-au-temps-des-troubles.html

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