Dans son ouvrage La Modernité d’Euripide, paru en 1986, Jacqueline de Romilly résumait en une formule saisissante l’opposition entre le théâtre d’Euripide et celui d’Eschyle et de Sophocle : selon elle, chez Euripide, au contraire de ses aînés, « l’ordre divin n’assure plus à l’aventure humaine sa cohérence ni son sens [1] ». La formule ne concerne-t-elle vraiment qu’Euripide ? Si l’on prend l’exemple de Philoctète, l’une des dernières pièces conservées de Sophocle, on pourrait en douter : en effet, dans cette tragédie également, l’action ne cesse de rebondir de façon désordonnée et incohérente. Pourtant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que cette incohérence dans Philoctète est la manifestation dramaturgique de l’écart tragique entre un discours de conseil et de délibération faussé, inopérant, et une claire compréhension du monde, dans sa cohérence, telle que l’homme est appelé à le redécouvrir, y compris dans son propre langage, un langage qui la traduit et la trahit tout à la fois. Dès lors, nous ne sommes effectivement pas, ou, plus exactement, pas encore, dans l’univers dramatique d’Euripide. C’est ce que nous tenterons de démontrer.
Résumons l’enjeu de l’intrigue : Philoctète a été abandonné sur l’île déserte de Lemnos au départ de l’expédition des Grecs contre Troie : la puanteur d’une blessure sans remède qu’il avait reçue en chemin incommodait les guerriers, et les cris de douleur qu’elle lui faisait pousser les empêchait d’adresser sereinement leurs prières aux dieux. Au bout de dix ans de siège infructueux, un devin troyen capturé par les Grecs révèle que Troie ne pourra pas être prise sans l’arc et les flèches d’Héraclès, que le héros avait légués à Philoctète en remerciement de ce qu’il l’avait aidé à mourir sur son bûcher pour échapper aux douleurs intolérables de la tunique de Nessos. Il faut donc retourner à Lemnos, soit pour convaincre Philoctète d’aller se battre à Troie avec son arc, soit pour lui voler cet arc.
Ulysse est chargé de cette mission. Se sachant haï du héros, il recourt à la ruse d’amener avec lui Néoptolème, le jeune fils d’Achille. Ulysse restera caché et Néoptolème devra s’emparer de l’arc, ou de son possesseur, par la ruse, Ulysse excluant le recours à la force, trop risqué, aussi bien que la persuasion, vaine devant la rancœur du proscrit. Mais l’Ulysse de Sophocle est bien loin de l’image d’Ulysse, léguée à la postérité par Homère, dans l’Odyssée. On y voyait un héros à l’intelligence infaillible, capable de conduire jusqu’au bout par sa ruse la libération de ses compagnons de l’antre de Polyphème, en suivant un enchaînement parfait de coups, comme sur un jeu d’échecs, où tout est anticipé. Et tout avait marché à merveille : la ruse était omnipotente, sans recours à la force brute, car l’énucléation du Cyclope est présentée, de l’aveu de la victime elle-même, comme fondamentalement l’un des éléments de la ruse : « Qui me tue, amis ? Personne, par ruse ; nulle violence [2]. »
Rien de cela ne se vérifie à Lemnos. Le conseil d’Ulysse n’incarne absolument plus le pouvoir de la parole. La ruse échoue. Une dramaturgie très mouvementée, inhabituelle chez Sophocle, multipliant les contretemps et les coups de théâtre, le prouve tout au long de l’action.
La ruse s’exerce d’abord à l’encontre de Néoptolème : le jeune homme, imprégné du modèle de droiture héroïque de son père [3] , n’aurait jamais accepté de suivre Ulysse s’il avait su dès le départ ce que son compagnon attendait de lui [4] : la ruse ne connaît pas d’amis, elle ne s’inscrit pas plus dans les pratiques civiques [5], qu’elle n’est compatible avec la loyauté héroïque. En outre, quand Ulysse révèle au jeune homme qu’il devra mentir à Philoctète en se présentant lui aussi comme victime des Grecs pour gagner sa confiance et lui voler ses armes, il colore sa ruse de casuistique cynique, promettant que la postérité ne retiendra que ses actes de bravoure et jettera un voile pudique sur le mensonge [6]. D’autre part, cette ruse ne suit pas le modèle parfait du pouvoir persuasif de la parole de conseil : elle ne se passe pas de la force, sous la forme de la contrainte, quand Ulysse rappelle à Néoptolème qu’il est en mission et n’a pas d’autre choix que d’obéir [7].
Cette pratique de la ruse fait encore l’objet de deux autres critiques : d’abord, elle n’est pas parfaite, mais assortie de plusieurs incertitudes : faut-il s’emparer de l’arc seul, ou aussi de son propriétaire, et comment ? Néoptolème, inexpérimenté, devra se débrouiller seul ; ensuite, Ulysse n’a pas confiance en Néoptolème, ce qui découle de cette nature non civique de la ruse, et a prévu de faire intervenir un faux marchand – peut-être lui-même déguisé – au cas où la ruse de Néoptolème échouerait.
Il y a donc écart vis-à-vis du modèle d’une parole de conseil inscrite dans des pratiques civiques harmonieuses, agréées et garanties par les dieux – ne serait-ce que le Zeus Orkios, protecteur du serment. Et cet écart a sa manifestation dramatique : d’abord dans le fait que cette scène de prologue comporte quatre tirades d’Ulysse, contre des répliques en simple stichomythie, à une courte exception près, pour Néoptolème [8]. La tragédie répartit habituellement de façon équitable la parole sous forme d’agônes, joutes oratoires. Or ici, l’inégalité devant la parole place Néoptolème dans une position de soumission que le jeu théâtral peut facilement souligner. Les premières répliques nous invitent à nous représenter Ulysse en retrait, envoyant prudemment le jeune homme en reconnaissance [9]. Cette disposition scénique symbolise à elle seule la tension et la violence qui traversent un couple de personnages pourtant supposés alliés. Pierre Vidal-Naquet a ainsi pu affirmer que
politique pur, Ulysse sort de la polis par excès de politique. Il est l’exacte antithèse de Philoctète, hyper-civilisé face à un homme ensauvagé. Il est une autre version du personnage de Créon, et, pour reprendre la terminologie qu’un chœur célèbre de l’Antigone applique à l’homme qui n’est armé que de la seule téchnē, loin d’être hupsípolis, il est comme Philoctète lui-même, mais pour des raisons inverses, un ápolis [10].
Ainsi conçue, la ruse d’Ulysse est alors mise en œuvre par Néoptolème. Désormais, l’incohérence des décisions qui viennent d’être prises, sous-jacente dans la tension dramatique du prologue, va se révéler au grand jour.
Ce sont d’abord les réactions et les discours de Néoptolème devant le vieillard qui manifestent une nouvelle lacune dans le dispositif d’Ulysse : s’il a spéculé sur la jeunesse et la droiture de son compagnon, sur la fierté que celui-ci retire d’avoir pour père Achille, Ulysse devait se défier de lui pour les mêmes raisons. En effet, le jeune homme se laisse émouvoir par le seul spectacle du réprouvé, avant même d’avoir échangé la moindre parole avec lui. Non qu’Ulysse ne l’ait pas prévu, mais son calcul ne pouvait pas prendre en compte ces éléments impliquant contradiction. La ruse n’est plus alors le discours parfait ; elle n’est qu’un pari, incluant le hasard et l’irrationnel, pari qu’Ulysse perdra vite. Dans un premier temps, les paroles d’attendrissement de Néoptolème, source de sympathie, ont leur efficacité rhétorique : elles facilitent la connivence avec Philoctète, d’autant plus que le jeune homme a lui aussi à se plaindre d’Ulysse. Ce dernier l’avait autorisé à le critiquer en invoquant sa spoliation des armes de son père, confiées précisément à Ulysse, pour rendre sa démarche plus plausible [11]. Mais il n’avait pas prévu que le jeune homme aurait d’autant plus le cœur à le faire qu’il en éprouvait un réel ressentiment [12]. D’autre part, sur le conseil d’Ulysse, Néoptolème prétend être dans une situation très proche de celle de Philoctète : trop jeune pour suivre son père dix ans auparavant, il aurait, devenu adulte, été appelé par l’armée pour conquérir Troie avec les armes de son père, tout comme on voudrait convaincre Philoctète de le faire avec les armes d’Héraclès. Découvrant la trahison, il aurait décidé de rentrer dans sa patrie et aurait en chemin rencontré Philoctète, par hasard. Cette similitude a pour but de persuader Philoctète. Mais elle a aussi une conséquence, non prévue par Ulysse et opposée à l’effet recherché : Néoptolème conçoit par la suite l’idée de proposer à Philoctète d’embarquer avec lui pour rejoindre sa patrie ; mais ce n’est qu’une ruse : une fois en mer, il changerait de direction et ferait voile vers Troie. Pourtant, lui sera-t-il facile ensuite de trahir de nouveau sa parole et de refuser à Philoctète, une fois embarqué, de mettre le cap sur sa patrie ?
À partir de là, les contradictions présentes dans un discours de conseil qui prétend mettre les affects au service de la ruse entraînent, sur le plan dramatique, une suite chaotique de rebondissements qui, nous le verrons, ne sont parfois pas dépourvus de comique.
C’est d’abord l’irruption du faux marchand. Néoptolème vient de feindre de céder aux appels à la pitié de Philoctète, relayé par le chœur, et d’accepter d’emmener Philoctète. En se faisant implorer, il fait passer pour une faiblesse ce qui était son intention. Quel besoin Ulysse éprouve-t-il alors de faire intervenir le faux marchand ? Celui-ci prétend que deux navires sont à leur poursuite, l’un, commandé par Phénix, à la poursuite de Néoptolème, l’autre, sous les ordres d’Ulysse, à la recherche de Philoctète, et il invite le fils d’Achille à partir sans son hôte. À quoi sert cet excès de précaution, si ce n’est pour hâter ce qui était en bonne voie, en confortant le vieil homme dans l’idée de suivre Néoptolème pour fuir Ulysse ? Était-ce bien nécessaire ? On sent chez Ulysse une absence totale de confiance en son compagnon. Voilà encore un exemple des méfaits de la ruse, destructrice des liens sociaux.
Les liens d’amitié sont en tout cas consolidés entre Néoptolème et Philoctète. C’est alors que la douleur du malade se réveille, se manifeste par une crise violente suivie d’un profond sommeil. Sentant venir la torpeur, il confie son arc au jeune homme et lui demande de lui jurer de ne prêter l’arme à personne et de ne pas l’abandonner lui-même. Celui-ci promet, en une phrase à double entente, de le conduire « où [leur] but est fixé ». Il pourrait alors s’enfuir avec l’arme, au prix d’un parjure, comme le lui conseille le chœur, mais choisit de rester. Au réveil du malade, il se met brusquement à hésiter, et se résout à révéler sa vraie destination à Philoctète. Ce changement d’attitude est surprenant. Il ne résulte pas d’un échange oral, de la dramaturgie du dialogue. S’il y a dialogue, c’est dans l’esprit du jeune homme, pris de remords devant cette « seconde infamie » (v. 908), ce second mensonge. Il faut supposer qu’il s’est opéré en lui une maturation en arrière-plan de toute l’action visible, qu’on ne découvre qu’après coup. La mise en œuvre de la ruse, visant à réveiller en Philoctète tout le ressentiment contre Ulysse, a produit l’effet contraire au but escompté. Le résultat se manifeste ici encore sur le plan scénique : le spectateur ne s’attendait pas à ce revirement qui ne semble, à première vue, tirer son origine de rien, d’aucun support dramatique dans le dialogue.
Un nouveau revirement se produit alors : Néoptolème aurait pu user de la force, ayant en main l’arc de Philoctète, pour convaincre celui-ci de se laisser conduire à Troie ; or c’est Philoctète qui persuade Néoptolème de le conduire dans sa patrie plutôt qu’à Troie ; et Néoptolème est très près de céder. Une fois de plus, il n’y a pas de scène d’agôn, de joute oratoire, pour retourner la situation : une longue tirade de Philoctète suffit. On dirait que le dialogue tragique classique est dessaisi de sa vertu dramatique.
Il faut un nouveau coup de théâtre, l’irruption d’Ulysse, pour tenter de dénouer la situation : l’homme aux mille ruses, celui qui avait échappé au Cyclope « par ruse et non par force » (Odyssée, IX, v. 406 et v. 408), ne connaît plus qu’un langage : la force brutale. Pendant les presque cent vers d’un dialogue enflammé entre les deux ennemis, Ulysse et Philoctète, le proscrit insultant copieusement le traître, Néoptolème ne dit plus rien. À la fin, il suit docilement son chef, sans aucun échange d’arguments, sans un mot pour l’ami trahi, et retourne au navire avec les armes de Philoctète. Cette absence de paroles, à part les consignes laconiques qu’il donne au chœur, est perçue par le spectateur comme un vide dramatique, un hiatus, un indice laissé par le dramaturge du désaccord entre la parole du conseil et l’action. Néoptolème laisse le malheureux confier au chœur sa détresse, dans un long dialogue lyrique, un kommos, en lieu et place du stasimon classique.
C’est alors que se produit un revirement de plus, encore plus surprenant sur le plan dramatique : dans le temps écoulé pendant le kommos de Philoctète, un temps non dramatique, Néoptolème a brusquement changé d’avis, et nous le voyons revenir sur scène, Ulysse à ses trousses, selon une scénographie symétrique à la scène de leur départ, où c’est lui qui suivait Ulysse. La symétrie n’est pas dépourvue de grotesque : on y voit Ulysse perdre toute son autorité. Le seul dialogue, sur le plan théâtral, qui aurait dû convaincre Néoptolème, le dialogue avec Philoctète, n’a donc pas eu lieu. Malgré les tentatives d’intimidation de l’homme aux mille ruses, qui ne connaît plus que le langage de la force quand tout lui échappe, Néoptolème rend l’arc à Philoctète, qui le dirige contre Ulysse. Ce dernier s’enfuit, ne pouvant plus proférer que des paroles de menace. Tout s’est passé très vite. L’échec de la ruse d’Ulysse, – forme dévoyée de conseil – est total, et la dramaturgie le rend patent.
La voie serait libre pour permettre à Néoptolème de tenir le discours de persuasion qu’il aurait voulu tenir : il n’est plus sous la contrainte de son chef ; il a donné des preuves de sa loyauté en rendant l’arc sans que rien ne l’y oblige ; la situation, désormais explicitée aux yeux de l’exilé, est assainie. Or, une fois de plus, c’est Philoctète qui prononce une tirade définitive, persuadant son jeune compagnon de le ramener dans sa patrie, et Néoptolème, vaincu sans combat, sans vrai dialogue, s’apprête à s’exécuter.
Le mythe de la prise de Troie grâce aux armes d’Héraclès détenues par Philoctète est dès lors compromis. Comment Sophocle va-t-il se conformer au mythe ? En recourant au deus ex machina, cher à Euripide, en faisant intervenir Héraclès lui-même, devenu dieu après sa mort, dans une épiphanie, où il enjoint à son vieil ami de suivre Néoptolème à Troie. Il y pourra à la fois donner la victoire aux Grecs et être soigné de sa blessure. Et la pièce s’achève sur le consentement de Philoctète.
Beaucoup de critiques se sont interrogés sur cette sortie d’impasse par le merveilleux [13]. Ils ont été parfois tentés d’y lire l’échec de la parole humaine du conseil, le besoin de se tourner vers les dieux pour résoudre les conflits terrestres. On a pu alléguer la piété de l’auteur, qui avait été choisi comme prêtre du culte du héros attique Halon [14].
Nous pensons que la réponse est ailleurs. Nous avons vu à plusieurs reprises que la prise de décision conduisant à l’action s’était en quelque sorte passée dans un monologue intérieur de Néoptolème, en dehors de la scène et du temps dramatique. D’autre part, un trait qui frappe dans cette pièce tardive de Sophocle est l’allusion à la sophistique, la dénonciation d’Ulysse comme sophiste. Échec de la parole manipulatrice, en face de l’efficience d’une parole interne, donc externe au drame constitué par le dialogue. Mais à la différence du théâtre d’Euripide, ce ne sont pas les affects qui guident Néoptolème dans ce monologue extra-scénique, même si sa générosité est sensible à la position de Philoctète. Les mots du conseil ont un autre statut que rhétorique et dramatique. Ils tissent un autre plan de langage, le langage de la collectivité, qui n’affleure pas spontanément à la conscience. Des mots-clés sont prononcés, dans des contextes qui ne sont pas toujours appropriés, et cherchent à recréer un dialogue authentique par-delà le dialogue apparent. C’est ce dialogue sous-jacent qui se crée inconsciemment entre Néoptolème et Philoctète, contre Ulysse, et dont Héraclès livrera la clé. Les deux mots en question entrent dans la fabrique du nom de Philoctète : ce sont philos, « l’ami » et *ktètès, sur le radical de ktaomai, « acquérir ». Prononcés séparément au fil de la tragédie, ils sont chargés par les personnages de sens dévoyés. Leur sens authentique est trop fort pour que le dévoiement dure indéfiniment.
Considérons le premier, l’adjectif philos, emblématique de l’amitié. Symptomatiquement, il n’est jamais prononcé par Ulysse : la ruse manipulatrice ne peut pas fonder le langage de la cité, qui est celui de l’amitié. Quant à Philoctète, il en use et en abuse (sur les trente-neuf occurrences du mot, vingt-deux reviennent à Philoctète, onze à Néoptolème, six au chœur). Mais il les adresse surtout à des êtres qui sont le moins susceptibles d’en être destinataires : la nature sauvage et anticivique qui l’entoure, ainsi que ses armes. Le seul philos humain qu’il se connaisse est Héraclès, désormais disparu. Il se repent d’avoir trop vite gratifié Néoptolème de ce titre. À l’égard des autres Grecs, ses seuls mots sont ceux de l’inimitié. Ils ont rompu le lien civique avec lui, et il le leur rend bien. Mais pour un Grec du Ve siècle, ce n’est pas une solution, c’est une impasse. Et Néoptolème, que dit-il ? Il attribue bien à Philoctète, à plusieurs reprises, la qualité de philos, mais c’est en travestissant une situation où il le traite, de fait, comme ennemi.
Prenons maintenant l’autre mot, qui a beaucoup moins sa place dans le langage de la tragédie, et dont la récurrence peut donc surprendre : c’est le terme ktèma, « la possession ». Ajoutons-lui le verbe ktaomai (posséder) et le nom abstrait correspondant, epiktèsis (l’acquisition). On les trouve dans la bouche des trois protagonistes : Ulysse utilise une curieuse périphrase pour convaincre Néoptolème en l’invitant métaphoriquement à « prendre possession de la victoire » (v. 81). Dans un sens non métaphorique, c’est ensuite Philoctète qui rappelle à son nouvel ami qu’il « [a] pris possession » de l’arc d’Héraclès (v. 670). Son interlocuteur lui répond alors que se lier d’amitié, philia, avec lui est « plus précieux que n’importe quelle possession » (v. 673). En lui confiant l’arc, le malade souhaite au jeune homme qu’il lui cause moins de malheurs qu’à lui-même et à son ancien « possesseur » (v. 778) ; enfin, Néoptolème essaie de convaincre Philoctète de se rendre à Troie avec son arc pour y « acquérir » la gloire de la victoire (v. 1344). Mais l’ami dépossédé lui déclare qu’il ne fera pas « l’acquisition » de sa bienveillance en le trahissant de la sorte (v. 1281), puis l’invite à se racheter en le reconduisant dans sa patrie, où il fera la double « acquisition » de sa reconnaissance et de celle de son père (v. 1370) [15].
Mettons maintenant côte à côte les deux mots, celui de l’amitié, philos, et celui de l’acquisition ou de la possession, ktèma : ils donnent le nom de Philoctète. Le puzzle sémantique devient alors très clair : l’arc, d’abord objet de possession, perd sa valeur matérielle de valeur d’usage au profit d’une valeur symbolique d’échange scellant l’amitié, et sa circulation de main en main est le ciment de la cité [16]. Ulysse ne voit pas cette valeur symbolique et ne se soucie de l’arc que comme instrument de la victoire. Philoctète n’y voit que le signe de l’amitié d’Héraclès, un signe éteint par l’arrêt même de sa circulation, ce qui tourne l’amitié qu’il symbolise vers le passé, la stérilité ; il en fait même un porte-malheur. Néoptolème dissocie la possession de l’arc de celle de l’amitié, alors que la circulation de l’arc est la condition de l’amitié [17]. Tous ont oublié la force destinatrice du nom même de Philoctète, celle qui d’emblée, si les mots ont un sens aux yeux des Grecs, garantissait l’issue heureuse de la tragédie [18]. Si le nom de Philoctète pouvait faussement se comprendre comme désignant « celui qui aime sa possession », il finit par signifier « celui qui possède l’amitié », ou « celui dont on possède l’amitié ». Alors qu’on aurait pu croire que le personnage central était Néoptolème, si moderne dans son déchirement entre devoir civique et devoir héroïque [19], Sophocle a choisi de faire de Philoctète le personnage éponyme de sa pièce, car c’est lui qui détient inconsciemment la clé de la situation créée par le mythe, qui veut que Troie soit vaincue par son arc [20]. En reconstituant le puzzle sémantique qui sous-tend la pièce, on démonte par la même occasion l’incohérence du puzzle dramatique.
Que tout passe par cette compréhension du rôle de la langue comme ciment de la cité, nous en voudrions également pour preuve l’importance de la langue grecque pour Philoctète lui-même. Quand Néoptolème s’est présenté à lui et qu’il lui a demandé de décliner son identité, la première préoccupation de l’exilé a été de savoir s’il parlait grec, « parler chéri » (philtaton phônèma, v. 234) :
PHILOCTÈTE. – Votre vêtement, au premier aspect, m’a bien l’air d’être celui qui m’est cher entre tous, celui de la Grèce. Mais c’est votre voix que je veux entendre (phônès d’akousai boulomai : v. 225)
Il saura ainsi si le jeune homme et les marins du chœur viennent bien « en amis » (eiper hôs philoi prosèkete, v. 229). La seule reconnaissance de sa langue dans la bouche de Néoptolème conduit Philoctète à couvrir le jeune homme des mots de l’amitié : philtaton, philtatou, philès aux vers 237 et 242. Le proscrit détenait donc sans le savoir la clé de la situation : non seulement la notion d’amitié, mais surtout le fait qu’elle est véhiculée par l’échange de mots dont la circulation de l’arc est le symbole [21].
L’intervention d’Héraclès nous semble confirmer cette analyse. Le héros divinisé n’emploie paradoxalement, dans son unique tirade, à aucun moment, le vocabulaire de l’amitié ou celui de la possession. Mais s’il n’en dit les mots, il en livre le contenu : à travers plusieurs structures grammaticales et stylistiques, le duel et la symétrie, il insiste sur la dualité et la complémentarité de Néoptolème et de Philoctète dans la prise de Troie. L’arc s’y efface presque derrière la seule bravoure de deux compagnons de combat : Héraclès demande à Philoctète de porter ses armes sur sa tombe après sa victoire. Une fois épuisée leur valeur symbolique, elles retourneront à leur possesseur premier, garant de ce symbole universel.
Ainsi donc, la pièce de Sophocle consiste à mettre en scène, en quelque sorte, la faillite d’un conseil fondé sur la sophistique, c’est-à-dire sur une rhétorique sans autre fondement que l’incohérence du monde comme le voit Euripide, qui laisse à la parole une efficience relative, tout empirique. Dans le même mouvement dramatique, les protagonistes redécouvrent au fil du dialogue l’ordre sous-jacent du langage, qui renvoie lui-même aux principes d’harmonie régissant la cité comme l’univers, et la pièce, à la différence du théâtre d’Euripide, s’achève sur l’unité civique retrouvée. Les deux dramaturges, à la suite d’Eschyle, ont composé un Philoctète. Celui d’Euripide date de 431, et consacre le triomphe de la rhétorique d’Ulysse, qui convainc Philoctète, contre une délégation troyenne, de le suivre au combat. Le Philoctète de Sophocle date de 409. Entre les deux dates, la Guerre du Péloponnèse a déjà accompli bien des ravages dans les corps et les pensées, et montré l’impasse de la rhétorique sous sa forme sophistique [22].
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