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Laetitia SAINTES

Université Catholique de Louvain – Institut des Civilisations, Arts et Lettres

Du roi d’Yvetot au marquis de Carabas. Figures du pouvoir et de la noblesse d’Ancien Régime dans l’œuvre de Pierre-Jean de Béranger


Texte complet


Les goguettes, chœur patriotique

Dès les premières années du règne de Louis XVIII, des sociétés chantantes, dites « goguettes », fleurissent partout dans Paris. Populaire, la goguette réunit artisans et ouvriers, libres d’y brocarder à loisir le roi et le clergé à l’ombre de l’étendard tricolore, de rigueur dans chacune [1] – et ce bien qu’on rappelle pour la forme, au début de chaque réunion, l’interdiction de toute chanson politique ou attaquant la personne du roi [2]. Dans ses Mémoires, le chansonnier saint-simonien Jules Vinçard, membre de « La Ménagerie », célèbre goguette parisienne, écrit à ce propos :

on chantait et l’on déclamait là toutes sortes de poésies, sérieuses ou critiques, et parmi ces dernières les attaques contre le gouvernement et contre l’Église ne manquaient pas. […] ces réunions chantantes, ou goguettes […] étaient, à cette époque, des écoles puissantes d’enseignement patriotique. […]. Si l’on réfléchit aux conséquences qui devaient en résulter, on constatera que c’était bien la première étape de la marche progressive de l’intelligence populaire [3].

Bien avant l’invention de la presse moderne, la chanson de goguette se fait donc la confidente et la dépositaire des aspirations du peuple, mais aussi de ses espérances et de ses revendications [4]. À ce propos, Louis Festeau, membre d’une goguette, écrit, sans équivoque : « Le chansonnier est l’écho, le pétitionnaire du peuple. Il rit de sa joie, pleure de sa souffrance, et menace de sa colère [5]. » L’esprit de la goguette, plus apte à la satire qu’au lyrisme, est donc à la fois cet esprit facétieux, joyeusement frondeur, et cette critique parfois virulente de la scène politique ; le dictionnaire de Napoléon Landais pointe cette dualité, qui fait dériver « goguette », défini comme un « propos joyeux », de « satire », tout en établissant que « chanter goguettes » à quelqu’un signifie « lui dire des injures, des choses fâcheuses [6] ». Prélude joyeusement frondeur à l’insurrection révolutionnaire qui mettra fin au règne de Charles X [7], la chanson de goguette est en effet dangereuse, qui manie comme nulle autre l’héritage rabelaisien, mêlant fantaisie, critique et politique tantôt avec dérision, tantôt avec âpreté. Or la chanson, moyen d’expression populaire par excellence, constitue par son format et sa facilité de diffusion auprès d’un public majoritairement illettré, le moyen d’information et de propagande le plus efficace qui soit ; à ce titre, elle forme une arme redoutable [8].

En 1820, l’assassinat du duc de Berry marque le début d’une nouvelle terreur blanche qui, à l’instigation des ultras, prend contre la liberté de la presse et la liberté individuelle des mesures résolument répressives [9]. Si ce qui s’imprime ne peut échapper aux autorités, celles-ci prêtent également une oreille attentive à ce qui se chante, particulièrement dans les couches populaires, qui ne lisent pas ; les goguettes, à ce titre, ne pourront échapper à la vague de répression qui frappe alors l’espace public. Le comte Anglès, préfet de police, promulgue ainsi à la même époque une ordonnance enjoignant les commissaires à surveiller ces sociétés « composées d’individus animés en général d’un très mauvais esprit », « véritables clubs où se manifeste hautement l’esprit le plus contraire à l’ordre et à la tranquillité », puisque on y lit et chante des « poésies où, à la faveur et sous le voile de l’allégorie, le gouvernement, la religion, les mœurs sont outragées, les choses et les personnes également attaquées, menacées [10] ».

Le peuple pour muse

C’est dans ce cadre particulier que Pierre-Jean de Béranger achève de faire ses armes de chansonnier. Venu à la chanson sous l’Empire, admis dès 1813 au « Caveau », société chantante littéraire et épicurienne prisée des élites et foncièrement apolitique, Béranger préside en effet la goguette du « Moulin vert, ou Moulin de beurre » aux côtés d’Armand Carrel dans les années 1820 [11]. Tant prisé des salons que des faubourgs, le chansonnier incarne résolument l’union du Caveau, littéraire et épicurien, et de la goguette, son pendant populaire et politique ; « chansonnier du peuple », il est également adulé du public bourgeois, qui lit ses chansons comme de la poésie – véritable tour de force, qu’il accomplit en appariant en des termes uniques les vers recherchés du Caveau au message politique de la chanson de goguette.

Manifeste du chansonnier, « Ma vocation », composée vers 1815, le voit détailler les fonctions de la chanson telle qu’il l’envisage. Chaque couplet représente l’un de ses rôles : complainte du misérable « chétif et souffrant [12] », elle est aussi protestation contre l’insolence des plus opulents, moyen de chanter la liberté tout en gagnant sa vie, consolation face à la fugacité de l’amour, qui accompagne la fuite du temps, et enfin expression de la gaieté des réunions amicales. Avec Béranger, la chanson se voit donc assigner de nouveaux rôles, et une ambition nouvelle ; c’est que chanter la bonne chère et le vin, comme le voulait la tradition chansonnière épicurienne, ne suffit plus ; il s’agit désormais de mettre en vers les préoccupations du peuple, irrémédiablement changées depuis 1789 :

La chanson, qu’on avait définie l’expression des sentiments populaires, devait dès lors s’élever à la hauteur des impressions de joie ou de tristesse que les triomphes ou les désastres produisaient sur la classe la plus nombreuse. Le vin et l’amour ne pouvaient guère plus que fournir des cadres pour les idées qui préoccupaient le peuple exalté par la révolution [13] […].

Lamartine, dans son Cours familier de littérature, ne dira pas autre chose lorsqu’il écrira, à propos du chansonnier : « Faire chanter l’amour et le vin, c’était vieux comme le vin et l’amour ; mais faire chanter le pamphlet, c’était le génie et la nouveauté du genre [14] ». De sujet d’un exercice de style foncièrement apolitique, l’épicurisme devient le prétexte et le cadre d’une chanson politique qui, avec Béranger, prend les contours d’un « pamphlet en musique [15] ».

C’est que la chanson telle que l’envisage Béranger, c’est-à-dire comme le support privilégié des préoccupations du peuple, doit pour être pleinement légitime bénéficier d’une forme adaptée, à même de gagner le public bourgeois :

Ce succès [populaire] ne suffisait pas encore ; il fallait de plus que la nouvelle expression des sentiments du peuple pût obtenir l’entrée des salons pour y faire des conquêtes dans l’intérêt de ces sentiments. De là, autre nécessité de perfectionner le style et la poésie de la chanson [16].

Le travail stylistique fait donc partie d’une stratégie destinée à faire de la chanson le véhicule légitime de préoccupations réelles ; seule la conquête du salon, donc du public bourgeois, pourra faire retentir de façon pérenne cet instantané du sentiment populaire, afin de contribuer, à terme, à faire du peuple une instance à part entière du débat politique.

« Le Roi d’Yvetot », ou l’idéalisation militante de la royauté d’Ancien Régime

Diffusée en 1813, « Le Roi d’Yvetot », premier grand succès de Béranger, pose les bases d’une philosophie épicurienne d’ordre politique, qui consiste, à une époque où l’Empire semble au sommet de sa puissance, à proposer un contre-modèle au régime ; le roi d’Yvetot, monarque débonnaire dépourvu de l’ambition conquérante qui a tant éprouvé la nation, a tout pour plaire à une bourgeoisie d’Empire qui, à l’image des plus humbles, durement éprouvés par les pertes humaines dues aux guerres, est lasse de la politique belliciste de l’Empereur et affectée au premier chef par la crise économique qui marque les dernières années du régime impérial [17]. Cela, Béranger l’a bien saisi, qui par cette chanson marque pour la première fois, certes de façon implicite (bien que l’allusion soit transparente), son opposition à un système dont le bellicisme et le despotisme le rebutent. Étonnamment, la censure impériale laisse paraître une chanson qui, parce qu’elle incarne parfaitement la communauté d’intérêts – certes éphémère – entre deux classes, vient à son heure ; le succès en sera d’autant plus considérable [18].

Dorénavant reconnu comme une figure de l’opposition à l’Empire, Béranger est approché par le parti royaliste, mais refuse toute commande de sa part, tenant à son indépendance et arguant que sa plume n’est pas à vendre [19]. Tenté un temps par la Restauration, il s’en justifie dans son autobiographie en arguant que la faiblesse des Bourbons lui « parut devoir rendre facile la renaissance des libertés nationales » ; en effet, par la Charte, « on pouvait leur imposer ces libertés [20] ». Jusqu’en 1814, le retour de la branche bourbonnienne représente celui, tant escompté, de la paix, et le recouvrement des libertés les plus élémentaires [21]. Béranger s’abstient donc pour l’heure de toute critique à leur égard ; à ce propos, il écrira, des années plus tard : « Je chantai alors la gloire de la France ; je la chantai en présence des étrangers, en frondant déjà toutefois quelques ridicules de cette époque, sans être encore hostile à la royauté restaurée [22]. » Le basculement se produit avec le retour des Bourbons et des émigrés ; à compter de ce moment, la chute de l’Empire n’est plus synonyme d’une libération, mais une défaite nationale de plus face à l’étranger [23]. Peu à peu, les modalités de la critique politique du chansonnier s’affinent et s’affirment, se moulant sur cet « instinct du peuple » qu’il érige, dit-il, en « règle de conduite [24] » : la haine du despotisme d’abord, des coalisés ensuite, et enfin des Bourbons restaurés. C’est ainsi à sa capacité à interpréter l’instinct des masses que le chansonnier doit sa clairvoyance politique, et, partant, son succès :

Cette conviction [de l’inanité de la Restauration], qui ne m’a plus abandonné, je la devais moins d’abord aux calculs de ma raison qu’à l’instinct du peuple. À chaque événement je l’ai étudié avec un soin religieux, et j’ai presque toujours attendu que ses sentiments me parussent en rapport avec mes réflexions pour en faire ma règle de conduite, dans le rôle que l’opposition d’alors m’avait donné à remplir [25].

Après les Cent-Jours, le ton de Béranger se fait plus âpre : exaspéré par une occupation alliée qui s’éternise, il ne peut marquer son adhésion au retour à l’Ancien Régime auquel les Bourbons semblent aspirer de plus en plus explicitement [26]. À compter de ce moment, ses chansons développent une rhétorique de l’opposition et de l’accusation face à un régime politique et à un mode de pensée posés comme caducs [27]. Face au bafouement de l’honneur national, Béranger saisit la pertinence d’une instrumentalisation des sentiments patriotiques : la gloire passée de la France pourra désormais servir son propos en mettant en relief, par opposition, la médiocrité des temps présents ; pour ce faire, il convoque le souvenir de l’Empereur, figure dépassant les clivages politiques et sociaux [28]. Loin d’être dupe quant à l’envers de l’épopée napoléonienne, le chansonnier convoque le souvenir impérial comme un instrument, un outil de propagande destiné à mieux asseoir ses vues auprès d’un public qu’il sent réceptif à ce souvenir d’une gloire nationale que la Restauration a éclipsé.

À mesure que le temps passe, le ton du chansonnier se fait plus dur, et sa critique de la monarchie et du clergé plus âpre. Par leurs attaques contre la personne du roi et des grands de son entourage, ses compositions renouent bientôt avec une tradition chansonnière disparue après la Révolution, et ce malgré la circulation clandestine, sous l’Empire, de chansons satiriques [29]. De façon logique, les railleries du chansonnier contre le roi, tantôt modérées (« Nabuchodonosor », « Le Prince de Navarre »), tantôt nettement menaçantes (« Mes jours gras de 1829 », « Charles le Simple »), débouchent sur la critique du pouvoir royal, dénoncé comme une autocratie déguisée [30], puis sur celle des institutions qui y sont attachées : la noblesse et le clergé.

Le marquis de Carabas, incarnation polémique de la réaction nobiliaire

De nombreuses pièces du chansonnier le voient en effet sabrer ce qu’il nomme la « noblesse antique [31] » ; l’une des plus saisissantes à cet égard est sans conteste « Le Marquis de Carabas », composée en 1816, où Béranger critique avec une âpre ironie l’opportunisme d’une noblesse intéressée, uniquement avide des faveurs de la Cour. Dans cette chanson, la figure du marquis de Carabas est ainsi mobilisée pour railler une certaine noblesse ayant plus de prétentions et d’ambition que d’authentiques titres ; comme dans le conte, le marquis mis en scène est en réalité fils de meunier, et donc loin de descendre d’un des fils de Pépin le Bref, comme il le prétend – ce qui ne l’empêche pas de tenir sa maison pour plus noble que celle du roi. Fort de son titre factice, il aspire nettement à renouer avec les prérogatives qui étaient celles de la noblesse sous l’Ancien Régime, et menace même le roi : « s’il ne me rend / Les droits de mon rang, / Avec moi, corbleu ! / Il verra beau jeu [32]. »

De même que chaque chanson anticléricale appelle la critique de la noblesse, chaque chanson critiquant la noblesse appelle l’anticléricalisme. C’est ainsi que Béranger pointe, dans sa critique des marquis de Carabas qui abondent sous la Restauration, la collusion entre la noblesse et le clergé, cette alliance au goût d’Ancien Régime de deux réactions ayant besoin l’une de l’autre pour achever d’asservir un peuple dont les intérêts lui sont indifférents. Les deux dernières strophes sont à cet égard les plus frappantes :

Prêtres que nous vengeons,
Levez la dîme et partageons ;
Et toi, peuple animal,
Porte encor le bât féodal.
Seul nous chasserons,
Et tous vos tendrons
Subiront l’honneur
Du droit du seigneur.
Chapeau bas ! chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas !

Curé, fais ton devoir ;
Remplis pour moi ton encensoir.
Vous, pages et varlets,
Guerre aux vilains, et rossez-les !
Que de mes aïeux,
Ces droits glorieux
Passent tout entiers
À mes héritiers.
Chapeau bas ! chapeau bas !
Gloire au marquis de Carabas [33] !

C’est donc bien d’une guerre qu’il s’agit, livrée par la noblesse et le clergé, unis par des intérêts communs, au peuple, auquel ils entendent refaire porter le « bât féodal », figuration éminemment symbolique du poids de leurs privilèges – ces fameux « droits glorieux » –, comme si la Révolution n’avait pas eu lieu. Sur le plan lexical, la référence à l’Ancien Régime est aussi claire qu’omniprésente : outre le « bât féodal », il est question de « castel », de « vassaux, vavassaux et vilains », de « dîme », de « droit du seigneur » ; Béranger fait également référence à Pépin le Bref et à la coutume d’Ancien Régime (apparue sous Louis XIII) du « tabouret de grâce », c’est-à-dire du droit strictement encadré des femmes titrées à s’asseoir auprès de la reine.

Le message du chansonnier est donc explicite, qui dénonce une volonté de retour à l’Ancien Régime au détriment du peuple : nouveau venu sur la scène publique, celui-ci risque, si la réaction nobiliaire et cléricale parvient à ses fins, de voir les libertés acquises avec la Révolution réduites à peau de chagrin.

« Les Missionnaires », ou Béranger contre la réaction cléricale

Si les railleries du chansonnier à l’encontre de la réaction nobiliaire sont légion, sa critique de la réaction cléricale, indissociable de la première, constitue un autre motif majeur de ses chansons ; c’est que Béranger s’oppose résolument, dans l’ensemble de son œuvre, aux manœuvres du clergé pour empiéter sur les prérogatives du pouvoir temporel, notamment dans le domaine de l’enseignement. À l’époque où le chansonnier compose « Les Missionnaires » (1819), la réaction cléricale bat son plein ; l’Église, avec l’appui de la monarchie restaurée, lance ses mandataires à travers le pays pour inviter le peuple à expier ses forfaits révolutionnaires, allant jusqu’à répandre dans les campagnes une prétendue lettre du Christ.

Représentant d’un « peuple qui a été obligé de briser des liens sacrés, parce qu’on en avait fait des menottes [34] », Béranger saisit instinctivement l’appui que le pouvoir peut trouver dans un clergé enseignant au peuple l’espérance en une vie future et la vanité du triomphe de l’oppresseur, afin d’étouffer en lui tout instinct insurrectionnel [35]. L’influence du chansonnier étant considérable, le gouvernement royal tente, sur la base de ses pièces les plus violemment anticléricales, dont « Les Révérends Pères », attaque frontale de la Compagnie de Jésus, ou « Les Capucins », où l’ordre religieux apparaît comme une compagnie de mercenaires aux ordres du clergé, de le discréditer auprès de l’opinion en le faisant passer pour impie [36] – en vain. Car sa critique, aussi violente soit-elle, prend pour cible non la foi en elle-même, mais « la livrée du catholicisme [37] », et au-delà les manœuvres des Jésuites, désireux comme sous l’Ancien Régime, selon le chansonnier, d’annexer la religion à leurs projets politiques [38].

Composée en 1819, « Les Missionnaires » se veut dès lors une mise en garde contre un retour à l’Ancien Régime, exprimée en des termes qui n’auraient pas dénoté au XVIIIe siècle ; il est en effet question des manœuvres des Jésuites à l’encontre les « philosophes », qui déjà « sentent le roussi [39] », d’une lutte menée par l’obscurantisme contre les lumières – et ce avec et sans majuscule. Désignés comme les « pairs » de Satan, les missionnaires se voient enjoints d’éteindre les lumières et de rallumer « le feu », c’est-à-dire la discorde, à l’exemple des Jésuites, afin de contrecarrer l’entreprise éducative des Lumières car « C’est en éclairant l’univers / Qu’on éteint les discordes [40]. » Or la discorde prépare un lit favorable à leur prise de pouvoir ; il s’agira dès lors, en « vendant des prières », de gagner « sur les crucifix [41] », puisque les Jésuites mis en scène par Béranger sont mus, avant toute chose, par l’appât du gain.

Revient encore, comme un leitmotiv obsédant, l’image d’une collusion blâmable entre l’Église et la monarchie restaurée, jeu de dupes où la première veut placer « dans chaque prône, / Non point le trône sur l’autel, / Mais l’autel sur le trône [42] ». Car c’est ni plus ni moins d’assujettir le monarque qu’il est question, ce que le chansonnier formule sans équivoque : « Comme aux bons temps féodaux, / Que les rois soient nos bedeaux [43] ». Rendant « gloire à l’ignorance », les missionnaires réussissent leur entreprise : désormais, en France, « Le jour fuit, et les cagots / Dansent autour des fagots [44] », conclut le chansonnier, non sans pessimisme.

Les temps féodaux, ceux de l’alliance parfaite entre un clergé et une noblesse mus par des intérêts communs, sont donc agités par le chansonnier comme le symbole le plus parlant d’un Ancien Régime inique et obscurantiste, qui a tout intérêt à ramener les masses de la Restauration à la condition qui était la leur à l’époque féodale.

Conclusion

Face à la double réaction cléricale et nobiliaire désireuse pour recouvrer son pouvoir d’antan de replacer les masses dans la position qui était la leur avant 1789, les chansons de Béranger semblent tout entières mues par une volonté de rappeler la place du peuple dans la sphère publique, sa légitimité à intervenir dans le débat, et ce par le biais de chansons résolument engagées. Car ses compositions, véritables « mémoires chantants », constituent une arme au même titre que le pamphlet ; leurs refrains martèlent un message progressiste, représentant la voix de l’opposition que le pouvoir tente de faire taire dans l’espoir d’être restauré dans ses prérogatives d’avant 1789. Comme le signale le chansonnier, non sans pessimisme, c’est là caresser l’espoir illusoire, mais ô combien dangereux pour la liberté, d’un retour en arrière impossible dans les faits. C’est là l’aporie majeure de la Restauration, qui vaudra la perte de Charles X et que le chansonnier résume comme suit :

Je croyais qu’on allait faire
Du grand et du neuf,
Même étendre un peu la sphère
De quatre-vingt-neuf.
Mais point ! on rebadigeonne
Un trône noirci [45].

Jeu de dupes où la dupe n’est pas toujours celle que l’on croit, la Restauration est pour Béranger un mirage politique et social, consistant pour le régime à dissimuler ses tentations autoritaristes, tout en étant aveugle, du fait de son incapacité à saisir l’essence des temps, aux mutations sociales et politiques qui rendent impossible ce à quoi il aspire.

Le lys recomposé par le chansonnier a dès lors un goût amer – celui du bât féodal, figuration du degré le plus absolu de l’asservissement des masses sous l’Ancien Régime : la Charte, censée garantir les libertés, n’est qu’un mot agité par le régime pour mieux dissimuler ses véritables desseins despotiques, où le peuple demeurerait asservi sous le double joug de la noblesse et du clergé. Comme le chante l’un des révérends pères mis en scène par le chansonnier,

Si l’on croyait la canaille,
La charte serait le feu,
Et le monarque de paille.
Nous avons le secret d’en haut :
La Charte de paille est ce qu’il nous faut.
C’est litière pour la prêtaille :
Elle aura la dîme, et nous les moissons [46].

Si le tableau dressé par Béranger paraît au moins aussi noir que le trône hâtivement badigeonné des Bourbons, son message progressiste n’en est pas moins réel et réellement influent, à l’image de sa portée subversive, pour le moins remarquable. À la lumière des événements de Juillet 1830, le chansonnier Vinçard semble ainsi avoir eu raison en écrivant que ce fut « dans les belles épopées de Béranger que le peuple retrempa ce courage héroïque qui lui fit accomplir en trois jours cette révolution providentielle de 1830, portant le dernier coup à ce vieil attirail de monarchie par droit de naissance [47] ». Du roi d’Yvetot au marquis de Carabas, des missionnaires aux révérends pères, les figures mises en scène par le chansonnier, types satiriques réussis et à ce titre efficaces, constituent autant de flèches assassines lancées contre le régime ; à ce titre, elles joueront un rôle-clé dans la conscientisation politique qui devait mener à l’insurrection populaire des journées de Juillet, fruit de la colère et des aspirations que Béranger avait su si bien exprimer. Dans une pièce intitulée « Adieu, chansons », le chansonnier vieillissant en a bien conscience, qui chante encore, par le biais de la muse qui l’invite à poser sa plume :

« Tes traits aigus, lancés au trône même,
En retombant aussitôt ramassés,
De près, de loin, par le peuple qui t’aime,
Volaient en chœur, jusqu’au but relancés.
Puis quand ce trône ose brandir son foudre,
De vieux fusils l’abattent en trois jours.
Pour tous les coups tirés dans son velours,
Combien ta muse a fabriqué de poudre. »
Adieu, chansons ! mon front chauve est ridé.
L’oiseau se tait ; l’aquilon a grondé [48].

Notes

[1Guy Erismann, Histoire de la chanson, Paris, Hermès, 1967, p. 94.

[2Ibid.

[3Louis Edme Jean Baptiste Vinçard, « Avertissement au lecteur », dans Mémoires épisodiques d’un vieux chansonnier saint-simonien, Paris, Dentu / Grassart, 1878, p. 24-27.

[4Guy Erismann, op. cit., p. 92.

[5Louis Festeau, cité dans France Vernillat, Jacques Charpentreau, La Chanson française, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1971, p. 36.

[6Napoléon Landais, Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires français, Paris, Bureau central, 1834, t. II, p. 123.

[7Serge Dillaz, Béranger, Paris, Seghers, coll. « Chansons d’aujourd’hui », 1971, p. 46.

[8Pierre Brochon, La Chanson française. Tome I : Béranger et son temps, Paris, Éditions sociales, 1956, p. 21.

[9S. Dillaz, op. cit., p. 46.

[10Ibid., p. 44.

[11Ibid., p. 12.

[12Pierre-Jean de Béranger, « Ma vocation », dans P.-J. de Béranger, Œuvres complètes de Béranger, Paris, Fournier Aîné, 1839, t. I, p. 207.

[13P.-J. de Béranger, « Préface » aux Œuvres complètes, éd. citée, t. I, p. XVIII-XIX.

[14 Alphonse de Lamartine, Cours familier de littérature, Paris, chez l’auteur, 1857, t. IV, p. 221.

[15Ibid., p. 217.

[16P.-J. de Béranger, « Préface » aux Œuvres complètes, éd. citée, p. XIX.

[17Ibid.

[18Ibid., p. 33.

[19S. Dillaz, op. cit., p. 34.

[20P.-J. de Béranger, « Préface » aux Œuvres complètes, éd. citée, p. IV.

[21S. Dillaz, op. cit., p. 34.

[22P.-J. de Béranger, « Préface » aux Œuvres complètes, éd. citée, t. I, p. V.

[23S. Dillaz, op. cit., p. 34.

[24P.-J. de Béranger, « Préface » aux Œuvres complètes, éd. citée, t. I, p. VI.

[25Ibid.

[26S. Dillaz, op. cit., p. 34.

[27Ibid.

[28Ibid.

[29P. Brochon, op. cit., p. 41.

[30Ibid.

[31L’expression se retrouve notamment dans « Le Vilain » (Œuvres complètes, éd. citée, t. I, p. 209) et « La Cocarde blanche » (Ibid., p. 247).

[32P.-J. de Béranger, « Le Marquis de Carabas », dans Œuvres complètes, éd. citée, t. I, p. 227.

[33Ibid., p. 229.

[34Lettre à Charles-Augustin Sainte-Beuve du 7 décembre 1835, cité dans S. Dillaz, op. cit., p. 176-177.

[35S. Dillaz, op. cit., p. 54.

[36Ibid., p. 54.

[37P.-J. Béranger, « Préface » aux Œuvres complètes, éd. citée, t. I, p. XIV.

[38S. Dillaz, op. cit., p. 54.

[39P.-J. de Béranger, « Les Missionnaires », dans Œuvres complètes, éd. citée, t. II, p. 9.

[40Ibid., p. 7.

[41Ibid.

[42Ibid., p. 8.

[43Ibid.

[44Ibid., p. 9.

[45P.-J. de Béranger, « La Restauration de la chanson », dans Œuvres complètes, éd. citée, t. III, p. 95.

[46P.-J. de Béranger, « Les Révérends Pères », dans Œuvres complètes, éd. citée, t. II, p. 32.

[47Louis Edme Jean Baptiste Vinçard, op. cit., p. 27.

[48P.-J. de Béranger, « Adieu, chansons », dans Œuvres complètes, éd. citée, t. III, p. 141.


Pour citer l'article:

Laetitia SAINTES, « Du roi d’Yvetot au marquis de Carabas. Figures du pouvoir et de la noblesse d’Ancien Régime dans l’œuvre de Pierre-Jean de Béranger » in Le Lys recomposé. La représentation des pouvoirs sous l’Ancien Régime dans la littérature fictionnelle du XIXe siècle (1800-1850), Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en mars 2018, publiés par Laurent Angard, Guillaume Cousin, et Blandine Poirier.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 22, 2019.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?du-roi-d-yvetot-au-marquis-de.html

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