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Marie-Jeanne Zenetti

Université Paris 8 – Saint-Denis

Écrire moins pour donner plus à lire ?

Une enquête de lecture


Texte complet


Dans ces lignes célèbres du Livre des Passages, Walter Benjamin écrit :

Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer. Je ne vais rien dérober de précieux ni m’approprier des formules spirituelles. Mais les guenilles, le rebut : je ne veux pas en faire l’inventaire mais leur permettre d’obtenir justice de la seule façon possible : en les utilisant [1].

Cette posture d’auteur, qui met l’accent sur le retrait et la réutilisation de matériaux préexistants, pose de façon singulière la question de la création littéraire, et avec elle celle de la réception qu’une telle création programme. La mise en œuvre du « rebut » n’est en effet possible qu’au prix d’une « utilisation » que l’auteur amorce, mais qu’il revient au lecteur de prolonger. Dans la lignée des questions soulevées par Walter Benjamin dans ce livre inachevé, il s’agira pour nous d’interroger ici la répartition des rôles entre auteur et lecteur telle qu’elle se manifeste dans certaines œuvres-limites, constituées exclusivement de citations ou de matériaux documentaires. Leur investissement fonctionne-t-il sur le mode des vases communicants ? Autrement dit, l’effacement de l’auteur donne-t-il lieu à une participation accrue du lecteur ? Telles sont les questions que nous aimerions soulever à partir d’une œuvre, qui, comme celle de Benjamin, recopie – « utilise » – des énoncés existants. Il s’agit de l’œuvre de Charles Reznikoff intitulée Témoignage : les États-Unis, 1885-1990, parue initialement en 1965 sous le titre Testimony : The United States : 1885-1990 [2]. Charles Reznikoff est généralement présenté comme appartenant au groupe des poètes objectivistes américains, qui dans les années 1930 et sous le parrainage de William Carlos Williams et d’Ezra Pound, a également rassemblé George Oppen, Louis Zukofsky, Carl Rakosi et Basil Bunting. Témoignage constitue son œuvre majeure. Juriste de formation et collaborateur pendant plusieurs années à la rédaction d’une encyclopédie juridique, Reznikoff a élaboré son ouvrage à partir d’un compendium de jurisprudence américaine, qui rassemble des comptes-rendus de procès issus des différents États [3]. Reznikoff prélève directement dans ces archives des extraits de cas et des bribes de témoignages, qu’il sélectionne et recopie avant de les versifier [4]. Il s’agit donc d’un exemple radical de disparition de l’auteur, dans la mesure où, dans ces poèmes, pas un mot n’est de lui : il a simplement sélectionné dans des documents, des fragments de discours existants. La tentative de donner une forme littéraire au fait juridique, cependant, se manifeste par le biais de la versification, rythmant et espaçant le texte initial.

Penser la spécificité du montage documentaire : de la production à la réception

La spécificité d’une telle œuvre peut dès lors s’envisager du point de vue de sa production. Dans une note liminaire, Reznikoff précise en effet :

Note : Tout ce qui suit est fondé sur des comptes rendus de procès provenant de différents États. Tous les noms de personnes sont fictifs et ceux des villages et des villes ont été modifiés [5].

Reznikoff n’interprète pas ces cas, il n’émet aucun jugement : il s’agit uniquement pour lui de présenter les faits. Le document est donc livré en lieu et place de l’œuvre. Par conséquent, Témoignage bouscule entièrement les définitions traditionnelles de la création littéraire : il ne s’agit plus de produire des discours, mais d’utiliser des discours existants. La question du faire, poiein, se voit ainsi déplacée en une question d’usage.

Ce type de pratique n’est pas entièrement isolé en littérature. Il s’inscrit dans une histoire des formes et des courants esthétiques, dans un ensemble de filiations et de traditions. On pourrait ainsi rapprocher la démarche de Reznikoff du cut-up, du collage ou du montage littéraire. La spécificité du projet de Reznikoff, néanmoins, tient à son usage exclusif d’un matériau préexistant : l’intégralité des discours qui prennent place dans l’œuvre ont déjà été écrits et consignés dans les archives, et, qui plus est, ces archives ne constituent pas une source littéraire.

Ce geste artistique, qui repose sur le prélèvement d’un objet non artistique – ici un ensemble de discours – puis sur sa recontextualisation sous forme d’œuvre, n’est pas sans rappeler le principe des œuvres qu’on appelle les ready-made, et dont l’exemple le plus connu est certainement Fontaine, œuvre présentée par Duchamp en 1917 sous le nom de R. Mutt. Il existe pourtant une différence essentielle entre l’urinoir transformé en sculpture et les comptes-rendus transformés en poèmes. En effet, Reznikoff fait subir aux discours prélevés dans les archives une série d’opérations. Opération de sélection d’abord : il ne conserve que les faits au détriment du jugement final, parfois juste un dialogue ou une petite scène. Opération de versification ensuite, et de regroupement selon une logique triple : chronologique, spatiale et thématique.

Reznikoff conçoit ainsi son travail d’écrivain comme une activité de montage, de découpe et d’assemblage plus que d’invention ou de création. Dans un entretien, il évoque les techniques d’écriture qu’il met en œuvre en ces termes :

Eh bien, je prends le texte original, et je coupe, encore et encore. Si je conserve souvent le discours initial ? Parfois je le transforme, mais c’est rare. Je modifie le discours s’il ne coïncide pas avec ce que je considère comme direct et simple. Mais en général, je me contente de couper, c’est-à-dire je jette tout le reste [6].

Le travail effectué par Reznikoff est donc essentiellement négatif. Il consiste pour l’essentiel à sélectionner, à couper, à introduire du blanc (en délimitant des fragments de témoignages d’une part, en délimitant au sein de ces unités des vers, d’autre part). Ce faisant, il ne modifie pas le contenu du discours cité, mais l’usage qu’il convient de faire de ce discours. Par conséquent, si la spécificité d’une telle œuvre tient à une modalité singulière de production, elle repose également sur la programmation d’une réception spécifique : la délimitation et la versification fonctionnent d’abord comme des signes indiquant que l’énoncé ne doit plus être considéré comme preuve dans le cadre d’un procès, ou en tant qu’il fournit une information, mais comme un poème. Ces indices se voient d’ailleurs confirmés par d’autres signes, regroupés dans le péritexte : un nom d’auteur, un éditeur prestigieux (P.O.L. pour la traduction française), un texte reproduit en quatrième page de couverture, qui tous convergent pour inviter le lecteur à lire le document sous l’angle de l’œuvre.

Ce sont ces opérations qui, comme le fait de retourner l’urinoir et d’y apposer une signature puis de le placer dans un musée ou une galerie, créent les conditions d’un nouveau regard sur l’objet ou l’énoncé présenté. C’est ce qu’explique Nelson Goodman dans L’Art en théorie et en action : le fait qu’il y ait art, ici, ne tient pas à une fabrication mais à une implémentation, c’est-à-dire à un ensemble de pratiques qui permettent à un objet ordinaire (ici à un énoncé ordinaire) de fonctionner en tant qu’œuvre d’art (dans notre exemple, en tant que poème) [7]. On voit dès lors le rôle essentiel que joue le lecteur dans ce processus : car c’est à lui que revient la tâche de faire fonctionner l’œuvre, c’est-à-dire de l’activer comme telle.

Que signifie alors « activer une œuvre littéraire » ? Une des manières de répondre à cette question serait de déterminer ce qui différencie la lecture des poèmes de Reznikoff de la lecture des mêmes énoncés lus dans les archives judiciaires. Dans leur introduction à un numéro de la revue Communications consacré au « Parti pris du document », Jean-François Chevrier et Philippe Roussin proposent la distinction suivante entre œuvre et document :

… tandis que l’idée reçue de l’œuvre suppose une autonomie, une autosuffisance, relativisée par le contexte, le document n’est jamais suffisant ni fermé sur lui-même : il est circonstanciel [8].

Là où le document sert de point de départ à l’élaboration d’un discours ou d’une analyse, l’œuvre d’art suppose une autonomie, un achèvement, et repose sur l’idée d’une totalité. Pour qu’un document fasse œuvre, il doit donc faire l’objet d’une appropriation qui lui donne sens, car l’œuvre est censée être porteuse d’une vision qui en unifie les parties et qui permet d’en dégager une lecture cohérente. C’est pourquoi les œuvres littéraires qui utilisent des documents proposent généralement un discours sur le document : elles l’interprètent, le commentent ou le développent. Toutefois, un tel discours d’appropriation fait défaut dans l’œuvre de Reznikoff, qui semble n’avoir « rien à dire, seulement à montrer », et ce manque semble à première vue faire dysfonctionner l’œuvre. Comment dès lors le lecteur réagit-il à cette rétention de l’interprétation et à ce retrait de l’auteur ? Ce défaut de discours est-il stimulant ou au contraire paralysant ? Comment une œuvre qui se contente de recopier des extraits de documents peut-elle néanmoins fonctionner comme œuvre ?

Telles sont les questions que nous paraissait appeler un objet littéraire aussi inhabituel. Partant de l’idée selon laquelle Témoignage engage une réception spécifique, il semblait évident que l’étude d’une telle œuvre ne pouvait faire l’impasse d’une analyse des lectures qu’elle peut susciter. Pour y répondre, néanmoins, il était nécessaire de s’interroger également sur les méthodes permettant d’y répondre : comment étudier et penser l’interaction entre une œuvre comme celle-ci et ses lecteurs ?

Une enquête de lecture

Une telle interrogation suppose d’abord de définir de qui l’on parle quand on invoque le ou les lecteur(s). Nous disposions d’abord d’une lecture personnelle, nécessairement partielle et subjective, dont la légitimité d’un point de vue scientifique peut toujours être mise en cause. L’œuvre de Charles Reznikoff, par ailleurs, n’a pas bénéficié d’une réception massive, en France moins encore qu’aux États-Unis. Si Témoignage est considéré comme un livre important, c’est essentiellement parmi les poètes et les écrivains, de Paul Auster à Emmanuel Hocquard en passant évidemment par Jacques Roubaud. Leur lecture de Reznikoff est souvent d’une grande richesse ; elle témoigne d’une connaissance intime du mouvement objectiviste américain et d’une réflexion poussée sur le renouvellement des formes poétiques dans laquelle ces écrivains sont pour la plupart engagés.

À côté de ces lecteurs individuels concrets, plusieurs théories de la lecture postulent l’existence de lecteurs idéaux, dont les noms et les définitions varient, mais qui recouvrent tous des figures virtuelles postulées par le texte. « Lecteur implicite » chez Wolfgang Iser, « lecteur abstrait » de Jaap Lintvelt, ou encore « lecteur modèle » selon l’expression proposée par Umberto Eco. Celui-ci, dans Lector in fabula, le définit comme « un ensemble de conditions de succès ou de bonheur, établies textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu’un texte soit pleinement réalisé dans son contenu potentiel » [9]. Ces différents lecteurs idéaux ne sont certes pas entièrement superposables, mais ils présentent un ensemble de points communs. Dans chacune des théories mentionnées ici, il est ainsi question d’un récepteur actif, impliqué par le texte lui-même en vue de son déchiffrement ou de son fonctionnement optimal.

Ces théories mobilisant un lecteur idéal, si productives soient-elles, n’allaient toutefois pas sans poser un certain nombre de difficultés face à l’œuvre de Reznikoff. La première d’entre elles est liée à l’idée d’un « programme » de lecture. Les théories susmentionnées ménagent certes la possibilité d’un sens pluriel, mais elles privilégient le plus souvent un « parcours » interprétatif prévu par le texte, parcours qui peut certes impliquer des détours et des corrections, des raccourcis et des bifurcations, mais qui reste généralement « cadré » en amont. Le « succès » de la lecture dont parle U. Eco dépendrait ainsi d’une réalisation optimale du programme prévu par le texte. Dans Témoignage, un tel programme de lecture est très difficile à déduire à partir du seul texte. L’œuvre ne propose pas de « mode d’emploi » explicite. De plus, elle est constituée de poèmes sans liens les uns avec les autres, elle n’utilise donc pas la forme du grand récit – avec un début, un milieu, une fin – qui commande un certain nombre de réactions attendues. En l’absence de directives, il paraissait difficile d’envisager un parcours interprétatif qui serait programmé par le texte, et donc de s’en référer aux théories postulant l’existence d’un lecteur abstrait ou idéal [10].

C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire de produire un cadre permettant de récolter des réactions émanant de lecteurs réels. S’est ainsi mise en place une enquête, consistant à recruter des lecteurs volontaires, à leur soumettre un corpus constitué d’une dizaine de pages extraites de l’ouvrage et à les interroger sur leurs réactions et leurs interprétations par le biais d’un questionnaire. Ces lecteurs étaient invités à lire les premières pages de l’œuvre, accompagnées de leur péritexte (notamment la première et 4e page de couverture, susceptibles de les guider dans leur approche du texte). Ils devaient ensuite répondre à une série de questions simples :

- Avez-vous déjà lu ce texte ou d’autres textes du même auteur ?

- Comment décririez-vous ce texte ?

- A votre avis, s’agit-il ou non d’un texte littéraire ? Pourquoi ?

- Si vous deviez interpréter le texte qui se trouve sur la première page ou en proposer une lecture, quelle interprétation/quelle lecture en proposeriez-vous ?

- Ce texte vous paraît-il facile ou difficile à lire ? pourquoi ?

- Ce texte soulève-t-il des questions de votre part ? lesquelles ?

Il s’agissait donc majoritairement de questions ouvertes, appelant un développement et portant essentiellement sur une approche interprétative et réflexive de l’acte de lecture – au détriment notamment des affects éprouvés par le lecteur.

Les premiers participants à cette expérience ont été dix-huit étudiants d’un cours de licence donné à l’Université Paris 8 au cours du mois de février 2011, et c’est à la lumière de leurs réponses que nous aimerions revenir à la question proposée comme titre de cet article. Précisons toutefois au préalable qu’il s’agit d’une expérience qui n’a pas vocation à produire des statistiques, mais simplement à étayer ou infirmer certaines intuitions concernant le fonctionnement d’une telle œuvre et à les enrichir de propositions nouvelles. Elle n’a donc ni la scientificité et l’objectivité d’une étude de réception, ni l’abstraction d’une étude qui reposerait uniquement sur le parcours d’un lecteur virtuel.

Résultats de l’enquête

Sur les dix-huit étudiants interrogés, quatorze étaient des étudiants de licence inscrits en littérature, quatre étaient inscrits dans d’autres disciplines (communication et informatique). Aucun ne connaissait l’auteur : ils découvraient tous le texte pour la première fois, dans sa version traduite, accompagnée de sa version originale. Enfin, la question invitant à proposer une « interprétation » ou une « lecture » portait plus précisément sur le texte qui ouvre le livre et qui correspond au premier poème :

Jim entra dans la maison
il prit une paire de courroies
il alla ensuite dans l’écurie
il mit une courroie sur le cheval
il fit sortir le cheval de l’écurie
et l’attacha à la clôture ;
il passa la boucle de l’autre courroie autour du cou du cheval
et se mit à tirer.
Le cheval commença à faire un bruit vraiment curieux.
 
On retrouva le cadavre le lendemain matin,
à quelques mètres de la porte de l’écurie ;
le cou, juste derrière la tête,
meurtri [11].

La grande majorité des questionnaires (dix-sept sur dix-huit) témoignent d’une surprise et d’une difficulté éprouvées à la lecture. Un étudiant, visiblement désarçonné par le texte, s’interroge même en ces termes : « suis-je un bon lecteur ? ». Cet inconfort peut aller jusqu’à l’affirmation d’un jugement très critique sur le texte, par exemple : « Je ne vois aucun intérêt à écrire un texte de ce genre ».
Par ailleurs, il est frappant de constater que les étudiants identifient très nettement cette difficulté comme liée à un manque : les termes « incomplétude », « manquer » ou « défaut d’information » apparaissent ainsi dans seize questionnaires sur dix-huit. Ce manque se manifeste également dans les nombreuses questions soulevées par les lecteurs. Certaines concernent l’action relatée :
- Le cadavre du dernier vers est-il celui du cheval ou un cadavre humain ?
- Pourquoi Jim a-t-il tué le cheval ?
Mais la plupart des questions posées vont au-delà des événements narrés : elles concernent l’ensemble du livre et le projet qui sous-tend l’écriture. Par exemple :
- Pourquoi raconter cette histoire absurde sans l’expliquer ou la commenter ?
- Quel est le lien entre les différents fragments ?
- S’agit-il vraiment de faits réels ?
Or, le texte de Reznikoff, même quand on l’a lu en entier et longuement étudié, ne fournit aucune réponse à ces questions, à l’exception toutefois de la première. En effet, Jacques Roubaud traduit par « le cadavre » l’expression anglaise « its dead body  », où l’adjectif possessif désigne sans ambiguïté le cadavre comme étant celui du cheval. Néanmoins, la question du pourquoi, qu’il s’agisse du geste du personnage ou de celui de l’auteur, demeure volontairement suspendue.
Si l’on en revient à présent à notre question initiale, « écrire moins revient-il à donner plus à lire ? », on s’aperçoit que les réponses apportées au questionnaire invitent à la déplacer et à l’approfondir : il s’agit pour les lecteurs non pas de lire « plus » ou « moins », mais de lire « autrement », sur un mode plus inquiet, incertain et tâtonnant. On ne peut ainsi qu’être frappé de constater, lors du dépouillement des réponses, combien chaque lecteur mobilise un savoir et une sensibilité qui lui est propre : l’accent est tantôt mis sur le rythme du poème, tantôt sur l’écart entre version originale et traduction ; certains lecteurs n’hésitent pas à manifester leurs sentiments de pitié, d’écœurement ou d’incompréhension. On note également la facilité avec laquelle les lecteurs mobilisent un répertoire de genres et de références connues : le thriller, la poésie d’Arthur Rimbaud ou encore celle de Lautréamont. L’absence de réponses fournies par l’auteur relance sans cesse le lecteur dans sa quête d’indices et d’interprétations. Pris au dépourvu, il va alors mobiliser tout un ensemble de techniques et d’outils à sa disposition pour essayer de construire, sur le mode du « bricolage » tel qu’il a été défini par Claude Lévi-Strauss [12], une signification qui fonctionne. Les étudiants interrogés ont ainsi cherché des particularités stylistiques, étudié les rimes ou leur absence, les répétitions, les pronoms employés, les effets d’allitération ou d’assonance. Ils ont mobilisé un savoir, acquis au cours de leurs études, concernant les fonctions possibles de l’œuvre littéraire – raconter, émouvoir, convaincre, exprimer. Ils ont rapproché le texte qu’ils avaient sous les yeux de formes connues (l’anecdote, la nouvelle) mais aussi de genres ou de sous-genres familiers, comme le film d’horreur. Ils ont parcouru les outils à leur disposition, de manière à trouver le bon angle interprétatif.

Le poème comme révélateur d’un implicite interprétatif

Cette réaction n’est pas sans rappeler l’anecdote racontée par Stanley Fish, dans Is there a Text in this Class ? The Authority of interpretative communities. Dans l’un des essais présentés dans ce livre, « Comment reconnaître un poème quand on en voit un » [13], Stanley Fish raconte l’anecdote suivante : professeur de linguistique à la State University of New York à Buffalo, il donne successivement, pendant l’été 1971, deux cours dans la même salle. À l’issue du premier cours, et après le départ du premier groupe d’étudiants, il choisit de laisser au tableau une série de noms de linguistes que les étudiants doivent lire pour le cours suivant :

Jacobs-Rosenbaum

Levin

Thorne

Hayes

Ohman (?) [14]

Il se contente d’encadrer la liste et d’écrire au-dessus du cadre : « p. 43 ». S. Fish sait que les étudiants du second groupe ont longuement étudié la poésie religieuse anglaise du XVIIe siècle, qu’ils sont par conséquent rompus au déchiffrement des symboles chrétiens et des significations sermonnaires parfois cryptées qui abondent dans ce genre de poèmes. Une fois le second groupe installé, il leur présente la liste précédemment citée comme un poème du type de ceux qu’ils ont étudiés et demande aux étudiants de l’interpréter. « Fable expérimentale » [15] ou histoire véridique ? S. Fish affirme que les étudiants s’exécutent sans difficulté, et analyse dans son essai les raisons de cette singulière aisance interprétative. Il montre ainsi qu’une liste de noms de linguistes peut dans certaines conditions fonctionner comme un poème (c’est-à-dire être interprétée comme un poème) et conclut : le statut de poème ne dépend pas de la nature de l’énoncé mais bien du regard que l’on porte sur lui. « Les interprètes ne décodent pas les poèmes, ils les font » [16]. Fish cherche en réalité à montrer que la désignation de l’énoncé (la liste de noms) comme poème mobilise à elle seule tout un ensemble de savoirs et de pratiques, qu’il suffit ensuite aux étudiants d’appliquer au texte – texte dont la nature en réalité importe peu. Ces savoirs implicites fondent ce que Fish appelle une « communauté interprétative ».
Selon une logique proche, il est apparu, au dépouillement des questionnaires recueillis auprès des étudiants, que leurs réponses éclairaient moins la question « comment les lecteurs lisent-ils ces textes ? » qu’ils ne dévoilaient les réflexes interprétatifs acquis par un étudiant en licence de littérature et les définitions implicites sur lesquels ces habitudes reposent. Par exemple : « Dans un poème, le choix des mots utilisé est signifiant et doit par conséquent être commenté » ; ou encore « Dans un poème, il y a généralement plusieurs strates de signification à déchiffrer derrière le sens littéral de l’énoncé ». Dès lors, une démarche initialement motivée par le désir d’étudier le fonctionnement d’une œuvre littéraire s’avérait susceptible de mettre au jour certains mécanismes de l’interprétation des textes littéraires telle qu’elle s’exerce dans un certain contexte universitaire français.
De ce point de vue, on pourrait penser que l’expérience a échoué. Pourtant, en y regardant à deux fois, il semble au contraire qu’on rejoint là, très précisément, un des aspects essentiels de l’œuvre de Reznikoff, et, plus généralement, de toute démarche artistique visant à contester le principe de création pour lui opposer un principe d’appropriation et de recontextualisation. On se souvient que Duchamp avait choisi de présenter Fontaine sous un faux nom, précisément afin de mettre au jour les préjugés inavoués qui sous-tendaient l’organisation de l’exposition de la Société des Artistes Indépendants de New-York. La proposition d’une telle œuvre, jugée inadmissible, avait ainsi obligé le comité à justifier son refus – et par là même à proposer une définition de ce qui, à ses yeux, était de l’art et de ce qui n’en était pas.
De la même manière, on peut penser qu’un auteur comme Reznikoff était probablement très conscient de la surprise que susciterait une œuvre comme Témoignage chez un grand nombre de ses lecteurs. Qu’il était également conscient de l’abîme qui sépare la doxa sur la poésie, d’une part, du texte qu’il désignait comme poème, d’autre part, et des frictions qui allaient naître, à la lecture, entre l’une et l’autre. En ce sens, l’œuvre de Reznikoff intègre certaines conceptions de la littérature et de la poésie valables dans les années soixante, mais qui ont toujours une certaine actualité aujourd’hui, et les fait jouer en décevant systématiquement les attentes que ces conceptions programment. 
Par exemple : le premier poème nous raconte une petite histoire, et la forme du récit crée en nous l’attente d’une continuité – mais le récit est tronqué et nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire. Ou encore : la forme du vers appelle des réflexions sur la matérialité sonore et graphique du message, mais les commentaires de ce type sont enrayés, du fait que le discours se donne comme la simple transcription d’un témoignage.
Tout l’enjeu de l’œuvre est de favoriser ces frictions, qui invitent à se poser nombre de questions quant à notre façon de penser et de définir la littérature : question de genre, question de ce qui constitue une bonne ou une mauvaise lecture, question du rapport entre la littérature et le réel, entre la littérature et le langage ordinaire – autant de questions qui surgissent de façon récurrente dans les réponses des lecteurs interrogés. Le fait d’écrire « moins » n’invite donc pas nécessairement à lire plus, mais à lire sur un autre mode, où la dimension réflexive devient déterminante.

La singularité de l’œuvre de Reznikoff, qui mérite d’être rapprochée de certains gestes artistiques comme celui du ready-made, consiste donc à utiliser le manque comme un moteur susceptible de « lancer » l’activité interprétative et réflexive. Il s’agit dès lors non seulement d’ « utiliser » des discours préexistants, mais d’« utiliser » le contexte de l’œuvre littéraire et les attentes qu’il programme pour déjouer et faire jouer les définitions de la littérature qui accompagnent silencieusement la lecture. À certains égards, on pourrait être tenté d’analyser la démarche de Reznikoff en termes de « degré zéro de l’écriture » [17]. On se souvient que Barthes définit l’écriture au degré zéro comme une écriture neutre, c’est-à-dire comme une écriture impossible à récupérer dans une quelconque idéologie. Il précise aussitôt que cette suspension est toujours provisoire, que l’absence de style est presque immédiatement figée en signe – et réinterprétée. Une échappatoire plus efficace peut-être, et encore plus radicale, serait alors pour l’écrivain de ne rien dire, de ne faire exclusivement que citer des discours préexistants. Dans Témoignage, l’écriture en tant que « morale de la forme » est proprement impossible à commenter car elle est tout simplement absente. Mais cette invisibilité de l’auteur, loin de produire un discours transparent, semble davantage tendre au lecteur un miroir, où se reflètent ses attentes et ses désirs, tout ce bagage implicite de définitions et d’outils qu’il déploie à chaque lecture.

Notes

[1« Ich habe nichts zu sagen. Nur zu zeigen. Ich werde nichts Wertvolles entwenden und mir keine geistvollen Formulierungen aneignen. Aber die Lumpen, den Abfall : die will ich nicht inventarisieren, sondern auf die einzig mögliche Weise zu ihrem Rechte kommen lassen : sie verwenden. » Walter Benjamin, Das Passagen-Werk, in Gesammelte Schriften, Band V, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, Ch N : Erkenntnistheoretisches, Theorie des Fortschritts, p. 574. Traduction : Walter Benjamin, Paris, Capitale du XIXe siècle : le livre des passages, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedermann, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 476.

[2Charles Reznikoff, Testimony, The United States, 1885-1890, Recitative, San Francisco, New Directions – San Francisco Review, 1965. Traduction : Charles Reznikoff, Témoignage, Les États-Unis, 1885-1890, Récitatif, traduit de l’anglais par Jacques Roubaud, Paris, Hachette, coll. « POL », 1981.

[3Témoignage a connu en réalité une histoire éditoriale longue et complexe. L’idée d’un tel livre naît chez Reznikoff dès 1935, date à laquelle il élabore une première version, en prose, de Témoignage. Ce n’est qu’en 1965 que l’œuvre sera publiée dans sa version définitive par la maison d’édition New Directions et la San Francisco Review. Il s’agit en réalité du premier volume, couvrant les années 1885-1890, d’une œuvre destinée à en comprendre quatre. Le deuxième (1891-1900) sera publié à New York à compte d’auteur en 200 exemplaires. Quant aux deux derniers volumes (1901-1910 et 1911-1915), ils correspondent à deux manuscrits, l’un presque achevé, l’autre long de quelques pages seulement, et n’ont été publiés qu’à titre posthume, dans l’édition en deux volumes parue en 1979 aux Black Sparrow Press. Seul le premier volume a été traduit en français par Jacques Roubaud et publié en 1981 aux éditions Hachette-POL.

[4Ce principe d’écriture sera réutilisé par Reznikoff dans la suite de son œuvre : en 1975, il élabore ainsi un ouvrage du même type, Holocaust, cette fois à partir des archives des procès de Nuremberg. Cf. Charles Reznikoff, Holocaust, Los Angeles, Black Sparrow Press, 1975. Traduction : Charles Reznikoff, Holocauste, Fragments, traduit de l’anglais par Jean-Paul Auxeméry, Montpellier, Éditions Espaces 34, 1997.

[5« Note : All that follows is based on law reports of the several states. The names of all persons are fictitious and those of villages and towns have been changed. C.R. » Charles Reznikoff, Testimony, éd. cit., p. 2. Nous traduisons, la note étant étrangement absente dans la traduction française de l’œuvre. Cette omission est néanmoins compensée par un texte en quatrième de couverture, indiquant l’origine des fragments rassemblés dans l’œuvre : « Ces témoignages racontent des événements. Ils n’inventent pas une langue, l’américain, ils la parlent. // Tout ce qu’ils disent a été dit : cela s’est passé, dans les États de l’Union (U.S.A.), au cours des dernières années du dix-neuvième siècle. (…( La particularité intense de ces paroles est d’avoir été prononcées pour des oreilles légales, c’est-à-dire légitimées par le droit de cette nation terrifiante et fascinante : le juge, le jury, le public du tribunal ; et ensuite transcrites et enfouies dans la mémoire des archives (…( ».

[6« Well, I take the original source and edit it and edit it. In many cases I keep the language ? I sometimes change it, but rarely. I do change the language if it doesn’t coincide with something that I think is direct and simple. But as a rule, I just edit, that is, I throw out everything else. » Charles Reznikoff, « A conversation with Charles Reznikoff », in Milton Hindus, Charles Reznikoff, Man and Poet, Orono (Maine), National Poetry Foundation – University of Maine at Orono, 1984, p. 135. (Nous traduisons.) Si nous proposons de traduire le verbe « to edit » par « couper », rappelons qu’un des sens du verbe anglais correspond à la technique cinématographique du montage ; mais le terme désigne également le travail du rédacteur en chef, chargé de corriger le texte à publier – l’autorité chargée de déterminer ce qu’il convient de « couper », de « jeter » ou de modifier avant publication.

[7Nelson Goodman, Of Mind and other Matters, Cambridge (Massachussetts), Harvard University Press, 1984, pp. 142 sq. Traduction : Nelson Goodman, L’Art en théorie et en action, traduction de Jean-Pierre Cometti et Roger Pouivet, Paris, Éditions de l’éclat, 1996, p. 54 sq.

[8« Des faits et des gestes, le parti-pris du document », 2, Communications, n° 79, Seuil, juin 2006, présentation de Jean-François Chevrier et Philippe Roussin, p. 5- 6.

[9Umberto Eco, Lector in fabula ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs (1979(, traduction Myriem Bouzaher, Paris, Grasset, 1985, p. 80.

[10Par ailleurs, il paraît légitime de s’interroger sur les modalités de construction de cette figure virtuelle : bien que « déductible du texte », son établissement passe nécessairement par la médiation d’un lecteur concret, souvent unique – le chercheur. C’est ce que reconnaît Umberto Eco : les réactions du lecteur modèle qu’il analyse sont ainsi déduites de ses propres réactions de lecteur empirique. Il souligne par ailleurs les difficultés qu’il y a à distinguer entre « interprétation critique » et « coopération interprétative », donc entre une réaction personnelle et une réaction programmée par le texte, difficulté qui fait resurgir le risque de la pure subjectivité. Umberto Eco, Lector in fabula, éd. cit., p. 243.

[11« Jim went to his house / and got a pair of plow lines / and then into the stable / and put one on the jack / and led the jack out / and tied him to a fence ; / and put the noose in the other line around the head of the jack / and began to pull. / The jack began to make a right smart noise. // Its dead body was found next morning, / fifteen or twenty feet from the stable door ; / the neck, just back of the head, / badly bruised. » Charles Reznikoff, Testimony, éd. cit., p. 3. Traduction : op. cit., p. 13.

[12« Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son enjeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. » Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Éditions Plon, 1960, p. 27.

[13Stanley Eugene Fish, « How to Recognize a Poem When You See One », in Is there a Text in this Class, the Authority of Interpretative Communities, Cambridge, Harvard University Press, 1980. Traduction : Stanley Eugene Fish, « Comment reconnaître un poème quand on en voit un », in Quand lire c’est faire, l’autorité des communautés interprétatives, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2007.

[14Stanley Fish précise que c’est par pure convention et habitude qu’il a écrit ces noms l’un en dessous de l’autre en les centrant dans l’espace du tableau. Le point d’interrogation entre parenthèse marquait initialement l’incertitude du professeur quant à l’orthographe du dernier nom.

[15L’expression est d’Yves Citton dans son introduction à la traduction française de ce texte, op. cit., p. 5 sq.

[16« Interpreters do not decode poems ; they make them. » Stanley Fish, op. cit., p. 327. Traduction : Stanley Fish, op. cit., p. 62.

[17Roland Barthes, Le Degré Zéro de l’écriture, (1953(, in Œuvres complètes, vol. I, 1942-1961, édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 173 sq.


Pour citer l'article:

Marie-Jeanne Zenetti, « Écrire moins pour donner plus à lire ? » in Du récepteur ou l’art de déballer son pique-nique, Actes du colloque organisé par Bérengère Voisin, les 26 et 27 mai 2011, publiés sous la direction de Bérengère Voisin .
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 6, 2012.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?ecrire-moins-pour-donner-plus-a.html

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