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Tiphaine KARSENTI

Université Paris Ouest Nanterre La Défense – Laboratoire HAR – EA 4414

Entre topique et matériau théâtral : le conseil dans la tragédie française au tournant des XVIe et XVIIe siècles

L’auteur

Tiphaine Karsenti est actuellement maître de conférences en études théâtrales à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. Spécialiste du théâtre d’Ancien Régime, en particulier de la tragédie et du tragique, elle a notamment publié Le Mythe de Troie dans le théâtre français (1562-1715), Paris, Champion, 2012.


Texte complet


La tragédie française du XVIe siècle contient un si grand nombre de scènes de conseil que l’on peut désigner ce type de dialogues comme une topique du genre. Si le conseil constitue à la fois un dispositif et un thème très fréquemment exploités par les dramaturges de l’époque, c’est parce qu’il participe de l’idée que l’on se fait alors du sujet et de la fonction de la tragédie. Or ce genre est encore largement théorique quand les premiers humanistes tentent de l’adapter à la langue et au contexte culturel français. Il s’agit de l’inventer en combinant les traditions littéraires et théâtrales européennes avec l’idée qu’en ont transmise les poétiques antiques – Aristote et Horace en particulier, via leurs commentateurs italiens notamment –, ainsi que les exemples, latins d’abord, grecs ensuite, qui ont pu en être retrouvés.

Cette récurrence du conseil renvoie ainsi d’abord à la conception didactique du théâtre qui domine alors. La fonction édifiante des mystères médiévaux, la tradition humaniste du poète conseiller du prince, les arguments développés dans le cadre de la défense de la moralité du théâtre depuis l’antiquité ont en effet contribué à construire une conception de la tragédie comme leçon adressée aux spectateurs. À l’instar du chœur, les personnages de conseillers apparaissent alors parfois comme les simples relais de la parole du dramaturge, en particulier quand leurs conseils prennent la forme de sentences identifiées dans le texte imprimé par des guillemets en tête de vers. Dans le dispositif le plus simple, donc, les conseils prodigués aux personnages dans la fiction reflètent les conseils prodigués aux spectateurs par le dramaturge dans la réalité : les deux plans d’énonciation, interne et externe, coïncident.

La fréquence du conseil dans la tragédie française du XVIe siècle est en outre liée à la nature du sujet tragique. Car la tragédie représente des rois mis à l’épreuve, et le conseil est au cœur du mécanisme de délibération impliqué par la prudence, vertu par excellence des rois dans la tradition aristotélicienne [1]. Le terme de « conseil » apparaît ainsi dans certaines définitions de la tragédie, qui le présentent comme participant des éléments constituant l’action tragique. Pierre Laudun d’Aigaliers affirme dans son Art poétique de 1597 que « l’on y traite de l’estat, des affaires et conseil [2] », tandis que Pierre Nancel décrit en ces termes le sujet de la tragédie dans un texte liminaire de son Théâtre sacré (1607) :

Son sujet est fort haut, et ses paroles graves,
Ses concepts rehaussez, magnifiques et braves,
De Princes et de Rois, de guerre et de combat,
De vertu, de conseil, et de choses d’Estat [3].

Le conseil constitue l’un des éléments constitutifs du processus de prise de décision qui, à lire Nancel, fonde la progression tragique.

Or, de ce cadre topique qui construit un lien de nature entre conseil et tragédie, les premiers dramaturges français se sont progressivement saisis pour y introduire des variations et du jeu. C’est à ces expérimentations pratiques menées à partir de la convention topique que nous allons nous intéresser.

Le conseil au croisement des deux énonciations dramatiques

Sous la plume des auteurs, le conseil devient un instrument dramaturgique, utilisé de façon plus ou moins complexe. L’un des emplois les plus fréquents consiste à en faire un outil de caractérisation des personnages. Le refus du conseil est un attribut conventionnel du furieux et un motif récurrent des dialogues entre sages et passionnés. Il désigne en particulier le mauvais prince. Le dernier vers de la citation de Nancel place en effet le conseil, par le truchement d’une énumération ternaire, à l’articulation de la morale (« vertu ») et de la politique (« choses d’Estat »). Cette association de la politique et de la morale, par le biais du conseil, reflète l’un des paradigmes dominants de la philosophie morale et politique de l’époque, hérité de la lecture d’Aristote et de Cicéron, auquel s’oppose le paradigme machiavélien [4].

Le bon prince, selon Aristote, est celui qui sait user de prudence en écoutant les conseils avisés d’un entourage bien choisi. Ceux qui refusent la délibération ou les avis des autres sont au contraire souvent condamnés par l’action tragique, à l’instar du méchant Aman dans la pièce éponyme d’André de Rivaudeau (1566) :

AMAN
Qu’on ne m’en parle plus, car je ne veux rien faire
De ce couard avis, mais plustost le contraire.
Non, je n’en feray rien, je ne crain point leur Dieu.
[…] que je me compatisse
Avecque Mardochee, et en crédit le visse
Tout aussi grand que moy ? ô infâme conseil [5] !

Et, plus loin, face à sa femme Zarasse :

AMAN
J’enten tresbien : m’amie, tu labeures
Tout pour neant, tu parlerois cent heures
Pour destourner mon résolu dessein,
Et cognoistrois avoir parlé en vain.
Tout est conclud [6].

L’adjectif « infâme » employé face à Assuere qualifie moins le conseil précis qui vient d’être donné à Aman de se méfier de Dieu, que le principe même du conseil. Aman n’est pas ouvert à l’écoute des avis d’autrui tant il est aveuglé par sa haine et son orgueil.

Dans la France des guerres de religion, et dans l’immédiat après-guerre, les questions soulevées par l’action tragique revêtent en outre une dimension d’actualité qui s’exprime dans l’orientation des problématiques traitées dans les scènes de conseil : la question de la clémence revient en particulier très fréquemment, ainsi que celle de la nécessité pour un roi de tenir compte des avis de son peuple ou non. La tragédie se fait caisse de résonance des événements et des réflexions contemporains. La tragédie d’actualité [7] est ainsi particulièrement riche en scènes de conseil, mettant même en scène des personnages collectifs incarnant les instances consultatives de la royauté : « Le conseil du roy » dans la Tragédie de feu Gaspard de Coligny de Chantelouve (1575), le N. N. (nomen nescio), personnage anonyme représentant tous les mauvais conseillers, machiavéliens du roi, dans La Guisiade de Pierre Matthieu (1589).

Ces utilisations dramaturgiques communes de la scène de conseil exploitent deux de ses caractéristiques structurelles : un dialogue entre deux personnages qui se trouvent dans un rapport dissymétrique et constitue par là un outil de caractérisation différentielle ; un échange d’idées, qui peut sans cesse être renouvelé et actualisé. Mais certains auteurs vont également inscrire la scène de conseil dans le cadre d’une dynamique plus vaste qui englobe l’ensemble de la pièce. Ce faisant, ils témoignent d’une réflexion dramaturgique qui trouve, dans certaines scènes de conseil, un lieu d’expression indirecte.

Un motif en effet revient dans de nombreux échanges entre princes ou héros et conseillers, et se distingue des autres en ce que non seulement il fait écho à l’actualité, mais revêt aussi une dimension métathéâtrale. Il s’agit du couple antithétique prudence / force. Dans l’Hector de Montchrestien (1604), Priam tente ainsi de convaincre son fils de renoncer au combat :

PRIAM
« La prudence du Chef conserve mieux sa ville.
HECTOR
« Le conseil sans la main est une ame sans corps.
PRIAM
« La main sans le conseil jette aux vents ses efforts [8].

Le conseil et la main incarnent en un couple métonymique deux options politico-morales concurrentes, mais également valables, que l’action tragique va mettre à l’épreuve. Or derrière cet enjeu théorique se dessine une tension au sein de la forme tragique entre discours et action. Les scènes de conseil entrent en conflit avec cet autre possible dramatique que le héros profane appelle de ses vœux. La progression de la tragédie, appuyant son dynamisme précisément sur cette tension, mènera crescendo de conseil en conseil vers la scène de combat, qui sera décrite par Andromaque depuis le haut des remparts de Troie. Comme Hector face à Andromaque, l’Aristarche de Pierre Troterel (1632) refuse d’écouter les conseils de sa femme Dorotée, qui l’incite à la patience, et décide d’agir en lançant l’assaut contre le palais de son frère, qui la retient enfermée :

ARISTARCHE
C’en est trop discouru, le sort en est jeté,
Venons-en aux effets.
DOROTÉE
 Quelle témérité [9] !

Les effets s’opposent donc aux discours dans une tragédie qui exhibe dans ces répliques en forme de manifeste son parti pris dramaturgique. La thématique du conseil, d’abord présente dans la tragédie sous la forme d’une reprise des discours philosophiques contemporains, se charge ainsi au fil du siècle d’une signification métathéâtrale qui témoigne de la réflexion des auteurs sur la nature propre du médium qu’ils emploient, sur leurs objectifs et leurs moyens.

Car le conseil se situe à l’articulation des deux éléments définissant la nature de la tragédie dans les élaborations théoriques du temps : la sentence et l’action. En tant qu’il peut porter le discours édifiant de la pièce, il alimente la dimension sentencieuse de la tragédie. Mais en tant qu’il peut contribuer à un processus de prise de décision, déclenché par un problème et débouchant sur une action, le conseil fonctionne comme un outil de construction de la progression dramatique. La belle harmonie du modèle théorique associant en miroir énonciation interne et énonciation externe de la tragédie est en fait porteuse de tension et offre prise au jeu. Certains auteurs vont se saisir des potentialités de la dramaturgie, en tant que construction complexe mettant en jeu caractères, temps, espaces, progression d’une action, pour porter leur discours édifiant, sans se contenter de l’énonciation interne des scènes de conseil. D’autres vont exploiter le potentiel conflictuel des échanges entre conseillers et monarques pour construire des situations dramatiques et alimenter les effets émotionnels et intellectuels du spectacle tragique. En expérimentant des dispositifs divers, les dramaturges explorent ainsi ce que le théâtre peut apporter au propos idéologique et ce que la dynamique du débat d’idées peut apporter au théâtre.

Nous allons appréhender ce travail de recherche dramaturgique à partir de trois exemples, empruntés à trois genres de tragédies différents – une tragédie humaniste (Les Juifves de Robert Garnier, 1583), une tragédie militante religieuse (Josue de Pierre de Nancel, 1607), une tragédie de troupe professionnelle visant à plaire à un public varié (La Mort d’Achille d’Alexandre Hardy, 1607).

Les Juifves de Robert Garnier

Dans sa tragédie Les Juifves, parue en 1583, Robert Garnier multiplie les scènes de conseil, proposant une sorte de variation sur la forme. Dans chacun des trois actes centraux, on trouve en effet une scène où un personnage tente de convaincre Nabuchodonosor, exaspéré par la trahison de Sédécie qui s’est allié avec Pharaon, de renoncer à le tuer. Son lieutenant général, Nabuzardan, lui déconseille cette solution dans l’acte II, reprenant les arguments topiques du débat fréquent sur la clémence : le roi risque de ternir son image en faisant acte de cruauté.

Mais gardez qu’à punir vous gaigne le cholere,
Soyez y retenu, si que la cruauté
Ne puisse donner tache à vostre Royauté [10].

À l’acte III, à nouveau, la reine tente de le convaincre de renoncer à ce crime et lui demande de pardonner en vantant les mérites de la « douceur » chez un monarque : « La douceur est toujours l’ornement d’un monarque [11]. » S’ensuit un débat opposant les arguments machiavéliens du roi aux arguments moraux de son épouse :

N. Qui n’est cruel n’est pas digne de royauté.
R. Des peuples vos sujets l’advis est au contraire.
N. Ce que le prince approuve à son peuple doit plaire.
R. Le vice, où qu’il puisse estre, est tousjours odieux.
N. La haine des sujets nous rend plus glorieux.
R. Quelle gloire de n’estre honoré que par feinte [12] ?

Ces deux scènes montrent la constance du monarque dans son refus et construisent son caractère de personnage vicieux et de mauvais roi à partir de situations et de discours topiques. La troisième scène de conseil est plus surprenante. Elle met face à face le bourreau et sa victime, Nabuchodonosor et Sédécie. Ce dernier transforme alors ce qui devrait être une scène de supplication en scène de conseil, reprenant les arguments déjà employés par les proches du roi dans les actes précédents :

SÉDÉCIE
Un supplice trop grief ressent sa cruauté.
NABUCHODONOSOR
Peut-on estre cruel envers un tel parjure ?
SÉDÉCIE
Comme en une autre chose y faut garder mesure.
[…]
NABUCHODONOSOR
Ton crime est excessif.
SÉDÉCIE
Et gardez qu’excessive
La vengeance ne soit sur une ame chettive [13].

Sédécie renverse le rapport attendu et se positionne avec orgueil en tenant du bon droit, sans prendre en compte la relation de dépendance que suppose son statut de prisonnier condamné à mort. Ici Garnier joue sur les attentes du spectateur, fondées sur les pratiques communes, pour produire un effet de surprise. Il détourne le modèle attendu de la scène de conseil pour en faire l’instrument d’une dramaturgie efficace, à la fois sur le plan émotionnel et sur le plan intellectuel. La liberté avec laquelle Sédécie s’adresse à celui dont dépend sa vie, le courage dont il fait preuve en ne se laissant pas aller à la peur ou à la tentation de demander grâce, en font une figure admirable. Le spectateur peut alors supposer que la force qui le meut lui est inspirée par sa foi en Dieu, mais aussi que la conscience qu’il manifeste de sa faute justifie qu’il ne cherche pas à échapper à une mort qu’il perçoit comme juste. Son attitude dans cette scène manifeste la lucidité du personnage, qui comprend que le crime dont il est puni n’est pas celui dont Nabuchodonosor l’accuse. Ce dernier est en réalité le bras de Dieu, qui reproche à Sédécie son blasphème, et la victime sait, parce qu’elle connaît la puissance de Dieu, qu’elle n’échappera pas à cette punition. Cette scène de conseil inattendue utilise donc le discours topique sur la clémence déjà entendu dans les deux scènes précédentes, mais son efficacité repose ailleurs : la position adoptée par Sédécie dans l’échange trahit sa foi sincère en même temps que sa résignation et sa conscience d’avoir failli, ce qui en fait un moment de pénitence. La victime accompagne le bras de son bourreau pour mieux faire éclater la puissance de Dieu et réparer, en quelque sorte et partiellement, son blasphème. Le rebelle à Dieu acquiert alors, dans ce dialogue ultime, un statut proche de celui du martyr : par son arrogance face au bourreau, il manifeste sa foi et la puissance de Dieu.

Le discours de Sédécie ne vaut ainsi plus pour son contenu, qui répète ce que d’autres ont dit avant lui, mais pour ce qu’il manifeste de l’ethos de l’orateur. Les propos sentencieux, ainsi replacés dans un dispositif qui les vide de leur contenu didactique, s’adressent alors moins à la raison du spectateur qu’à ses sentiments ou à son âme et font de cette scène un affrontement poignant entre un croyant prêt à braver la mort par désir de contrition et soumission à la puissance divine, et un incroyant qui, par son crime paradoxal, s’apprête à la fois à accomplir la justice divine et à se rendre coupable envers Dieu. C’est ce que Sédécie lui dit sans qu’il ait les moyens de le comprendre : « Faisant comme j’ay fait, vous faudriez comme moy. » Au spectateur d’entendre le double discours, auquel il est préparé par la construction dramaturgique qui fait de cette scène de conseil l’aboutissement d’une progression qui a mêlé toujours plus étroitement le discours rationnel au pathos. Le dispositif dramatique sert ici, par sa complexité rhétorique, le propos sentencieux de la pièce et propose aux spectateurs le plaisir d’une émotion paroxystique.

Le conseil comme élément dramaturgique : l’exemple de Nancel

Dans son Théâtre sacré, Pierre de Nancel présente trois tragédies à sujet biblique, Dina ou le ravissement, Josué ou la prise de Jéricho, et Debora ou la délivrance, qui ont été représentées dans l’amphithéâtre de Doué La Fontaine en 1607. Le but affirmé de ce théâtre est explicitement didactique : il s’agit d’« instruire le lecteur ou l’auditeur, par beaux et fréquents enseignements, riches et rares sentences ; et [d’]informer les esprits du devoir de la vie, et du plus haut point de la conversation politique, sçavoir est le commandement et l’obéissance [14] ». Or si le discours édifiant, qui se déploie dans le champ de la morale et de la politique, est notamment porté par les conseillers, nous le verrons, Nancel témoigne dès ses textes liminaires d’un souci notable de la dimension sensible et spectaculaire de la représentation. Dans son « Récit pour l’entrée des Jeux », il définit la tragédie comme une concentration de l’action épique :

Ainsi la Tragedie en un petit volume,
Estale à nostre veuë au pinceau de la plume,
Tout le cours d’une vie, et les faits et les dits
Surannez par le temps des Heros de jadis.
En un petit tour d’œil reveille la mémoire,
Et nous va présentant tout le cours d’une histoire,
Nous instruit des conseils, des moyens, des effets,
Lesquels probablement ont esté dits ou faits [15].

Le conseil apparaît dans ce texte comme l’un des éléments permettant au dramaturge de rendre compte « en un petit volume » de l’entier déroulement des faits historiques (« tout le cours »). La scène de conseil offre non seulement un lieu d’exposition d’idées sentencieuses, mais aussi un outil de condensation de l’Histoire [16], au service d’une dramaturgie cherchant à donner à voir et à comprendre le processus d’enchaînement des faits dans le cours du temps (« des conseils, des moyens, des effets »). Brecht n’aurait pas renié une telle ambition, même s’il s’agit ici de faire apparaître l’action de la Providence dans le monde plutôt que le jeu des rapports de classe. Le dialogue entre un conseiller et un roi, par exemple, permet de mettre en scène les motivations et les enjeux des faits historiques et de faire apparaître l’essentiel sans se perdre dans le détail du particulier.

Mais la scène de conseil est également pensée comme un élément au sein d’un dispositif signifiant plus vaste. Son propos entre en résonance avec d’autres moments de la pièce dont l’efficacité repose moins sur le discours que sur les outils d’adresse sensible propres au théâtre. Car la tragédie, écrit Nancel, « mesle artistement au vray le vray-semblable ; / Afin d’y donner corps et couleur quand et quand, / Dont l’acte plus utile et plus plaisant se rend [17]. » Le théâtre donne « corps et couleur » aux récits historiques et aux leçons qu’ils contiennent, ce qui accroît l’efficacité du propos (« plus utile ») et, ce qui préoccupe aussi Nancel, le plaisir du spectateur (« plus plaisant »). Le dramaturge témoigne donc bien d’une réflexion sur la nature propre au medium théâtral, qui n’est pas la simple mise en voix publique d’un texte au contenu didactique. Il s’agit de plaire et de convaincre par le biais des corps et du spectacle, de ce qu’Aristote nomme l’opsis. La scène de conseil est ainsi une étape dans un processus de persuasion qui use également de moyens spectaculaires. Dans Josue, à l’acte III, Hegemon, roi de Jericho, dialogue avec son conseiller d’État, Eubulus. Furieux de voir que son peuple se laisse séduire par le discours des Hébreux, il se dit prêt à les mater : « Cu-sur-teste j’irai culbuter ce grand corps [18]. » Eubulus développe alors les arguments endoxaux de la philosophie politique chrétienne : « Un Roy n’est pas fait Roy pour l’amour de soi-mesme », il faut que « Que sage, il ait tousjours l’ame et la bouche pleine / Et la main quand et quand, de pensers, de propos, / Et d’effets tout ensemble au bien de leur repos [19]. » Prudent, Eubulus se demande ce qui donne cette force aux Hébreux et met en garde le roi contre les « propos outrageux » qu’il tient contre leur Dieu. Mais Hégémon refuse d’écouter son bon conseiller :

Or sus, j’ai bien assez supporté vostre bave,
Vous faites l’impudent, l’arrogant et le brave,
Vous complottés aussi, traistre à la verité,
Contre les saintz devoirs de mon autorité [20].

Or la réaction d’Eubulus à cette fin de non-recevoir est assez surprenante : après avoir assuré le roi de son « humble obéissance », le conseiller insiste ensuite sur son souci combiné de servir son roi et de lui plaire, et souligne l’importance d’allier profit et plaisir, citant quasiment le vers horatien qui caractérise le travail du poète [21] :

Celuy ne fait pas peu, qui complaire desire,
Celuy ne fait pas tout, qui seulement, ô Sire,
Tasche de profiter, mais bien celuy qui joint
Le profit au plaisir l’emporte de tout point [22].

Le conseiller est ici figuré en double du dramaturge et la scène de conseil comme la mise en abyme du propos du spectacle, qui vise à persuader le spectateur pour son profit et son plaisir. Or cette scène de conseil, qui se présente sous la forme d’un échange largement sentencieux et traditionnel, rythmée en son milieu par un moment stichomythique, est relayée, plus loin dans la pièce, par un moment performatif qui offre aux yeux du public le spectacle de l’action de Dieu sur la terre. Au quatrième acte, sur la scène, Josue et ses compagnons prennent Jericho en appliquant les consignes divines : tourner sept fois autour de la ville en sonnant des trompettes.

JOSUE
Or voicy tous nos gents, rangeons nous en bataille,
Tournons tous par sept fois autour de la muraille :
Vous, haleinés de vos cors, vos trompettes sonnés,
Et ces gentz esperdus de vos cris estonés :
[…]
Pause ; ils sonnent, tournent par sept fois,
les murs tombent, ils mettent tout à sac [23].

Comme dans les deux autres tragédies du recueil, Nancel met en scène un moment spectaculaire qui propose au public d’expérimenter l’intervention divine. Ce qu’Eubulus avait tenté d’expliquer à Hégémon par ses conseils qu’il n’avait pas voulu suivre est ici manifesté, sur la scène de théâtre, par des corps et des sons, mais sans paroles. La scène de conseil s’inscrit ainsi dans une construction dramaturgique globale dont elle constitue un moment nécessaire, appelé à rencontrer un écho performatif à l’acte suivant. Nancel réfléchit et explicite l’importance et l’utilité des outils spectaculaires dans la perspective d’une dramaturgie édifiante, qui s’appuie sur le plaisir pour insuffler sa leçon dans l’âme des spectateurs. Il construit ainsi un dispositif qui dissocie le discours d’un côté, l’image-action de l’autre, dans la logique des livres d’emblèmes [24] qui connaissent alors un grand succès. Le discours porté par le conseiller, et appuyé par le chœur [25], fonctionne comme une clef de lecture des images spectaculaires, en « corps » et en « couleur », qui constituent le clou de la représentation.

Le conseil comme matériau dramaturgique : l’exemple de Hardy

Si, comme dans l’exemple de Nancel, la tragédie religieuse conserve la fonction édifiante des scènes de conseil même quand elle les insère dans un dispositif qui donne une place importante au spectaculaire, d’autres tragédies vont utiliser le potentiel dramatique du dialogue délibératif en reléguant son propos didactique au second plan.

C’est le cas, par exemple, d’Alexandre Hardy, dramaturge professionnel invité par la troupe qui l’emploie à fournir des textes en série, dont le souci est avant tout l’efficacité sur un public plus divers que celui des collèges humanistes ou des cours princières.

Dans La Mort d’Achille, publiée en 1625 mais probablement composée autour de 1607, il met en scène deux consultations, au sein du camp troyen, entre le roi Priam et ses fils, placés en position de conseillers. La question est de savoir s’il faut profiter de l’amour d’Achille envers Polyxène pour le tuer, ou s’il faut plutôt saisir cette opportunité de faire la paix. Priam, roi sage, plaide en faveur de la seconde option, car il est soucieux de conserver sa foi, seule garantie de la dignité royale – il a donné sa parole à Achille en lui accordant sa fille. Ses fils, au contraire, habités par le deuil de leur frère Hector, ne respirent que vengeance. Cet affrontement traditionnel entre le sage et le furieux, ainsi que les arguments topiques opposant d’un côté une politique fondée sur la vertu, de l’autre une logique vengeresse entretenant un cycle sanglant infini, sont repris par Hardy au service d’une dramaturgie dynamique qui exploite le conflit passionnel généré par le débat d’idées. Plutôt que des options philosophiques, Hardy confronte des tempéraments et des caractères. Priam se montre ainsi tout aussi agressif que ses fils quand il s’agit de défendre son opinion :

DÉIPHOBE
Scavoir si le Veneur se soucie aux forests
D’attraper le lyon de force, ou dans les rets ?
PRIAM
Lourde comparaison, inepte, ridicule,
Veu qu’en ce passe-temps la foy demeure nulle,
Qu’hommes entr’obligez d’un devoir mutuel
Nous ne nous traitons pas comme un Monstre cruel [26].

En comparant le roi à un chasseur, Déiphobe assimile la société humaine à celle des animaux et renonce à la distinction fondamentale entre être raisonnable et être sans conscience. Cette opposition structurante de la philosophie politique est ici le levier d’un échange vif, dans lequel les positions doctrinales s’expriment en formules à fortes connotations affectives. Les locuteurs usent de tous les instruments de la rhétorique pour convaincre, loin de se contenter des arguments rationnels : le pathos est mobilisé par Pâris lorsqu’il s’agit d’évoquer les crimes d’Achille, la menace et l’ironie enfin quand les autres moyens ont été épuisés.

PÂRIS
Pensez quel fut Hector vers vous, vers la patrie,
Et vous représentez sa charongne meurtrie,
Qu’un enragé mastin déchire après la mort,
Qu’avare il vous survend ; remémorez le sort
Déplorable entre tous, du jeune enfant Troïle,
Tant de vos bons sujets occis dehors la ville ;
Et recevoir apres de gendre l’assassin,
Et révoquer apres l’équité du dessein.
C’est barbare sortir de l’office de père [27].

PÂRIS
Sire, conservez donc ce Serpent avec vous,
Prenez le successeur nous luy cederons tous,
Peuples, soldats, enfans, nouvelle colonie ;
Nous irons habiter les déserts d’Hyrcanie,
Fonder une demeure ès antres Caspiens,
Avant que de tomber captifs en ses liens [28].

Même la décision finale de Priam est chargée d’affect. Il ne tranche pas en faveur de l’une ou l’autre des solutions doctrinales, mais accepte à contrecœur celle de la majorité : « Allez contre mon gré, un meurtre je permets [29]. » Hardy met en scène le déchirement d’un roi contraint par son ethos de respecter l’avis de son conseil alors même que ce dernier remet en cause les fondements de la bonne politique. Il ne s’agit plus de caractériser le roi comme bon ou mauvais à partir de sa capacité à suivre ou non les bons conseils, mais d’exploiter le potentiel émotionnel d’une situation dans laquelle le souverain se trouve confronté à une antinomie.

La pièce se nourrit de la question de l’exercice du pouvoir en opposant plusieurs modèles : Achille croit pouvoir gouverner seul sans légitimité, Priam refuse d’imposer son avis bien qu’il soit légitime, Agamemnon sait gouverner en s’appuyant sur les avis de son conseil, mais en imposant sa souveraineté [30]. Si, à la fin de la pièce, Priam apparaît comme un roi faible, il a surtout servi une dramaturgie du contraste et du contrepoint, qui a su orchestrer une composition toujours en tension, jouant des contradictions pour nourrir son dynamisme plutôt que pour défendre un point de vue.

Si le conseil est au cœur d’un modèle théorique de la tragédie, parce qu’il caractérise à la fois sa matière et sa fonction, s’il est un lieu naturel de réverbération des discours moraux, politiques ou religieux d’un temps marqué par les désastres, il n’en est pas moins exploité par les dramaturges comme un motif plastique, capable, précisément parce qu’il est un lieu commun, de détournements et d’enrichissements. Son potentiel didactique est enchâssé dans des dispositifs qui donnent toute leur importance au plaisir du spectateur et, parfois, à la dimension « audio-visuelle » du spectacle, pour reprendre l’expression employée par Raymond Lebègue [31]. La dramaturgie du conseil, dans les pièces composées entre la renaissance de la tragédie française et la généralisation de ses normes au XVIIe siècle, témoigne ainsi de la vitalité d’un moment expérimental dans l’histoire de la tragédie française.

Notes

[1À partir de 1497, on peut lire L’Éthique à Nicomaque dans l’édition de Lefèvre d’Étaples, qui réunit trois traductions latines du texte et le commente ; deux traductions françaises du texte circulent par ailleurs à la Renaissance : celle de Nicole Oresme, qui date de 1488, et surtout celle de Philippe Le Plessis, qui ne contient que les cinq premiers livres, en 1553.

[2Pierre Laudun d’Aigaliers, L’Art poétique français, Paris, Antoine du Brueil, 1597.

[3Pierre de Nancel, Le Théâtre sacré, Paris, Claude Morel, 1607, « Récit pour l’entrée des Jeux ».

[4La philosophie païenne a en outre été accordée avec la religion chrétienne dans les éditions de Lefèvre d’Étaples à partir de la fin du XVe siècle, comme en témoigne le vocabulaire employé par Percheron dans cette citation.

[5André de Rivaudeau, Aman, tragédie saincte, tirée du VII. Chapitre d’Esther, livre de la saincte Bible, dans Les Œuvres d’André de Rivaudeau, gentilhomme du bas Poitou, Poitiers, Nicolas Logeroys, 1566, acte second, p. 22.

[6Ibid., p. 49.

[7Pour une analyse très complète de ce corpus, voir la thèse non publiée de Charlotte Bouteille-Meister, Représenter le présent : formes et fonctions de « l’actualité » dans le théâtre d’expression française à l’époque des conflits religieux (1554-1629), doctorat en Arts du spectacle, spécialité Théâtre, université Paris 10, soutenue le 6 octobre 2011, 835 p.

[8Antoine de Montchrestien, Hector, dans Les Tragédies d’Antoine de Montchrestien, Rouen, Jean Osmont, 1604, acte II, p. 24. Dans son Josue, Pierre de Nancel met la même antithèse dans la bouche du chœur au troisième acte : « Le conseil sans la force adjointe, / Est ainsi qu’un foible pointe / Qui n’offence les doits : / Sans conseil la force au contraire, / Est une aveugle et temeraire, / Qui se rompt de son poids. », Josue ou le sac de Jericho, dans Le Théâtre sacré, Paris, Claude Morel, 1607, p. 143. La source commune de ces deux formulations est le vers d’Horace : Vis consilii expers mole ruit sua (Odes, III, IV, 65). On peut le traduire littéralement par : « La force, sans le conseil, s’effondre sous son propre poids. »

[9Pierre Troterel, La Vie et sainte Conversion de Guillaume Duc d’Aquitaine escrite en Vers, et disposée en actes pour representer sur le Theatre, Rouen, David du Petit-Val, 1632, p. 38.

[10Robert Garnier, Les Juifves, Paris, Mamert Patisson, 1583, acte II, f. 11 vo.

[11Ibid., acte III, f. 22.

[12Ibid., f. 22-22 vo.

[13Ibid., acte IV, f. 30 vo.

[14Pierre de Nancel, Le Théâtre sacré, Paris, Claude Morel, 1607, « Au Roy ».

[15Ibid., « Récit pour l’entrée des Jeux », f. A vo. Nous soulignons.

[16On peut noter la proximité entre la façon dont Nancel décrit le mécanisme de concentration tragique et la technique des peintres quand ils usent d’un miroir convexe, outil qui permet de concentrer sur une petite surface l’image d’un objet plus vaste. Il pense moins le théâtre à partir d’un modèle rhétorique, qu’à partir d’un modèle optique et pictural.

[17Pierre de Nancel, Le Théâtre sacré, op. cit., « Récit pour l’entrée des Jeux », f. A vo.

[18Pierre de Nancel, Josue ou la prise de Jericho, op. cit., acte III, p. 123.

[19Ibid.

[20Ibid., p. 131.

[21Horace, Épître aux Pisons, v. 343 : « Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci ».

[22Pierre de Nancel, Josue ou la prise de Jericho, op. cit., acte III, p. 131.

[23Ibid., acte IV, p. 144-145. Les deux derniers vers cités sont une didascalie.

[24Sur cette hypothèse, voir Fabien Cavaillé, Alexandre Hardy et le théâtre de ville français au début du XVIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 113 sqq. Anne-Élisabeth Spica rappelle que l’emblème est toujours appréhendé de façon rhétorique ; autrement dit, les pouvoirs de l’emblème sont les mêmes que ceux du langage verbal : comme lui, il signifie, il émeut et il plaît. Voir Anne-Élisabeth Spica, Symbolique humaniste et emblématique. L’évolution et les genres (1580-1700), Paris, Honoré Champion, 1996, 2e partie, chapitre 3, « Emblématique et genres du discours : une rhétorique figurative », p. 245-270.

[25Le chœur défend la nécessité d’écouter les bons conseils à la fin de l’acte III.

[26Alexandre Hardy, La Mort d’Achille (1607), dans Le Théâtre d’Alexandre Hardy, parisien, t. 2, Paris, Jacques Quesnel, 1625, p. 69.

[27Ibid., p. 68.

[28Ibid., p. 70.

[29Ibid., p. 71.

[30Dans la scène 3 de l’acte II, il exprime sa crainte d’agir en tyran et son souci de ne pas abuser du pouvoir : « Arbitres, publiez qu’insolent je n’abuse / Du pouvoir absolu, si après on m’accuse. », ibid., p. 35.

[31Raymond Lebègue, « Théâtre et politique religieuse », dans Marie-Madeleine Fragonard (dir.), Par ta colère nous sommes consumés. Jean de La Taille auteur tragique, Orléans, Paradigmes, 1998, p. 111-120.


Pour citer l'article:

Tiphaine KARSENTI, « Entre topique et matériau théâtral : le conseil dans la tragédie française au tournant des XVIe et XVIIe siècles » in Dramaturgies du conseil et de la délibération, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en mars 2015, publiés par Xavier Bonnier et Ariane Ferry.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 16, 2016.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?entre-topique-et-materiau-theatral.html

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