Dans l’émergence durant la première modernité d’une écriture de l’actualité qui conduit au cours du XVIIe siècle à l’apparition de la presse périodique, la satire libre affranchie de la stricte référence horatio-juvénalienne et structurée autour d’un rapport du moi au monde distant, critique, indigné joue un rôle central. Si l’on se penche par exemple sur les premiers occasionnels portant le titre de « gazette », l’on est surpris de leur forte inscription dans le genre satirique et de leur proximité de ton avec les libelles diffamatoires [1]. Ce ne sont, certes, pas les seules formes discursives ou littéraires mises à contribution pour asseoir ces pratiques inédites de l’information [2] : la correspondance, la chronique, l’histoire, le martyrologe, la chanson, la plainte, l’éloge, le théâtre, la gravure y concourent aussi. Cependant l’esthétique satirique et la culture du libelle diffamatoire sont décisives. Il n’est donc pas étonnant de trouver dans ces différentes études sur les occasionnels de nombreuses contributions s’interrogeant sur les rapports entre les occasionnels et les écritures satiriques ou militantes [3]. Pour les questionner, j’ai fait le choix tout à fait discutable de structurer ma réflexion autour de l’expression volontairement incongrue de fake news. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il n’y a pas de mot tout à fait adéquat pour désigner l’ensemble des phénomènes qui occupent nos réflexions collectives réunies ici. Par exemple, « information » (au singulier comme ensemble cohérent de pratiques de collecte, de traitement et de diffusion des nouvelles auprès du public ou au pluriel comme faits et événements nouveaux portés à la connaissance du public) et, dans une moindre mesure, ses dérivés, fausse information, désinformation [4] ou encore réinformation [5] apparaissent faussement neutres alors qu’ils sont tout aussi anachroniques et tendent malheureusement à faire passer pour évidents et d’une part une conscience installée de l’actualité et d’autre part des usages fortement structurés dans la diffusion des nouvelles. Tout cela est encore en construction dans la première modernité. Pourquoi, donc, ne pas se limiter aux expressions alors en usage, « bruit commun », « nouvelle », « fausse nouvelle », « on dit » ? Parce que justement elles ne rendent pas encore compte de ce qui est en pleine construction. Fake news, le mot de l’année 2017 selon le Collins Dictionary, a la vertu de manifester clairement son irréductibilité [6] à tout ce qui serait antérieur à notre époque, à la culture de défiance vis-à-vis des sachants, aux grands acteurs de la communication numérique (en particulier Google et Facebook) et à leurs modèles économiques qui ont facilité l’industrialisation des rumeurs ou plus exactement des mèmes [7] ou des contenus média viraux, enfin à une situation géopolitique singulière marquée par le regain d’influence de la Russie. Mais, en même temps, il est difficile de ne pas rapporter le terme à une histoire longue, comme le remarque Robert Darnton :
Dans la longue histoire de la désinformation, l’épidémie actuelle de « fake news » (« fausses nouvelles ») vient de s’assurer une place spéciale lorsque la proche conseillère du président américain Donald Trump, Kellyanne Conway, est allée jusqu’à inventer de toutes pièces un massacre au Kentucky afin de justifier l’interdiction faite aux ressortissants de sept pays musulmans d’entrer aux États-Unis. Cela dit, la fabrication de faits [Peut-être l’une des meilleures traductions de fake news] n’est pas quelque chose d’exceptionnel, et, depuis l’Antiquité, l’on retrouve tout au long de l’Histoire l’équivalent des textes et tweets venimeux que l’on observe aujourd’hui [8].
Et Darnton d’alléguer les précédents que constitueraient Les Anecdotes de Procope, les sonnets de l’Arétin, les pasquinades du XVIe siècle, les canards, « une forme [écrit-il] de fausses nouvelles qui furent colportées dans les rues de Paris pendant les deux siècles suivants », les paragragh men du Londres du XVIIIe siècle, le Morning Post du révérend Bate… Pour de multiples et différentes raisons, ce ne sont là jamais vraiment, jamais tout à fait, jamais rigoureusement des fake news (et ces fausses nouvelles ne participent pas non plus vraiment d’une forme de « désinformation »), mais en même temps, on ne peut pas pleinement affirmer qu’elles ne le sont pas du tout, qu’elles ne partagent rien avec elles, qu’elles sont absolument différentes. Par-delà cette impossible assimilation qui respecte l’altérité des dispositifs d’information de la première modernité, l’expression fake news a l’intérêt, alors que nous sommes peu sensibles à leur proximité et à leurs liaisons, de rapprocher des pratiques contemporaines aussi différentes que « l’article de presse erroné », « la publication orientée », « l’appeau à clics » et « le pastiche humoristique [9] ». À partir de là, il est envisageable, autour de cette notion de fake news, de porter attention à trois aspects dans les phénomènes d’échange et d’hybridation entre les occasionnels et les libelles durant la ligue, tout d’abord aux différentes modalités de l’orientation des informations occasionnelles dans des logiques de communication politique, ensuite au développement durant la Ligue d’une conscience de cette instrumentalisation, enfin à l’utilisation des codes nouveaux des occasionnels et de la littérature d’actualité dans des publications « décalées » qui s’éloignent des motivations politiques et religieuses évoquées précédemment.
L’instrumentalisation des formes émergentes d’information dans le combat politique
La période de la Ligue, qui s’étend de 1584 à 1598 et qui correspond à la crise dynastique ouverte par la mort prématurée de François de Valois, duc d’Alençon, et refermée par la reconnaissance du roi Henri IV après sa conversion au catholicisme et son sacre [10], constitue du point de vue de l’écriture militante une phase tout à fait particulière. Dans les très précieuses Recherches sur l’imprimerie à Paris pendant la Ligue, Denis Pallier remarque, en effet :
Les pièces brèves ont déjà une tradition ancienne. Depuis la fin du XVe siècle, l’information se fait par le biais de bulletins dont le domaine s’est étendu, dont les techniques et procédés sont au point. Toute une clientèle curieuse des hauts faits de la vie des grands, des batailles, et de plus en plus des événements politiques, attend ces pièces [11].
C’est en se fondant sur ces pratiques bien établies que les libellistes ligueurs, conscients que le temps n’est plus « aux longues études rétrospectives » dont on ne trouve plus que des vestiges dans les traités diffusés au début des troubles, « use[nt] en bien plus grand nombre de pièces courantes, dont le public le plus large tire son information [12] ». « Les anciens types de bulletins retraçant des épisodes de la vie nationale, “convois”, “entrées”, cèdent la place bien avant 1589 aux bulletins militaires et aux nouvelles étrangères [13] ». Ces nouvelles orientées se présentent encore souvent comme des extraits de correspondances ou de mémoires mais cachent mal leur dimension fictionnelle à partir du moment où le nom de l’émetteur est remplacé par des caractéristiques diverses utiles à l’efficace du discours : gentilhomme, ecclésiastique, bourgeois, catholique, bon français, italien, anglais, portugais, indien [14]… On s’y attache, en particulier, aux événements les plus sensationnels. Et, de ce point de vue, ce sont bien les « canards [15] » qui selon l’expression de Denis Crouzet « se coule[nt] le mieux dans la conscience prophétique [ligueuse] [16] ». On pense aux manifestations célestes et particulièrement aux apparitions de signes dans le ciel comme des croix de Lorraine ou des armées. Celles-ci ont, par le passé, donné lieu à une étude de Jean-Pierre Seguin : « Combats apparus dans le ciel [17] ». Mais on se souvient surtout de l’ensemble des campagnes tournées contre Henri III et ses favoris, particulièrement entre janvier 1588 et août 1589, d’abord structurées autour du motif criminel mais ensuite entièrement orientées vers des thèmes démoniaques et sorcellaires [18].
Prodiges célestes et sorcelleries : propagation de fausses nouvelles et discours de réception
Parmi ces nombreuses productions, deux exemples peuvent nous permettre de comprendre que la publication de ces nouvelles s’insère dans un véritable dispositif [19] informationnel qui peut, par certains aspects, justifier le recours aux termes de désinformation ou de fake news. Pour ce qui concerne les récits de manifestations divines, le Discours de Dreux… avec les signes et prodiges envoyez de Dieu en tesmoignage de son assistance s’ouvre sur des « antiquités » de la ville de Dreux puis fait le récit de l’héroïque résistance des Drouais contre les forces du roi de Navarre sur le début du mois de mars 1590 jusqu’à l’arrivée de l’armée commandée par le lieutenant de la Ligue, le duc de Mayenne, et se conclut avec la description de deux prodiges qui annoncent la ruine prochaine des ennemis de l’Église : un pigeon blanc impassible face à la canonnade et un crucifix apparu sur la balle d’un enfant au plus fort des combats. La diffusion de cet éloge de la bravoure des soldats catholiques et des habitants de Dreux articulé à deux « histoires prodigieuses » qui attestent le soutien de Dieu se comprend dans un ensemble structuré de pratiques informationnelles qui visent à nourrir la ferveur de la population parisienne. Lorsque, dans la Satyre ménippée, la grande satire contre les ligueurs et leurs états généraux rassemblés pour élire un roi à la place d’Henri IV, la caricature du duc de Mayenne, chef du mouvement, évoque le revers de fortune de la bataille d’Ivry (14 mars 1580), il renvoie justement à l’ensemble des manifestations qui accompagnent le bruit des batailles :
Je ne veux passer souz silence les artifices, ruses et inventions dont j’ay usé pour amuser et retenir le peuple, et ceux qui nous cuidoyent eschapper : en quoy il faut recognoistre que madame ma sœur cy presente [20], et monsieur le Cardinal Cayetan [21] ont fait de signalez services à la foy, par subtiles nouvelles et Te Deum chantez à propos, et drapeaux contrefaicts en la ruë des Lombards [22], qui ont donné occasion à plusieurs de mourir alegrement de male rage de faim, plustost que parler de la paix [23].
Mais ce n’est pas dans la seule Satyre ménippée, difficile à considérer comme une feuille d’actualité par ses dimensions et sa prétention littéraire, que s’effectue la dénonciation de ces fake news, de ces nouvelles inventées ou forgées et formalisées selon les attentes des lecteurs d’occasionnels, prises dans des dispositifs larges comprenant en particulier des cérémonies [24] et gérées au plus haut de la hiérarchie ligueuse dans le cadre d’une stratégie clairement définie de manipulation des populations urbaines sous la coupe du mouvement. En effet, la Lettre d’un gentilhomme catholique et vray françois réitère ces attaques contre la pasionaria de la Ligue, Catherine de Lorraine, princesse de Montpensier et ses affidés, les prédicateurs parisiens :
… au lieu de la verité en la bouche des hommes, ce ne sont plus que menteries [déplorait-on], artifices pour tromper le pauvre peuple, desguisemens et de peur que la verité soit cogneue, suppositions de choses faulses et pour les asseurer davantage, on interpose des lettres interceptes, on fait arriver des Courriers, bien crottez et bien eschauffez, partis du mesme lieu ou ils arrivent trois heures auparavant, pour semer de belles nouvelles : la bonne sœur de vostre chef, Catherine de Lorraine, ceste bonne pucelle, ne s’ayde point de tels artifices, et ne sçait pas achepter du taffetas pour faire faire des enseignes, et dire que ce sont les despoüilles des heretiques, et les trophees de son frere, afin d’ensorceler les plus simples, et les rendre aussi bons qu’elle. Et pource que l’on commence à ne croire plus gueres en ses parolles, il faut que ses impostures soient confirmees en la chaize par ses mignons de predicateurs, ausquels elle fait dire ce qu’il luy plaist, au lieu de leur Evangile [25].
Un autre exemple, choisi cette fois-ci dans la veine spectaculaire sorcellaire de ces occasionnels, Les Sorcelleries de Henry de Valois et les oblations qu’il faisoit au diable dans les bois de Vincennes permet d’affiner notre vision du dispositif mis en jeu. Après le coup de majesté des états de Blois, la propagande ligueuse s’en prend plus directement à Henri III. Cette opération de communication s’enracine dans la thématique déjà développée dans une campagne précédente contre Épernon ; c’est avec l’Histoire tragique et memorable de Pierre de Gaverston que Boucher ouvre la voie à l’imaginaire sorcellaire qui se déploie dans un second temps autour du dernier Valois [26] avec Les Choses horribles contenues en une lettre envoyée à Henry de Valois par un Enfant de Paris le vingthuitiesme de janvier 1589 [27] et les Charmes et caractères de sorcellerie de Henry de Valoys trouvez en la maison de Miron son premier Médecin et conseiller ordinaire de son Conseil Privé [28] ou encore Les Meurs humeurs et comportemens de Henry de Valois [29]. Le récit développé sur l’ensemble de ces livrets montre un roi qu’un naturel orgueilleux, hypocrite, jouisseur et cruel entraîne vers la magie et Satan sous l’influence des mignons. Ses méfaits culminent dans le double meurtre des Guise, héros et martyrs de la Ligue, qui donne lieu à la révélation de la nature d’Henri de Valois, selon le même procédé anagrammatique que dans l’Histoire […] de Gaverston. Cet ensemble de textes très cohérent semble avoir donné un arrière-plan unifié à la prédication ligueuse en lui donnant des preuves [30]. À ce propos, le mémorialiste Pierre de L’Estoile rapporte, en février 1589, que
le mercredi jour des Cendres, Lincestre dit en son serment qu’il ne prescheroit pas l’Evangile, pour ce qu’il estoit commun, et que chacun le sçavoit, mais qu’il prêcheroit la vie, gestes et faits abominables de ce perfide Tyran, Henri de Valois [31], contre lequel il dégorgea une infinité de vilainies et injures, disant qu’il invoquoit les Diables, et pour le faire ainsi croire à ce sot peuple, tira de sa manche un des chandeliers du Roy, que les Seize avoit derobés aux Capucins, et ausquels il y avoit des Satyres engravés, comme il y en a en beaucoup de chandeliers, lesquels ils affirmoit être les démons du Roy [32], que ce miserable Tyran, disoit il au peuple, adoroit pour ses dieux, et s’en servoit en ses incantations [33].
En effet, comme Les Charmes et caractères de sorcellerie de Henry de Valois, Les Sorcelleries proposent la description et la gravure d’un appareil cérémoniel comportant deux figures de diables tournant le dos à une croix, dans lequel les mécréants reconnaîtront deux chandeliers avec des figures de satyres [34]. D’une certaine manière, si dans un premier temps dans ce dispositif de communication ligueur, les libelles se sont nourris des prédications, ils ont été ensuite le lieu de maturation d’une imagerie particulièrement utile dans l’exercice de la parole. Dans ces libelles diffamatoires, les auteurs-prédicateurs insufflent une certaine oralité, conservent une volonté d’édifier qui rejoint la dimension fortement informative des canards et feuilles volantes, réinvestissent la dimension comique qui anime leur discours homilétique pour fustiger les vices des uns ou des autres et installent une culture, me semble-t-il, essentielle : celle de la trouvaille comique, de la « rencontre » comme l’on disait alors ; c’est elle qui apparaît dans les anagrammes récurrentes ; c’est encore elle que l’on retrouve au centre d’un sermon tenu le 12 mai 1593, jour de la fête des barricades, qui donne lieu à tant d’échos dans la littérature militante :
Boucher [nous rapporte L’Estoile] fit le sermon dans Nostre-Dame, où il exalta ceste journée et dit que c’estoit la plus sainte et heureuse qui fust jamais au monde ; prescha que dans la ville de Rheims s’estoient trouvés six Charles protecteurs de la Foy ; que nous estions embourbés il y avoit longtemps, et qu’il estoit temps de se desbourber ; que ce n’estoit à tels boueux que la Couronne de France apartenoit, mais à un de ces Charles le Preux : comme s’il eust voulu désigner le duc de Mayenne [35].
D’Aubray, le député du tiers dans la Satyre Ménippée et le porte-parole des idéaux des libellistes « politiques » soutiens d’Henri IV, s’en souvient au moment d’ouvrir sa harangue :
… par nostre Dame, Messieurs, vous nous l’avez baillé belle ! Il n’estoit jà besoin, que noz curez nous preschassent qu’il falloit nous desbourber, et desbourbonner : à ce que je voy par voz discours, les pauvres Parisiens en ont dans les bottes bien avant, et sera prou difficile de les desbourber [36].
Beaucoup d’éléments observés dans ces occasionnels travaillés par la culture du libelle ou dans ces libelles formatés comme des occasionnels peuvent nous renvoyer aux fake news : des imaginaires sensationnels, des révélations de vérités cachées dans une forme de pensée complotiste nourrie des lectures de Tacite, enfin des détournements et des fabrications de preuves. Ce n’est pas seulement l’effet de notre regard d’hommes du XXIe siècle, car ce qui est le plus marquant est sans doute le repérage par les lecteurs de la fin du XVIe siècle de l’organisation de dispositifs tout à fait identifiés comme des machines à fabriquer et à diffuser de la fausse information. Cette conscience s’inscrit nettement dans une situation de combat : hier comme aujourd’hui, pas de campagne de désinformation, pas de fake news en dehors d’un contexte agonistique et d’une certaine manière sans accusation de désinformation de part et d’autre du combat idéologique.
De la fausse information politiquement orientée à la parodie
Un autre aspect de ces productions, enfin, peut les rapprocher des fake news contemporaines : les fake news ne sont, en effet, pas seulement de l’information tronquée, truquée et tournée au bénéfice des uns et des autres, mais elles participent aussi d’une parodie d’information ou encore nous renvoient à l’impossibilité de trancher sur les intentions des diffuseurs entre propagande, humour et appât du gain [37]. Une forgerie comme Les Paraboles de Cicquot permet d’éclairer ce point. Dans la guerre des libelles que se livrent ligueurs et politiques, il s’agit d’un concurrent direct de la Satyre ménippée. Antoine d’Anglarez (ou d’Anglerais), dit Chicot, était un soldat gascon qui tenait le rôle du bouffon du roi pour Henri III puis Henri IV et qui passa à la postérité grâce à Dumas. De nombreuses feuilles volantes collectées par le mémorialiste Pierre de L’Estoile portaient sa signature. Dans ces libelles, les raisonnements qui lui étaient attribués travaillaient à condamner la vacuité du pouvoir quel qu’il fût [38]. Il mourut en 1592 en effectuant le siège de Rouen avec les troupes d’Henri IV. C’est donc d’outre-tombe qu’il prend très étonnamment le parti de la Ligue dans ces Paraboles. Le préambule marque d’emblée par un pyrrhonisme explicite selon lequel il est impossible d’avoir des certitudes au « choses naturelles » comme aux « professions de vivre », aux nations et aux républiques. Il s’agit d’établir contre le courant de pensée politique et avec une certaine ironie qu’« on ne peut dire qu’il y ayt estat, où il y a continuelle mutation et changement [39] ». Engendré de vent [40], Henri de Navarre ne saurait demeurer ferme et constant ; il est décrit comme une forme hybride, un accord impossible mi-papiste et mi-huguenot [41], l’expression d’un monde renversé [42]. Dans la dynamique d’un éloge paradoxal, Chicot conseille le roi quant aux transformations qu’il doit mettre en œuvre au niveau de chaque corps de l’État : gouvernement, magistrats, armée. Après avoir interpellé Duplessis-Mornay, le bouffon revient à l’impossibilité pour le Bourbon d’être roi de France, car il ne peut pas, selon lui, être même considéré comme français, c’est-à-dire comme « net et quitte de toute impiété [43] ». Au contraire, les princes lorrains, à la tête de la Ligue, apparaissent comme les garants de la préservation de la France par le maintien de la foi [44]. Les alliés anglais et allemands d’Henri de Navarre se révèlent inconsistants face à l’excellence des Espagnols [45]. Enfin, Chicot prend parti pour l’élection d’un nouveau roi de France et invite le Béarnais à épouser la reine d’Angleterre pour « vivre librement en [son] heresie outre mer [46] ». Résumer le discours autour de son contenu lui fait perdre beaucoup de son intérêt qui réside surtout dans la verve comique, dans les nombreux décrochages énonciatifs et dans les excursus qui laissent une large part à de longues listes hétéroclites. Ce sont ces aspects-là qui amènent Pierre de L’Estoile à y reconnaître « le meilleur et le plus sublin de la Ligue [47] », car il y a chez le mémorialiste, collectionneur de placards, de canards et de libelles la volonté de les apprécier pour leurs qualités propres indépendamment des vues partisanes [48], comme le souligne cette évaluation, parmi de nombreuses autres : « plaisant, bien fait, voire docte et en surplus cruel, sanglant et qui emporte la pièce, comme il faut que soient tels libelles [49] ». Certes, pour caractériser les libelles, le mémorialiste continue à recourir à des qualificatifs moraux nombreux (en premier lieu diffamatoire, mais aussi scandaleux, pernicieux, injurieux, méchant, atroce, sanglant, impie et profane, fat ou vain, déguisé) ; mais il cherche la précision dans la description matérielle des ouvrages collectionnés et dans les modalités de leur diffusion (« qui couraient », crié) ou de leur réception (recherché, recueilli, trouvé de telle ou telle sorte) ; enfin esquissant une poétique de la « rencontre » fondée sur le plaisant et le vrai, il émet un jugement esthétique (beau, piquant, bien fait) parfois étayé sur une véritable analyse du texte. Ce plaisir-là n’est peut-être pas si éloigné du nôtre à la lecture du Gorafi, de Nordpresse ou de the Onion.
Pour conclure, il me semble que la récupération de la forme de l’occasionnel par des dispositifs de « désinformation » clairement identifiés comme tels par les contemporains permet de comprendre à quel point le détournement partisan de l’information et la critique ou la satire de l’information adverse sont constitutives de l’émergence d’un sens de l’actualité ou de la contemporanéité dans la première modernité. D’une certaine manière, cette période nous éclaire : pas de nouvelles sans fake news, sans nouvelles fabriquées et sans actualités satiriques ; le travail de l’information par ses marges et sa négation est essentiel à l’information. Il s’agit là d’une leçon forte que nous transmet la première modernité, alors qu’aujourd’hui de nombreux discours prônent une distinction stricte entre l’information, le faux et l’humour contre ce qu’ils estiment être des dérives soit de la néo-télévision [50] soit des sites parodiques et de leurs déclinaisons sur les réseaux sociaux [51], alors que certains se pensent arbitres du fake et de l’authentique, mettent en place des plates-formes de vérification, projettent des lois pour évacuer l’inauthentique. L’évolution des canards lors de l’invention de l’information nous montre l’illusion et le danger de couper l’information de son détournement, partisan ou gratuit, et de la satire, car cette dernière porte en elle un mode primordial d’appréhension de l’actuel : le scandale. Les événements ne sauraient être seulement saisis sur le mode de la preuve ou de la révélation, car ils déjouent souvent ces tentatives de prise sur le réel par leur caractère inédit. Seule l’indignation face au scandale permet de capter l’irruption de cet inédit irréductible.