Appropriations de Corneille

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

Appropriations de Corneille

Réécritures, adaptations ou « inadaptations »

Horace à l’épreuve des révolutions : les remaniements du texte et l’édification d’un Corneille patriote (1789-1799 vs 1848)

Roxane Martin


Résumés

Cet article analyse la réception de l’Horace de Corneille dans deux moments de révolution (1789-99 vs 1848) afin d’identifier comment se sont élaborées, à travers les commentaires sur les coupures et les remaniements, la figure d’un Corneille patriote et, par son truchement, l’image d’une identité nationale et républicaine.

Texte intégral

1« Ne touchons pas aux vers de Corneille ! » s’exclamait Jules Janin dans son feuilleton du Journal des débats du 10 avril 1848. Quatre jours plus tôt, les Comédiens-Français avaient donné une représentation d’Horace dont quelques vers avaient été supprimés. L’indignation du critique peut paraître surprenante quand on sait que la pièce fut très certainement donnée, pendant toute la première moitié du xixe siècle et longtemps après, dans une version largement amputée, ainsi que l’attestent les différentes éditions de l’œuvre et les documents conservés par la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française. La prise de position de Janin à l’égard de ces suppressions mérite donc d’être contextualisée, et sans doute faut-il considérer le caractère particulier de cette soirée du 6 avril 1848, où le tout nouvellement rebaptisé « Théâtre de la République » renouait avec la pratique des représentations « nationales et gratuites » initiées pendant la décennie révolutionnaire1. D’abord interdits sous la Terreur, Les Horaces furent joués en 1794 et 1798 dans des versions, certes, ajustées au contexte politique2. Ces remaniements suscitèrent chaque fois les réactions vives de la critique, tantôt enthousiaste de considérer la modernisation, par le biais de la scène, d’un répertoire devenu patrimoine (c’est-à-dire chose du peuple), d’autres fois scandalisée par les mutilations exercées sur l’œuvre d’un auteur considéré comme représentatif de la nation française : mutiler Corneille revenait alors à porter atteinte à l’unité nationale. Il peut paraître intéressant, dans le cadre de ce colloque, d’analyser la réception de l’Horace de Corneille dans ces deux moments de révolution, afin d’identifier comment se sont élaborées, à travers les commentaires sur les coupures et les remaniements, la figure d’un Corneille patriote et, par son truchement, l’image d’une identité nationale et républicaine.

Horace en scène : le texte joué au xixe siècle

2Avant même de s’efforcer à identifier les enjeux politiques et idéologiques qui ont innervé les chroniques, il convient sans doute de chercher à savoir de quel Horace de Corneille les spectateurs de la première moitié du xixe siècle furent les familiers. La Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française conserve deux documents qui peuvent nous y aider. Le premier est un exemplaire de la pièce provenant du fonds de l’Odéon. Il se présente sous la forme d’un cahier relié, établi à partir d’une édition datant de 1780, intitulée Les Horaces, tragédie du Grand Corneille avec les commentaires de Voltaire, édition initialement intégrée dans le Recueil des meilleures pièces dramatiques faites en France depuis Rotrou jusqu’à nos jours3. Les trois premières et les deux dernières pages de l’édition manquent ; en conséquence, les onze premiers vers de l’acte I, scène 1, ainsi que les huit derniers vers du monologue de Tulle qui termine la pièce, sont reproduits de façon manuscrite sur des feuillets collés. L’exemplaire présente de nombreuses annotations, qui indiquent les passages supprimés. Ce document n’est pas daté ; c’est pourquoi il demeure difficile de déterminer avec précision les représentations qui furent concernées par ces suppressions. Mais la nature des inscriptions laisse toutefois envisager que cet exemplaire a servi aux représentations d’Horace pendant une période assez longue. L’on trouve par exemple des passages barrés au crayon, avec la mention « Passé » portée en marge, puis ces mêmes passages rétablis par l’indication « Bon » écrite à l’encre noire. L’on rencontre également des annotations de mise en scène, qui concernent le placement des comédiens4 et les entrées / sorties des personnages ; celles-ci favorisent d’ailleurs un autre découpage que celui imaginé par Corneille ; le quatrième acte, par exemple, qui se compose de sept scènes dans les éditions actuelles, en contient neuf dans l’exemplaire du fonds de l’Odéon. Ces indications scéniques sont portées, parfois au crayon, d’autres fois à l’encre, et ne concordent pas toujours. Par exemple, à la fin de la première scène de l’acte I, après ces mots de Sabine : « Je vous laisse », l’on trouve dans la marge cette indication portée au crayon : « remonte au-devant de Camille », puis cette autre indication, cette fois-ci portée à l’encre noire : « Camille entre à droite, 3e plan5 ». Autant dire que cet exemplaire a très certainement servi à plusieurs reprises, et sans doute à des dates assez distantes les unes des autres. Une preuve en est donnée par les pages manquantes signalées plus haut. Le texte de la première scène a été recopié à l’encre noire sur un papier à petits carreaux qui n’est véritablement utilisé qu’à partir des années 1860 ; les derniers vers de Tulle sont notés au stylo à bille de couleur bleue, dont l’usage ne semble pas s’être répandu en France avant les années 1940.

3Il existe enfin, après la scène du meurtre de Camille, un troisième feuillet sur lequel est consigné, toujours de façon manuscrite, un texte qui semble avoir été rédigé bien antérieurement aux deux autres. Ce feuillet recouvre (et donc supprime) la 6e scène (devenue 7e scène) de l’acte IV, et présente un monologue d’Horace dans lequel des vers ont été supprimés (mentionnés ci-dessous entre chevrons), d’autres réécrits (signalés entre crochets) :

Camille, blessée, dans la coulisse.
Ah ! traître !
Horace, revenant sur le théâtre.
Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !

<Scène 6>
<Horace, Procule>
<Procule>
<Que venez-vous de faire ?>
<Horace>
<Un acte de justice :>
<Un semblable forfait vaut un pareil supplice.>
<Procule>
<Vous deviez la traiter avec moins de rigueur.>
<Horace>
<Ne me dis point qu’elle est et mon sang et ma sœur…>

[Scène 7]
[Horace, seul.]
[Et puisse de nos yeux à l’instant disparaître]
[Quiconque ose abhorrer les lieux qui l’ont vu naître.]
[Qu’on ne m’accuse point d’une injuste rigueur ;]
[Je ne la connais plus désormais pour ma sœur ;]
Mon père ne peut plus l’avouer pour sa fille :
Qui maudit son pays renonce à sa famille ;
<Des noms si pleins d’amour ne lui sont plus permis ;>
<De ses plus chers parents il fait ses ennemis :>
<Le sang même les arme en haine de son crime.>
<La plus prompte vengeance en est plus légitime :>
Et ce souhait impie, encore qu’impuissant,
Est un monstre qu’il faut étouffer en naissant

4L’exemplaire du fonds de l’Odéon présente d’autres modifications de ce type : plusieurs vers ont été réécrits (par exemple, à l’acte V, scène 3, le vers « Contre ce cher époux Valère en vain s’anime » devient « Contre un si grand guerrier Valère en vain s’anime ») ; une indication, portée au sein de la 2e scène de l’acte V, nous permet d’ailleurs d’identifier plus précisément la nature de ce document : « Ne pas souffler » est-il écrit en marge d’un vers, ce qui atteste que nous sommes en présence de ce que l’on a coutume d’appeler un « manuscrit du souffleur » qui a très certainement servi pour les représentations d’Horace depuis une date qu’il reste à identifier jusque dans les premières décennies du xxe siècle. Les différentes couches de corrections, qui sont repérables par la graphie et la couleur de l’encre, ont donc été ajoutées au fur et à mesure des reprises.

5Le deuxième document conservé par la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française peut aider à préciser les choses. Il s’agit de l’exemplaire de Rachel, qui offre une version de la pièce normalement conforme à celle qu’a vue Janin, puisque c’est bien Rachel qui interprète Camille le soir du 6 avril 18486. Ce document se présente sous la forme d’une édition annotée7. Les inscriptions sont toutefois moins nombreuses que sur l’exemplaire du souffleur. Elles se bornent à quelques accolades portées en marge de vers, qui ne concernent d’ailleurs pas uniquement le rôle de Camille mais l’ensemble de la pièce. Il n’est donc, là non plus, pas évident de comprendre le sens de ces annotations, sauf peut-être si on les recoupe avec l’exemplaire du souffleur. Car l’édition utilisée par Rachel est celle parue chez Barba en 1817, qui donne le texte complet de l’Horace de Corneille – y compris la toute dernière scène au cours de laquelle Julie rappelle la parole de l’oracle, scène présente dans les toutes premières éditions de l’œuvre, puis abandonnée par la suite –, mais qui indique aussi, sous la forme d’astérisques portés devant les vers, ceux qui « ne se disent point à la représentation8 ». Or, ces vers marqués d’un astérisque sont rigoureusement conformes à ceux que l’on voit barrés au crayon sur l’exemplaire du souffleur. On comprend de la sorte que ce document a bien fait l’objet d’annotations successives, apposées au fil des reprises, et que, si certains passages ont été rétablis (ceux indiqués par la mention « Bon », notée à l’encre, qui corrige le mot « Passé » inscrit au crayon), ils l’ont été nécessairement après 1848.

6Dès 1817 se donne donc une version d’Horace amputée de nombreux vers. Les vers réécrits, comme celui cité plus haut (« Contre un si grand guerrier Valère en vain s’anime »), sont publiés tels quels, et ces corrections sont entérinées par les éditions postérieures. L’éditeur Marchant, par exemple, fait paraître en 1839 (juste après les débuts de Rachel dans le rôle de Camille) une nouvelle édition des Horaces dans laquelle les vers supprimés (toujours les mêmes) sont également marqués d’un astérisque, ou bien simplement ignorés9. L’on compte, sur l’exemplaire du souffleur, 177 vers supprimés à l’acte V ; tout le monologue de Sabine, au début de la 3e scène, ne se prononçait pas en scène ; s’il est encore mentionné en variante dans l’édition Barba de 1817, il ne figure même plus dans l’édition Marchant de 1839, ni même dans celle de Michel Lévy, parue en 1851, qui mentionne pourtant, elle aussi, les vers supprimés par l’ajout d’un astérisque10. Le Comédien-Français Larive livre d’ailleurs, dans son Cours de déclamation prononcé à l’Athénée de Paris, des recommandations pour prononcer les premiers vers du monologue d’Horace de l’acte IV, scène 6, ceux-là même cités plus haut et qui ne sont pas de Corneille11. Larive faisait partie des comédiens « monarchistes » restés au Théâtre de la Nation (salle de l’actuel Odéon) ; arrêté en 1793, il intégra la nouvelle troupe du second Théâtre-Français (salle Louvois) fondée par Mlle Raucourt le 5 nivôse an V (25 décembre 1796). Or, ce sont précisément sur ces théâtres (Nation et Louvois) que furent représentés Les Horaces pendant la décennie révolutionnaire. Il est donc très probable que le texte consigné par Larive entérine une version façonnée pour des représentations données dans les dernières années du xviiie siècle. La date de l’édition utilisée en guise de « manuscrit du souffleur » à la Comédie-Française (1780), mais aussi la provenance du document (fonds de l’Odéon) s’expliquent donc mieux dans ce contexte ; réunis aux comédiens du Théâtre de la République en 1799, les acteurs des théâtres de la Nation et de Louvois ont vraisemblablement intégré au sein du répertoire une version de l’Horace de Corneille fixée par une mise en scène qui ne fut plus remise en cause. Aucune des éditions de la première moitié du xixe siècle ne porte pourtant à confusion. Les versions conformes, d’une part à celle écrite par Corneille, d’autre part à celle jouée par les Comédiens-Français sont précisément renseignées, de manière que le lecteur puisse clairement mesurer les modifications exigées par le travail de mise en scène. C’est pourquoi Jules Janin ne peut ignorer cette pratique de la coupure lorsqu’il écrit son article en 1848. Ses propos engagent donc d’autres enjeux, qu’il convient désormais de circonscrire.

Des mutilations ignorées, ou bien sévèrement condamnées ? Corneille au prisme du contexte politique

7Voici donc ce qu’écrit Janin dans sa rubrique théâtrale du 10 avril 1848, rendant compte de la première « Représentation nationale et gratuite » organisée après les journées de février et la proclamation de la IIe République :

La représentation d’Horace a été ce même soir un spectacle plein de majesté et d’intérêt. Évidemment excitée par ce peuple qui l’écoute et qui la suit à la trace, excitée par la Marseillaise, qu’elle chante comme elle n’a jamais été chantée, Mlle Rachel redouble de passion et d’énergie. […] Dans ce rôle de Camille, Mlle Rachel a été touchante et terrible ; elle a rendu avec une grande énergie les beaux passages de cette passion à demi romaine, elle a fait frémir toute la salle à ce grand blasphème : « Rome, l’unique objet de mon ressentiment ! » et toute cette salle, attentive, pleine de fièvre et d’anxiété, a montré à la grande tragédienne qu’elle était dignement entendue. […] Oh ! quelle surprise, en effet, pour ce peuple de février et des barricades sans cesse renaissantes, Rome sauvée parce qu’Horace, un seul homme, a vaincu les trois Curiaces dans un duel ! Quelle surprise, tout ce peuple de France, encore enivré de la poudre d’hier, qui s’intéresse à un seul héros, si grand, si fier, si dédaigneux, et que disait donc M. de Louvois, qu’il fallait, pour entendre dignement Corneille, un parterre composé de ministres d’État ! C’est justement parce que ce grand poète, Corneille, a su se mettre à la portée de toutes les intelligences, parce qu’il a plu également au grand Condé et aux soldats des barricades, qu’il faut le respecter dans son intégrité et comme une de ces vieilles médailles auxquelles sont attachées la gloire des héros et la noblesse des peuples. De ces tragédies populaires et saintes, filles bien-aimées de la poésie française, enfants superbes des guerres civiles et des révolutions religieuses, n’effaçons pas un mot, pas une ligne, pas un vers : jouons-les comme elles ont été faites, sans flatterie et sans peur ! Il faut donc rétablir au plus vite les vers supprimés jeudi passé :
Ces mêmes dieux à Tulle ont inspiré leur choix,
Et la voix du public n’est pas toujours leur voix.
Ils descendent bien moins dans de si bas étages
Que dans l’âme des rois, leurs vivantes images,
De qui l’indépendante et sainte autorité
Est un rayon sacré de la divinité12.

8Ces vers, si l’on se réfère aux éditions précédemment mentionnées, furent bien supprimés à la scène : on les trouve même marqués par une accolade sur l’exemplaire de Rachel. Est-ce à dire que Rachel pointe de la sorte, parmi les vers mentionnés par l’éditeur Barba comme étant non prononcés sur scène, ceux qui furent effectivement supprimés lors des représentations qu’elle eut en charge ? Les documents conservés ne permettent pas de trancher. Toutefois, dans le cas où cette hypothèse pourrait être vérifiée, il s’agirait de noter que de nombreux autres vers, dans la pièce, sont concernés par ce système de notation (et notamment les 14 autres vers qui suivent l’extrait cité par Janin). Le critique se contente donc de citer précisément ceux qui creusent le clivage entre les monarques et leur peuple en révélant que la parole divine s’incarne plus facilement dans l’âme des rois que dans celle des « bas étages ». Autant dire que l’exemple nourrit un positionnement politique à l’égard de 1848. Et d’ailleurs, Janin continue sa critique de la sorte :

Certes, ce ne sont pas là de bons vers, mais ce sont des vers de Corneille, mais ils tiennent à une suite de raisonnements que le comédien n’a pas le droit de briser de son autorité privée ; mais ils fournissent au poète une vive réponse qu’il faut effacer si l’on efface la demande ; mais enfin, une fois entrés dans cette voie de suppressions, de corrections, de mensonges, où pourrez-vous donc vous arrêter ? Il faudra supprimer Cinna, parce qu’il est écrit dans Cinna : « Le pire des États, c’est l’État populaire ! » […] C’est ridicule, et c’est odieux ; ce serait le plus grand attentat qui se pût commettre contre une nation que d’attenter à ses chefs-d’œuvre, que de se méfier à ce point de sa justice, de son bon sens ! Eh ! c’est déjà trop, beaucoup trop d’avoir effacé du frontispice de nos collèges les noms glorieux de Henri IV et de Louis-le-grand ! Est-ce qu’on touche à l’histoire ? […] Brisez des marbres, arrachez des statues de leur piédestal, déchirez des estampes, à la bonne heure, mais rappelez-vous que la parole d’un homme de génie est impérissable, et surtout la parole des poètes ; l’Évangile l’a dit : « Ce qui est écrit est écrit13 ! »

9Ce qui est surprenant, c’est que les propos et l’exemple fournis par Janin sont rigoureusement identiques à ceux formulés cinquante ans plus tôt, lorsque les Comédiens-Français donnaient Horace dans une version également amputée.

10En vendémiaire de l’an III (octobre 1794), les suppressions effectuées sur Horace furent particulièrement bien reçues par la critique. Il faut dire que la pièce avait été interdite sous la Terreur et sa programmation au tout nouvellement nommé Théâtre de l’Égalité (ci-devant Théâtre de la Nation) pouvait paraître comme une victoire contre la tyrannie. « Honneur aux artistes de ce théâtre ! – s’exclamait alors le critique de La Décade philosophique – Ils viennent d’y faire entendre des vers de Voltaire et de Corneille, que nous ne savons quels lieutenants de police avaient enveloppés dans leurs proscriptions. Mahomet et les Horaces ont attiré une foule immense14. » Or, continuait-il :

Les Horaces ont été donnés en quatre actes, c’est-à-dire, que les acteurs ont terminé la pièce au meurtre de Camille. Leur idée est heureuse. Outre qu’elle épargne au public la vue d’un roi, elle termine la pièce où elle doit se terminer15 […].

11Se joue donc moins ici la défense du patrimoine conçu comme entité insécable que l’adaptation du répertoire au contexte politique. Ce qui compte en définitive, c’est de révéler l’actualité d’une œuvre qui, parce qu’elle sait parler aux contemporains, se fait transhistorique, c’est-à-dire universelle.

12La position de la critique fut toutefois différente lorsque, quatre ans plus tard, les mêmes comédiens jouèrent Horace dans une version également amputée. On lit, dans Le Censeur dramatique, cette « Lettre du Vieil Amateur aux auteurs du journal », datée du 21 germinal de l’an VI (10 avril 1798) :

[…] je ne puis vous peindre l’étonnement que j’éprouvai en voyant Horace, au quatrième acte, frapper Camille sur le théâtre, et cette dernière tomber mourante sur un fauteuil, qui semblait placé sur la scène tout exprès pour la recevoir ; après ce vers : « Va dedans les Enfers joindre16 ton Curiace » on a baissé le rideau, et le reste de la tragédie n’a pas été joué. Cette suppression ou mutilation, comme il vous plaira de la nommer, m’a paru d’autant plus absurde, qu’il s’en faut de beaucoup qu’en ce moment la pièce soit terminée ; car Horace s’est rendu coupable d’un crime atroce, soumis à la juste vindicte des lois, et l’action ne peut être complète […] qu’autant que le meurtrier sera puni ou absous. […] Quel a donc pu être le motif de cette suppression barbare ? […] Serions-nous assez peu fermes dans nos principes pour craindre l’apparition d’un roi mort il y a deux mille cinq cents ans ? Je ne puis le croire. Je demande donc encore, au nom du goût, que l’on représente les Horaces […] tel que Corneille l’a composé ; ou que l’on cesse de jouer les ouvrages dont on jugerait la représentation dangereuse plutôt que de les mutiler comme on ne cesse de le faire tous les jours ? Une scène ou plutôt un vers [« Le pire des États est l’État populaire »] nous prive de voir jouer Cinna ; qu’il en soit de même des Horaces : mais pour Dieu, qu’on ne mutile plus, sans quoi nous retomberons sous la hache du vandalisme, qui a détruit tant de chef d’œuvres, pour l’unique plaisir de détruire, et qui a porté, par cela seul, aux beaux-arts, un coup dont ils ne se relèveront peut-être jamais17.

13On retrouve ici les mêmes arguments défendus par Jules Janin en 1848. C’est pourquoi il n’est sans doute pas anodin que ce dernier ait intégré le vers de Cinna dans sa critique ; celui-ci avait justifié en effet l’interdiction de la pièce sous la Révolution. En définitive, Janin profite de la représentation d’Horace donnée dans le cadre d’une représentation nationale et gratuite pour réactiver un débat qui, à ses yeux, était loin d’être clos. Mais il faut toutefois noter qu’il demeure le seul, en 1848, à avoir pointé la mutilation d’Horace. Les autres critiques – Théophile Gautier dans La Presse, Hippolyte Lucas dans Le Siècle ou Nestor Roqueplan dans Le Constitutionnel – ne réservent, pour Horace, que quelques lignes, préférant consacrer leur article aux autres pièces de la soirée, et notamment à la pièce d’ouverture, intitulée Le roi attend, qui se donnait comme une libre adaptation de l’Impromptu de Versailles, remanié pour la circonstance par George Sand. Nestor Roqueplan écrit toutefois quelques lignes sur la réception d’Horace par le public « populaire » de la soirée du 6 avril 1848, qui peuvent aider à mieux circonscrire le sens accordé à l’œuvre par le public du temps :

Les énergiques accents de la tragédie de Corneille ont soulevé, après Molière et George Sand, un bravo retentissant ; cette Rome naissante et ces mâles courages travaillant au salut de la patrie, ne sont pas restés sans puissance sur les âmes attentives. Le vieil Horace a fait naître l’émotion, par le spectacle de sa virile vertu, toujours prête au sacrifice ; il m’a paru que le jeune Horace, poussant l’orgueil du triomphe et l’égarement du patriotisme jusqu’à immoler sa sœur et souiller de sang sa noble victoire, rencontrait une approbation moins générale et faisait hésiter les sympathies. Le peuple pense comme Curiace ; il ne tient pas à être Romain outre mesure, pour conserver quelque chose d’humain18.

14L’on retrouve une formule quasi identique sous la plume d’Hippolyte Lucas dans Le Siècle :

Horace a succédé au prologue de George Sand, et le chef-d’œuvre de Corneille a été écouté avec une attention soutenue. Les parties fortes de cette tragédie ont été admirablement senties ; la scène entre Horace et Curiace a produit son effet accoutumé : Curiace a été beaucoup applaudi de conserver encore quelque chose d’humain19.

15Car c’est là, sans doute, que réside la difficulté de représenter Horace dans ce premier xixe siècle. Le Corneille d’Horace n’est pas celui du Cid, et l’on aura davantage tendance, à cette époque, à saluer le deuxième car il incarne l’image de l’auteur écrasé par un pouvoir autoritaire et arbitraire. Horace, en revanche, est l’œuvre de la réconciliation avec le pouvoir ; en approuvant le sacrifice des sentiments et des intérêts individuels, la pièce prend le parti de l’État, contre l’individu. Les quelques 200 vers supprimés et consignés sur l’édition Barba sont précisément ceux qui présentent le sacrifice comme un moteur de l’édification d’un héroïsme uniquement mis au service de l’État. L’on comprend donc, dans cette perspective, pourquoi Curiace remporta davantage l’adhésion du public, et qui plus est du public populaire des représentations nationales et gratuites.

16Horace a donc bien été joué, pendant toute la première moitié du xixe siècle, dans une version largement amputée. Rarement pointées par la critique, ces suppressions font l’enjeu de commentaires indignés (ou parfois enthousiastes) dans ces moments de tensions politiques qui fondent les Ire et IIe Républiques. L’appropriation de Corneille se double, dans ce cas particulier, d’enjeux politiques qui dévoilent une certaine idée de la nation. En définitive, ce qui se fait jour dans les différentes critiques, c’est la ligne de force qui a armé les débats sur le théâtre pendant tout le xixe siècle, et qui s’impose comme une résultante de la loi Le Chapelier du 13 janvier 1791. Car la liberté des théâtres avait été promue sur la base d’une patrimonialisation du répertoire. « Le public – précisait Le Chapelier – devait avoir la propriété de ces chefs-d’œuvre ; […] chacun devait être maître de s’emparer des ouvrages immortels de Molière, Corneille et de Racine, pour essayer d’en rendre les beautés et de les faire connaître20. » L’appropriation, par le biais de la scène, du répertoire devenait désormais chose possible ; les suppressions, ajouts et remaniements pouvaient dès lors s’édifier comme les moyens légitimes d’une modernisation des œuvres. La mise en scène s’élaborait de la sorte comme un outil historiographique ; elle jouait un rôle de patrimonialisation des chefs-d’œuvre de la littérature dramatique en réinscrivant leur interprétation dans l’Histoire21. Mais l’on peut aussi comprendre que cette pratique de la coupure et du remaniement ait provoqué de vives oppositions. « Est-ce qu’on touche à l’histoire ? » s’indignait Janin ; « Ce qui est écrit est écrit ! » Toucher aux vers de Corneille, c’est effectivement creuser des brèches dans l’édifice littéraire de la France, autrement dit fragiliser les fondations d’un patrimoine sur lequel cherchait à se construire l’identité nationale. L’appropriation de Corneille dans le premier xixe siècle, qu’elle ait été faite par le biais de la mise en scène ou du discours critique, a donc eu partie liée avec les réflexions sur le rôle du théâtre dans la fabrique d’une nation régie par une identité culturelle commune.

Notes

1 La Comédie-Française fut nommée « Théâtre de la République » à partir du 30 septembre 1792 et jusqu’en 1799. La troupe était alors composée de la partie des comédiens « républicains », regroupés autour de Talma et installés dans la salle Richelieu. Le nom fut restauré en 1848, et les représentations gratuites décrétées par l’arrêté du ministère de l’intérieur du 21 mars 1848, qui précisait : « Le commissaire du Gouvernement près le théâtre de la République est autorisé à donner gratuitement et à des époques rapprochées des représentations nationales ; ces représentations seront composées des ouvrages des maîtres de la scène française, interprétés par l’élite des artistes du théâtre. Dans les entr’actes, des masses musicales exécuteront des airs et des chants nationaux ». Le 5 avril, le Moniteur publiait cet arrêté : « La première représentation gratuite offerte au peuple par le théâtre de la République aura lieu jeudi prochain, 6 avril. Les citoyens qui voudraient y assister sont invités à se faire inscrire à leurs mairies respectives, où des billets viennent d’être adressés. Après la clôture de la liste d’inscription, sur laquelle on admettra seulement un nombre de citoyens égal à celui des billets, départi à chaque arrondissement, le maire, en présence des citoyens inscrits, fera tirer au sort la distribution des différentes places. Par mesure d’ordre, il est interdit aux employés des mairies de se faire porter sur la liste. Paris, le 4 avril 1848. Pour le maire de Paris, le maire adjoint, Buchez. » (Voir, pour les deux citations, Recueil complet des actes du Gouvernement provisoire, Paris, A. Durand, 1848, 2e partie, p. 224-225).

2 Les Horaces furent néanmoins donnés au Théâtre de la Nation (nom donné, par décret de juillet 1789, à l’ancien Théâtre-Français occupant la salle du Faubourg-Saint-Germain [actuel Odéon]) le 23 mai 1793 (voir Affiches, Annonces et Avis divers, ou Journal général de France, 23 mai 1793). Les Comédiens-Français du Théâtre de la Nation furent arrêtés le 3 septembre 1793. Libérés en 1794, certains d’entre eux rejoignirent l’ancien Théâtre de la Nation (rebaptisé « Théâtre de l’Égalité »), d’autres se regroupèrent autour de Mlle Raucourt, qui fonda le second Théâtre-Français (salle Louvois). Ce sont sur ces deux théâtres que furent joués Les Horaces en 1794 et 1798.

3 Lyon, Joseph-Sulpice Grabit, t. 6, p. 117-224. Édition établie, si l’on en croit le Dictionnaire des ouvrages anonymes d’Antoine-Alexandre Barbier (Paris, Imprimerie bibliographique, 1806, t. 2, p. 265), par Jean-Baptiste-Claude Delisle de Sales.

4 Ils sont signalés par un système de numérotation, comme il était en usage de le faire sur les livrets de mise en scène produits pendant tout le xixe siècle et jusqu’à la deuxième guerre mondiale.

5 Les Horaces, exemplaire annoté, fonds Odéon, Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, cote : 1 hor Cor.

6 C’est d’ailleurs avec ce rôle que Rachel fit ses débuts à la Comédie-Française le 12 juin 1838, rôle qu’elle interpréta régulièrement pendant toute sa carrière, de façon plus fréquente entre 1838 et 1841 si l’on se réfère aux Registres de la Comédie-Française, qui précisent qu’Horace fut représenté, respectivement, 8, 9, 7 et 8 fois pendant ces 4 années, puis de 2 à 5 fois par an entre 1842 et 1850, date à partir de laquelle Rachel fut davantage occupée par des tournées à l’étranger.

7 Mlle Rachel, rôle de Camille, 1 cahier relié, couverture cuir, Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française, cote : 1 hor Cor.

8 Les Horaces, tragédie de P. Corneille ; représenté sur le théâtre de l’hôtel de Bourgogne, par la troupe royale, au commencement de l’année 1639, nouvelle édition, conforme à la représentation, Paris, Barba, 1817, 60 p. in-8o [note portée sur la 2e de couverture].

9 Les Horaces, tragédie en cinq actes, de P. Corneille, Paris, Marchant, 1839, coll. « Magasin théâtral, chefs d’œuvre du Théâtre-Français », 19 p. gr. in-8o.

10 Les Horaces, tragédie en cinq actes de P. Corneille, représentée, pour la première fois, sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, par la troupe royale, en 1639, Paris, Michel Lévy frères, 1851, 67 p. in-18. Cette édition, tout comme celle parue chez Marchant en 1839, sont consultables sur le site Gallica de la BnF.

11 Le monologue d’Horace est en effet strictement conforme à la version entérinée par l’exemplaire du souffleur du fonds de l’Odéon [nous soulignons les mots accentués comme ils apparaissent dans le texte ; nous indiquons les commentaires de Larive en italique] : « Horace. / Ému par l’indignation et par le coup qu’il vient de porter, et avec toute la chaleur d’un grand désordre : / Ainsi reçoive un châtiment soudain / Quiconque ose pleurer un ennemi romain ; / Et puisse de nos yeux à l’instant disparaître, / Quiconque ose abhorrer les lieux qui l’ont vu naître ! / Changement de ton : / Qu’on ne m’accuse point d’une injuste rigueur ; / Relever le ton : / Je ne la connais plus désormais pour ma sœur ; / Une nuance : / Mon père ne peut plus l’avouer pour sa fille : / Relever le ton : / Qui maudit son pays renonce à sa famille, / Et ce souhait impie, encore qu’impuissant, / Est un monstre qu’il faut étouffer en naissant ! » (Cours de déclamation prononcé à l’Athénée de Paris, par J. M. Larive, Paris, Delaunay, 1810, tome second, deuxième partie, p. 297).

12 Journal des débats, 10 avril 1848.

13 Ibid.

14 La Décade philosophique, vendémiaire-frimaire an III, t. 3, no 17 : 20 vendémiaire an III, p. 112. – Horace fut joué au Théâtre de l’Égalité le 13 vendémiaire de l’an III (4 octobre 1794). Le Théâtre de l’Égalité fut inauguré le 9 messidor de l’an II (27 juin 1794) par des représentations données « par et pour le peuple » dans une salle transformée pour l’occasion en amphithéâtre égalitaire. On y joua La Parfaite égalité et Le Bourru bienfaisant.

15 Ibid., p. 113.

16 Le véritable verbe, ici, est « plaindre ». Le rédacteur livre sans doute le vers de mémoire ; cette variante n’est en tout cas pas mentionnée sur l’exemplaire du souffleur conservé par la Bibliothèque-Musée de la Comédie-Française.

17 « Lettre du Vieil Amateur aux auteurs du Journal », Paris, 21 germinal an VI, Le Censeur dramatique, t. 3, 1798, p. 332-335.

18 Le Constitutionnel, 11 avril 1848.

19 Le Siècle, 10 avril 1848.

20 Assemblée nationale constituante, Rapport par M. Chapelier, séance du 13 janvier 1791, dans Choix de rapports, opinions et discours prononcés à la Tribune Nationale depuis 1789 jusqu’à ce jour, t. 3, années 1790 et 1791, Paris, Eymery, 1818, p. 4.

21 Sur ce point, nous renvoyons à notre ouvrage : L’Émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français (1789-1914), Paris, Classiques Garnier, 2014.

Pour citer ce document

Roxane Martin, « Horace à l’épreuve des révolutions : les remaniements du texte et l’édification d’un Corneille patriote (1789-1799 vs 1848) » dans Appropriations de Corneille,

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2014, publiés par Myriam Dufour-Maître

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude », n° 24, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=817.

Quelques mots à propos de :  Roxane Martin

Université de Lorraine
Roxane Martin est professeur d’Histoire et d’Esthétique du théâtre à l’Université de Lorraine. Spécialiste du théâtre français du xixe siècle, elle est notamment l’auteur de La Féerie romantique sur les scènes parisiennes. 1791-1864 (Champion, 2007) et L’Émergence de la notion de mise en scène dans le paysage théâtral français, 1789-1914 (Classiques Garnier, 2014). Elle dirige actuellement l’édition critique des Mélodrames de Pixerécourt chez Classiques Garnier (4 premiers tomes parus, 2013-2018).