Et ecce plusquam Salomon hic
Matth. 12 : 42
L’auteur des Contes et Dicours d’Eutrapel [1], en confiant sa pensée profonde au sage Polygame affirme péremptoirement au chapitre XXVI qu’« en ayant les trois premieres et principales [sciences], la theologie, jurisprudence et medecine, il est facile à chasque professeur de l’une d’icelle y adapter et aporter le plus beau et fructueux des autres, pour en revestir et enrichir celle qu’il poursuit et à laquelle il s’est donné » (CDE, IIe, 92).
Tout en s’intéressant aussi à la théologie et à la médecine, comme le démontrent les chapitres V, XXVIII et XXXIV de son dernier recueil, c’est en effet la littérature « qu[e] poursuit et à laquelle s’est donné » ce jurisconsulte docte et renommé. Aussi, tout en étant déjà « attaché à une tant grave et solide profession » [2], la magistrature, il s’essaie, dès 1548 et jusqu’à sa vieillesse avancée, à la rédaction d’ouvrages de fiction destinés au large public.
Quoiqu’il assure more rabelaisiano ne destiner à « ces follastres et inutiles escripts [que] les heures ou les autres coustumierement s’escurent les dents » [3], il faut admettre que l’activité littéraire a occupé une partie importante de l’existence de ce juriste qui s’adonne aux lettres. De plus, il semble tellement les estimer qu’il ne manque pas, notamment dans l’âge mûr, de remettre à ses pauvres écrits les idées centrales de son raisonnement juridique [4], en les agrémentant aussi des procédés les plus marquants du style de chancellerie, in primis l’itération synonymique et la rhétorique des citations [5].
Juriste écrivain bien plus qu’écrivain juriste, il rédige ses ouvrages de fiction en jurisperitus chevronné, en faisant référence aux théoriciens du droit célèbres à son époque et aux doctrines juridiques les plus en vogue. De surcroît, la matière juridique peuple en accidents et en personnes l’œuvre dufailienne d’un bout à l’autre : méfaits, saisies, chicanes et sanctions ; gardes, parties, avocats et surtout juges, sur lesquels portera notre communication.
Avant de nous pencher sur les textes dufailiens, il faut au préalable nous arrêter un instant sur cette dernière remarque portant sur la présence massive des juges dans les Contes et Discours d’Eutrapel. Pourquoi, ici comme ailleurs au XVIe siècle, les magistrats jouent-ils un rôle si important dans les fictions littéraires ? On pourrait répondre de mille manières, en ayant par exemple recours au débat philosophique et théologique contemporain. À notre avis, pourtant, l’explication la plus pertinente et exhaustive de ce fait est intrinsèque au développement contemporain de la procédure criminelle ; à savoir qu’il faut retrouver l’origine de ce phénomène dans la primauté évidente et même écrasante que l’ordonnance de Villers-Cotterêts attribue au magistrat sur tout autre acteur du procès ayant lieu en régime inquisitorial. L’accusé étant tenu a se detegere et son défenseur brutalement à se taire, le juge est par conséquent le vrai protagoniste de la scène judiciaire et quasiment le maître absolu des lieux, des personnes, des actes et des paroles ; d’où le prestige indiscuté qui en fait, quelques décennies à l’avance sur l’autorité royale, la viva imago de la puissance divine agissant sur la terre.
Du Fail, en juriste qu’il est, le sait bien, tout en ne manquant pas, d’ailleurs, de l’approuver en tant que magistrat. J’en veux pour preuve maints passages de Contes et discours que nous analyserons plus avant. Et pourtant, face à tant de témoignages du lustre revenant à la magistrature, le recueil dufailien fait état aussi d’autres et bien moins honorables accidents survenus à des officiers de justice. C’est le cas, entre autres, de ce procureur général du Parlement parisien qui pour avoir été accoutré en prêtre par une bande de fous, est magistralement cogné par un drapeau de gardes :
Et ainsi fut jugé en la grand’chambre des fols à Sainct-Maturin, quand Roger, procureur general au Parlement de Paris, allant trouver le grand roy François à Fontainebleau, pendant que son disner s’appestoit, alla faire ses prieres en l’eglise et temple dudit lieu, où, de cas fortuit, messieurs les fols s’estoient deschainez, tandis que leurs curateurs et bien-vueillans estoient à banqueter ; et, ne se pouvans accorder, conclurent que Monsieur Roger, estant de genoux, chanteroit pour tous, sur les espaules duquel coups de poin pleuvoient dru comme gresle, jusques à ce que, leur obeissant par force, il s’accoustra en prestre pour dire la messe, et falut, bon gré mal gré, qu’il chantast. Cela fait, ils luy firent sonner les cloches en toute forme d’obligation, tant que à ce tribalement de saincts (car ainsi s’appellent ils, pour le baptesme qu’on leur donne, inde Toque-saint) leurs gardes accoururent, qui les batirent et renferrerent tres-bien, et entre autres monsieur le procureur general, qui, tant plus aleguoit ses titres et capacitez, plus estoit battu. « Voicy encore le plus maistre fol de la bande, disoient-ils, qui est devenu procureur general tout d’un saut ». Et ja commençoient le mettre au roole des placets et luy appliquer les manottes, n’eussent esté ses gens, qui survindrent, comme les autres de la ville, au bruit des cloches, non accoustumé, qui le degagerent et osterent de leurs mains, information precedente que c’estoit luy-mesme en personne ; autrement il eust eu beau coup à faire. Se peut penser comme ce bon et grand prince en rit. (CDE, Ier, 225-226)
C’est aussi le cas de ce candidat à la charge de président qui, ayant été pris pour un chirurgien, fut forcé de visiter les parties honteuses d’un gentilhomme atteint de la vérole :
De presque semblable accident, dit Polygame, fut assailly un grand seigneur de ce royaume, car ce saint et venerable mal s’attache à toutes robes, courtes ou longues, de velours ou de toile, indiferemment, et sans y regarder autrement. Estant ce gentil-homme poyvré […] et blecé d’un coup de faux-con au bas du ventre, disant s’estre mal mis en courant la poste, pour couvrir à sa femme les arrerages de sa longue absence, aperceut en la court du Louvre un poursuyvant l’estat de president, lequel, pour avoir le visage rouge, il estimoit estre un medecin. Le pretendu president, ayant souppé à la serviette, pour estre plus expedié et pront à deschiffrer l’estat de sa poursuite, se tenant bien fier avoir esté ainsi familiairement appellé du seul mouvement de ce grand personnage, alla faire la court et cracher sa pituite à l’huys de la chambre d’iceluy, où sur les onze heurs du soir il fut introduit par un valet de chambre, qui luy dit : « Monsieur, entrez » ; ce qu’il fit fort pompeusement ; et avec une grande robe de damas, qui frisoit le pavé, passa, à mesurées et graves enjambées, au travers la chambre, jusques à la garderobe, où ce seigneur avec un sien chirurgien seulement diablassoit, rechignoit et tordoit les machoüeres, comme un tourneur de bottes : « Ha ! maugré de la putain ! si jamais !… », conjurant, protestant et blasphemant contre toutes les hierarchies et jargon des femmes, qui ainsi l’avoient accoustré au petit point. « Ha ! monsieur mon amy, dit-il au president, luy mostrant son baston pastoral tout rougeastre et enflé, voyez la pitié : que ferons nous là ? » Le poursuyvant descouvert estoit tout attentif, rien ne disant, estimant qu’il se moquoit de luy. Le seigneur, de son costé, voyant n’avoir aucune responce, ains une statue de chair devant luy, impatient comme un beau diable ou deux, le voulut frapper et cramponner. Mais le chirurgien, qui voyait la faute et erreur de tous deux, dit : « Hée ! Monsigneur, c’est un president ! » Lequel d’eux receut plus grand coup, il en faut disputer au parquet. Quand à moy, et quand à vous, j’estime que ce fut le barbier qui porta tout le faix, ayant pitié de son maistre et honte pour le president, qui en recompense, et pour avoir bon bec, fut incontinent depesché, et ses affaires bien faites (CDE, IIe, 115-117).
Cela soit dit sans compter qu’ailleurs le susdit organe reproductif est très et même trop respectueusement appelé « l’executeur de la basse justice » (CDE, IIe, 132).
S’il y a donc des juges infortunés, bien plus nombreux sont les ridicules. La satire dufailienne vise surtout l’ignorance de ceux qui ont eu accès, moyennant l’achat d’un office vénal, à la charge de magistrat, sans avoir préalablement étudié le droit ; comme ce monsieur Joannes, trop jeune et trop peu cultivé pour être juge, dont se moquent deux bons compagnons – Charles Lancelot et Grand-Jean de Piré – en faisant de lui l’arbitre d’un procès burlesque [6] ; et qui, en une autre occasion, se montre absolument incapable de dresser le procès-verbal d’une enquête conduite sur les lieux du crime :
Parce que ledit office luy avoit esté laissé par le testement de son pere, […] ce reverend jure consulte, fils d’un riche pitaut, homme de justice, ne se soucia pas beaucoup des loix, car il avoit trouvé le mascaut et argent de son pere bien enflé ; se mesla aussi d’estre juge ; […] Ce fut à cest habil-homme recompenser sa sottise et imperfection par un nouvel office, et payer le vulgaire en quelque monnoye rongnée, ou, autrement, en faisant bonne pipée, allant par la ruë saluant à poids de marc, et force soye sur le dos, vrais ferremens pour entrer bien avant en la reputation populaire, pourveu qu’on parle peu, avec un haussement d’espaules et yeux sourcilleux et admiratifs, en faisant bien le Raminagrobis, son resoluement, veritablement, et les matieres douteuses. Toutefois, afin qu’il ne fust veu ignorer aucune chose, il accorda aux parties plaidantes aller en certaine commission, dequoy il se repentit depuis plus de quatre fois, car il ne savoit par quel bout commencer ou achever son procés verbal, et comme il en pourroit sortir à son honneur, quelque trogne renforcée qu’il fist. Deux choses en cecy le tourmentoient : la premiere, son devoir et charge, qui luy defendoient demander l’avis et comme il se devoit gouverner en tels affaires, veu que par la loy civile c’est crime de leze majesté douter de la capacité d’un officier examiné, receu, et qui a fait le serment : auquel erreur il se fust embourbé lourdement s’il eust ouvert le bec de la declaration de son insufisance ; la seconde et plus vive, quy lui donnoit droit en la visiere, estoit qu’il avoit refusé pour adjoint les greffiers et commis de son auditoire, qui estoit souverain, et que son clerc, plus gaudronné qu savant, escriroit sous luy (CDE, Ier, 153-154).
Il s’en trouve aussi d’incapables, faute de connaître le latin, d’exercer de manière convenable leur office ; comme celui qui récuse l’appel sollicité par un condamné à mort, ne comprenant pas la formule canonique qu’il prononce :
Ne tarda pas long temps qu’un autre juge, pour avoir fait executer de mort un Italien, accusé d’homicide, qui, au lieu de dire : « J’en apelle », avoit dit : « Ad vires apostolicas », fut condamné en autres grandes amendes, et privé de son estat, pour deux raisons : la premiere, que le mot ad vires estoit assez significatif : que le condamné se plaignoit de la sentence, auquel cas faut demeurer là, pour en estre l’effet suspensif, et fust il prononcé par un tiers, et bienveuillant ; la seconde, que le juge n’avoit gardé les formes requises en l’istruction du procés par s’estre hasté, nam præcipitatio est judiciorum noverca, pour avoir et butiner les hardes du condamné, qui de sa parte les avoit pillées et volées pendant les troubles et malheureuses guerres dernieres (CDE, Ier, 98-99).
Alors que, dans ces cas-là, l’infraction à la procédure provient de l’ignorance des officiers préposés à l’administration de la justice, en d’autres occurrences les erreurs judiciaires dérivent de la cruauté de certains juges ayant oublié l’humanité que requiert la charge de judicature. Les souvenirs de jeunesse des devisants Eutrapel et Polygame mentionnent de nombreux épisodes désagréables ayant pour protagonistes des prévôts hâtifs et brutaux dans la gestion de leur mandat :
Eutrapel fit semblant n’avoir rien entendu, destournant le coup à gauche, crachant à quartier, comme si l’aureille qu’il ouvroit de ce costé là eust esté estouppée : car, à dire tout, autrefois avoit-il esté interrogé et passé par sous la main de ce juge, lequel, luy voulant faire esvanoüir et perdre son privilege clerical, luy avoit presque fait croire qu’il estoit, au jugement des capitaines, l’un des plus experimentez soldats qui fust en l’armée et aux bandes (CDE, IIe, 24).
Et encore :
Par la serpe de bois, dit Eutrapel, je crains ces diables de juges volans, comme la peste. Car du temps que nous estions escholiers à Paris sur Petit-Pont, Touaut (à present proconsul de Tremerel et grand auditeur de mathebus) print la charge, lors que nous allasmes en voyage à Sainct jean d’Amiens, estre nostre maistre d’hostel, asseurant estre menager competant, savoir acheter, vendre et conter, payast qui pourroit ; fronçant es yeux, que nous avions bien affaire de son industrie et tel homme que luy. Faut penser que par telles riches prefaces il vouloit eschantillonner et gaigner ses despens, mettant plusieurs difficultez en avant, nommément qu’en ceste Picardie on ne fournissoit de rien aux hosteleries, et convenoit tout acheter au marché et à la denrée. La commission luy fut accordée sans debat ne figure de procés ; et pour icelle executer plus rondement, nous devança environ une heure pour donner ordre à tout et faire provision necessaire. Mais le pauvret ne fut eloigné de nous beaucoup, qu’il ne fust grippé, comme le More comic (ceux qui savent l’histoire entendront bien la source de tel proverbe et mot de rencontre), par un certain juge de campagne, prevost des mareschaux, roüant et escarmouchant les restes et reliques des gens de pied retournans du camp, lesquels, comme en la queuë gist le venin, sur ceste decoction de guerre voloyent par terre et brigandoyent, non si cruellement et barbarement qu’ils font aujourd’huy (cela soit dit pour ceux qui retiennent leur soulde et qui y doivent pourvoir), mais toutefois petitement, more romano competando, et suyvant l’ancien stile, par lequel les derniers en tels affaires font les grands coups, et s’en vont o merde et o linceux : je dirois bien « parlant reveremment », mais je ferois tort à la liberté de parler. Touaut, interrogé, respond estre escholier, qu’il va tout pelerin à Sainct Jean d’Amiens. Mais le prevost trouva nostre homme fort estonné et nouvelet pour estre un vray escholier latin (j’entens dire babillard prés le feu, et badin hors la classe) ; et, pour l’achever de peindre, se trouverent en ses chausses (car au pays des mareschaux on faüille par tout) un jeu de cartes, une bale de dez, le petit flageolet pour faire ripaille au soir, comme ils parlent en Anjou, et resjouir les compagnons. Finalement, le captif, estant au bout de ses finesses, mit pour toutes peremptoires et defenses que la troupe, composée de tels et tels, venoit après, les nommant par nom et surnom, avec entiere description et estat de leur acoustrement ; et, en ce disant, aperceut ceste notable societé qui aprochoit, mais assez lentement, joüans à Cornichon va devant, courans les uns après les autres, folastrans et s’entrejettans des mottes, en ces belles estendues et rases campagnes. Le prevost, vif et pront, vouloit trousser et pendre à un arbre là prés messire Touaut, la justification duquel il tenoit pour fable, voyant la compaignie aleguée qui ne marchoit en pas et gravité augustale, comme apartient à gens devots et bien penitents ; et, tempestatif comme il estoit, et rehaussant de colere (car il perdoit ailleurs), estoit sur le point de brancher le prisonnier. Et ja le prestre espluchoit et sassoit au gros crible les plus larges tranchées de sa conscience ; le bourreau, d’autre part, qui aguignoit ses chausses presque neuves et boufantes de tafetas, comme lors estoit la mode. Mais bonnes nouvelles ! Voicy survenir les compagnons oportunément et à la bonne heure, qui revindrent tout bien à point : car, s’ils eussent tardé encore tant peu soit, comme ils vont naisans, begaudans et s’amusans par les chemins, ils eussent trouver leur providadour pendu comme une andouille, et adieu Fouquet ! Il en fust quitte par une once de la peur de sainct Valier (CDE, IIe, 26-29).
Alors que l’intempérance habituelle de la tribu estudiantine peut excuser l’excessive dureté de quelques sentences de prise de corps, tout à fait injustifiable est la conduite du gentilhomme ayant droit de haute justice qui fit pendre un pauvre laboureur sur son gibet pour satisfaire la requête de sa femme désireuse d’assister à ce spectacle récréatif :
Il est aussi bon, dit Polygame, comme d’un gentilhomme de ce païs, qui avoit nouvellement fait rebastir un gibet pour avoir haut et bas la cheminée, qui fut tant solicité par les importunemens de sa femme qu’il luy promit faire voir pendre un homme à iceluy, d’autant qu’elle n’avoit onc veu tel passetemps, comme elle disoit, ce que elle desiroit sur toutes choses ; et pour complaire à telles importunitez, car autrement elle luy eust fait le groin plus de deux lieues à pied, il s’advisa d’un pauvre compagnon sien voisin, qui luy desroboit par fois quelque peu de bois pour soy chauffer, quelques pommes, et peut estre, des poires, qu’il le mettroit en procés criminel : ce qui fut fait, tesmoins pour cest effect administrez, et si fut escrit et raporté par le greffier (ha ! gens de bien, je ne vous puis voir, mon chappeau est percé !) que l’accusé confessoit tout, en avoit bien fait d’autres, qu’il avoit aussi desrobé des prunes ; et tellement exploité que, pour gratifier la damoiselle, ce pauvre paisant fut pendu. Et, pour le reconforter, le prestre de la maison luy disoit, estant ja en l’eschelle : « Mon amy, ce t’est un grand honneur d’estre le premier pendu à ceste belle justice toute neufve, joint le grand plaisir que tu donneras à ma damoiselle, qui autrement seroit en grand danger de perdre son enfant ; y a plus, car on chantera pour toy à gorge deployée, et une bonne mine de bled pour ta femme et enfans ». A ceste charge fit le pauvret le saut perilleux, où il demeura acroché au lacs courant. Mais, depuis, quelque voisin, s’estant esveillé, en advertit la Cour souveraine, qui renversa tel inique jugements, et fut le gentil-homme, outre la privation de sa haute justice, condamné en grosses amendes (CDE, Ier, 97-98).
Bien plus que l’ignorance et la cruauté, le grand mal qui afflige l’administration de la justice est, d’après les Contes et Discours, la corruption des magistrats. L’échantillon de la malhonnêteté judiciaire proposé par Du Fail est très riche et polychrome. L’improbité atteint en effet la magistrature, des charges les plus viles jusqu’au sommet de la hiérarchie de la caste. Sergents, secrétaires, courtiers et toute autre sorte d’auxiliaires de justice soutirent amplement des épices supplémentaires aux parties, aux demandeurs autant qu’aux intimés :
Aujourd’huy, dit Lupolde, les parties ne parlent aux juges que par courratiers et personnes interposées, afin de faire evanoüir les preuves de concussion et pilleries, et n’ont nosdits juges les pieds plats et la teste si grosse que ceux du temps passé, mais il font leurs meschancetez plus subtilement, couvertement et discrettement (CDE, Ier, 57).
Lupolde […] bonnetant et courant après un secretaire qui luy tenoit sa depesche en longueur pour attraper quelque escu d’avantage (CDE, Ier, 107).
Ma foy, mon gouderuleau, mon amy, tu en parles bien à ton aise, dit Lupolde. Devant avoir l’oreille de tels juges, la bourse n’aura que faire de curateur pour estre desenflée, tant par leur serviteurs, couratiers du procés, et autres soliciteurs alternatifs, qui te meneront baudement à dy ay et hori ho (CDE, Ier, 115).
C’estoit un sergent. – Demeurez, dit Eutrapel, car en ce seul mot vous comprenez et enveloppez toutes les meschancetez qui au matin se leverent, et où la boëte de Pandora a plus versé et respandu de mal. Ce maistre Simon de sergent, continuoit Lupolde, estoit ordinairement yvre, adjournoit parlant à personne, encore qu’il en fust eloigné plus de dix lieuës, occasion qu’il estoit ordinairement attaché à quelque inscription de faux. […] Il estoit emprisonné, suspendu de son office ; ne pourtant laissoit il exercer, sous ombre qu’il apelloit de tout ce que l’on disoit. (CDE, Ier, 181-182).
Les juges aussi, enquêteurs et procureurs, canoniques et laïcs sans aucune distinction, pratiquent massivement ce commerce frauduleux, comme ce juge qui « voul[ant] aussi manger sa part, alongea un peu le bras de justice » (CDE, Ier, 101). C’est donc pour cause que la sagesse populaire a conçu la locution proverbiale : « ment[ir] comme un president » (CDE, IIe, 268). Le cas de l’imputé dit Vento est à ce propos exemplaire. Celui-ci, accusé de braconnage dans les forêts du roi, échappe à la pendaison en graissant généreusement la patte du procureur qui le renvoie, sous caution occulte, à l’officialité diocésaine :
Il y avait un procureur du roy en ce païs, lequel un jour en son auditoire crioit et s’eschaufoit fort contre un pauvre compagnon, appelé Vento, accusé d’avoir tué plusieurs cerfs et bisches aux forets du roy. En ce temps, les procés criminels se jugeoient à huis ouverts et en plaine audience, en presence du prisonnier et sans qu’il y eust aucun lieu et moyen d’appeler. […] Vento, ayans les fers aux pieds, regardoit tantost cestuy cy, tantost l’autre, ainsi et à mesure qu’il oyoit les advocats, qui avoient lors voix deliberative, parler pour luy ou contre. […] Et voyant que son cas alloit de mal en pis, et que la plus part branloyent et estoyent d’avis qu’il fust pendu, et estranglé, qui pis est, suivant les ordonnances, à la verité un peu trop cruelles et sanglantes, et aussi qui ne se gardent, s’il n’y avoit autres bourriers en la fluste du prevenu et accusé, s’aprocha tout bellement de ce procureur, lequel, rebrassant les manches de sa robe, larges et consulaires, fendoit l’air en quatre doubles pour la conservation du droict des chasses et forests du roy, haranguoit magistralement à tour de bras, jusqu’à estre prest de conclure furieusement à la mort. Mais Vento, anticipant la parole du procureur, et voyant qu’il s’en alloit par le pendant s’il n’y donnoit ordre, et prompt, s’aida du conseil qu’il avoit trouvé à la prison, le lieu du monde où se forment plus d’amitiez fines er cauteuleuses consultations : ce fut recourir à l’argent, et en bailler notamment à nostre sire le procureur, comme celui qui fait ou deffait, si le greffier est de son costé, un procés criminel. Ce qu’il fit bravement : car, ayant fait provision d’une belle portugaise, qui valoit lors trente quatre livres, s’aprocha de ce criard, qui estoit sur le haut bout de sa rethorique, et, feignant lui dire quelque mot en l’aureille, luy mit ceste belle piece d’or en la main gauche, car c’est elle qui porte la clef des larcins et pilleries de justice, et la dextre sert à toucher l’orée et bord du chapeau ou bonnet, quand la beste est prinse, et lors du grand mercy. Le seul attouchement duquel precieux metal lui mortifia et rabatit tellement la parole que, se voyant pipé du jeu qu’il savoit le plus, et graté où il luy demangeoit, renversa son plaidoyé et tout ce qu’il avoit dit auparavant : « Ha ! Vento, dit-il, que tu puisses devenir biche ! Le paillard, messieurs, voyez le danger où il mettoit nos consciences, vient me dire en l’aureille qu’il est clerc. Il n’y a remede, c’est à refaire, voyla un procés perdu. Talis exceptio opponitur etiam in fine judicii » (CDE, Ier, 51-54).
Polygame expose ensuite la saynète bouffonne d’un président qui accepte, tout en feignant de le refuser, le riche pot-de-vin qu’un gentilhomme plaidant veut lui offrir :
Il y avoit, disoit-il, un president de cour souveraine, qui aussi estoit juge particulier d’une province, voire officier d’aucuns prelats, barons et autres seigneurs, comme les saisons et les temps ont leurs maladies, qui estoit le plus avaricieux et chiche qu’on ait jamais oui parler. Il se logeoit volontiers en une taverne, à ce que les parties eussent moyen de communiquer plus familierement avec luy, estoit au bout d’une grande table remplie de poursuivans, faisant grand’ chere à leurs despens, car toujours estoit franc de l’escot et deffraié : jamais ne payoit rien, encore luy faisoit l’hoste quelque pension, que ce bon pere en Dieu appeloit present honneste. Il y avoit aussi un pauvre gentil-homme plaidant, auquel on dit que, s’il vouloit avoir la raison et yssue de son procés, il luy convenoit foncer et bailler argent à ce maistre president ; que sans cela il avoit beau le saluer et presenter placets, qu’ils n’y feroit rien non plus que le cocq sur les œufs. Alors, s’estant enhardy, il entre chez ce juge, lequel il trouve en une chambre basse, avec un vieil serviteur qui vendoit bien cherement la porte ; luy remonstra sa cause, fait tout plein de devoirs à la luy donner à entendre, et en concluant mit et posa fort humblement et avec grand ceremoine dix escus sur le bout de la table. Le president, qui enrageoit et se mangeoit le bout des doigts qu’il ne les encoffroit et, d’autre costé, se voulant depescher de l’opinion que le client pourroit recevoir qu’il fust larron et attrape-denier, commença à le blasmer estrangement : « Comment, dit-il, estes vous si impudent d’apporter de l’argent à un chef de justice comme moy ? Qui vous a aprins cela ? Voulez vous me corrompre par vos beaux escus ? Il se void bien que vous estes quelque bon marchant, de me venir essayer de ce costé là : sont les gens de ce temps cy, tout est corrompu et perdu ». Le gentilhomme, se voyant ainsi approcher et recongnoistre, alongeoit le bras, voulant reprendre son argent, auquel le president respondit : « Je ne vous ay pas dit que vous le repreniez , si m’avez bien entendu, et semble que vostre cheval ne soit que une beste ; seulement je vous ai dit, mais prenez bien le fait : ‘Dont vient ceste hardiesse me presenter argent ?’ » Le gentil-homme vouloit à toutes fins se ressasir de ses dix escus ; le president l’empeschoit, disant tout passionné et fasché : « Que vous avez la teste dure ! Je ne vous blasme d’avoir là mis l’argent, nous sommes tous pescheurs, mais seulement de l’entreprinse et hardiesse de l’y avoir mis. Et bien, il y demeurera pour ce coup ; mais une autre fois songez y de prés, et regardez d’estre plus secret et advisé : voyez, s’il y eust eu des estrangers comme vous et moy en estions ». (CDE, IIe, 55-57)
Pourtant, les maux de la justice ne viennent pas seulement de la vénalité des magistrats. Noël du Fail, à l’instar de nombreux auteurs contemporains [7], dénonce aussi la complexité de la procédure qui diffère ad græcas kalendas la résolution des procès. Les causes de ces fâcheuses procédures dilatoires sont nombreuses. Premièrement Du Fail accuse le nombre excessif de lois coutumières en vigueur : « Que feriez vous là ? dit Eutrapel. Nous sommes en France comme les Atheniens : ils faisoient des loix assez, mais pas une ne gardoient » (CDE, Ier, 66). Cette opinion est partagée aussi par le médiocre versificateur de l’Élégie placée au début des dufailiens Arrêts de Cour :
Qui voudra curieux, chercher l’occasion,D’où provient le malheur & la confusion,Des proces infinis parmy toute la France :Il trouvera que c’est la grande difference,Et multiplicité des Coustumes & Loix.[...]Ont [sic] voit que soudain elles sont reforgeesEt parfois aussi tost que faictes, abrogees.[...]Par chacune province, encore qu’un mesme RoyEn soit dominateur & y face la Loy[...]Qu’il n’y a rien certain au faict de la Iustice :Et y sont les proces si drues, si longs […] [8].
De plus, au nom de leurs intérêts particuliers, à savoir de leurs gains illégitimes, des officiers de justice contrecarrent toute tentative de définition du corpus législatif, si bien que la première réformation des coutumes régionales bretonnes, promue par la couronne,
n’a esté aggreable à tous, encore qu’il fust recommandable de beaucoup de parties : car la subtilité des parties, favorisee des Avocats, & soustenue des Iuges, a de telle façon rendue le texte & liaison des mots ambigus, disputables & facheux que [...] telles loix sont plustost suyvies par opinion, à veue de pays que par resolution certaine & arrestee [9].
Jurisconsultes et légistes s’efforcent donc de maintenir, autant que possible, un climat d’incertitude dans le domaine juridique, ayant justement appris à profiter de l’obscurité de l’apparat normatif et de la complexité de la procédure. En témoignent à la perfection les aboutissants de la prétendue réformation du droit réalisée en Hongrie par une troupe de juristes napolitains emmenée par Mathias Corvinus au retour de ses noces :
Ils ne faillirent à tailler de la besongne et en peu de temps mettre le feu par toutes les familles ; en cas de procés, introduire nouvelles loix, former tout autre ordre et stile judiciaire, tourner et renverser l’estat et police de ce grand et opulant royaume, et où il n’y avoit que sept ou huict juges et quelques petites loix coustumieres. […] Bref, il n’y avoit homme qui ne plaidast, qui ne se mist de ce mestier ou qui ne le fist apprendre à ses enfans, tant estoit la commune patience de ce pauvre et miserable royaume alterée, brouillée et desbauschée ; et au lieu que la simplicité et rondeur avoit au paravant lieu entr’eux pour assopir et mettre fin à leurs procés, se trouverent si remplis de subtilitez, finesses, distinctions aiguës, que ces beaux reverans legistes y avoient semé, qu’on ne parloit rien plus que de plaidoirie (CDE, Ier, 30-32).
À l’instar des alchimistes, auxquels ils sont explicitement comparés (CDE, Ier, 130), les officiers de justice sont les premiers bénéficiaires de l’ignorantia legis diffusée à tous les échelons de la hiérarchie sociale : « Mais, sur tout, les juges triomphent à se moquer honnestement, concluans les difficultez et procés en arrests contraires, à corriger et estre corrigez, à reformer et estre reformez » (CDE, IIe, 225).
Quand bien même il n’y aurait pas d’intention frauduleuse de leur part, la fluidité du cadre juridique pose aux juges d’énormes obstacles à la résolution expéditive des affaires. Du Fail en veut pour preuve le recours fréquent à l’institut dit du quousque :
Les preuves furent si courantes, et prouverent les parties si bien leurs faicts de tous costez, que les juges, travaillans sur ce qu’ils en devoient ordonner, furent contraints escrire les deux lettres N. L., non liquere, qui est à dire, comme disoient les anciens : « Je n’y entens rien », ou « à refaire ». « Venez en personne à cent ans d’icy, on jugera vostre procés » ; comme il fut faict en Athenes. Dont l’on a tiré ce mot de quousque au jugement des procés criminels (CDE, Ier, 93-94).
En sus de l’incertitude normative et de « la contrarieté des faits » (CDE, Ier, 205) relatés par les parties, l’excessive facilité du recours en appel interdit aux juges d’administrer promptement la justice. Ressortissant à la multiplicité des degrés de juridiction et de la rivalité entre les tribunaux soi-disant compétents, la prolifération des appels prévue par la procédure en vigueur risque d’entraver, au profit des délinquants et des corrompus, la machine judiciaire : « On plaida en premier instance, plus de je ne sçay combien, devant l’evesque d’Autun, et par appel de longues suittes et années, devant le primat de Lion, et de là à Rome » (CDE, Ier, 95-96).
La faute de ces entraves au cours régulier de la justice revient surtout à l’activité des cours de chrétienté dont l’ingérence, légitime ou abusive soit-elle, risque d’invalider l’action répressive exercée par les juges laïcs :
Voilà nostre prevost bien esbahy et fasché tout ensemble, et cest ingenieux belistre bien aise, cuidant avoir trouvé la feve au gasteau ; beaucoup bien devots, le jugeant estre quelque diable canoniste et extravagant, mandé exprés pour empescher les execution de justice, combien qu’il ne le puisse, tant a de poids la verité, qui est appellée fille de Dieu. (CDE, Ier, 192)
On se rappellera sans doute aussi cet imputé, nommé Vento, qui moyennant finances, parvient à être renvoyé à l’officialité diocésaine :
Le juge avec les avocats bien estonnez par ceste peremptoire ainsi dextrement controuvée et mentie, prononça jugement au profit du pauvre Vento, car il fut renvoyé à son evesque où, depuis que la cause en est là, eust-il mangé une charrette ferrée, il en sort tousjours bagues sauves, hors-mis de la bource, qui demeure toujours vuide. (CDE, Ier, 54)
D’un prêtre pervers, assassin, voleur et violeur habituel, Eutrapel dit avec désappointement que :
Plusieurs fois fut accusé, et plusieurs fois eschappa par la porte dorée et un beau renvoy à son evesque, qui ne s’en soucioit plus loin que la chandelle fust esteinte et que le suif fust consommé et la bourse vide ; qui le fit devenir tant licentieux et abandonné qu’il ne se cachoit que bien peu en toutes ses insolences et mal-versations. (CDE, Ier, 54)
Un autre malfaiteur, après avoir retardé son jugement en feignant de parler une langue inconnue, s’en appelle en dernière instance au tribunal ecclésiastique ayant la compétence sur le clergé tonsuré : « Au demeurant, je suis clerc tonsuré et en ay belle lettre, demande estre renvoyé à mes juges, vous recuse, vous prens à partie » (CDE, Ier, 193).
Si le recours en appel est pour les inculpés le moyen le plus sûr et le plus courant de passer à travers les mailles de la justice criminelle – au point qu’un sergent forfaiteur « si on luy eust demandé quelle heure il estoit, il eust respondu : “Je m’en porte pour apellant” » (CDE, Ier, 182) – les prévenus connaissent mille autres ruses pour se soustraire à l’emprise de la loi. Nous venons de mentionner ce délinquant qui, interrogé par un prévôt des maréchaux lui « respondit en langage de lanternois, et où l’on n’entendoit que le haut aleman » (CDE, Ier, 191). Un gabeleur accusé de péculat injurie un témoin à charge afin de le délégitimer vis-à-vis de la cour :
Entre autres y fut des premiers enrolez un appellé Chauvel, port’-enseigne des plus debauchez et abandonnez garçons du païs, où il besoigna si saintement et en homme de bien que, pour ses concussions, voleries et malversations, il fut tres-bien pendu. Lors qu’on faisoit son procès, luy fut entre autres presenté pour tesmoin une fort honneste femme de la ville d’Entrain. Le juge n’oublia rien de l’ordonnance qui est requise en tel cas : demanda à Chauvel s’il la veut croire, s’il la veut reprocher. « Je m’estonne, respond le prisonnier ; j’ay bien dequoy la payer ». Elle ne sachant que les accusez en ce cas forgent toutes sortes d’injures, qu’ils s’entre-aprennent et tiennent eschole par-ensemble pour jetter à la face des tesmoins qui leur sont confrontez, fut bien estonnée de ce que le paillard avoit dit ; et encore plus quand, riant et tirant la langue, il la regardoit entre les deux yeux attentivement, et sans dire mot, pour luy faire par telles sottes et badines gesticulations recevoir une honte, et luy tirer quelque once ou espece de cholere, afin qu’elle eust fait une faute et pas de clerc en sa deposition et tesmoignage […]. « – Eh bien, dit le juge, passez outre à la reprocher, si bon vous semble, car par cy après n’y serez aucunement receu. – Je le sais bien, dit le prisonnier ; j’entens de pair et la couche, j’ay assez passé par telles piques. – Où et quand ? dit le juge. – Je le diray en temps et lieu, fit Chauvel. Or escrivez donc que ce fut d’une dague don. “Tout premier elle me hait mortellement et capitalement à cause que, cest esté dernier, comme les seigneurs de tel et tel lieu (il disoit cela pour faire du galant) et moy boulions en partie par ces chemins là, nous trouvasmes ceste belle beste icy (voiez quelle troigne elle fait) yvre, tombée en un fossé, tirant du foins aux chiens à grandes goulées, le cul contremont et descouvert, dont mes compagnons ne firent que passer outre et s’en rire. Mais moy, cuidant bien faire et survenir à tous accidens et infortunes, comme est ma coustume, luy jettay plein mon chappeau de poudre dedans son carrefour pour couvrir partie de sa pauvreté”. […] Le vilain, en ce disant, estoit si pasmé de rire qu’il chanceloit sur la selette. La femme, d’autre part, les mains sur les hanches : « Merci Dieu ! que tu as eu affaire à moy ? Tu as menti, meschant, bourreau, gabeloux, que tu es ! » […] Les juges, voians ce procés, s’esbahissoient, estant si prés de sa fin, ce qu’il savoit tresbien, comme il s’amusoit à niaiser et prendre plaisir en telles vaines sornettes, et vouloir rire quand il devoit combattre les ennemis qui estoient à la porte, c’est à dire Satan, qui n’objecte en ce lieu que desespoir et finale impenitence, qui sont couvertes en la grace de Nostre Seigneur. (CDE, IIe, 47-50) [10]
En sus des astuces diaboliques des parties, les juges honnêtes doivent se défendre aussi de l’adresse rhétorique des avocats. La fumisterie des défenseurs est vivement blâmée dans maints passages des Contes et dicours. Et ce, d’un point de vue qui est de toute évidence celui du magistrat, jaloux de ses prérogatives et contrarié par les prétentions démesurées de ses adversaires au moment du procès. J’en veux pour preuve la référence faite ici au penchant avocassier pour le paradoxe et pour le mensonge, « fust à nier pour son plaisir les choses plus connues, ou maintenir opiniastrement toute espece de faux, comme les advocats font quand il leur plaist (dont est venu ce mot : De bon advocat, mauvais juge) » (CDE, Ier, 271) [11]. L’invective dufailienne contre les légistes débute avec les Baliverneries de 1548 par initiative de Lupolde qui toutefois exerce lui aussi cette même profession :
« Tenans nos assises que chascun faisoit son debvoir de expedier en sommaire les matieres, rendans droicts à chascun, ce venerable clerc s’est presenté en assez bonne troigne […] ». Lupolde continuant, riant du bout des dens, disoit que le survenu, ayant prins place assez eminente, commande aux assistans faire silence, touche seulement la corniere de son bonnet, avoir commancé d’une longue et prolixe harengue, et de peur de faillir au beau commencement du monde, avoir aussi par le menu deschiffré la légende dorée, ensemble la vie des peres, disant esclarcir les allegories qui se pouvoient trouver. […] De ce pas se mist à nous exposer les emolumens qui provenoient de grammaire, non content de ce, ha par merveilleuses demonstrations monstré les commoditez de la terre. Finalement se voyant hors de propos (combien qu’il n’y fust entré ne pres ne loing) nous donne à entendre par une galante description de lieu, la situation de Poictiers ou il s’estoit tenu quelque temps, et par addition, substraction, et racine cube ha monstré combien c’est qu’il pouvoit bien tous les jours despendre et prenant congé de nous proposa son affaire qu’estoit de quelque vache ayant entré le froment de je ne sçay qui, concluant à tous interestz de cause d’appel [12].
C’est encore Lupolde qui raconte la consultation ridicule de « trois advocats fumeux, choisis et triez sur le volet, et plus experts du barreau » (CDE, Ier, 173). C’est toujours lui qui est profitablement questionné par Eutrapel autour de certaines formules emphatiques employées hors de propos par un avocat parisien plaidant en province :
Il me souvient qu’aux Grands-Jours de Bretaigne, un advocat, qui morfondoit à Paris, y vint plaider (Vache de loin a lait assez) ; et pour son entrée il dit deux ou trois fois ce mot : par disposition de raison ; et pensez qu’il enfloit bien le gosier. Tous les autres advocats, comme singes, n’eurent autre mot ampliatif en la bouche, et toute la seance. Et à la verité, qu’en dis tu, Lupolde ? Ces mots de veritablement, il est certain, grand mercy Messieurs, et autres de demy pied de long, et qu’il faut prononcer à gorge ouverte, servent à un conte de chevilles et ciment, pour bien fagoter et lier ensemble les propos et pieces raportées au paisoié, cependant qu’ils songent, estans ainsi esgarez, en ce qu’ils doivent dire et conclure. (CDE, Ier, 64)
Combien plus nuisibles que les personnes sont néanmoins les institutions ! De l’avis de l’auteur des Contes et discours, le cours régulier de la justice et la respectabilité de la magistrature ont été terriblement endommagés par l’introduction récente du mécanisme de la vénalité des charges. Avec la création en 1522 du Bureau des parties casuelles, les appétits budgétaires du trésor public se sont en effet mariés aux exigences bureaucratiques de l’administration centrale de la justice et aux ambitions sociales de la couche la plus aisée du Tiers État ; et ce, bien entendu aux dépens de ceux qui avaient été jusque-là les détenteurs légitimes présumés des offices judiciaires : à savoir les gentilhommes terriens comme Noël du Fail.
On ne peut pas s’étendre trop longuement ici sur ce phénomène que d’autre part nous avons éclairci ailleurs [13]. Bornons-nous aux séquelles funestes, signalées dans les Contes et Discours, de ce nouveau système de recrutement des officiers de justice [14]. La conséquence la plus évidente en a été pour Du Fail la prolifération innaturelle des charges de judicature, comme il advint par mésaventure à Matthias Corvinus pour avoir suivi les conseils frauduleux de son beau-père. Celui-ci
luy dit qu’il convenoit à tel prince que luy d’avoir nombre de jurisconsultes et gens de robe longue prés sa personne, que cela l’authoriseroit et rendroit son regne grand, magnifique et excellent : car un notable precepteur de tyrannie tient pour maxime et fondement que la multiplicité et nombre d’offices et chiquaneurs est un gros appui pour asservir, crueliser et esclaver ses sujets : proposition tresfausse et une doctrine turquesque et barbare, car où la bonne volonté deffaut, le prince et ses sujets entrent en deffiance l’un de l’autre ; dont sortent les esclats de rebellion, puis sont les rebelles punis, et enfin c’est une main dextre qui coupe sa main gauche, un corps mis en deux et en pieces, qui demeure bien souvent le proye d’un tiers, qui voioit jouer ces jeux, et qui peut estre a projetté le theatre ou presté le bois pour dresser l’eschaffaut de telle tragedie. Ce bon Matthias, pour reprendre le poinct, creut aisement ce beau conseil, et mena avec luy une grande bande de ces bons personnages et chiquaneurs en son royaume de Pologne, là où il leur fit bastir un beau et sumptueux palais, accommoder force sales, chambres, eriger greffiers, huissiers, buvetiers, secretaires, chaufecires, et tout l’apareil convenable pour bien jouer le chiquanours. […] Les gentils-hommes, qui avoient accoustumé vacquer à tous excercices honnestes et appartenants à leur qualité, comme estudier, piquer et dresser chevaux, tirer des armes, estre doux et amiables et courtois aux bons, hardis et courageux contre les mechans, accorder leurs sujets et vassaux, vindrent en telle combustion et malheur qu’eux-mesmes se jetterent à la suite de ces messieurs les nouveaux juges, chargez de sacs et poches, bonnetans et faisant la court tantost à cestuy-cy, tantost à l’autre. Les marchans aussi, ne voulans estre les derniers, furent distraits de leur negociation pour apprendre le titrac et science du palays, et, où au paravant leurs affaires et bouticques se portoient heureusement pour la fidelité entr’eux et n’y avoir un mot en leurs ventes et achapts, ils devindrent neantmoins si desloiaux et injustes qu’une chose qui valoit raisonnablement vingt sols avec profit honneste, ils la vendoient trente, outre perdre leur traffic et le convertir en offices. Le laboureur, de son costé, laissa son soc en gage pour apporter de la ville une commission, afin d’adjourner son voisin. (CDE, Ier, 29-31) [15]
Une suite bien plus blâmable de ce commerce institutionnel consiste en l’accès aux charges vénales d’éléments issus de la roture. Un fait que le hobereau breton, dont la famille jouit depuis des lustres du droit de haute justice, ne peut absolument pas accepter. La complainte portant sur l’accession des bourgeois aux offices de justice est un refrain obsédant des Contes et Discours qui est annoncé déjà dans le paratexte des Arrêts :
Petit à petit beaucoup de gens ont entré & se sont fourrez parmys les nobles, les uns par une entresuyte & multiplication de robes longues en leurs familles, estimans par telles qualités (qui ne sont que privileges & exemptions personnelles, & durant la vie seulement) estre le vray moyen de gaigner pays & estourdir la verité, les autres par s’entremettre aux affaires des grands, & ainsi petit à petit se substraire & desrober du commun populaire [16].
Toujours sur le registre exemplaire, l’histoire grecque et romaine nous renseigne sur les risques énormes dérivant de la vente des officia judicandi :
Pour le regard des gens de justice et finances, qui est celuy, tant sot et abesty puisse-il estre, qui n’aperçoive au doigt et à l’œil les corruptions, faveurs, larrecins, concussions, pilleries, et tels brigandages qui s’y font ? Contre lesquels, principalement les excessivement enrichis, j’userois volontiers du seul argument qu’on faisoit à Sylla, et qui est sans response, ainsi que dit Plutarque : « Comme te peux tu vanter (luy disoit-on) estre homme de bien, attendu que ton pere ne t’a laissé presque rien, et neantmoins te voila riche outre mesure ? » Au demeurant, si l’on regarde les grandes charges, fonctions et gouvernemens, tout cela est aujourd’huy, à la plus part, entre les mains des nouveaux venus et tirez du populaire, contre les formes et loix de toutes republiques chrestiennes et payennes, non encore veues ny accoustumées en ce royaume ; au lieu que ce devroient estre personnages à qui telles choses appartiennent de droit, qui est la noblesse. (CDE, IIe, 275-276)
Cet échange d’avis peu cordial entre le bourgeois Lupolde et les aristocrates Eutrapel et Polygame confirme ultérieurement le caractère péremptoire de l’opinion dufailienne quant au mécanisme de la vénalité :
« Comment ? dit l’advocat, nous tenons en nostre pays de Chiquanois que tous juges, principalement de cour souveraine, et leur posterité aprés eux, sont nobles, et avoir esté ainsi jugé. – Mais dommage, dit Eutrapel, qu’ils ne jugeoient le contraire, foventes similem causam, et estans en pareil interest. Je demanderois quel jugement l’on doit esperer des femmes impudiques ; de cinquante juges vous n’en troverez pas un qui soit vrayment noble, et d’avantage j’ay leu en leurs privilèges qu’ils jouissent de ces belles prerogatives et exemptions tant et si longuement qu’ils tiennent et exercent lesdits estats, et non autrement. – À dire vray, dit Polygame, la Republique des Lacedemoniens, comme dit Aristote, fut ruinée et abatue pour avoir mis contre leur façon ancienne gens non nobles et de basse condition aux charges et functions publiques. Romulus, distribuant et donnant ordre à l’estat des romains, separa et divisa les nobles d’avec le peuple, ausquels seulement il ordonna la puissance et authorité de juger : ce que Solon avoit au paravant fait en la ville d’Athenes ; et dit Lampridius que Heliogabalus fut diffamé entre autres choses de ce qu’il avoit mis et esleu au senat romain hommes populaires et du tiers estat, et au contraire fut exalté et loüé hautement l’empereur Severus, qui oncques ne souffrit autres officiers qu’ils ne fussent nobles d’ancienne race, laquelle s’interprète tant du costé paternel que maternel : car autrement, clochans d’un costé, ils sont appellez mestifs et briguets » (CDE, Ier, 33-34)
Tout bien considéré, le juge lourdaud et ignorant dont Du Fail se moque d’ordinaire est le riche pitaut, le marchand parvenu qui a acheté sa charge de juge avec le revenu des trafics malhonnêtes de ses parents. Comme, à son avis, « tout fut desbridé en ceste saison-là […] et la porte de justice venale, et si ouverte qu’ayant de l’argent on passoit par tout ; et, comme dit Cicero, les nouveaux ignares et pecunieux estoient promeus et advancez aux magistrats » (CDE, Ier, 153), il peut aisément arriver qu’un illettré pécunieux se trouve un beau jour « honoré du titre de conseiller en cour souveraine, combien que la poche sentist tousjours le haran » (CDE, Ier, 191).
Des roturiers arrivés sont aussi pour la plupart ces prévôts des maréchaux haïs par le jeune Eutrapel et à propos desquels, un demi-siècle plus tard, le président Lamoignon dira que « la pluspart sont plus à craindre que les voleurs eux-mêmes ». [17]
Si ces juges inférieurs sévissent à la campagne en attrapant par-ci par-là bandes de vauriens, patrouilles de déserteurs mais aussi convois d’honnêtes gens, c’est partout à la ville que la corruption judiciaire s’est établie en permanence. Tanière du voleur, du marchand et de l’usurier, Paris est aussi le siège électif du magistrat vénal et de l’avocat fumeux. Eutrapel, décidé à quitter pour sa retraite rustique la ville, puisque « de nulle commodité que pour les gens de justice, marchans et artisans » (CDE, IIe, 273), dénonce sans hésitations les maux de la cité : « Vos loix, polices, et tout ce qui s’y fait et negotie, est à deux envers et bigarré, et où les bons et advisez n’entendent rien » (CDE, IIe, 259) [18]. De même Polygame ordonne à son procureur et commensal Lupolde de Pleumeleuc, « perpetuellement engagé en sa chiquane et brouillis de peuple » de ne pas revenir à son manoir s’il n’a pas auparavant laissé « sous le seuil de son huis ses finesses, subtilitez, griefs, contredits, et tels bastons à feu de Palais, qui nous battent pour nos iniquitez et mensonges, qui ont gaigné par sus la verité, et ne se pouvant relever, fors par l’entiere et non hypocrite et feinte reformation des abus de toutes conditions et estats » (CDE, IIe, 283).
En attendant la réformation annoncée de l’état de justice, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure, les nobles, lésés par les « intérêt[s] particulier[s] ou boursa[ux] » (CDE, Ier, 69) de quelques officiers de vile condition, rêvent de se faire justice eux-mêmes ; comme ce gentillhomme qui, réveillé la nuit par les cris d’une chambrière assaillie par un cordelier en rut « sans avoir egard à ses invocations, juremens et prieres, le vouloit escourter et couper les pieces fondamentales de sa droicte intention, gisantes et reposantes au fond du fond de ses braies » (CDE, IIe, 11). « Et aymerois beaucoup mieux » dit Eutrapel « faire raison à celuy qui me demanderoit injustement quelque chose, à beaux coups d’espée, comme l’on faisoit jadis presqu’en toute l’Europe » (CDE, Ier, 35).
En sus de cette solution quelque peu impromptue et simpliste, les Contes et Discours offrent d’autres propositions d’amendement de l’administration judiciaire. Pour lutter efficacement contre la corruption des juges, le cadet propose par exemple l’élection de magistrats qui ne soient pas originaires ni résidents des lieux où la cour siège :
« Bon remede, dit Eutrapel. Le roy envoye bien cinquante ou cent hommes d’armes de ses ordonnances à cent lieuës, et beaucoup d’avantage quelque fois, pour là estre trois ou quatre mois en garnison. Et quelle raison de diversité trouvez vous que trente ou quarante juges voisent exercer justice au pays dont ils ne sont natifs ny originaires, qui est le seul moyen d’empescher toutes brigues, faveurs et corruptions, qui coustent plus aux parties que le principal et accessoire du procés. Devant que les meschans juges (car il en faut tousjours, pour congnoistre les bons) ayent desployé leurs venalitez et passé par la forest de Grip, leur temps de service sera escoulé et finy ; si bien que les fuiards seront contraints estuier et rengainer leurs recusations, renvois et evocations, qui brouillent tant ceste France ; joindre, baisser les lances, et venir droit au jugement et decision de leur procés, et surtout ouyr les parties en personne et de vive voix, si l’affaire estoit de leur fait, et non de leurs predecesseurs et auteurs, auquel cas y auroit grande apparence de le faire un petit plus long » (CDE, Ier, 118)
Encore les juges devraient-ils être plus cultivés ; il en résulterait des jugements plus pondérés et des sentences plus équitables. En ce sens, un spécimen valable de juge ressortirait de la conduite avisée du sage Polygame « qui estoit assez tardif en ses jugemens (car de fol juge breve sentence) » (CDE, Ier, 131) ; telle est la réputation de son discernement qu’il peut se permettre à son aise de réprimander le procureur Lupolde, en lui reprochant son manque de prudence judiciaire :
Polygame lors, qui mesuroit, comme homme prudent, toutes choses par poids et circonstances, dit que Lupolde, pour un homme expérimenté qu’il devoit estre, se rendoit trop pront en son jugement et advis. « Dequoy vous sert, dit-il, la longue pratique et usage des affaires de ce monde, si vous n’avez apprins quant et quant, en traitant et jugeant quelque sujet et argument que ce soit, d’iceluy conduire par les moderations et extremitez qu’il appartient, qui est de savoir que c’est, comment il est, quand et où il est ? Examinant ainsi en toutes choses, on ne peut faillir y rencontrer bonne et seure issue » (CDE, IIe, 271)
Le risque, en fait, est de suivre d’instinct la façon irréfléchie de ce maistre Joannes qui, venant d’être investi de la charge, « vouloit sur l’heure condamner Charles sur le simple rapport de sa partie, comme fait aujourd’huy nostre jeunesse, laquelle, estant de plein vol constituée en dignité et magistrat, croit et prent les plaintes des premiers comme deniers contez et non receus » (CDE, Ier, 150).
Plus savants et méditatifs, les juges sauront aussi être plus humains et compréhensifs à l’endroit des coupables ; bien entendu à condition que ceux-ci aient forfait sans connaissance de cause et qu’ils soient issus de bonnes familles. C’est précisement le cas de ce devisant des Contes et discours surpris avec ses bons camarades dans une vigne et arrêté par les gendarmes :
Nostre intention et deliberation estoit telle ; mais l’un de nos compagnons nous faisant les affaires d’autre volume que nous n’esperions, nous fit tous entrer en une grande vigne là prés, pleine de beaux et meurs raisins, où en l’istant nous fusmes prins et saisis par cinq ou six gros ribauds de messiers et sergens qui nous espioient, couchez sur le ventre, et lesquels, se ruans sur nous à grands cris et hurlemens espouventables, nous menerent en toute solennité devant le juge de Saincte Genevieve, ayant la teste liée et entourtillée de branches de vigne, et plusieurs autres attachées à nos ceintures, et les manches de quelques-uns plaines de raisins liées par le bout ; et ainsi qualifiez et equippez nous entre-regardions, plorans, ressemblans à ces peintures de Bachus, accusans la faute de luy qui nous avoit bien conduit en ce bel exploit […]. Au moyen desquelles volontaires et franches declarations et confessions, les officiers, qui bien savoient de quel bois on se chauffoit en ce païs scholastic, nous renvoyerent à nos maistres. (CDE, IIe, 65-66) [19]
De toute évidence pourtant, le seigneur de la Herissaye ne partage pas le penchant pour la défense des droits civils que manifeste celui de Montaigne [20]. En contexte de guerre civile et d’instabilité sociale les devisants dufailiens réclament d’ordinaire la main lourde de la justice, en exigeant aussi que les condamnations infligées par les juges soient afflictives, spectaculaires et, selon les sentiments du temps, exemplaires [21]. Les institutions judiciaires bretonnes, le Présidial et surtout le Parlement, en donnent le bon exemple ; en témoignent la peur ressentie par Tailleboudin (« Ma foy (respondit-il), je crains cela comme feu, et ne voudrois principalement aller à Rennes : car aucuns de mes compagnons, qui s’estimoient bien fins et qui en vendoient aux autres, y ont esté frotez et estrilles, et laissé quelque oreilles » [22]), le traitement réservé au forgeron Tourtelier qui, nonobstant son habileté professionnelle reconnue, « mourut bouilly en l’eau, avec toutes ses sciences ouvrieres » (CDE, Ier, 126), et le sort de deux officiers « accusez et depuis convaincus de pilleries et concussions et condamnez à la mort » (CDE, IIe, 52).
De manière générale, les bons juges doivent, de l’avis de Du Fail, se tenir strictement à la loi du talion, en rendant aux criminels une violence au moins égale à celle que ceux-ci ont perpétrée sur leurs victimes :
Resolution : onc fripon fripier ne fut si topic et ordonné en toutes les exceptions dont il se peut adviser, lesquelles furent bien tost desmantelées et ruinées par une rouë sur laquelle il fut rompu ; et seut lors combien il est mal-aisé, voire impossible, que la peine n’accompagne le peché devant ou après midy, tost ou tard. (CDE, Ier, 193)
Et encore, sur la même antienne :
et l’aians retiré amont avec plusieurs hars qu’ils noüerent ensemble, et le connoissans pour celuy qui troubloit et diffamoit l’honneur et seurté de leur forest, dont ils estoient quelque peu notez, le livrerent au prevost des mareschaux, qui le fit chevaucher et espouser une roüe à l’envers. Ainsi de telle vie telle fin : ita ut vixit, ita et mortuus est. (CDE, IIe, 197-198)
Une réplique plutôt sèche de Polygame à Lupolde confirme indiscutablement cette opinion qui ne saurait ne pas être partagée par l’auteur lui-même :
« Est il bon, dit Lupolde, que le juge s’efforce, par petites subtilitez et interrogatoires exquis, arracher ainsi une espece de verité d’un prisonnier assez affligé d’ailleurs ? Sembleroit qu’il faut aider et favoriser, entant que la justice, l’honneur et la conscience le permettent, la calamité d’un homme tourmenté et en peine, luy ouvrir les moyens d’attenuer et appetisser les trop rigoureuses et violentes poursuites de son procés, se souvenir d’estre homme, c’est à dire pitoyable, et faire honestement plaisir aux enserrez. – Il n’en va pas ainsi, dit Polygame, principalement aux crimes enormes ou commis de guet à pans ; et tels juges qui se dispensent, favorisans les meschans, encore qu’il y ait quelque apparence de compassion, sont responsables devant Dieu, comme soustenans le glaive au meurtrier, les troubles et renversemens du repos des bons, et l’inquietude du meschant en sa vie dereiglée et irreguliere. “Vous n’aurez point, dit l’Eternel, regard en jugeant, ny au pauvre, ny à la veuve ; faictes justice droitement et equitablement” : car, disoit un ancien, on ne peut sauver la loy et l’homme tout ensemble. Nous avons veu des juges (mais la race en est tarie, car, à la pluspart, sont en ce jour pour l’accusé ou pour l’accusateur, pour l’appellant ou pour l’intimé) sous la jurisdiction desquels il n’y avoit si belle teste ou gosier, fust de ces gentils-hommes de nom et vilains par effet, prestres, moynes ou autres soy disans privilegiez, qui ayans forfait hors leur habit religieux au delit commun ou privilegié, et sans autre degradation, ne passast pour un homme de son pays, et pendu et estranglé. De fait un prince souverain n’est juge et magistrat qu’à demy, et est manchot d’une main, s’il ne cognoist, ou son officier, de tous delits indifferemment et absoluement entre toutes personnes, de quelque grade, dignité, qualité et condition qu’elles soyent, comme plus amplement il fut mis en deliberation à la Diette de Wispurg » (CDE, IIe, 25-26)
De toute évidence, l’invitation aux juges ici à ne pas se laisser intimider par l’état juridique ou par la condition sociale des imputés est seulement instrumentale ; attendu qu’elle vise en réalité à contrecarrer, dans le sillage des mesures prises par l’autorité centrale et en fonction des intérêts de la noblesse terrière, les exceptions et les privilèges dont jouissent certains imputés ressortissant notamment au clergé. Aussi, sans aucun égard au susdit principe de l’égalité devant la loi, Lupolde affirme-t-il qu’« entre les polices violentes il n’est rien si dangereux, soit à la justice, soit à la guerre, que d’egaler les hommes, les faire tous compagnons, et autant de cas des uns que des autres » (CDE, IIe, 205). À plus forte raison, son maître Polygame ne saurait concevoir lui non plus une égalité substantielle in sede iudicii entre des intimés de condition sociale différente : « autre chose seroit si l’un d’eux estoit quelque vilain enrichi, qui voudroit entreprendre et contre-quarrer un gentil-homme ; mais estans d’une mesme condition, bonne race, et but à but, il les faut accorder » (CDE, Ier, 88). Et ce, non seulement pour ce qui concerne les parties, mais encore à l’endroit des témoins ; entre autres on ne devrait accorder aucune foi aux dépositions faites par des roturiers en matière de fiefs nobles, « comme, pour exemple, il seroit beau que les putains reformassent un convent de religieuses, qu’un roturier jugeast de la noblesse, qu’un prestre se meslast de la guerre » (CDE, Ier, 69) [23].
L’avis de Du Fail est en somme que les gentilshommes soient les « seul[s] administrateur[s] de la justice » (CDE, Ier, 26) ; comme c’était le cas au Moyen Âge, avant que, à cause de leur ignorance des bonnes lettres, « l’administration de la justice leur [soit] tombée des mains, et transferée, peu exceptez, aux gens du tiers estat » (CDE, Ier, 44) et qu’« ils [vinssent] en telle combustion et malheur qu’eux-mesmes se [jettassent] à la suite de ces messieurs les nouveaux juges, chargez de sacs et poches, bonnetans et faisant la court tantost à cestuy-cy, tantost à l’autre » (CDE, Ier, 30). Cette opinion avait déjà été formulée dans le paratexte des Arrêts où, en se réclamant aussi du droit coutumier de la Province [24], ce choix était motivé sur la base de critères présumés objectifs puisque relevant de l’ordre providentiel : « aiant lesdits nobles un je ne sais quoi d’honneur naturellement empraint & attaché par dessus les autres conditions & estats, cela provenant d’une generosité & hautesse de sang, comme les Medecins mesmes ont escrit le prenans des raisons naturelles » [25].
Aussi le sage Polygame, porte-parole en titre du seigneur de la Herissaye, peut-il affirmer, non sans regret vis-à-vis de la déchéance actuelle, qu’« un homme retiré aux champs, gouvernant et reiglant ses sujets en amable et gracieuse police, ressemble un saint ou prince : il sait, il estudie, instruisant et conseillant son lourd et grossier voisinage, le retenant en paix et sans procés ne troubles » (CDE, IIe, 120).
De la réaffirmation du privilège nobiliaire de juridiction, à savoir de la réédition du binôme fief noble / cour seigneuriale, découle forcément l’insistance, chez Du Fail, sur la nécessité de l’administration in loco de la justice (et notamment pour la justice criminelle). Le raisonnement dufailien en la matière est apparemment plus complexe. En effet, on y fait appel à plusieurs facteurs pour défendre cette opinion. Premièrement, un juge résident connaît les disputants et, à la manière du Perrin Dandin du Tiers livre [26], peut les accorder à l’amiable, par exemple en leur offrant un bon verre de vin ou de cidre :
Pour tout vray, dit Lupolde, il se juge plus de procés en un jour à la Pie-qui-boit, en la rue haute, ou au Rabot, derriere la cohue de Rennes, qu’il ne se juge au Presidial en trois mois, et estre le plus grand moien qu’on puisse trouver, pour avoir la raison d’un procés, que faire boire les parties ensemble. (CDE, Ier, 117)
Le contact direct des juges avec les parties, et le cas échéant avec les victimes et les responsables des crimes plus graves, peut en outre être favorisé par l’habitude des juges locaux de se promener, pendant la journée, « par la ville, par les marchez et tels lieux publiques, et non resider et faire bonne mine en leurs estudes, pour entrer ausquelles y avoit plus de mal de la moitié qu’à joüer d’une mandore à gauche » (CDE, Ier, 113). Un bon exemple est fourni par ce « grand seigneur passant et courant la poste » qui, ayant surpris un soldat meurtrier, le fit pendre sur le champ « après avoir esté les deux mains coupées » (CDE, IIe, 29). La plus forte raison avancée par Du Fail à l’appui de sa thèse est finalement que la justice administrée promptement et sur les lieux mêmes du méfait a une immense valeur exemplaire, susceptible d’apprendre au peuple l’obéissance envers ses supérieurs et le respect de la loi :
Et soustien que, pour contenir les subjets en amitié et obeissance du prince, estre besoin que la justice se face sur les lieux. Qu’ainsi ne soit, si, pour le regard des choses criminelles, la peine d’un delit est principalement establie pour l’exemple et terreur du peuple, de quoy sert donc rouer un homme aux Hales de Paris, qui a esté condamné par le juge de Lyon, et où il a fait le delit ? ou de quoy sert aux habitants de Saint Mahé ouir dire qu’un faussaire de leur quartier a esté pendu au bout de la cohue de Rennes ? Tout autant qu’il y a de difference à voire une chose et d’en ouyr parler. Il me plairoit donc […] que messieurs les juges allassent de leiu en lieu, et de ville en ville, rendre et faire la justice à qui on voudroit, comme les anciens François, desquels les Anglois tiennent encore beaucoup, que leurs predecesseurs Normans y avoient apporté. (CDE, Ier, 116-117)
Le même souhait relatif au rétablissement de l’ancien cours de la justice se trouvait déjà convenablement exposé dans la postface en vers des Arrêts, où l’on pouvait lire :
Ce noble, mon du Han, comme prudent & sageSoubs un chesne sera iuge de son village.Appaisant un chacun punissant les exces,Et vuidant leurs debats sans forme proces.A Dieu si cela est, ceste trouppe pourpree,Qu’on void administrer la iustice sacree,Dans les palais dorés. A Dieu les Advocats,Les offices nouveaux & les nouveaux estatsQuoy donc dira quelqu’un que servira ton livre,Ton recueil des Arrests qu’il ne faudra plus suivreQuand ce beau temps viendra qu’on gardera la foyEt le noble sera de ses subiects la loy ?Ce sera un tableau on [sic] l’on verra portraitteTandis que nous vivrons la faulte qu’on a faicte [27].
Du Fail compte que, une fois la bonne saison revenue, le bon prêtre du village viendra lui aussi au secours du seigneur justicier. De la stricte collaboration de ces deux autorités rurales, et du bon exemple que tous deux donneront à leurs sujets, il en résultera pour la communauté entière une paix stable et une aisance diffuse :
Quand le bon prestre solicite ordinairement et pousse les consciences de ses parossiens à la cognoissance de Jesus Christ, au mespris de ce monde et de ces choses basses et corruptibles, il n’y a lieu de penser que les procés et debats ayent grand’vigueur, advertissant son troupeau exercer amitié et charité les uns envers les autres ; fuir toutes envies, jalousies, meurtres, yvrongneries et paillardises ; leur mettant en avant le peu de temps que nous sommes en bas et miserable monde, qu’il faut mourir et assister un jour devant ce haut Dieu, pour estre jugez selon nos œuvres. Lors ne se verra aucun procés et differant parmy nous ; le bon-homme de curé se trouvera aux endroits du village où seront intervenues les querelles et difficultez, mais arrivé, comme dit Virgile, rendra une telle pacification que par une simple gravité et presque par sa seule veue s’esvanouiront et s’en iront en fumée les noises et discords, s’enfuyant qui ça, qui là, tels perturbateurs de la patience commune ; ou, s’ils vouloient tenir teste, se plaire et favoriser en leurs defenses et justifications, affublez de masques et fausses couleurs, là se courrouçant d’une saincte cholere, les exhortera à toute douceur, leur prononçera la sainte Escriture, ouvrira et fendra leurs consciences par icelle, les menaçant en general des secretes punitions et jugemens terribles de Dieu, et, en particulier, de changer leurs mauvaises conditions. […] Donc le seigneur du village, voyant que ce bon personnage de curé fait tout office et devoir en sa charge, incontinent se mettra par une saincte jalousie à façonner sa vie et mœurs en l’endroict tant de sa famille que sujets, se composera et rangera à toute facilité et douceur, parlant à eux avec courtoysie et gratieuseté, eux par une entresuite l’aymans et honorans ; de façon que les procés meus entre eux seront en l’instant jugez et terminez, premierement par eux-mesmes ou par leurs parens et voisins, et, si la question est trop haute, par le seigneur et prestre, lequels à l’envy l’un de l’autre, et à qui mieux, s’efforceront vuider telles difficultez selon et par la parole de Dieu, estant preposée aux chiquaneurs, greffiers et tels petits mangeurs de peuple qui sont sortis de la charrue, et s’escarteront, ainsi que s’enfuirent à l’avenement de nostre Seigneur toutes sortes de tenebrions et lutins, dont le monde à la suggestion du diable estoit ensorcelé. (CDE, Ier, 20-25) [28]
Les devisants dufailiens estiment donc que, si le peuple n’est pas de nouveau instruit dans la crainte de Dieu et administré dans le respect des lois par ce couple parfait de gouverneurs élus directement par le bon Dieu, bientôt il n’y aura plus de hameau en France « où il ne faille un parlement et, en lieu d’un officier, vingt, pour finalement estabilir le royaume de Satan, fondé en mensonge, et aneantir celuy de Dieu, qui est la mesme verité » (CDE, Ier, 37).
Ici les desseins réformateurs des devisants dufailiens semblent projetés dans un avenir plus ou moins proche. Tout de même, à regarder de plus près le texte dufailien, on s’aperçoit néanmoins que la visée rénovatrice de la justice – et plus en général de la société civile – se limite d’ordinaire à la pure répétition d’un passé, réel ou rêvé soit-il, de pleine domination féodale sur la magistrature et sur les autres instruments de contrôle social. C’est ce qu’attestent des formules itératives telles que : « C’estoit du bon temps, dit Lupolde, que les roys et empereurs jugeoient les differens et procés de leurs sujets » (CDE, Ier, 94). Et encore : « Auquel beau temps il faudra par necessité revenir, après tant de maux passez, et remettre telles jurisdictions et puissances és mains de ceux qui ont dequoy en respondre, tant en race, honneur, biens, savoir, probité, que longue experience » (CDE, IIe, 276) [29].
Cette utopie passéiste, que d’autres juristes contemporains (Badouin par exemple) [30] situent dans l’antiquité grecque et romaine, Du Fail peut aussi la localiser, plus près, dans la terre natale de ses aïeuls : « Quant à nostre Bretaigne, il y avoit un seul juge seneschal, qui, se promenant par toute la province, jugeoit sur le lieu et sans appel tous procés, de quelque sorte et nature qu’ils fussent » (CDE, Ier, 117) ; voire dans d’autres provinces du Royaume :
Et pensez qu’il faisoit bon voir, y a soixante et dix ou quatre vingts ans, comme j’ay ouy conter à l’hoste de l’Escu de France d’Orléans, qu’en icelle ville n’y avoit qu’un seul sergent royal exploitant, lequel, pour ne gaigner que peu ou rien, mouroit de faim en son estat ; fut contraint apprendre nouveau mestier ayant neantmoins sa gaule ou baguette penduë à sa boutique, pour ne manquer à estre destitué de tel precieux joyau ; et tout de mesme quand le senechal de Rennes, seul juge, tenoit ses plaids botté et espronné, la perché joignant sa chaire pour y attacher son espervier, ainsi que racontoit ce venerable Michel Chanviry l’avoir ouy dire à son pere. Je me rens certain qu’en ce royaume y a plus de vingt mille juges et sergens royaux, sans y comprendre les advocats, greffiers, procureurs, et autres personnes illustres et d’honneur, qui foüettent, trainent et galoppent la justice à toutes mains, en nombre de plus de trois cent mille. (CDE, IIe, 42-43)
De toute manière, ce mythe ancestral du juge monocratique, qui dans les Baliverneries s’incarne aussi dans l’activité judiciaire de Jupiter ayant l’habitude de « luy mesmes [tenir] le bureau les sabmedis » [31], vise l’éloge des bienfaits sur la communauté rurale de l’administration directe et personnelle de la justice de la part du seigneur féodal. C’est ce que prouvent assez l’intervention d’un « tiers, voisin de tous deux, gentil-homme accort, bien nourry et honneste » (CDE, Ier, 87) accordant civilement le différend survenu entre deux aristocrates, et la péroraison prononcée par un magistrat savant et éclairé en faveur de la clémence et de la débonnaireté du seigneur féodal à l’égard de ses sujets :
Le juge qui l’interrogea l’advertissoit comme la grandeur et prouesse d’un brave et hardy gentil-homme gisoit à pardonner aux petits et abaissez, nommement à ceux qui viennent à la misericorde et la cherchent. […] « Quant à pardonner et remettre les offenses, disoit le juge, cela nous est de commandement et tient de Nostre Seigneur en son sacré sainct Evangile. Les paiens avoient bien ceste doctrine, qu’ils avoient puisée, voilez et bandez d’un frontal d’ignorance, comme dit Tatianus, des livres des Hebrieux : car Jule Cesar gaigna ce point de Grand entre les Romains pour avoir pardonné à Marcus Marcellus et autres bourgeois de la ville, qui avoient prins les armes contre luy ; qui eternisa sa memoire à jamais de tel sainct nom et beau titre, à savoir qu’il luy souvenoit et avoit la memoire de tout, fors des injures passées et torts qu’on luy avoit faict. Et n’y a point long temps qu’une dame florentine cacha en un sien hostel celuy qui avoit tué son fils, et qui s’estoit venu rendre et engager soubs sa mercy. “Me voicy”, dit Crataloras, chef des voleurs d’Espagne, à l’empereur Auguste : “payez-moy vingt cinq mille escus que vous avez promis à celui qui me presenteroit devant vous”. De fait luy fut pardonné, et la somme payée. Ne se treuve rien qui plus approche de la participation et communication des choses celestes que la misericordie, quand elle est poursuyvie et requise. Ce grand roy François, voyant son peuple de la Rochelle de genoux plorant, criant et demandant misericordie pour la rebellion que les pauvres malavisez avoyent faite, ne se peut contenir de larmoyer, leur pardonnant de bon cœur, et outre boire et banqueter avec eux, acte certainement heroïque et digne d’un roy de France ». Tels propos, et autres dignes paroles que ce bon et savant juge seut joindre et accomoder au fait present, et le lieu qu’il tenoit, firent et ouvrerent tellement à l’instruction et jugement du procés que ce miserable prevenu, contrit et beaucoup repetant, eut la teste tranchée, accusant sur l’eschaffaut (comme est la façon de telles gens abandonnez, de prescher et jargonner de belles remostrances en l’eschelle et à reculons) sa mauvaise et trop licentieuse nourriture, la desobeissance aux commandemens et admonition de ses pere et mere, et sur tout la frequentation de jeunes gens debauschez […] (CDE, IIe, 21-23)
De manière générale, le bon juge dufailien, en refusant tout formalisme et toute affectation, exerce sa charge à l’intérieur de la communauté paysanne et à proximité des plaideurs. Il a l’habitude de se moquer de la rhétorique outrée des avocats défenseurs, comme ce « president de ce temps (mais c’estoit par galanterie et trait de bon esprit) qui dit à l’advocat du roy, plaidant un port d’armes, et, pour le rendre plus criminel, faisant contenance et gestes des mains comme s’il eust voulu tirer d’une harquebuse : ‘Gens du roy, vous blecerez quelqu’un, haussez vostre harquebuse’ » (CDE, IIe, 62). Sans oublier les devoirs de son office, il se permet aussi des familiarités avec les parties, à l’exemple de ce
president, au pays de Normandie, qui joüoit de son estat comme d’un baston à deux bouts. Quand son clerc l’advertissoit des parties qui vouloient monter en haut pour parler à luy, il s’endossoit vistement et happoit sa grand’ robe de Palais, faisant tresbien la grimace et le suffisant ; puis, tout soudain, descendoit par un autre et petit degré, trouvant à la rencontre les mesmes parties, lesquelles il caressoit et embrassoit de toute sa puissance, leur disant que là en haut ils avoient trouvé monsieur le president, mais qu’au bas c’estoit luy-mesme, et non autre, qui faisoit excuse de tout. Les pauvres gens disoient qu’ils luy estoient serviteurs, et il respondoit lors, stoïquement et gravement, pour ne s’engager par trop, qu’il estoit à leur commandement. (CDE, Ier, 228-229)
Encore est-il conscient de ne pas manquer aux obligations de son état s’il se conduit en homme simple et cordial, à l’instar de ce
juge de nostre temps, qui estoit beste de compagnie, lequel un jour, atout sa robe de soye, fut trouvé tournant la broche en la cuisine d’un chanoine […] ; et ce tandis que le laquais, faisant semblant aller tirer du vin, estoit allé querir son maistre et autres chanoines pour transumpter et prendre le double de la trogne de ce tourne-broche. Lequel, prins sur le fait, ne se soucia pas beaucoup des gausseries de telles gens, qui ont achevé et commencé leur journée dés le matin ; ains, pour toute peremptoire, proposa que, en matiere d’alimens, il ne falloit estre trop formaliste et scrupuleux. (CDE, Ier, 114-115)
Le juge vertueux et zélé serait donc, de l’avis des commensaux dufailiens, le chef reconnu de la cellule féodale, à savoir le noble justicier, étant la seule autorité admise par les parties et, de surcroît, l’arbitre exclusif des personnes et des affaires ressortissant à son domaine. Puisqu’il connaît tout ce qui s’y passe et qu’il est connu de tout le monde, il peut juger en connaissance de cause sur toute question, en conciliant promptement les parties sans faire de tort à personne. De plus, il ne saurait coûter à ses gouvernés, attendu que son propre intérêt coïncide précisément avec la sauvegarde de la paix entre ses propres sujets. Il est donc ce vénérable magistrat qui
s’assied au beau milieu de la place, sur un billot de bois, son bissac sur l’espaule et le baston entre ses jambes, et là, tout enveloppé de plaintes en diverses façons, oit le demandeur et celuy qui le premier est arrivé, luy faict affermer sa demande estre veritable, et au defendeur sa defence ; et, [après] avoir ouy quelques voisins, il donne sa sentence sur le champ, laquelle est inviolablement tenuë. Pour recompence de quoy et espices, il a un oignon ou deux chastaignes, du millet, et quelque autre petit menage, que les parties lui donnent. Et si par fois il se void trop chargé d’affaires, il condamne tous les habitans du village à disner ou soupper, et faire grand’ chere ensemble : dequoy il n’y a pas un seul appellant, ne intimé, ne appellé, en desertion. (CDE, Ier, 117)
Son modèle est aussi le sage seigneur Polygame exerçant vertueusement le droit de haute justice sur son fief en collaboration avec son procureur fidèle, le bon Lupolde qui « s’entendoit en beaucoup d’affaires mesmes politicques et domesticques » [32].
Le témoignage le plus éminent et décisif du maniement probe et prudent de la justice de la part de l’aristocratie terrienne est finalement rendu par les rois justiciers de l’ancienne France [33]. Les patriarches de la monarchie française, par leur conduite sobre, avisée et soucieuse du maintien de l’ordre légal et de la paix sociale, ont su en effet s’élever au rôle indiscuté de magistrats exemplaires. En témoigne l’apostrophe enthousiaste adressée par Eutrapel à saint Louis :
« Ha ! bon sainct Loys, dit Eutrapel, et vous, le sire de Joinville, son compere, qui, tous deux, sur la belle herbe, à l’hombre des ormeaux, jugiez les procés à tous venans, où estes vous ? Le bon prince se laissoit tirer à la manche par les rues et importuner par le simple peuple, pour leur faire droict et justice sur le champ ; ce qu’il faisoit, appellez quelques personnages d’estat, qui les suivoient, et les voisins. Est chose absurde dire que le peuple ne plaidoit lors si souvent comme il fait ; tesmoins en sont les vieux papiers et registres » (CDE, Ier, 115) [34]
Deux siècles après, son héritier Louis XI se chargeait personnellement de la nomination aux offices de judicature d’hommes fiables, capables et consciencieux :
Quant à choisir les juges et magistrats, on a tant de fois recuit et rebatu ceste maniere qu’il ne s’est trouvé que le roy Louys unziesme pour y avoir donné bon ordre : car d’y aller et proceder par election et à la voix du peuple, cela se resoult incontinent en brigues, faveurs et toute corruption ; encore moins raisonnable qu’un prince donne tels offices à ceux qui les poursuivent et demandent, d’autant que par là ils monstrent desja leur indignité et portent leur refus avec eux en les poursuivant. Dont iceluy prince Louys, sachant que l’un et l’autre moyen estoit desraisonnable, envoyoit secrettement personnages, qu’il avoit experimenté n’estre flateurs ne menteurs, par les provinces et gouvernemens de ce royaume, pour s’enquerir diligemment des preudes gens et hommes capables pour le service tant de la justice que de la guerre, lesquels ayans faict leurs chevauchées, prenans occasion sur autre charge, luy raportoient par rooles les noms et surnoms de ceux qu’ils avoient trouvé dignes et reconnus pour gens de bien. Lors, avenant vacation de quelque estat, ce prince regardoit sa liste et le bailliage où il falloit pourvoir, sans escouter ny ouïr les langues piperesses et courtisannes de ses mignons ; mais il n’en avoit point, comme luy dit le sieur de Brese, ne gens qui le gouvernassent à leur plaisir. Sur le champ faisoit despecher lettres patentes à celuy qu’il avoit choisi sur sondit roole. Vray est que ceux ainsi envoyez et deleguez par les provinces pour faire recueil de la renommée et reputation des hommes de valeur doivent bien regarder et de prés de quels tesmoignages ils s’aident en leurs informations, à ce que par telle nomination n’arrive que la pauvreté de celuy qui sera choisy ne la tienne en mespris ou que sa richesse ne le rende nonchalant. (CDE, Ier, 27-28)
À une époque plus récente, Louis XII a gagné le surnom de Père du peuple également pour avoir daigné écouter de leur vive voix les plaidants :
En quoy sur tous autres princes excella le roy Loys XII, surnommé Pere du peuple, avec ce seul mot de latin qu’il savoit, Audi partem. Car on avoit beau luy corner à la teste, ny importuner son compere Plessis-bourré de le croire : « Sire, c’est le plus meschant, c’est cecy, c’est cela » : on n’avoit autre responce, sinon : « Audi partem : je m’en enquerray, pour aprés y donner ordre » (CDE, Ier, 150) [35]
Sur le croquis du Père bien-aimé du peuple, désireux d’écouter les parties de vive voix, on pourrait arrêter en gloire la longue galerie des portraits dufailiens des officiers de justice. J’estime pourtant que la simple exposition des données textuelles n’est pas à même de satisfaire l’intérêt légitime des spécialistes et des savants conviés aujourd’hui à Rouen à l’initiative de M. Jean-Claude Arnould. On ne peut pas, en effet, se contenter d’affirmer, sur la base de nombreux témoignages textuels, que telle ou telle autre est l’opinion de Du Fail relative à l’administration de la justice. Et ce notamment vu la coïncidence, maintes fois signalée, de son avis avec une idéologie corporative s’exprimant d’ailleurs à l’époque, non seulement à travers la production théorique, mais encore, comme on peut aisément le constater, au moyen de la fiction littéraire.
Ne pouvant pas, faute de temps, détailler cette question, nous nous contenterons de relever l’exacte correspondance de l’apologie dufailienne de la justice seigneuriale avec les intérêts matériels de la noblesse d’épée (dont il fait partie), soucieuse de garder coûte que coûte le droit de justice, dont lui dérivent les avantages suivants : la défense de ses rentes et banalités jugées inaliénables ; la conservation de sa domination politico-militaire sur la communauté paysanne ; la surveillance de la bonne conduite de ses sujets ; les revenus en argent afférents à la charge ; last but non least, la raison même de son état juridique de privilège, légitimé entre autres par l’accomplissement de la fonction judiciaire au profit présumé du Tiers et roturier État.
Cet ensemble cohérent de motifs de nature à la fois économique et idéologique engendre donc le combat entre les justices seigneuriales et les tribunaux concurrents – officialités et cours municipales – dont Du Fail témoigne à plusieurs reprises. Et ce notamment en raison du parti pris par le gouvernement central qui, tout en évoquant progressivement comme étant de son ressort un nombre toujours plus étendu de cas dits privilégiés, penche et agit pour la conservation nominale de toutes les anciennes juridictions – qu’elles soient féodales, ecclésiastiques ou communales – devenues bien entendu toujours plus faibles et en compétition entre elles.
De plus, et surtout grâce au mécanisme susmentionné de la vénalité, la multiplication des charges les plus disparates, fantaisistes et parfois même aléatoires, assure au trésor central, c’est-à-dire à la personne du souverain et à son entourage immédiat, une source remarquable de revenus dont ils ne sauraient plus se passer. Si l’autorité monarchique en bénéficie sans aucun doute le plus largement, les acquéreurs des charges eux aussi trouvent, d’une manière ou d’une autre mais toujours aux dépens du peuple, le moyen de profiter de la pléthore des offices en vente. Si l’enjeu est considérable pour tous les prétendants à l’office, c’est surtout la noblesse, appauvrie par le fléchissement conjoncturel du revenu foncier, qui nécessite des gains dérivant de la charge judiciaire, laquelle d’autre part n’implique pas, à la différence d’autres activités rentables, la dérogation aux privilèges et aux exemptions liés au titre noble. Cet apanage de la noblesse justicière allait surtout au devant des désirs de l’aristocratie bretonne, dont environ 75% était constituée, pour citer l’oxymore approprié de Jean Meyer, par « une véritable plèbe nobiliaire » [36]. Si bien qu’au moment de l’annexion à la France, à laquelle elle contribua de toutes ses forces, celle-ci prétendit que le traité d’union délibérât que « les gentilshommes exerçans estats de iudicature ou plaidans pour parties ne contrevenoient à l’estat de noblesse & devoient iouir des privileges d’icelle ne faisant actes derogeant, & en servant au ban & arriere ban » [37].
On comprend alors aisément la motivation de l’entêtement de Noël du Fail, lui aussi titulaire d’une charge vénale de judicature, à défendre la préséance nobiliaire à la fois dans l’achat des officia judicandi et dans la jouissance des exemptions fiscales assurées par la dignité de juge. Encore ne manquera-t-on de signaler la parfaite conformité entre les avis exprimés par l’auteur des Contes et Discours et le droit coutumier breton, tel qu’il est attesté par les arrêts de la cour de Parlement et par la Nouvelle réformation de 1580. Ailleurs [38], nous avons déjà analysé en détail les correspondances ponctuelles entre la pensée juridique des Contes et discours et les contenus du recueil jurisprudentiel apprêté par le conseiller Du Fail en vue de la compilation des lois de la Province (à laquelle d’ailleurs il collabora en rédigeant une table des matières circonstanciée). Nous nous bornerons ici à rappeler que ces concordances doctrinales ont trait aux points suivants : lutte contre la corruption des officiers de justice et du personnel auxiliaire ; opposition aux tentatives dilatoires auxquelles ont recours les parties et leurs défenseurs ; précellence des cours seigneuriales sur les officialités et des juges de robe longue sur ceux de robe courte ; réaffirmation de l’ensemble des privilèges de nature économique et sociale afférants à la condition noble, le droit de justice in primis, dont l’exercice bien entendu ne constitue pas « derogeance » au titre.
De manière plus générale, ces interventions presque concomitantes sur le droit coutumier de la Province visent, dans les vœux du seigneur de La Herissaye et de ses collèges, la sauvegarde du principe d’équivalence entre terrain noble et cour de justice. Cet effort de restauration de la mainmise de la noblesse sur la justice, auquel Du Fail concourt aussi par l’entremise de son œuvre littéraire, doit être évalué d’un double point de vue. À savoir qu’à la fois il assouvit les appétits pécuniaires de la noblesse armoricaine et il favorise la politique centralisatrice de la couronne. Ce dernier aspect de la question est d’une énorme importance pour apprécier correctement la conception de la justice diffusée sub specie litterarum par le seigneur de La Herissaye. Et ce notamment lorsqu’on songe à l’institution à laquelle la monarchie française confia en Bretagne cette intervention conçue à l’intérieur du processus national de simplification et d’uniformisation du droit et de la procédure : c’est-à-dire le Parlement de Rennes, où Du Fail fut conseiller de 1571 à 1587.
Cette cour sénatoriale, créée par Henri II en 1554 comme organisme d’auto-gouvernement de la Province, fut sous l’Ancien Régime l’institution provinciale la plus fidèle au trône et en même temps l’expression organique de l’aristocratie bretonne. En contrepartie de la soumission aveugle à l’occupant, dont témoigna de manière exemplaire la conduite des conseillers à l’époque des troubles de religion, l’aristocratie bretonne reçut, par dérogation à la tendance nationale, l’exclusivité du privilège relatif à la nomination aux sièges du Parlement régional, en plus de la conservation de la plupart des juridictions seigneuriales. Aussi, peut-on dire qu’en Bretagne, au XVIe siècle, fief et justice sont de nouveau une seule et même chose, le lexème breton dalc’h signifiant, en effet, l’un et l’autre sans distinction [39]. Voici la motivation qu’en donne le paratexte des Arrêts dufailiens :
Car bien que ce pays ait esté dextrementRegy, au temps passé, par le gouvernementDes gens mesmes-Bretons, choisis de la Noblesse,Vertueux & douez de sçavoir & sagesse,Car telle y fut jadis la constitution,Que les Nobles avoient l’administrationDu faict de la Justice : & estait bienheureeBretagne, d’estre ainsi par iceux gouvernee [40].
Plus prosaïquement, la raison objective en est l’échange de services mutuellement rendus entre l’occupant français et sa cinquième colonne en territoire breton. D’autre part, et afin de mieux comprendre la conception de la justice qui se dégage des Contes et discours, il faut s’interroger sur la nature profonde de l’absolutisme monarchique, laquelle, comme l’ont bien démontré les études de l’historiographie matérialiste [41], est précisément de fonctionner en tant qu’institution médiatrice des intérêts de l’aristocratie d’épée et de la couche la plus aisée de la bourgeoisie. En reféodalisant celle-ci et en civilisant celle-là, et bien sûr en réprimant par-ci par-là et partout ailleurs les poussées éversives, ce gouvernement présumé modernisateur se révèle être la superstructure la plus adéquate à l’étape ultime et suprême de la forme de production féodale ; ce qui, dans le domaine de la justice, se réalise à travers la conservation nominale de toute sorte de juridiction particulière et en même temps à travers la subsumption progressive aux appareils étatiques de l’activité judiciaire et bientôt législative. Moyennant finances et honneurs, le souverain capte ainsi la confiance de sa bonne noblesse qui élabore, en tant qu’imaginaire compensatoire de sa révocation effective des postes de commandement, l’idéologie dite du « bastard féodalism » [42] concevant la monarchie absolue en filiation directe de la monarchie féodale. Ce sentiment illusoire, qui replace cette institution désormais autonome au sommet de la hiérarchie féodale, est parfaitement exprimé par le sage Polygame soutenant que « le premier et plus advantageux titre d’un roy ou prince de son sang est d’estre appellé gentil-homme, la noblesse l’ayant fait, choisi et esleu tout tel qu’il est, comme son gouverneur et commandant » (CDE, IIe, 116).
En revenant à nos moutons, le fait même de rattacher l’autocrate à l’aristocratie féodale exclut nécessairement tout conflit, y compris juridictionnel, entre les administrations seigneuriales et étatiques. C’est la raison pour laquelle Noël du Fail, tout en étant un apologète revêche du droit de justice, rejette en deux occasions (déjà rappelées ici) le propos de se faire justice soi-même exprimé par Eutrapel et par un autre gentilhomme :
« Au demeurant, estant une fois adjourné, vingt et quatre heures aprés je fus tousjours en fievre et eusse voulu estre au ventre d’une chevre, tant j’apprehendois les fumées de justice ; et aymerois beaucoup mieux faire raison à celuy qui me demanderoit injustement quelque chose, à beaux coups d’espée, comme l’on faisoit jadis presqu’en toute l’Europe ». Polygame dit lors qu’à bonne cause telle façon de faire gotique avoit esté abolie et ostée, et que le plus grand moyen et honneste de vuider les procés estoit par la pierre de touche qui est la parole de Dieu, enfonçant par icelle les consciences des parties plaidantes, les faisant respondre de vive voix en les adjurant au nom de Dieu dire verité, sans souffrir que le procureur, vray nourrisson de mensonge, suborne et destourne la religion de sa partie. Et s’il se trouve la responce estre fausse et calomnieuse, lors qu’il est question de son fait qu’elle soit condamnée par chacun article en une grosse amende. (CDE, Ier, 35-36)
Et encore :
Le seigneur, sans avoir egard à ses invocations, juremens et prieres, le vouloit escourter et couper les pieces fondamentales de sa droicte intention, gisantes et reposantes au fond de ses braies ; mais, aiant mesuré et masché certains advertissement et remonstrances d’un sien parent, sage et reformé en vie et mœurs, se retint et refroidit sa fureur, à l’aide de laquelle, et de ceste troublée vengeance, il eust fait un bien mauvais traitement à ce cagot, afin de purger l’honneur de sa maison, essaiée estre diffamée par cest hoste reverend. (CDE, IIe, 11-12)
Confiant dans la conduite avisée de la monarchie absolue, Du Fail lui abandonne en bonne substance la réformation souhaitée du système judiciaire. Telle est proprement l’opinion affirmée par Polygame dès le premier chapitre des Contes et discours, où nous lisons que
en tant que touche le nombre effrené et desreiglé d’offices, tant de la justice qu’autres, dont ce royaume est notoirement remerqué, j’ay cuidé dire diffamé, et entre les autres nations noté d’excés et prodigalité, faudra par necessité que le roy se depestre, par une bonne et saincte reformation de tous estats, de telle vermine qui est venuë avec la necessité du temps, à la semblance des chenilles qui tombent avec les bouées et frimats. (CDE, Ier, 29)
Le porte-parole officiel de Du Fail pour ce qui touche aux questions de la justice, exhorte ainsi son roi à suivre l’exemple déjà allégué de « ce bon prince Mathias [qui] coupa incontinent et retrencha les cours ja par trop advancez à ces harpies de docteurs, lesquels il renvoia à Naples, pour là subtiliser et plaidoier tout leur saoul, remettant son pays au premier estat ; ce que luy aporta une grande gloire, et merveilleux contentement à son peuple, tout quoy devroit servir d’exemple à tous princes chrestiens » (CDE, Ier, 32) [43].
Ce que Du Fail, à l’instar de nombreux autres champions de la féodalité, n’arrive pas à comprendre, c’est que l’absolutisme, tout en assurant l’existence formelle et les revenus matériels des cours seigneuriales (et des autres justices particulières) s’empare, notamment par l’entremise de l’appel à la juridiction supérieure, d’une part toujours plus étendue de l’activité judiciaire. Si bien qu’au bout de quelques décennies, on assistera pour François Olivier-Martin au « triomphe définitif de la maxime : “Fief et justice n’ont rien de commun” » [44] ; et qui plus est, l’autorité centrale, moyennant les bons offices de ses fidèles parlements, y compris celui de Bretagne, aura entre-temps mis la main sur le pouvoir législatif aussi. Dûment rendu aux coutumes locales un respect seulement formel, on verra alors s’affirmer une notion de droit positif coïncidant en toutes lettres avec la volonté de celui que Du Fail appelle souvent le « Magistrat et Prince », selon l’adage romain : « Quod principi placuit legem habet vigorem ».
Pour s’en tenir au XVIe siècle, la première sanction légale de cet arbitraire à la fois législatif et judiciaire survint avec la promulgation, en 1539, de l’ordonnance sur le fait de justice dite de Villers-Cotterêts. Les 192 articles dont cet édit se compose visent systématiquement la simplification et l’uniformisation du droit et de la procédure en vigueur dans le domaine de la couronne. Entre autres dispositifs établis dans ce but, on signale les mesures s’opposant à l’activité dilatoire des « tergiversateurs de justice » et des officiers concussionnaires. Toujours en vue de la sécurisation et de l’abrègement du procès, l’article 162 de l’ordonnance en vient à prescrire même l’interdiction formelle de toute défense technique, soit la pleine proscription de l’avocat du procès pénal [45].
Ne serait-ce, à la lettre, que celle-ci la cible idéologique partout poursuivie dans les Contes et discours, s’ouvrant précisément sur la mise en accusation détaillée et sans répliques des « finesses et ruses » de la profession avocassière ? Ne pouvant pas nous étendre ici sur le portrait très peu flatteur de l’avocat Lupolde tracé par Eutrapel tout au long du premier chapitre des Contes et discours, nous préférons nous arrêter, un dernier instant, sur les sentiments d’estime et disons de vénération exprimés par Du Fail à l’endroit de celui qui fut le rédacteur de l’ordonnance de Villers-Cotterêts après l’avoir été, en tant que premier président du Parlement, du Style de Bretagne : à savoir ce Guillaume Poyet dont, en dépit du terme infamant de sa carrière, les devisants dufailiens parlent toujours en bien. Et ce, eu égard à la fois à l’homme (dont Eutrapel dit que s’il « eust esté chancelier de France en ces derniers toubles, aussi bien qu’il estoit l’an mil cinq cens trente neuf, lors qu’il rongna les ongles de si prés à la puissance et jurisdiction ecclesiastique, il eust fait qu’en ce royaume il n’y eust eu qu’un magistrat », CDE, Ier, 54), et surtout à l’œuvre, laquelle pour Polygame « les maistres chiquaneurs n’ont jamais voulu recevoir, l’appellans Guillemine, pour avoir esté faite par maistre Guillaume Poiet, lors chancelier de France ; ce qui certainement chasseroit les pigeons du colombier et couperoit la racine d’une infinité de procés » (CDE, Ier, 36).
Quoique sans conteste rattachée à la croisade en faveur de l’occupant français assidûment menée par ce gentilhomme armoricain si peu patriote, la louange enthousiaste élevée aux bienfaits de l’œuvre législative du chancelier Poyet représente aussi le noyau théorique du raisonnement dufailien autour de la magistrature. En effet, le magistrat idéal se profilant en saillie dans la galerie polychrome exposée dans les Contes et Discours, est proprement le juge monocratique, tout puissant et souverain annoncé en toutes lettres par l’ordonnance de 1539 sur le fait de justice.
On ne saurait pourtant s’arrêter là, quant aux figures dufailiennes de juges, sans avoir préalablement évoqué celle qui, tout en ne paraissant pas dans l’œuvre narrative du seigneur de La Herissaye, l’inspire et l’informe au sens propre du terme : à savoir celle du juge Noël du Fail en personne.
Celui-ci, vingt ans après avoir acquis avec la dot de sa femme un office vénal au Présidial de Rennes, est nommé, sur les instances pressantes du seigneur de Rohan, à la charge de conseiller non originaire de la Cour des Enquêtes du Parlement de Bretagne, en préservant à titre exceptionnel les honoraires majorés dus aux sénateurs non résidents. Sans doute à cause de ces mêmes accointances auprès du clan pro-français des Rohans, il est suspendu l’année suivante de sa charge comme prétendu réformé. Quatre ans après, en profitant d’une accalmie des tensions, il est reintégré dans ses fonctions. La promotion en 1579 à la Grande Chambre du Parlement le gratifie du travail de bénédictin qu’il a consacré au recueil jurisprudentiel des Arrêts de cour. En 1585, alors qu’il vient de prononcer en assemblée plénière le serment solennel de catholicisme, il publie les Contes et Discours d’Eutrapel auxquels il travaille, suivant le texte de la « Lettre-préface » des Baliverneries, depuis de nombreuses décennies. Le lustre suivant, il sort indemne d’un enlèvement subi par un condottiere ligueur (1586) et de l’implication dans une sorte d’affaire des placards local (1591). Entre-temps, étant atteint sévèrement de la goutte comme le sage Polygame, il avait obtenu, grâce aux intelligences susmentionnées, des lettres d’honorariat signées par le roi en 1586, postulant sa mise à la retraite anticipée avec privilège de « voix et opinion délibérative ». Au ferme refus de la Cour de vidimer cet acte calculant abusivement l’ancienneté de service du conseiller Du Fail à partir de sa nomination au Présidial, répliquent en janvier 1587 de nouvelles et finalement décisives Lettres patentes d’Henri III.
De toute évidence, ce juge docte et prudent avait su profiter pro domo sua de ses attaches dans le bon milieu. Aussi, le 7 juillet 1591, put-il sereinement s’éteindre dans son lit, en épargnant à sa vieillesse déjà tourmentée par la goutte la recrudescence à venir du conflit civil. Sa carrière de magistrat, sous tous ses aspects exemplaire, s’était effectivement conclue quelques semaines avant son trépas par une généreuse donation accordée en faveur du trésor public pour l’envoi en Bretagne de troupes mercenaires engagées dans la lutte aux ardeurs irrédentistes de la Province [46].
Ainsi qu’on le dit d’habitude, « comme on a fait son lit on se couche ». Tout compte fait, le bon juge qu’il avait toujours été, encore une fois, avait su bien juger.
Valerio Cordiner
Université de la Sapienza