Le théâtre de Mérimée : état des lieux
Le théâtre n’est assurément pas le genre que Mérimée a le plus pratiqué ni celui qu’on associe habituellement à son nom. Mais c’est bien celui par lequel il a commencé et qui aurait pu donner lieu à une carrière d’auteur dramatique, inaugurée sous le masque et par le coup d’éclat de Clara Gazul, plus importante qu’elle ne l’a finalement été.
Son rapport au théâtre est l’histoire d’une raréfaction. Deux moments essentiels la caractérisent.
1) Les années 1825-1830 sont celles d’une production théâtrale importante avec pas moins de onze pièces [1]. Dans le même temps, aucun autre genre pratiqué par Mérimée (le roman, la nouvelle et les ballades de La Guzla) ne donne lieu à une production aussi fournie. Et aussi variée, car ces pièces ne correspondent ni à un seul genre dramatique ni même à un seul moule ou à une seule forme. Les six pièces du Théâtre de Clara Gazul en 1825 sont certes toutes sous-titrées « comédies », mais par renvoi au sens espagnol de comedia, qui désigne toute pièce de théâtre : l’indication ne rend guère compte de la différence de tonalité qu’on peut observer entre ces six pièces [2]. Ces dernières contrastent avec La Jaquerie, ces « scènes féodales » d’inspiration historique et de tonalité beaucoup plus grave que Mérimée publie en 1828 avec La Famille de Carvajal, « drame » encore plus grinçant que les pièces les plus sombres de Clara Gazul. Il revient ensuite à la comédie, à teneur plus ou moins satirique, avec trois œuvres moins ambitieuses, la « saynète » du Carrosse du Saint-Sacrement (1829), L’Occasion (1829) et Les Mécontents. 1810 (1830) où religion – dans les deux premières – et engagement politique – dans la troisième, qui narre un projet inabouti de conspiration – font les frais du regard caustique du dramaturge. En 1830 ce dernier s’interrompt brusquement de produire pour le théâtre.
2) Il n’y revient que vingt ans plus tard, au début des années 1850, qui constituent le deuxième temps marquant de sa production théâtrale, moins fourni et moins audacieux que le premier. Les Deux Héritages ou Don Quichotte (1850) le voit renouer avec la comédie de mœurs satirique. Cette « moralité à plusieurs personnages » stigmatise un jeune premier cynique arriviste en le confrontant à son oncle, homme d’honneur, soldat brave et amoureux, qui – Don Quichotte moderne – est encore animé par l’idéal. Le Faux Démétrius (1852) – réintitulé Les Débuts d’un aventurier lors de la publication en volume – reprend le genre, sinon la forme exacte, des « scènes historiques » que Mérimée avait illustré avec La Jaquerie. Cette fois pour imaginer les débuts du mystificateur qui s’est fait passer pour Dimitri, fils d’Ivan le Terrible, lors du temps dit des « Troubles » en Russie à l’orée du XVIIe siècle. La pièce fonctionne alors en diptyque avec l’ouvrage historique que Mérimée prépare en même temps sur le sujet, Épisode de l’histoire de Russie. Les Faux Démétrius (1853) : extension du domaine de l’histoire au théâtre, qui se voit instrumentalisé pour combler, par l’imagination, les lacunes de la documentation historique [3]. C’est encore dans ce deuxième moment de sa production théâtrale et dans ce même temps du travail sur l’univers russe, que Mérimée publie une traduction de la pièce de Gogol, L’Inspecteur général [4] (1853).
3) Puis, après ces trois années de reviviscence, l’écriture théâtrale de Mérimée se tarit, pour ne plus donner lieu qu’à deux productions de très modeste envergure et sans véritable ambition : simples divertissements mondains pour la cour impériale, que Mérimée d’ailleurs n’a pas pris la peine de publier. Nous n’avons pas gardé trace d’une charade, composée à quatre mains avec Jean-François Mocquard, secrétaire particulier de Napoléon III, qui aurait été représentée à Compiègne le 15 novembre 1857 pour la fête de l’impératrice [5]. En revanche, nous est parvenu Le Cor au pied, brève (et faible) comédie en un acte sans prétention, que Mérimée aurait lui-même jouée avec l’impératrice en 1863 au château de Compiègne [6].
Mérimée ne fait donc assurément pas partie de ces écrivains du XIXe siècle qui ont cherché reconnaissance et succès par la scène. S’il fut bien partie prenante, à ses débuts, des débats et de la bataille pour un renouvellement romantique du théâtre, il est resté très largement à l’écart de la conquête de la scène par les romantiques et de l’évolution des formes dramatiques après le tournant de 1830.
On explique en général, et à juste titre, cette mise en berne du théâtre chez lui après 1830 par sa découverte, dès 1829, du genre de la nouvelle, qui conviendrait mieux à sa tournure d’esprit [7]. Avec la nouvelle, il trouve son genre et sa manière. N’oublions pas non plus que le tournant politique de 1830, qui a lancé la carrière « officielle » de Mérimée, qui prit très à cœur ses fonctions d’Inspecteur des Monuments historiques, a eu une incidence directe sur la carrière de l’écrivain en l’éloignant plus généralement de la scène littéraire et pas seulement théâtrale, comme lui-même le reconnaissait [8].
Le théâtre de Mérimée est un théâtre à lire. À de très rares exceptions près, ce théâtre n’a pas été représenté à son époque. Si l’on exclut les divertissements mondains (charade de 1857 et Le Cor au pied), composés expressément et exclusivement pour être joués – mais dans un cadre semi-privé, seules deux pièces furent représentées du vivant de leur auteur : L’Amour africain et Le Carrosse du Saint-Sacrement.
La première le fut le 11 juillet 1827 au Théâtre des Nouveautés, intégrée dans les Proverbes au château ou les Plaisirs de la campagne, vaudeville en trois tableaux mêlés de couplets de Mlle Desrosiers (pseudonyme d’Edmond Rochefort et de Paul Duport), fondé sur une mise en abyme : on y voit des gens du monde jouer, pour se désennuyer, L’Amour africain et Dorante et Frontin [9]. La pièce de Mérimée est censée y représenter le théâtre romantique, là où l’autre, mauvais pastiche de Molière, y figure le théâtre classique, qu’il s’agit d’enfoncer. La seconde fut créée (et sifflée) le 13 mars 1850 sur la scène de la Comédie Française, en même temps que La Ciguë d’Émile Augier et Louison d’Alfred de Musset.
Dans les deux cas, ce n’est pas à la demande de Mérimée que la représentation se fait. Sur l’ensemble de sa carrière on le voit d’ailleurs très peu œuvrer pour un éventuel passage à la scène de sa production dramatique [10]. « Spectacle dans un fauteuil » donc pour reprendre l’expression de Musset, qui pose ainsi la question cruciale de la diffusion et du contexte éditorial de ces œuvres qui échappent à la scène.
Pour l’essentiel le théâtre de Mérimée reste encore mal connu parce que très peu édité. Pour le Théâtre de Clara Gazul les éditions critiques les plus récentes datent déjà d’une trentaine d’années : celles de Jean Mallion et Pierre Salomon dans le volume de la Pléiade (1978) et de Patrick Berthier dans la collection Folio (1985). Pour La Jaquerie, la dernière édition en date est celle de Gilbert Sigaux (1963) [11], mais compte surtout celle de Pierre Jourda (1931) publiée dans le cadre des Œuvres complètes – restées incomplètes – de Mérimée sous la direction de Pierre Trahard et Édouard Champion (librairie Honoré Champion) et qui reprend également La Famille de Carvajal. Pour cette dernière pièce pas de nouvelle édition critique non plus depuis le volume de Gilbert Sigaux. Quant aux autres pièces, aucune édition critique n’en est disponible actuellement, à l’exception des Débuts d’un aventurier [12]. Il y a donc urgence à (ré)éditer le théâtre de Mérimée pour lui faire bénéficier à la fois du renouvellement de la critique mériméenne opéré depuis une vingtaine d’années [13] et du formidable développement des études sur le théâtre romantique auquel on assiste dans le même temps. C’est dire avec quelle impatience on attend les volumes consacrés au théâtre dans l’entreprise des Œuvres complètes de Mérimée actuellement en cours sous la coordination d’Antonia Fonyi aux éditions Champion.
Le théâtre est ainsi minoritaire dans l’œuvre de Mérimée. Et il a mauvaise presse. Sa réception critique n’a guère été tendre ni enthousiaste [14]. Si l’on s’accorde à reconnaître, dès sa parution, la nouveauté, l’audace et l’intérêt du Théâtre de Clara Gazul, qui, aux yeux par exemple d’un Balzac, fit « révolution » dans les lettres [15], en revanche La Jaquerie et les pièces qui suivirent se sont attiré les foudres de leurs lecteurs et, plus étonnant, de leurs éditeurs. Pierre Trahard, à qui l’on doit l’étude la plus complète sur l’œuvre mériméenne ainsi que Pierre Jourda dans son édition de La Jaquerie et de La Famille de Carvajal assassinent littéralement le théâtre de Mérimée. Patrick Berthier le rappelle ici-même à propos de La Jaquerie, citations à l’appui. On ajoutera au florilège déjà passablement négatif qu’il donne, ces jugements :
« l’intérêt littéraire que présente la Jacquerie [sic] est médiocre, parce que le livre ne marque un progrès ni dans la conception de l’art ni dans les moyens d’exécution. La Jacquerie procède du Théâtre de Clara Gazul ; c’est un essai dramatique manqué, où Mérimée gaspille son talent [16]. »
« Mais, en définitive, La Jacquerie, au point de vue dramatique, est une œuvre manquée [17]. »
C’est « la plus faible de ses œuvres [18] ».
Il y a tout lieu d’interroger de telles appréciations, de les prendre avec prudence sinon circonspection, sans forcément tomber dans le travers inverse de la réhabilitation (quasi) systématique et militante qui est celui d’un Oscar Mandel [19] : critique de goût qui ne s’appuie guère sur une étude concrète de la dramaturgie mériméenne. L’attitude de Paule Petitier, par exemple, qui suggère sans condamner a priori un texte comme La Jaquerie, d’en « discuter la réussite esthétique [20] » nous semble aujourd’hui préférable, si l’on rend au verbe « discuter » toute sa dimension heuristique.
Mérimée et le théâtre : nouvelles lectures
C’est précisément une réévaluation critique du théâtre mériméen (et plus largement du rapport de Mérimée au théâtre) que proposent les contributions qui suivent. Elles sont consacrées pour l’essentiel au premier moment, le plus riche, de la production théâtrale mériméenne (1825-1830). Il s’agit des actes d’une journée d’études tenue à l’Université Paris-Sorbonne le 28 novembre 2014, co-organisée par le CELLF 19-21 (Université Paris-Sorbonne), le CÉRÉdI (Université de Rouen), le CRP 19 (Université Sorbonne-Nouvelle), et la Société Mérimée.
À ses débuts, le théâtre de Mérimée fait figure de littérature de combat. Son éclosion se comprend dans les débats et tentatives pour renouveler le théâtre au mitan des années 1820, en s’éloignant des moules de la tragédie et de la comédie (néo)classiques françaises. Il est assurément un des éléments clés de l’entreprise romantique, dont il partage certains des réseaux et la plupart des principes [21]. La genèse, la diffusion et la réception du Théâtre de Clara Gazul et de La Jaquerie sont intimement liées aux cercles libéraux qui définissent et illustrent un romantisme conçu aux antipodes de celui, royaliste et tenté par l’éloquence, des Chateaubriand, Lamartine et même Hugo. Mérimée est ainsi l’un des piliers du « grenier » d’Étienne Delécluze qui rassemble tout ce qui compte dans le milieu intellectuel libéral aux alentours de 1825 et qui s’emploie activement à définir et promouvoir le romantisme (même si Delécluze lui-même n’y est pas tout uniment favorable). Stendhal y fréquente, qui vient de publier la deuxième version de Racine et Shakespeare (1825), où il définit le « romanticisme » comme une littérature adaptée à son temps, appelle de ses vœux une tragédie nationale en prose qui prenne à bras le corps la question de l’Histoire et enterre les conventions sclérosées du classicisme. On y croise encore le fondateur – P. F. Dubois – et plusieurs rédacteurs du Globe, organe libéral qui bataille pour un certain romantisme en soutenant par exemple activement l’entreprise nouvelle des « scènes historiques » illustrée par Ludovic Vitet [22] (qui compte parmi les rédacteurs du journal, parmi les habitués du grenier de Delécluze et qui sera bientôt, avant Mérimée, inspecteur général des monuments historiques). S’y rencontre également Sautelet, l’éditeur des romantiques. C’est dans ce milieu que naît le Théâtre de Clara Gazul, qui est, même si c’est de loin, inspiré des principes du Racine et Shakespeare, lu et commenté comme tentative « romantique » dans le grenier de Delécluze [23], édité par Sautelet et soutenu par le Globe [24] ainsi que par Stendhal dans ses chroniques pour l’Angleterre [25]. Le théâtre mériméen est donc bien, à ses débuts, arme dans le combat romantique libéral. Le contexte éditorial du Théâtre de Clara Gazul, étudié ici par Barbara Dimopoulou, qui revient sur le parcours et les choix du libraire Sautelet au cœur de ce réseau, suffit à classer idéologiquement et politiquement le (premier) théâtre de Mérimée.
Romantique, il l’est par ses audaces, par sa recherche de formes nouvelles qui s’éloignent, tant sur le versant comique que sur le versant dramatique ou tragique, des cadres anciens [26]. C’est particulièrement vrai de La Jaquerie. Ces « scènes féodales » sont, avec Les Barricades (1826) de Ludovic Vitet, la meilleure illustration du genre nouveau des « scènes historiques », tournant résolument le dos à la tragédie historique et préparant ce qui deviendra, avec Dumas, Hugo et Musset mais selon des principes différents, le drame romantique historique [27]. Peindre un épisode de l’histoire nationale – pour faire écho à la revendication de Racine et Shakespeare – de manière dramatique, par les ressources du dialogue, telle est la visée des scènes historiques. Elles abandonnent le découpage en actes pour une composition émiettée multipliant les scènes qui sont autant de perspectives sur l’événement. La Jaquerie, comme le montre Stéphane Arthur, reprend ce genre nouveau mais en y introduisant du « jeu » : documentation historique solide mais tenue ironiquement à distance – ce que ne perçoivent pas toujours les éditeurs, comme le montre Patrick Berthier à propos de Pierre Trahard et de Pierre Jourda –, affichage de références théâtrales plus qu’historiennes, effets de pittoresque conjugués à des décalages humoristiques. Ces « scènes féodales » n’en tiennent pas moins un discours idéologique nettement libéral, qui s’interroge sur la nature et les chances d’un soulèvement populaire au nom de la liberté. Stéphane Arthur souligne ainsi que le traitement des personnages, tendant à l’allégorie, permet à la pièce, au matériau médiéval, des réactualisations diverses selon les contextes de réception (fin d’une Restauration hantée par le souvenir de la Terreur révolutionnaire, révolutions bolchéviques du début du XXe siècle, lendemains de la seconde guerre mondiale ou combats marxistes de la seconde moitié du XXe siècle) dont nous avons gardé trace dans l’histoire éditoriale et la réception critique de l’œuvre. Mise en scène du passé, l’histoire théâtralisée de Mérimée est aussi toujours miroir du présent.
« Mise en scène » : nous employons l’expression à dessein. Certes, pas plus que le Théâtre de Clara Gazul, La Jaquerie n’a été écrite d’abord pour être représentée et ni l’un ni l’autre ne l’auront été du vivant de Mérimée. Mais, comme le montre Georges Zaragoza, l’écriture de La Jaquerie reste « purement dramaturgique », imprégnée d’un imaginaire scénique qui « continue à se manifester malgré le refus de la représentation ». En témoigne tout particulièrement le traitement de l’espace. Une étude précise des didascalies, dans leur gestion de l’espace scénique, de l’espace invisible, des déplacements – singulièrement des sorties – des personnages, permet à Georges Zaragoza de souligner combien La Jaquerie est composée en présupposant les contraintes de la représentation et en transformant le lecteur en spectateur imaginaire qui a en quelque sorte à reconstituer un théâtre intérieur, correspondant assez directement au théâtre à l’italienne dominant à l’époque. L’habileté dramaturgique de Mérimée, que l’étude de Georges Zaragoza permet de réévaluer, se perçoit en outre dans la composition d’ensemble de ces « scènes féodales ». Loin de n’être qu’une juxtaposition de scènes indépendantes, elles s’organisent en quatre temps forts donnant à voir les affrontements entre les différents camps, et scandés par une gestion évolutive de l’espace scénique : tantôt Mérimée utilise des espaces cloisonnés, comme le sont les classes sociales ou les camps ; tantôt il opte pour des espaces ouverts, lieux de rencontres où peut se produire l’affrontement. Cette « maîtrise dramaturgique d’une grande efficacité » est fortement inspirée du modèle shakespearien (où l’on retrouve un Mérimée romantique). En témoigne exemplairement le traitement des scènes de bataille dont le principe est de ne jamais représenter le cœur de la bataille mais toujours ses marges en une série de scènes fragmentées. Si bien que l’espace scénique n’est au mieux qu’un débordement de la bataille qui fait rage dans le hors-scène et dont le lecteur-spectateur est amené à imaginer la violence. La représentation de l’histoire se fait donc dans La Jaquerie sans jamais oublier les contraintes – très concrètes – de la scène.
Influencé par Shakespeare, le rapport de Mérimée au théâtre est également médiatisé par une des autres grandes traditions européennes : celle du théâtre du Siècle d’or espagnol. Mérimée l’a tôt et longtemps pratiqué. Jean Canavaggio retrace les jalons essentiels de cette fréquentation assidue, qui doit se comprendre comme une manière – là encore romantique – de sortir du théâtre classique français [28]. Elle passe par la lecture, avec la découverte des comedias traduites dans la collection des Chefs d’œuvre des théâtres étrangers de Ladvocat à partir de 1821, puis la lecture dans le texte de plusieurs pièces de Lope de Vega et Calderon. Mais également par la critique, avec la rédaction de deux notices sur la vie et les ouvrages de Cervantès, qui mentionnent et jugent la production dramatique de l’auteur de Don Quichotte [29], ainsi qu’un compte rendu de l’Histoire de la littérature espagnole de l’hispaniste américain George Ticknor, dans lequel Mérimée s’étend précisément sur le théâtre du Siècle d’or [30]. S’il apprécie fort ce théâtre, il ne ménage pas ses critiques. Elles portent essentiellement sur le caractère stéréotypé, conventionnel des intrigues et des caractères – imbroglios et coups de théâtre empêchent un réel développement des caractères et reposent sur un répertoire limité de passions et de situations – et leur style enflé et orné, ce style « culto », typiquement baroque, qui conserve le vers et se comprend comme l’exact contraire du naturel que Mérimée recherche dans ses propres ouvrages comme plus adapté au public de son époque. Jean Canavaggio suggère que ce répertoire espagnol influence peut-être moins qu’on ne le dit habituellement la pratique dramaturgique de Mérimée. Les clins d’œil à la tradition de la comedia sont manifestes dans le Théâtre de Clara Gazul, dont plusieurs pièces empruntent leurs épigraphes à ce théâtre, sont découpées en « journées » et se terminent sur un appel à l’indulgence du public, procédés conventionnels dans le théâtre espagnol – comme dans celui de Shakespeare – dont Mérimée emprunte encore quelques ressorts passionnels habituels. Mais ils ne doivent pas masquer les réelles distorsions que Mérimée fait subir à la dramaturgie du Siècle d’or, convoquée voire affichée mais constamment déjouée, ne serait-ce que par le passage du vers à la prose.
Ces distorsions sont-elles de nature « ironique » ? Voire « parodique » ? Comment prendre un théâtre livresque qui multiplie les allusions ou reprises manifestes de codes ou topoï de genres anciens (le théâtre élisabéthain, celui du Siècle d’or) ou parfaitement actuels (le mélodrame, dont on est tenté de rapprocher une pièce comme La Famille de Carvajal ou certaines scènes des Espagnols en Danemarck) ? La question, qu’on pourrait élargir à l’ensemble de l’œuvre mériméenne, est particulièrement sensible pour sa production dramatique. Face à elle, le lecteur-spectateur semble toujours placé entre adhésion et distanciation, entre un théâtre d’inspiration aristotélicienne fondé sur une mimésis qui vise in fine la catharsis et un théâtre « épique » au sens brechtien qui, au contraire, produit un « étrangement », une défamiliarisation salutaire [31]. Celle-ci se produit dès qu’on tente de dessiner le cadastre des (sous-)genres théâtraux pratiqués par Mérimée. Aucun d’eux n’est conforme à son cadre habituel, comme si le brouillage générique faisait partie des principes poétiques de Mérimée. À moins qu’on y voie un trait d’époque, le débat romantique de 1825 à 1830 apparaissant comme un laboratoire de reconfiguration des genres. Le théâtre mériméen prendrait alors un tour directement expérimental.
Sur la période qui nous intéresse plus particulièrement on le voit s’essayer à divers genres. Tout particulièrement à la « comédie » : toutes les pièces du Théâtre de Clara Gazul (dans sa version de 1825) sont ainsi intitulées, mais relativement à la tradition, tant française qu’espagnole, on peut dire, en reprenant une formule de l’avertissement d’Inès Mendo ou le préjugé vaincu, qu’elles sont pour le moins des « comédie[s] étrange[s] », où il n’est pas sûr que le rire l’emporte [32]. Genre et tonalité ne semblent pas toujours s’accorder. De l’ensemble de ces brouillages La Jaquerie est un bon exemple, dont le classement générique est pour le moins fluctuant. Sous-titrée « comédie historique » quand elle est, très partiellement, publiée dans la presse pour la première fois [33], elle a pour nouveau sous-titre lors de la publication en volume « Scènes féodales » et renvoie au genre des scènes historiques (qui a sans doute plus à voir avec le drame qu’avec la comédie) illustrées par Vitet deux ans auparavant, alors même que Mérimée la qualifie, dans sa correspondance, de « petite tragédie romantique [34] ».
La dramaturgie mériméenne n’est pas non plus sans lien avec le proverbe, qui (re)fleurit sous la Restauration. Notamment grâce à Théodore Leclercq, que Mérimée apprécie, au point de rédiger une notice nécrologique qui servira d’avant-propos à l’édition posthume des Proverbes dramatiques en 1852. Valentina Ponzetto montre que si aucune pièce de Mérimée n’est explicitement intitulée « proverbe », trois d’entre elles au moins partagent de nombreux traits avec ce genre d’origine mondaine, à la fois spirituel et didactique, qui s’infléchit volontiers dans les années 1820 vers un discours satirique : deux « comédies » du Théâtre de Clara Gazul – Une femme est un diable et L’Amour africain – ainsi que Les Mécontents (1830). La critique a souvent identifié cette troisième pièce au genre du proverbe, même si Mérimée ne l’a pas fait lui-même – en tout cas pas officiellement. Quant à la deuxième, la seule qui fut jouée du vivant de Mérimée, elle l’a été dans un cadre qui l’assimilait à un proverbe [35]. Dans les trois pièces qu’elle étudie, Valentina Ponzetto souligne l’esprit ludique et malicieux, la donnée anticléricale, la satire politique, la propension à rompre l’illusion théâtrale pour s’adresser directement au spectateur (qu’elle propose de lire comme une reprise de l’esthétique contemporaine du proverbe plutôt que de celle, ancienne, de la comedia du Siècle d’or), le style naturel et les dialogues vrais exempts du « grossissement et du relief propres au théâtre » (Sainte-Beuve) : tous traits relevant de l’esthétique du proverbe, genre souple dont la liberté de ton et la rapidité ne pouvaient que plaire à Mérimée.
C’est toutefois avec le « drame » que les brouillages génériques, producteurs de distanciation, sont les plus nets (si l’on ose dire !). C’est La Famille de Carvajal et l’histoire de sa réception critique qui sont ici en cause. Sous-titrée « drame », mais présentée dans sa dernière réplique comme une « comédie » et désignée par Mérimée dans sa correspondance comme une « tragédie immorale », cette pièce a été très régulièrement qualifiée de « mélodrame » ou de « parodie » de mélodrame par la critique. En faire un mélodrame, ce qui engage déjà un acte interprétatif à interroger, revient à considérer que sa lecture repose sur un effet d’adhésion pathétique. La considérer comme une parodie revient au contraire à en faire par excellence une pièce de la distanciation. Émilie Pezard reprend ici toutes les pièces du dossier. Elle montre que La Famille de Carvajal présente bien un « caractère mélodramatique » par les types d’emplois et l’intrigue et que c’est sans doute délibéré de la part de Mérimée. Mais qu’elle s’en écarte sur (au moins) un point fondamental : le dénouement immoral, qui refuse toute édification, en tuant le bourreau et la victime, d’ailleurs pas totalement innocente. La pièce tient en outre le pathétique à distance, en le thématisant de manière ironique. Pour autant, la lecture « parodique », qui survalorise l’outrance dans la violence et l’ironie, n’est pas totalement tenable. Car si l’ironie est bien présente, elle s’allie à l’horreur, qu’elle n’annule pas. Dérision et sérieux voisinent. Ce mélange des registres est typique du « romantisme » de la fin des années 1820. Mieux vaut donc considérer, comme le suggère Émilie Pezard, La Famille de Carvajal comme « une pièce pleinement romantique » que comme un mélodrame (parodique ou non). Elle continue la veine de Clara Gazul, en prouvant tout l’intérêt herméneutique qu’il y a à faire du théâtre de Mérimée le laboratoire d’une (partie de la) dramaturgie romantique. Celle-ci s’éloigne du dramatique aristotélicien fondé sur la seule mimesis à visée cathartique pour favoriser des procédés de distanciation, mais sans obérer totalement la puissance d’emprise affective du texte. Pour le dire autrement, « ironie » et « parodie », deux termes passe-partout et un peu fourre-tout, qu’on trouve si souvent convoqués à propos de Mérimée, gagneraient à être considérés non comme des visées ultimes et des sésames herméneutiques (un peu courts) mais comme un des éléments constitutifs d’une poétique romantique conçue comme pratique constante du contrepoint qui bouscule à dessein l’horizon d’attente de son lecteur-spectateur.
La distanciation peut s’observer, comme le propose Noémi Carrique, dans le traitement d’un type de personnage, qui est à peine un emploi : celui de l’assassin, une des figures les plus fréquentes du théâtre de Mérimée, tous genres confondus, ce qui confirme le brouillage des distinctions génériques évoqué ci-dessus. Tout le monde tue dans ce théâtre sanglant qui pourtant refuse l’exploitation pathétique de la mort et le jugement moral : la jeune fille (la Catalina parricide de La Famille de Carvajal ou la mélancolique Mariquita de L’Occasion), le bourreau dont c’est le métier (Inès Mendo), les ecclésiastiques de tous ordres et de tous rangs, les paysans comme les aristocrates (La Jaquerie), etc. Ce « romantisme à coups de poignard » redistribue ou relativise les « emplois » de la dramaturgie classique, en les confondant en un même ensemble qui a sens anthropologique (cruauté naturelle de l’homme) et idéologique (violence des corps constitués et des institutions sociales).
Les relations de Mérimée au théâtre peuvent enfin s’envisager à partir du devenir théâtral de ses œuvres. Car s’il a proportionnellement peu composé pour le théâtre, en revanche ses œuvres ont très souvent été adaptées pour la scène. Tout se passe donc comme si elles contenaient les germes d’une théâtralité ne demandant qu’à s’exposer. Ces adaptations n’ont parfois qu’un rapport lointain avec le texte d’origine mais elles attestent que, dans la logique médiatico-théâtrale du XIXe siècle, Mérimée est une valeur (assez) sûre et que sa poétique, resserrée, peut facilement se traduire en termes dramaturgiques. En l’occurrence, la célébrissime Carmen de Bizet [36] est l’arbre qui cache la forêt [37]. Pour s’en tenir à l’opéra, rappelons, parmi bien d’autres, les moins connus mais récemment commentés Pré-aux-Clercs d’Hérold [38] (1832), Fortunato de Théodore Gouvy [39] (1896) ou Venus d’Othmar Schoeck [40] (1922), inspirés respectivement de la Chronique du règne de Charles IX, Mateo Falcone, La Vénus d’Ille. Sans oublier La Périchole d’Offenbach ou La Jaquerie d’Édouard Lalo, qui, eux, sont l’adaptation de textes déjà théâtraux : Le Carrosse du Saint-Sacrement, La Jaquerie. Le cinéma ne serait pas en reste avec ses Carmen ou Le Carrosse d’or de Jean Renoir (1953). Ni les adaptations scéniques d’œuvres théâtrales de Mérimée, telles Une espionne russe, épisode de 1812, comédie-vaudeville tirée des Espagnols en Danemark par Mélesville et Carmouche (1829), ou La Jaquerie (3 actes, 12 tableaux) de Georges Arest (1952). Florilège presque au hasard qui n’a rien d’exhaustif.
Les nouvelles mériméennes ont souvent été transposées à la scène. Marie-Pierre Rootering étudie l’adaptation théâtrale de La Chambre bleue par Charles de La Rounat, qui transforme la nouvelle de Mérimée en une comédie en un acte, sous le même titre, créée au théâtre du Vaudeville le 22 septembre 1873. Elle montre que la première appelle comme naturellement la seconde. La nouvelle a dès l’origine une donnée et presque une structure vaudevillesques. L’histoire est celle du projet contrarié – ressort comique traditionnel – d’un couple de jeune amoureux de s’isoler dans un hôtel de province pour y consommer incognito leur amour. Le quiproquo sur lequel est fondé le dénouement mais aussi la progression en trois temps nettement marqués et certains bons mots émaillant les dialogues sont des données à fort potentiel spectaculaire que l’adaptateur transpose directement dans la version scénique. Les modifications essentielles touchent, outre au resserrement de l’espace – contraintes de la représentation – à la destination du texte : la nouvelle de Mérimée, texte de salon, était destinée à l’impératrice Eugénie dans une relation qui relève avant tout de la connivence amusée ; la scène du Vaudeville impose une moralisation conventionnelle du dénouement (l’amour n’est pas consommé sur scène) et un traitement tout différent de l’héroïne, que La Rounat émancipe en la rapprochant de la réalité quotidienne du public bourgeois.
La traduction, enfin, est une forme d’adaptation ou de transposition, révélatrice du contexte de réception. Irene Atalaya étudie la réception tardive du Théâtre de Clara Gazul en Espagne. L’œuvre est intimement liée à l’Espagne, tant dans ses personnages, ses intrigues, ses références (les comedias) que dans la mystification qui en attribue l’écriture à une actrice espagnole. Elle n’a pourtant été traduite et acceptée en Espagne que plus d’un siècle après sa parution. La traduction qu’en propose le poète Cernuda en 1933 (en y incluant La Famille de Carvajal) n’a pu voir le jour, comme le montre Irene Atalaya, qu’en raison de l’ouverture qu’a représentée la seconde République, dont le premier président, Manuel Azaña, enthousiaste de Mérimée, avait d’ailleurs traduit et fait représenter Le Carrosse du Saint-Sacrement en 1931. L’anticléricalisme virulent du théâtre mériméen mais aussi sa représentation fortement stéréotypée des Espagnols ayant jusque-là (et au-delà) constitué deux obstacles majeurs à sa réception dans un pays encore extrêmement catholique et rechignant à se reconnaître dans le miroir peu flatteur et peu vraisemblable que Clara Gazul lui tend.
Ces contributions se veulent une invitation à la relecture. En attendant que des metteurs en scène s’emparent, plus qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici, d’un théâtre à redécouvrir, propre à bien des expérimentations scéniques.
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Les éditeurs remercient vivement Antonia Fonyi et Sylvain Ledda pour leur concours scientifique, et sont reconnaissants à Jean-Claude Arnould, André Guyaux et Paolo Tortonese pour leur soutien institutionnel.
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Avertissement
Dans l’ensemble des contributions qui suivent, hors des citations de textes critiques, nous harmonisons les mentions des « scènes féodales » de Mérimée conformément à l’orthographe de l’édition originale : La Jaquerie.