Fig. 1. Édouard Glissant
La pensée d’Édouard Glissant, comme une voile, nous invitera à parcourir l’étendue des musiques et à y découvrir des relations et des traces dont certaines beautés ne pourraient être appréhendées sans elle. (Jean-Luc Tamby) [1]
Pourquoi Glissant
Édouard Glissant s’est éteint le 3 février 2011 à l’âge de 82 ans. Musique et littérature, entre Amazonie et Caraïbes. Autour d’Édouard Glissant entend s’appuyer sur la pensée protéiforme d’Édouard Glissant pour quelques pistes d’analyse musico-littéraire (cette dernière intégrant l’oralité : lire l’article d’Apollinaire Anakesa). Les pages qui vont suivre prolongent les recherches initiées par Jean-Luc Tamby, qui a brillamment soutenu une thèse intitulée Éléments d’herméneutique musicale en marge de la poétique d’Édouard Glissant sous la direction de Pierre Albert Castanet en 2011 à Rouen. La réalisation même du colloque en 2012 doit beaucoup aux conseils amicaux de Jean-Luc Tamby. Glissant représente l’un des rameaux vivaces de la littérature française contemporaine. On reconnaît dans sa poétique générale des concepts clef : une ouverture sur le « Tout-Monde », au « Chaos-Monde », une « pensée du tremblement », de la « créolisation », de la « Relation ». Sa conception du monde est d’une grande actualité, si l’on considère l’importance des théories contemporaines de la Complexité, du Chaos (Deleuze, son maître, s’en est fait l’écho), de la diversité culturelle, des études postcoloniales… Martiniquais, Édouard Glissant était surtout un citoyen du monde – cosmopolitisme revivifié –, s’en prenant aux « identités racines » repliées sur elles-mêmes pour une pensée en « rhizome », répondant à une pulsion « archipélique ». « Nous devons construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. » (Glissant, 2011)
Fig. 2. Léon Gontran Damas, Pigments, Paris, G.L.M., 1937.
Illustration de Frans Masereel, gravure sur bois.
Miroirs des mondes
La Normandie, la ville de Rouen en particulier – d’où sont rédigés ces actes –,
a-t-elle saisi l’importance de son rôle dans la co-construction des nouveaux mondes ? C’est en 1643 que la Compagnie de Rouen, après un voyage fort tourmenté, fonda les premières « habitations » de Guyane. Ainsi commençait une littérature et des échanges « culturels » entre la Normandie et le cap Nord amazonien. Les « sauvages » relégués, les esclaves dépossédés, et toutes les populations entraient dans une spirale d’influences mutuelles, interactions artistiques dirions-nous aujourd’hui. La même histoire se répète dans chaque île de l’espace caraïbéen : migrations d’idées, d’instruments, de sensibilités, qui se cristallisent dans la création musico-littéraire. Des rives du Maroni en Guyane où vivent les amérindiens et les Bushi Kondé Sama (les Marrons) au littoral créole-blanc-asiatique ; du Lamentin à la montagne Pelée, en Martinique ; des ports négriers aux îles à sucre, de la Louisiane au Brésil… est-ouest, nord-sud, entre Caraïbe et Amazonie… un monde miroir du nôtre, qui nous regarde et que nous regardons, est traversé de flux et reflux incessants, dont l’un des point les plus stables, pour la création littéraire comme la création musicale, est l’oralité. Les recherches sur le « texte » ne peuvent faire l’économie des sons eux-mêmes, des bruits, de tout ce réseau d’empreintes musicales et littéraires. Ce qu’une approche théorique appellera, sur ce site, la transdiction.
Jean-Luc Tamby a soutenu donc engagé des études sur Glissant et la musique ; de plus, comme la musicologie en Guyane est, depuis peu, particulièrement active, grâce au travail d’Apollinaire Anakesa dans le cadre du CADEG, il nous a paru d’actualité de faire le point sur les études musico-littéraires dans cette région du monde. Les travaux présentés ici sont inédits ; les études sur la musique en Guyane sont à peine naissantes, en voici des échantillons ; quant à l’approche glissantienne du musical, nous en devons l’impulsion à Jean-Luc Tamby. Les approches comparatives d’Émilie Yaouanq, Hugues Azérad et Paul Paumier éclairent l’œuvre de Glissant.
Notre progression sera la suivante : nous partons de la musique elle-même, à savoir 1. les poétiques musicales (Tamby, Castanet), 2. les études guyanaises (Darbon, Anakesa), et 3. nous élargissons à l’univers glissantien en général (Azerad, Yaouang, Paumier).
Poétiques musicales
Fig. 3. Ursonate pour voix solo, partition verbale [2] de Kurt Schwitters.
Citée dans l’article de P. A. Castanet.
Si Jean-Luc Tamby aborde les liens entre rythme et politique dans l’œuvre de Glissant, c’est que, musicien et littéraire, musicologue du contemporain autant que spécialiste du baroque, parlant aussi bien l’anglais que le créole réunionnais, sa capacité de mettre en relation est une clef pour comprendre le singulier. Luthiste reconnu, membre du remarquable Poème Harmonique dirigé par Vincent Dumestre, il est aujourd’hui professeur au conservatoire de Rennes. Comme il sait le faire, il isole un concept qui paraît une évidence : le « rythme », tant cité par la négritude et la post-négritude, pour en tirer les racines étymologiques, épistémologiques, scientifiques ; mettre face à face les discours sur le rythme, les décalages entre rythme poétique et rythme musical. Paul Valéry déclare que ce mot « n’est pas clair. Je ne l’emploie jamais [3]. » Qu’en est-il pour Glissant ? Il paraît plus proche de Langston Hugues, pour qui tout est rythme, de la moindre répétition, symétrie, figure – géométrie, flux, respiration, etc. – jusqu’aux mouvements des écritures ; est-il une « essence de l’homme noir [4] » comme l’avance Césaire ?
Castanet et Glissant partagent l’utopie des symbiologues, le discours symbiotique… Glissant effectue une sorte de fusion structurelle roman-poésie-essai-science-philosophie-traité-pamphlet… La philosophie de Deleuze est inondée de métaphore ; la poésie de Glissant est irriguée de concept. Les deux se classent dans des bacs encore distincts, bientôt surviendra un Olybrius dont la prose se rira des fissions nucléaires. Castanet, auteur de Tout est bruit pour qui a peur et de Quand le son cherche noise, deux gros volumes bourdonnant autour du bruit-son ardent, réalise dans l’argile de sa langue une semblable fusion poético-scientifique. « Pour une poétique musicale des profondeurs », inspiré des poétiques du Divers, de la Relation, du Tout-Monde, etc. montre ainsi le complexus du fait musical dans la bête immonde des abysses contemporains.
Études guyanaises
Fig. 4. Boutala (1921) du guyanais René Maran décrit la ganza africaine : Alexandre Iacovleff en fait un tableau saisissant en 1926. La Ganza, danse accompagnant les cérémonies de la circoncision en Ubangi-Sanga.
Les deux articles de N. Darbon sont complémentaires. « Qu’est-ce que la transdiction ? » permet de lire le premier. Il définit une approche théorique dont l’objectif essentiel est d’intégrer un son à une théorie du texte, puisque l’étude des passages, transferts, métissages d’une réalité à l’autre, art des mots / arts des sons au sens large, nécessite de dépasser la structure support pour envisager un « objet » vivant et polyartistique. C’est de quoi il s’agit dans le premier article : « littérature et musique de Guyane », dans cet ordre. Apollinaire Anakesa prolonge cette recherche et la précise, allant « fouiller le sous-sol » de la parole, pour reprendre la métaphore de Glissant. Il explore les correspondances entre langue et musique, des cultures traditionnelles des Hmongs, des Bushinenge et des Créoles de Guyane. Langue de la musique, musique de la langue. Domaine que connaît intimement A. Anakesa, diplômé du conservatoire de Shangaï, des universités du Congo – deux pays où l’on parle des langues à ton –, docteur de la Sorbonne et professeur à l’université de Guyane. N. Darbon travaille actuellement à l’université d’Aix-Marseille ; ses travaux portent entre autre sur la Complexité dans la création musicale contemporaine.
Études glissantiennes
Fig. 5. Montage photographique présentant Toussaint Louverture et Alejo Carpentier
La révolution permanente de Rimbaud et Mallarmé résonne chez Glissant ; bien que peu sensible à la notion d’influence, sa poétique de la Relation implique que « tout est lié à tout » et dirigé positivement vers l’avenir. Professeur à l’université de Cambridge, Hugues Azérad observe quelques souches de l’Arbre chanteur. Émilie Yaouang-Tamby fait une incursion chez un autre écrivain, Alejo Carpentier, dont Los pasos perdidos sont comparé à La Lézarde de Glissant. L’auteur cubain est l’un des rares, avec Saint-John Perse, James Joyce et William Faulkner, à être cité dans le panthéon glissantien. Enfin Paul Paumier, historien des civilisations, tente de faire le point sur les biographies récentes de Toussaint Louverture. Le gouverneur haïtien est à l’origine d’une révolution qui pourtant a été « vaincue en France métropolitaine ; la contradiction est évidente, et tout l’édifice idéologique de Toussaint s’effondre ». Il procède à une comparaison entre la réalité historique et le traitement littéraire de la vie Toussaint, érigé en héro absolu du combat pour l’indépendance face aux colonies.
Glissant : une chronologie
1928, naissance à Sainte-Marie, en Martinique
1946, s’installe en métropole ; études d’ethnographie au musée de l’Homme et d’histoire et de philosophie à la Sorbonne
La Terre inquiète. Lithographies de Wilfredo Lam. 1955
Soleil de la conscience. (Poétique I). 1956
1958, prix Renaudot pour La Lézarde – son éditeur est Gallimard
1959-65, expulsé de la Guadeloupe, assigné à résidence en métropole, interdit de séjour en Martinique pour « séparatisme »
Le Sel Noir. 1960
1961, fonde avec Paul Niger le Front antillo-guyanais indépendantiste, puis autonomiste
Monsieur Toussaint. 1961
Participe à la Négritude ; évolue vers la « créolisation »
Le Quatrième Siècle. 1964
Les Indes. Un champ d’îles. La Terre inquiète. 1965
L’Intention poétique. (Poétique II). 1969
Malemort. 1975
Boises ; histoire naturelle d’une aridité. 1979
1980, docteur ès Lettres
Le Discours antillais. 1981
La Case du commandeur. 1981
1982-86, directeur du Courrier de l’Unesco
Le Sel noir. Le Sang rivé. Boises. 1983
Pays rêvé, pays réel. 1985
Mahogany. 1987
1989, professeur à l’université d’État de Louisiane
Poétique de la relation. (Poétique III). 1990
Discours de Glendon. 1990
Fastes. 1991
Poèmes complets : Le Sang rivé ; Un champ d’îles ; La Terre inquiète ; Les Indes ; Le Sel noir ; Boises ; Pays rêvé, pays réel ; Fastes ; Les Grands Chaos. 1994
1995, professeur de littérature française, à la City University of New York
Introduction à une poétique du divers. 1995
Tout-Monde. 1995
Faulkner, Mississippi’. 1996
Traité du Tout-Monde. (Poétique IV). 1997
Sartorius : le roman des Batoutos. 1999
Le Monde incréé : Conte de ce que fut la Tragédie d’Askia ; Parabole d’un Moulin de Martinique ; La Folie Célat. 2000
Ormerod. 2003
La Cohée du Lamentin. (Poétique V). 2005
Une nouvelle région du monde. (Esthétique I). 2006
2007, fonde l’Institut du Tout-Monde (conseil régional d’Île-de-France, ministère de l’Outre-Mer)
Mémoires des esclavages. 2007
Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi ? (avec Patrick Chamoiseau). 2007
La Terre magnétique : les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques (avec Sylvie Séma). 2007
Miquel Barceló. 2007
L’Intraitable Beauté du monde. Adresse à Barack Obama (avec Patrick Chamoiseau). 2009
Philosophie de la relation. 2009
La Terre le feu l’eau et les vents : une anthologie de la poésie du Tout-monde. 2010
2011, décède à Paris, inhumé au Diamant, en Martinique