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Michèle GUÉRET-LAFERTÉ

Université de Rouen - CÉRÉdI

Introduction


Texte complet


En raison de l’intérêt que notre centre de recherche, le CÉRÉdI (Centre d’Études et de recherche Éditer-Interpréter), a toujours porté depuis sa création aux multiples ressources culturelles liées à son implantation normande, il était naturel que nous célébrions nous aussi, comme l’ont fait les institutions et associations régionales et locales en organisant des manifestations très variées, l’événement historique qu’a constitué le onzième centenaire du traité de Saint-Clair-sur-Epte, reconnu comme la date de naissance de la Normandie.

Dans son ouvrage consacré aux Vikings, Pierre Bauduin souligne en ces termes l’importance décisive qu’a revêtue cet accord :

« En échange d’une cession territoriale comprenant le territoire entre l’Epte et la mer, avec Rouen et la Basse-Seine, Rollon acceptait le baptême, devenait le fidèle du roi et s’engageait à assurer la tutela regni, la « protection du royaume », en premier lieu contre les bandes scandinaves qui pouvaient être tentées de remonter la Seine. Ce qui devient la Normandie se révéla la plus durable des fondations politiques créées par les Scandinaves en Occident » [1].

Le colloque que nous avons organisé les 8 et 9 décembre 2011 à l’Université de Rouen s’est situé à la croisée des chemins, entre recherche universitaire en quête des origines et ouverture vers le domaine plus large de la création artistique, entre l’événement pris à sa source et les interprétations qu’il a pu susciter au fil des siècles et il a réuni, de manière extrêmement fructueuse, historiens et littéraires, afin d’étudier comment l’historiographie a construit dès les origines une identité normande, qui a pu être remaniée, au fur et à mesure que s’élabore l’histoire de France, selon les contextes et selon les besoins idéologiques du moment. À cette « fabrique de la Normandie » la création artistique a pleinement participé, qu’il s’agisse d’illustrations sous la forme de miniatures, ou bien d’épopées, sous la forme de sagas pour les pays scandinaves ou de chansons de geste pour la France. Sans doute le tour d’horizon que ces deux journées nous ont permis d’accomplir a-t-il laissé dans l’ombre des aspects nombreux, négligeant certains siècles qui auraient aussi mérité d’être questionnés quant à leur rapport à la Normandie. Mais nous avons eu la satisfaction d’avoir pris en compte, grâce aux sujets traités par les participants, quelques moments clés dans l’évolution de l’image de la Normandie : l’écriture des origines, avec le récit historiographique de Dudon de Saint-Quentin et les sagas scandinaves, la mémoire de ces événements fondamentaux telle qu’elle se conserve par le texte et par l’image dans les Grandes Chroniques de France et telle que la restitue Étienne Pasquier pour fonder l’histoire de France, enfin la célébration du premier Millénaire (1911) où se conjuguent harmonieusement les caractères spécifiques de la « petite patrie » normande avec sa pleine adhésion aux valeurs républicaines et patriotiques.

En outre, malgré l’extension temporelle (du XIe au XXIe siècle) et la variété du corpus (textes historiographiques, hagiographies, épopées, miniatures, bandes dessinées) que nous avons délibérément choisies pour notre champ d’études, des lignes de force n’ont pas manqué de se dégager. D’abord, dans les récits retraçant les origines, qu’ils se situent au plus près de l’événement ou à des époques tardives, se manifeste le même souci de concilier deux images antithétiques et pourtant constitutives des Normands, celle de l’envahisseur païen et celle du guerrier soumis et fidèle. Sans doute ce schéma d’intégration rapide et d’assimilation réussie se décline-t-il diversement, selon qu’il s’agit des Normands de Rollon s’installant en Normandie, des Normands de Robert Guiscard occupant l’Italie méridionale et la Sicile ou des Normands de Guillaume constituant la nouvelle élite de l’Angleterre. Mais c’est l’intégration qui chaque fois prévaut, indéniablement favorisée par des facteurs concernant la culture, la langue et la littérature. Ainsi, l’autre point important qui a été illustré par plusieurs des intervenants de notre colloque touche à la chanson de geste : dès la première de ses manifestations, la Chanson de Roland, les liens avec l’histoire de la Normandie sont extrêmement étroits, beaucoup plus que ce que l’on pourrait penser à première vue, au point qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas d’un genre spécifiquement normand ! Enfin, par le souci de garder la « remembrance » de ses origines, comme en témoignent fortement l’art très contemporain de la bande dessinée aussi bien que notre colloque, la Normandie peut se présenter forte à la fois de ses différences et de la façon dont elle les exploite pour les mettre au service d’une culture que nous souhaitons avant tout humaniste.

Les origines

Ce sont les premiers historiographes des ducs normands qu’il convient d’abord d’interroger afin d’apprécier leur contribution à la fabrique de la Normandie : Dudon de Saint-Quentin, auteur du De moribus et actis primorum Normanniae ducum (996-1015), Wace qui écrit le Roman de Rou (1160-1170) et Benoît de Sainte-Maure avec sa Chronique des ducs de Normandie (vers 1174). Laurence Mathey-Maille choisit d’examiner leurs prologues pour « montrer comment ces chroniqueurs établissent un authentique acte de naissance de la Normandie ». Dès son ouverture, Dudon annonce la visée encomiastique de son ouvrage avec l’éloge des deux premiers ducs, et surtout du troisième, Richard Ier, tout en délimitant clairement l’entité territoriale, qui associe Normandie et Bretagne. Son panégyrique le conduit à instituer un parallèle audacieux entre l’empire normand et l’empire romain. Chez Wace et chez Benoît, qui n’hésitent pas à projeter le présent sur le passé, l’identité normande est le plus souvent affirmée dans son opposition aux Français. Toutefois, le problème essentiel auquel se confrontent les trois chroniqueurs est celui de concilier l’image positive des Normands insérés dans le monde franc avec l’image négative des païens vikings. Chacun emprunte des voies différentes pour résoudre habilement cette tension : guidé par une vision providentialiste de l’histoire, Dudon s’attache à exalter les vertus des trois figures ducales (Rollon, Guillaume Longue Épée et Richard Ier) ; Benoît cherche à brosser le modèle du prince idéal, Henri II Plantagenêt s’offrant comme le glorieux descendant des trois premiers ducs, dont le premier, Rollon, voit son image rehaussée grâce à son opposition radicale au cruel Hasting. C’est cependant Wace, selon Laurence Mathey-Maille, qui nous offre le témoignage le plus explicite d’une recherche visant à gommer les aspects problématiques de l’origine de ce peuple. En effet, la rédaction successive de plusieurs prologues correspondant aux différentes étapes de la composition du Roman de Rou montre comment le chroniqueur en vient progressivement à abandonner les éléments qui offraient une sombre vision des envahisseurs normands, tout en développant une réflexion sur les pouvoirs de « l’écriture-remembrance », fondatrice d’une identité normande capable de se transmettre de génération en génération.

Si Dudon attribuait à Rollon une origine danoise, l’information est démentie par la tradition norvégo-islandaise qui livre des informations intéressantes sur le conquérant de la Normandie. Le corpus que Liliane Irlenbusch-Reynard examine comprend trois types de textes. Le premier groupe, constitué de six sagas en langue norroise et d’une histoire de la Norvège en latin, bien que relativement tardif (XIIe-XIIIe s.), dérive certainement de textes plus anciens aujourd’hui perdus. Tout en retraçant l’histoire de la Norvège et de l’Islande, il présente des généalogies détaillées, dont celle de Rollon, appelé Göngu-Hrólfr (« Hrólfr le Marcheur ») : il descendrait de la lignée des jarls de Møre (ouest de la Norvège). Le deuxième groupe, qui comprend des sagas de caractère plus légendaire, attribue à ce même personnage des origines et des aventures variées. Enfin, le troisième groupe est constitué d’annales, soit norroises, soit latines, rédigées entre la fin du XIIIe et la fin du XVIe siècle, qui reprennent en grande partie le matériau historiographique du premier groupe. Quelle valeur historique attribuer aux sagas ? Liliane Irlenbusch-Reynard retrace l’historique du débat, qui remonte au XVIIIe siècle. Au XIXe siècle, les tenants de la tradition orale s’opposèrent farouchement à ceux qui soutenaient que les sagas étaient avant tout des œuvres écrites par des auteurs. Aujourd’hui, la critique est plus nuancée, distinguant parmi les sagas celles qui ont un contenu plus historique ou plus légendaire. Pourtant, s’il est possible d’accorder un fort degré de crédibilité historique à une tradition orale qui pouvait remonter à plus de deux siècles, c’est en raison des règles métriques très strictes qui régissaient la poésie scaldique. Les sagas, en choisissant d’inclure ces strophes scaldiques caractérisées par une « construction verrouillée » ou en préférant transcrire en prose leur contenu, ont pu ainsi transmettre de génération en génération et sans altération une multitude d’informations, en particulier celles qui concernaient les longues chaînes généalogiques.

L’hagiographie et l’épopée

Françoise Laurent s’interroge sur le lien entre le genre hagiographique tel qu’il est représenté par les trois œuvres composées par Wace à partir de textes latins – Vie de sainte Marguerite, Conception Nostre-Dame et Vie de saint Nicolas – et le milieu où elles ont vu le jour, à savoir la terre normande, en relation avec l’Angleterre nouvellement conquise. Diversement datés de la jeunesse de Wace (entre 1135 et 1155) ou de sa maturité (après 1170 ?), ces textes hagiographiques, si l’on considère la figure sainte qui y est célébrée, posent le problème de leur ancrage normand. Pour saint Nicolas, c’est à partir de la Normandie que son culte se répandit en Europe, une fois que ses reliques furent transportées en 1087 d’Asie mineure à Bari dans les Pouilles, région nouvellement conquise par les Normands. En revanche, la dévotion à sainte Marguerite et à la Vierge n’a rien d’exclusivement normand, mais elle est très présente en Angleterre. Le but de ces deux hagiographies ne pourrait-il être de sceller l’unité anglo-normande ? Selon Françoise Laurent, la prise en compte de la situation linguistique de l’Angleterre entre 1066 et 1160 conforterait cette hypothèse. En effet, quatre langues sont alors en concurrence : le vieil anglais conservé par des textes dont le roi Alfred avait encouragé la traduction, le latin des clercs, l’anglais parlé et le français utilisé par la cour et les grands seigneurs ecclésiastiques et laïques. « L’ascension des élites anglo-normandes en quête de leur propre légitimité historique et de leur nouvelle identité a permis de créer un espace littéraire non latin ». Le choix de Wace, qui revendique haut et fort son identité normande, s’explique ainsi par la faveur dont le culte de sainte Marguerite et de la Vierge jouissait en Angleterre et par son désir de répondre aux exigences d’une population et d’une culture « mixtes ».

Nicolas Lenoir pose la question de l’image des Vikings donnée par le genre épique, question doublement complexe en raison des temporalités mêlées qui caractérisent le genre et transforment les faits historiques en légende, mais aussi et surtout en raison du rapport à établir entre les envahisseurs du Nord assimilés très tôt aux « sarrasins » et les Normands présents, dès les plus anciens poèmes, pour défendre l’empire et la chrétienté. L’examen de deux chansons, Gormont et Isembart (datée ca. 1130 et dont nous n’avons conservé qu’un fragment), et la Chanson d’Aiquin (fin XIIe s.), permet à Nicolas Lenoir d’aboutir à une première conclusion : « L’identité épique de la Normandie est, en surface du moins, une identité oublieuse de ses origines norroises ». Pourtant, cette neutralisation de ses dimensions ethnique et païenne n’aboutit nullement à faire de la Normandie une entité indistincte parmi les pays constituant l’empire. L’étude des listes de régions dans une vingtaine de chansons, en particulier lors de l’évocation des batailles et des conquêtes, conduit au surprenant constat que la Normandie est de loin le pays le plus souvent cité, en fréquente association avec d’autres régions de l’Ouest, Anjou et Bretagne, Maine et Poitou. Ainsi, la Normandie épique se voit accorder une identité exemplaire par sa force conquérante. Pour certaines chansons, on pourrait aussi interpréter cette géopolitique poétique comme « une captation littéraire et idéologique » mise en œuvre par la France capétienne pour s’annexer, symboliquement du moins, le puissant rival que constitue le royaume Plantagenêt. C’est ensuite à travers le personnage de « Richard le Viel », avatar du duc de Normandie Richard Ier, que Nicolas Lenoir souligne la singularité de la Normandie épique. Présent dans un grand nombre de chansons, tantôt vassal du premier rang, tantôt vieux rebelle insoumis, mais toujours héroïque, il contribue à incarner très efficacement le statut d’exception que la chanson de geste réserve à la Normandie. Enfin, il ne faut pas oublier, dans les listes de toponymes précédemment examinées, les pays conquis par les Normands au nord et au sud de l’Europe. Plusieurs chansons (Roland, Aspremont, Fierabras, …) s’inspirent en particulier des succès obtenus en Méditerranée par les Normands, récupérant d’une certaine manière les qualités de leurs ancêtres vikings à travers le goût lucratif de la guerre et des expéditions lointaines. Ainsi, selon la conclusion de Nicolas Lenoir, la chanson de geste réalise, par des voies proprement littéraires et propres au genre, « l’accommodation » du peuple normand que les historiographes s’étaient fixée pour objectif, en conciliant habilement la construction d’une identité à la fois intégrée et singulière.

Le point de départ de l’enquête de Jacques Le Maho est la référence, plusieurs fois invoquée par l’auteur de la Chanson de Roland, à une source nommée la geste Francor dont il se servirait pour relater les exploits de Charlemagne et de ses compagnons. C’est à définir et à reconstituer, autant que faire se peut, cette source que s’emploie Jacques Le Maho en tissant un vaste réseau de comparaisons entre des textes divers. Dans ce but, il considère les emprunts faits par la Chanson de Roland à une histoire des Vikings, puis ceux qui sont faits à une histoire du duché de Normandie, en rapprochant des passages de la Chanson de Roland de récits trouvés dans les œuvres de Dudon de Saint-Quentin et Guillaume de Jumièges, mais aussi chez Adam de Brême, dans le Draco Normannicus d’Étienne de Rouen, la Chronique du Pseudo-Turpin ou encore la Vita prima de saint Aycadre, deuxième abbé de Jumièges. C’est chaque fois l’étude minutieuse des passages comparés qui permet de mettre au jour des structures narratives communes ou bien de repérer des détails incongrus ou des anachronismes qui dénoncent la transposition thématique et une opération de réécriture. Fort de cette moisson de rapprochements qui concernent bon nombre de passages de la Chanson de Roland, Jacques Le Maho tente de reconstituer cette Gesta Francorum, dont l’ouvrage de Dudon ne serait lui-même qu’une réécriture. Une large section semble y avoir été consacrée à l’histoire des invasions normandes en France, de la fondation de la Normandie et de ses premiers ducs. La Geste aurait été rédigée à la cour de Normandie entre 942 et 963, le commanditaire aurait été Guillaume Longue Épée. Quant à l’auteur, Jacques Le Maho suggère qu’il aurait pu s’agir de Maître Robert de Fécamp, chapelain du duc Guillaume, ce qui le conduit à une hypothèse hardie et passionnante sur un ultime rapprochement possible entre l’histoire de la Normandie et la littérature médiévale : ce personnage ne pourrait-il être la clé du lien entre le miracle de la relique du Précieux Sang conservée à Fécamp et le vase du Saint Graal destiné à devenir un motif littéraire d’une extraordinaire fécondité ?

Les Normands en Italie et au Moyen Orient

Parmi les trois récits historiographiques de la conquête de l’Italie méridionale et de la Sicile par les Normands (1030-1091), l’Ystoire de li Normant d’Aimé du Mont-Cassin se distingue par la claire intention de donner une image favorable des Normands et de leurs deux principaux chefs, Richard de Capoue et Robert Guiscard. Cette attitude est d’autant plus surprenante, comme le montre Michèle Guéret-Laferté, que le texte est écrit par un moine du Mont-Cassin pour son abbé, Didier, d’origine lombarde, que la plupart des papes qui se sont succédé à cette époque ont témoigné à l’égard des Normands une franche hostilité et que les chroniques des monastères voisins se sont appliquées à dénoncer leurs exactions et leurs méfaits. Michèle Guéret-Laferté commence par étudier la façon dont le moine retrace les origines de ce peuple ainsi que les conditions de sa venue en Italie. Ces récits d’origine revêtent un certain nombre d’aspects mythiques qui préparent le récit de l’expansion progressive des Normands en Campanie, en Pouille, en Calabre et en Sicile. En effet, si Aimé vante la vaillance des chevaliers normands, ce n’est pas sur le mode épique, mais c’est pour illustrer l’élection de la gens Normannorum, peuple choisi par Dieu pour triompher des « superbes », c’est-à-dire des anciens dominateurs, qu’ils soient grecs, sarrasins ou même lombards. Grâce au recours à un certain nombre de procédés rhétoriques – citations bibliques, gradations, antithèses -, Aimé construit son texte historiographique de façon à convertir l’événement de la conquête normande en un processus d’assimilation naturelle et en une intégration qui soit synonyme de renouveau et de progrès.

Jouda Sellami prend en considération deux textes relatifs à la première croisade afin de voir dans quelle mesure leurs auteurs prêtent aux Normands une identité propre, distincte des autres groupes ethniques qui ont participé à l’entreprise guerrière : il s’agit du Livre d’Éracle, adaptation française de l’Historia rerum in partibus transmarinis gestarum de Guillaume de Tyr, et de la Chanson d’Antioche, première épopée du cycle de la Croisade. Le statut différent des deux textes – chronique pour le premier, chanson de geste pour le second – permet de s’interroger sur la façon dont le modèle épique et ses particularités génériques conduisent à un traitement spécifique de la question de l’identité. Un troisième témoin est en outre pris comme texte de référence : le récit de l’Anonyme, dont l’auteur est un Normand d’Italie méridionale, proche de Bohémond. La comparaison des textes conduit à un rapprochement très intéressant entre la chanson de geste et le récit de l’Anonyme, qui constitue « un véritable écrit panégyrique » à la gloire de Bohémond (Jean Flori) ; en effet, à la différence du Livre d’Éracle qui s’efforce de présenter toutes les armées rassemblées sous la seule bannière du Christ, la Chanson d’Antioche souligne la diversité des groupes ethniques et met en valeur les Normands, aussi bien ceux de France que ceux d’Italie, dont elle va même jusqu’à célébrer la solidarité à quelques moments clés des affrontements. Qu’en est-il maintenant des chefs normands ? Dans quelle mesure font-ils figure de héros, voire de héros proprement épiques ? Si, dans la chanson de geste, le couple de Bohémond et Tancrède rappelle celui de Roland et Olivier ou encore celui que forment Guillaume et Guielin dans la Prise d’Orange, la forte personnalité attribuée à Bohémond n’est pas toujours conforme au héros épique prêt à se sacrifier pour la communauté. En effet, à l’instar du Livre d’Éracle, la Chanson d’Antioche met en évidence l’ambition personnelle de Bohémond et l’oppose à Godefroy de Bouillon, le « bon duc » qui allie la vaillance à la piété. La Chanson n’en fait pas moins des deux Normands les véritables chefs de l’expédition, qui profitent aussi de l’aura de Robert Guiscard, père de Bohémond, devenu un héros légendaire dont les exploits « en Pouille et en Calabre » continuent d’être rappelés afin d’enhardir les combattants.

La Normandie et l’histoire de France

Outre le succès extraordinaire que connaissent les Grandes Chroniques de France – plus de trois cents manuscrits et éditions entre 1275 et 1518 –, ce texte présente l’intérêt de s’enrichir progressivement du XIIIe au XVe siècle. Ainsi, l’étude des représentations de Rollon à travers les principaux manuscrits est d’autant plus intéressante que la Normandie se trouve, à la fin du Moyen Âge, au cœur du conflit opposant le roi de France et le roi d’Angleterre. Danièle Sansy commence par considérer le Roman des Rois, version primitive du texte, rédigée par Primat qui puise essentiellement ses informations concernant les invasions normandes et Rollon dans les Gesta Normannorum ducum de Guillaume de Jumièges (qui a lui-même pour source principale Dudon de Saint-Quentin). Au fil des versions successives des Chroniques des rois de France, si les chapitres consacrés à Rollon n’ont guère été modifiés, on constate en revanche que le programme iconographique inclut désormais des illustrations nombreuses pour évoquer les raids scandinaves ainsi que l’histoire de Rollon. Deux scènes seront privilégiées dans la biographie du fondateur de la Normandie : son mariage avec Gisla, la fille du roi de France, et son baptême. En outre, Danièle Sansy remarque comment, au fil des manuscrits, l’image du païen sanguinaire se modifie progressivement et cède la place au prince chrétien qu’il est devenu par sa conversion. Ainsi, la relecture des événements que constituent les invasions normandes et la représentation de leur chef Rollon sont indissociables dans les Grandes Chroniques de France de l’histoire des relations tumultueuses entre le royaume de France et le royaume d’Angleterre et des menaces que firent peser pendant longtemps les ducs Plantagenêts et leurs descendants sur le trône français.

Si les Recherches de la France d’Étienne Pasquier(1555-1615) peuvent à bon droit passer pour la première « histoire de France », c’est que leur auteur, dans son enquête sur la formation de la nation et de ses institutions, ne se comporte pas, selon Jean-Claude Arnould, en « annaliste » amassant des informations, mais plutôt en analyste en quête du sens de l’histoire. Quelle représentation des Normands élabore-t-il dans son ouvrage ? C’est d’abord à un travail de défrichement qu’il se livre afin de distinguer chez les historiens qui l’ont précédé les appréciations fondées des jugements polémiques. L’histoire de l’installation des Normands s’accompagne d’une réflexion lexicale sur la Neustrie, qui, en devenant Normandie, voit se substituer aux exactions normandes une succession dynastique de princes chrétiens et valeureux. Certes, les hasards successoraux peuvent générer des troubles – ainsi, la venue d’Henri II Plantagenêt sur le trône de l’Angleterre -, mais Pasquier s’efforce de les interpréter favorablement, insistant en revanche sur l’agrégation du peuple normand au royaume de France. Enfin, comme le montre le huitième livre des Recherches consacré à la langue française, la Normandie s’illustre dans des domaines chers à Pasquier, la langue et la jurisprudence, d’où l’intérêt qu’il manifeste pour le contenu du Coustumier de Normandie. Ainsi, pour Jean-Claude Arnould, les Recherches de Pasquier témoignent de l’assimilation de l’intrus normand pour forger le mythe d’une France qui se définit moins par sa permanence que par ses mutations.

Commémorations et réécritures

Rémi Dalisson prend pour objet d’étude la célébration du Millénaire normand à Rouen en 1911. Cet événement a revêtu d’autant plus d’importance qu’il a lieu dans un avant-guerre soucieux de mobiliser les Français pour la Revanche. Pour mieux comprendre le sens de cette célébration, il faut d’abord la situer dans le contexte des fêtes républicaines. En effet, la jeune République de 1877 s’est lancée dans une politique festive de grande ampleur afin d’enseigner la citoyenneté et de propager les valeurs de la démocratie. En outre, tant les institutions que les commémorations s’efforcent de marier les identités nationales et les identités locales : les « petites patries » sont conçues comme le socle de la construction identitaire française. La scénographie des fêtes républicaines, que Rémi Dalisson étudie ensuite dans son détail, montrent comment les représentants de l’État et les édiles locaux sont étroitement associés dans l’organisation et le déroulement des diverses activités commémoratives (discours, défilés, inaugurations …), avant que celles-ci ne cèdent la place aux loisirs et aux jeux dont la diversité manifeste le même souci de conjuguer l’intérêt national et les traditions locales. Le Millénaire normand s’inspire fortement de ce scénario, comme le montre précisément Rémi Dalisson en dégageant les aspects identitaires qui consacrent l’invention d’une « petite patrie » normande dans un État républicain. Un bon exemple de cette dialectique entre le national et le local est fourni par l’intégration de la traditionnelle Fête Jeanne d’Arc dans l’organisation du Millénaire : la Pucelle est une identité locale depuis longtemps célébrée à Rouen, mais elle incarne aussi la Lorraine, injustement retirée à la France et placée au cœur de l’actualité de l’avant-guerre. En outre, les origines scandinaves de la région ne sont pas oubliées, grâce aux nombreuses manifestions qui les évoquent et qui se déroulent en présence d’une délégation norvégienne. Ainsi, le Millénaire témoigne, à la veille de la Grande Guerre, « du rôle de l’action culturelle et festive dans la création d’un sentiment national républicain, patriotique et solide, adossé au local ».

Partant des affinités évidentes entre la bande dessinée contemporaine et des productions médiévales telles que la tapisserie de Bayeux, Beate Langenbruch s’intéresse à la façon dont le 9e art s’attache à reconstruire l’histoire médiévale. Dans le secteur florissant des parutions concernant Vikings et Normands dont elle fournit un bref historique, elle choisit quatre albums constituant chacun le premier tome d’une série évoquant les événements qui ont forgé le concept de Normandie : Le sang de Rollon pour Saint-Clair coulera (1er tome de la série L’Epte, des Vikings aux Plantagenêts), Hastings (1er tome de Les Voies du Seigneur), L’Héritage (1er tome de Les Fils de Guillaume), Le Cœur de Lion (1er tome de Fils d’Aliénor). Son but est d’étudier la tension entre histoire et imagination à travers deux questions : la représentation des Normands et la construction d’un récit mythique. L’étude du premier point la conduit à mettre en évidence l’évolution sensible au plan iconographique entre la représentation de Rollon et de ses compagnons et celle de leurs successeurs du temps de Guillaume le Conquérant, même si le souci de distinguer les groupes ethniques implique un traitement différent selon que les Normands sont confrontés aux Français de Louis le Gros ou aux Saxons de Hastings. En outre, les dessinateurs, en conformité avec la diffusion des armoiries, n’hésitent pas à recourir aux blasons personnels pour faciliter l’identification des personnages. Pour ce qui concerne le second point, Beate Langenbruch note le souci qu’ont les auteurs de plonger le lecteur dans l’univers médiéval dès les pages de garde en utilisant des blasons ou des images de manuscrits. Quant au texte des vignettes, il construit l’histoire normande selon une approche essentiellement événementielle et anecdotique, en privilégiant les batailles, même si on relève l’originalité du Sang de Rollon qui confie la narration des événements à la rivière de l’Epte. Enfin, Beate Langenbruch salue le souci d’historicité propre à trois des bandes dessinées de son corpus, éditées par l’ASSOR BD (Association Recherches historiques et Bandes Dessinées), qui incluent chaque fois dans leurs albums un volet documentaire important et dont l’objectif est clairement d’« instruire en divertissant ». L’intention pédagogique peut aussi s’associer au désir de promouvoir un patrimoine local et régional, comme le manifestent clairement les albums de la série L’Epte.

Notes

[1Pierre Bauduin, Les Vikings, Paris, P.U.F., 2004 (coll. « Que sais-je ? », n° 1188), p. 58-59.


Pour citer l'article:

Michèle GUÉRET-LAFERTÉ, « Introduction » in La Fabrique de la Normandie, Actes du colloque international organisé à l’Université de Rouen en décembre 2011, publiés par Michèle Guéret-Laferté et Nicolas Lenoir (CÉRÉdI).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 5, 2013.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?introduction.html

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