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Béatrice BONHOMME

Université Nice Sophia Antipolis / CTEL – EA 6307

James Sacré : des gestes et des mots


Texte complet


Du geste au mot, pour introduire à la poétique de James Sacré

Le poète, est un « arbre de gestes [1] ». « Des mots aux gestes, des gestes aux mots, s’opère un passage aussi nécessaire que d’un geste à l’autre » ou d’un mot à l’autre : « ils sont tous des moments dans l’itinéraire où se succèdent rencontres et dépossessions [2] ». Le poète est là avec « le mince bagage de ses gestes et de ses mots [3] ». Or, « le geste est mémoire : il récupère les attitudes millénaires [4] » et cérémonielles. Le geste dans la langue comme le souvenir d’un rituel peut-être, d’une chorégraphie sacrée, puis désacralisée, dans le poème.

Pour James Sacré, écrire, c’est renouer avec les choses et les gestes du monde, refaire les gestes des paysans, refaire les gestes du travail, de la convivialité, les gestes d’amitié ou d’amour, les gestes ancestraux. L’écriture finalement est, pour lui, une Geste, geste ancestrale, qui répond à un environnement de tous les jours, mais aussi à une mémoire. Le poème comme un geste, « c’est en somme pour dire que le poème n’est pas que du sens précis qu’on pourrait saisir ou comprendre, mais quelque chose de matériel en effet, mouvements de syntaxe, de figures, de mots qui disent comme disent les gestes, à la fois de façon forte mais aussi de façon toujours difficile à interpréter en général. Un poème c’est comme si du sens restait pris dans la matérialité jamais définitivement déchiffrable du monde » (Entretien avec le poète, 17 mars 2015). Écrire, c’est faire, par exemple, le geste de collectionner les insectes, de composer un herbier ou encore refaire les gestes des gens de la terre. James Sacré est ainsi fasciné, dans Anacoluptères, par le geste qui consiste à tenir les insectes dans sa main, puis à les épingler dans son carnet et à les comparer avec ceux du livre, livre colorié de l’enfance, planches illustrées du dictionnaire, et le livre de poèmes est une sorte de redoublement, de ce geste de collection. Voyage dans l’épaisseur infinie des choses et des gestes, rendu par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots, mais aussi beauté des voyelles, des syllabes, des diphtongues, cette musique, cette danse : « carabe, baron, bourgeois de carabas, criocère corail […] Bupreste dans la fragilité fleurie des prairies […] émeraude rare le mot coléoptère ramassé dans un maximum de couleur carapace [5]. » Ainsi le travail de James Sacré restitue à chaque mot son geste. Le mot devient porteur d’un geste, d’une épaisseur de mémoire par une sorte de tissage des mots et des gestes couturés, suturés ensemble, chaque mot gardant souvenir de chaque geste ; les mots deviennent bizarrement concrets avec leurs trois dimensions pour l’œil, pour l’oreille, pour les sens. Il y a existence concrète des mots comme des gestes et des choses :

me voilà avec des poèmes comme des fourmis dans les jambes [6]. […]
Comme je voudrais maintenant
Que viennent des mots (de couleur ou d’autre chose)
Et que ça fasse un parterre de ces mots : un poème, et comme
Je découvrais les insectes dans mon enfance [7] […]
je les tenais bientôt comme un trésor dans le noir de mon poing fermé […]
/ Le poème garde sa main fermée [8].

Le geste de suture, le geste de couture, tisse entre le texte et le monde un lien étroit, pour mettre telle une « araignée » « les pages d’un livre et la campagne ensemble, tout un travail de couture entre le monde et les mots […] tout cousu [9] ».

Il s’agit de nouer la langue en poème chaque fois que nous vivons, de vivre dans le monde et les mots. James Sacré part de ce matériau vivant. Les mots qu’il emploie sont aussi des gestes qu’il a vus, dont il s’est souvenu, des choses qu’il a approchées et autour desquelles il a rêvé. Les mots sont faits de matière et de gestes. Ainsi le point de départ entre expérience et langage, pourra être constitué par le « chosier » dont chaque objet sera défini, décrit, répertorié. Les choses dont il se souvient correspondent à une expérience vécue, à des gestes vus depuis l’enfance et revisités par l’écriture. Un poème est une façon d’écrire qui met l’accent sur le maniement même des formes de la langue plutôt que sur un sens à dire, il constitue une sorte d’étreinte plus étroite avec la matérialité de la langue, c’est une façon de manipuler, de manier la langue par des gestes de langue. D’où l’importance d’une écriture manuelle où l’on sente la main faire. Les gestes d’écrire. Ce qui laisse des traces concrètes : l’encre qu’on voit sur le papier. Les mots comme des gestes. Le poème par ses gestes de mots se mêle aux gestes du vivant, la langue se frotte au vivant, rencontre tout un dictionnaire vivant. Il faut ajouter que la matérialité de l’écriture est là aussi quand le poète utilise l’ordinateur, « car alors, on voit aussi les mots qui viennent, le déroulé du texte, les effacements et la couleur de l’encre quand on imprime. On touche même ces mots dont on a l’impression qu’ils sont, sur le clavier, au bout des doigts, sans même qu’on y pense (comme on ne pense pas, le plus souvent, aux gestes qu’on fait pour être avec les autres) » (Entretien avec le poète, 17 mars 2015).

Ainsi le travail d’écriture de James Sacré renvoie à cette chorégraphie, chorégraphie le plus souvent claudicante. Cette claudication constitue une sorte de danse et tout à la fois une boiterie, une danse boiteuse, comme une volontaire maladresse du dire pour tendre la main à la précarité d’un geste mal fait, mal fini, à une vérité, même relative, même courte, pour convoquer l’enfance, celle qui fait bouger le cœur et permet la tendre attention aux choses du quotidien. Il s’agit de faire se répondre, d’un bout à l’autre du monde, paysages, gestes, rythme, pays, bêtes et gens, de faire entendre une musique – d’une rare singularité, sans règle déjà connue. Nous rencontrons, dans les poèmes de James Sacré, une physique de la poésie, une dimension artisanale de la langue, qui laisse volontairement les mains dans la glèbe et affiche une gaucherie à la fois savante et malicieuse… Ce mélange de gestes et de mots fait entrer la vie dans le poème, sa forme de vie écrite comme une expérience de contact concret avec la langue. La langue du poète est là, avec un visage, un corps et comme une infinie quantité de gestes qu’elle a eus, qu’elle a répétés, à travers toute une histoire de la poésie et l’écrivain reste libre d’y faire les gestes de mots qu’il veut. Comme le mystère de toute la vie soudain touche à la main du poète. « Et d’un coup le monde rassemblé plus rond autour de sa tache rouge, remonte [au] doigt [10]. » Tout ce lien au corps, au monde et au mot, depuis des centaines de millions d’années, du carbonifère au jurassique, à travers les gestes de l’homme. Poète archéologue dont le projet est de découvrir, de redécouvrir un langage-univers, un langage-matière où la chair des mots rencontre la réalité. Présence physique et gestuelle des mots, physique de la parole et de la poésie sont en jeu ici dans un parti-pris des choses, des gestes et des mots.

Le premier contact pour écrire est d’ordre tactile, sensuel, présence du corps, corps à corps avec la langue, le dictionnaire, le papier, matérialité, tracé manuel où l’on sent la main faire. Il faut fixer la plume au bout des doigts. Collection d’insectes, insectes piqués au bout de longues épingles et, tout de suite, interaction entre l’expérience de la chose, les gestes faits par l’écolier pour confectionner son cahier de travaux pratiques « cahier grand format, une page blanche, une quadrillée [11] » et le livre : « les voilà dans l’espèce de tiroir où tu les épingles selon l’ordre qu’a montré le livre [12] ». Car la langue de James Sacré, c’est le mélange de tout ce dont il se sert pour parler ou écrire : « la langue des dictionnaires et des grammaires, celle des livres lus, celle qu’il a entendue parler autour de lui (par la famille, les gens du village et ceux du bourg, les camarades à l’école, etc.), une langue, le français, qui s’est frottée aussi à des patois, des accents, des langues étrangères, et pour finir qui ne sait plus trop ce qu’elle est dans son idiolecte d’écrivain, s’y défaisant et s’y vivifiant à la fois » (Entretien avec le poète, 22 janvier 2014). La langue « possède un corps bien sûr, un corps de sens, de rythme et de sonorités, toute une matière de mots qui bougent, en phrasé, en tournures, en grands ou minuscules mouvements rhétoriques. Un corps qui est là, qui émeut, qui échappe, qui emporte… La langue possède-t-elle un visage ? Une présence plutôt, juste la présence de ce corps, peut-être aveugle, peut-être indifférent à notre désir qu’il ait un visage. Ou alors celui que l’écrivain lui invente dans les poèmes, qui se précise peu à peu, dans ce qui est une énonciation singulière, un style pourrait-on dire. Un mot tout seul n’est pas facilement gestuel (sauf si l’on s’abandonne aux multiples éléments qui le composent et qui peuvent mettre en branle la main qui écrit), mais deux mots ensemble et plus, oui, ils nous emmènent tout de suite en une gestualité d’écriture, de rêveries, d’émotions, de pensée. La langue tend vers la précision d’une expression, mais n’est-il pas remarquable qu’elle s’accompagne souvent des gestes de notre corps qui pourtant ne sont jamais si précis… et cela ne nous dit-il pas qu’elle-même dans ses formulations, dans ses efforts vers une forme, est également une sorte de geste qui s’appuie sur le « montrer » (par exemple la montre des moyens qu’elle emploie) autant que sur le « dire » (les effets de sens ou d’autre chose qu’elle produit) ? » (Entretien avec le poète, 22 janvier 2014).

Il y a du mouvement possible dans un mot, et plus visible dans les arrangements de mots. Il s’agit alors à mon sens « de » mouvements de la langue et non pas « du » mouvement de cette langue. Car il faut peut-être penser que la langue toute seule ne bouge pas vraiment, qu’il faut un regard jeté sur elle (dans la lecture), un désir (dans l’écriture, et dans la lecture aussi d’ailleurs) pour qu’elle soit soudain toute mouvementée de formes, de bruits, de sens, etc. (Entretien avec le poète, 17 mars 2015).

Une chorégraphie parfois si tout est bien maîtrisé, mesuré… mais tout aussi bien, et souvent, plutôt une claudication, un désordre, un jeu de colin-maillard, une gestuelle de mots, de phrasés, qui désire on ne sait pas toujours trop quoi et qui souvent n’attrape rien, ou ne sait pas identifier ce qu’elle attrape. La phrase et le poème sont tous deux sources de mouvement. Et tous les deux peuvent dans ces mouvements jouer l’un contre l’autre, ou l’un avec l’autre. Et chacun aussi contre soi-même. Il s’agit assez d’une lutte, ou d’une interrogation, entre ordre et désordre, entre sens et obscurité, entre présence et absence, entre peut-être tous les autres couples de contraires qu’on pourrait imaginer :

Je crois que les poèmes de Ronsard ou de Du Bellay sont des gestes d’écriture (autant que d’écrivains) qui ont traversé beaucoup de temps pour nous parler encore aujourd’hui (même si c’est dans beaucoup de malentendus… mais parlons-nous plus précisément avec les poèmes de notre voisin ?) (Entretien avec le poète , 22 janvier 2014).

Première remarque : les gestes de mots comme gestes matériels ou gestes du corps

Les gestes de mots sont des gestes matériels, faits de concrétude, des gestes tactiles : « La vie autour de nous ne fait que des gestes sans parler [13] » (p. 39) « Tous mes poèmes sont des gestes de mots, donnés comme une matière en somme corporelle du poème » (p. 16) « Toucher la main », manière de dire avec un geste « ou plutôt, oui, de montrer » (p. 18). Mots dont il faut toucher « la matérialité » (p. 34). Les mots sont comme la partie respirante du corps, ils sont liés au souffle, ils représentent alors une forme de survie : « des sortes d’objets pneumatiques, des poumons. Une machine à vivre malgré le malheur » (p. 38). Le poème s’écrit, quoi qu’on en puisse dire, « à partir surtout des matières (plus ou moins denses ou volatiles) de ce corps dans un geste de les livrer au feu du monde (à moins qu’elles ne s’enlisent dans ses boues) » (p. 58). Écritures, formulations, vers, mesures de paroles rythmées, autant de mouvements qui nous rapprochent bien des gestes que nous faisons d’ordinaire avec les autres… figures de nos mains qui parlent. Figure de style, mais aussi figure du poème car les mots ont parfois un visage : « Ça qui fait qu’un livre de poème est un visage : façon de tourner sa phrase » (p. 14). Le poème parle ou se manifeste avec un corps mais aussi « un visage de mots » (p. 14) comme l’être aimé possède un visage ou une voix. Gestes de mots comme gestes de voix. Gestes d’écriture en même temps qu’on a des « gestes du corps ou de la parole » (p. 83). Quand la voix se joint à ces gestes des mots : « Des gestes qui sont toujours moins écrits qu’on croit. Cela ne s’entend-il pas dans les tâtonnements de la voix qui sont le poème ? » (p. 90). La lecture à haute voix pèse également autrement le poème, s’en saisit « dans un geste qui implique l’esprit, les sentiments et le corps » (p. 91).

Deuxième remarque : le poème comme geste de mots

Le dictionnaire est lié au geste, dès qu’on le lit : toute sa matière se met en mouvement. Et aussi, dans son organisation, dans sa façon de décrire ou de définir ses mots. Chez James Sacré, écrire consiste à faire des gestes de mots (p. 37) :

Il y a les gestes que le monde autour de moi a pu me montrer et que j’utilise comme des motifs figuratifs, et ceux que j’appelle des gestes de mots ou d’écriture (en fait tout ce qui se passe dans l’acte d’écrire et d’arranger les mots de telle ou telle façon). Pour les premiers je peux penser à quelques-uns qui reviennent peut-être plus souvent que d’autres, par exemple des gestes faits à la ferme, tenir une fourche et s’en servir, tailler les buissons avec un croissant, cueillir les cerises, planter les choux, etc. et ceux qu’on fait avec les autres : tenir par l’épaule, toucher la main. Pour les seconds moins faciles de les nommer : jouer avec les parenthèses par exemple (et à force de les avoir employées cela a laissé des traces dans la syntaxe quand je les ai ensuite pas mal abandonnées), mettre parfois en fin de poème de petits ensembles de mots se terminant en « u » après des sonorités plus claires, précipiter le rythme du phrasé (parataxes) ou le ralentir (comparaisons ou formes de raisonnement un peu méticuleusement articulées), passages de la prose aux vers ou l’inverse, lancées de poèmes avec des formules et mots grammaticaux, suspendre le sens en ne finissant pas un bout de phrase, laisser venir des métaphores dont on ne distingue pas le comparant du comparé (Entretien avec le poète, 17 mars 2015).

De façon récurrente revient cette évocation du geste liée à la parole et à l’écriture ainsi de la formule, presque lexicalisée chez ce poète, des : « Gestes paroles » (p. 54). Le poète, dans un texte intitulé « des gestes de mots » évoque ainsi, de façon parallèle, l’acte d’écrire et l’acte de bouger, de marcher, de danser, de faire du sport. Le poème, lui aussi, est assimilé à un geste de mots : « J’aime penser qu’un poème est un geste de mots » (p. 14). Posant l’historicité de cette utilisation obsessionnelle du mot geste, James Sacré en situe l’émergence dans un recueil de 1972 son troisième recueil après un recueil de 1966, La Femme et le Violoncelle et un recueil de 1970, La Transparence du pronom elle : « Ce mot “geste”, pour désigner des poèmes particuliers dans un livre, je l’ai utilisé pour la première fois dans Cœur élégie rouge » (p. 16). Le titre même du poème est rapproché du geste « Un titre comme un geste » (p. 191). « Et quand ce geste du titre a eu lieu, j’ai l’impression que le livre répond. Conversation de gestes ou gesticulation de mots ? » (p. 191).

Troisième remarque : des mots comme des gestes de rencontre

Le geste de mots est là pour faire signe aux autres, comme un « sémaphore » (p. 15). Pour « leur faire signe » de se rapprocher, ou de s’éloigner (p. 15). Ces mots qu’écrit le poème sont tournés vers l’autre. Ils sont des signes, ils font des signes vers l’autre. Cette dimension de signes lancés vers les autres est essentielle. De même, les mots répondent aux signes que font les choses. Ils sont rencontre et découverte : « Je voudrais écrire des poèmes comme on rencontre des gens, comme on découvre des choses » (p. 37). Ces poèmes sont aussi des questions : « Des questions comme autant de gestes vers les autres » (p. 44), des gestes « pour de vrai », de vrais liens, authentiques, qui se tissent entre le poème et les autres : « Et si mes poèmes sont pour de vrai des gestes vers l’autre ? » (p. 44). L’activité d’écrire aurait ceci de particulier qu’elle permettrait au poète d’être avec les autres et avec lui-même, de façon plus nue. Certains lieux permettent, de plus, au poème de s’exprimer mieux, certains paysages, certaines personnes que l’on rencontre. Ainsi « le Maroc » qui permet, de rencontrer, de façon privilégiée, des gens et des gestes (p. 80).

Quatrième remarque : les gestes du poème comme sauvagerie

Le geste du poème dans son désir de rencontre peut-être aussi timidité ou agression, provocation, violence : « Le désir de sens dans le poème se défait-il pas en geste de mots ? […] On fait signe (aux autres) de façon timide ou intempestive sans qu’on sache trop pourquoi » (p. 13). Le poème est un geste de sauvagerie : « Des gestes qui échappent, quelque chose de sauvage » (p. 13). Sortes de gestes de mots comme pour réveiller le lecteur de son sommeil, le secouer, qui font irruption dans le déroulement du livre, qui savent ce qu’ils veulent dire, mais qui se trouvent comme débordés par leur dire, lancés qu’ils sont, un peu aveuglément, en direction du lecteur, « bousculant la tranquille continuité du texte » (p. 16). Envie en l’écrivant de le lancer, ce poème en un « geste de colère impuissante » à la figure du monde (p. 28), comme un poing dans la figure. Poète comme boxeur, comme chasseur, comme dragueur.

Cinquième remarque : les gestes de mots comme gestes de chasseur

Le poète chasse plusieurs proies, les mots, le poème, l’autre à qui s’adresse le poème, l’autre désiré, mais aussi le lecteur : « Mon père aimait chasser ; Mon père avait des gestes de chasseur. Je fais des gestes de mots. C’est pas souvent non plus que le poème est une outarde, ou qu’il te surprend comme une envolée de perdrix » (p. 15). « Tu chasses le poème, en voilà un tenu en joue, au bout de tes mots » (p. 15).

Sixième remarque : le geste de mots comme désir, drague, amour

Car ce mot geste renvoie à la sauvagerie, à l’intime, au contact avec l’autre. Partage, lien, désir, séduction et drague. On pense au lien qu’établit Roland Barthes entre l’écriture et la drague : « Le mot draguer, aussi une affaire de gestes. Les gestes du poème, ceux d’un livre : tout ce qui accompagne souvent obscurément ce qu’on croit être la signification d’un geste » (p. 14). C’est ce désir qui fait naître le poème : « Dans les gestes les plus heureux, les plus intimes, de ceux qu’on peut croire les plus partagés » (p. 14). Le geste du poème est d’abord ce désir : « J’emploie l’expression “geste parlé”, c’est pour insister sur une présence plus visiblement animée de ces séquences, laissant passer plus de désir dans leur geste » (p. 17). Le poème établit un lien très physique, érotique avec le lecteur : « Un poème est un membre d’âne qui se montre tout (sans toujours s’en apercevoir) mais parfois son museau te parle à ce moment-là de la façon la plus intime et la plus vivante » (p. 231). Le poème, souvenir de la rencontre avec le corps de l’autre, est aussi signe de cette rencontre, il fait signe vers le corps de l’autre à la faveur de gestes aussi énigmatiques que convaincants, ceux du poème (p. 45) : « La seule façon d’aimer S. B. c’était avec des gestes de mots. Qui saura dire si l’amour à travers ce livre était plus ou moins vécu qu’avec des gestes du corps » (p. 60). La notion de corps et celle de désir est l’embrayeur de l’écriture du poème : « Comme si j’allais bander dans les mots » (p. 64). « Faire plein d’autres gestes mêlés, toucher le poème par exemple et ça peut mouiller ton slip ou mettre du rouge à ton cœur » (p. 95). Dans ce geste de l’écriture, il y a tout ce désir. « Ces mots sont des gestes de mon corps autant qu’une rougeur qui me monte aux joues » (p. 149).

Septième remarque : les poèmes comme signes, traces, empreintes, mémoire de gestes qui furent des gestes vivants, ponts entre passé et avenir

Le poète se souvient de ses ancêtres paysans et d’avoir été lui-même paysan. Les gestes de mots comme des gestes de paysan : « Être paysan : ce sont de simples façons de vivre et d’être, des gestes en rapport avec un certain nombre de choses » (p. 19). « J’aimerais pouvoir remplacer le mot paysan rêvé de cette façon par le mot poète » (p. 19).

Comme les paysans qui continuent d’inventer de nouveaux gestes (p. 21), le poète continue d’inventer une nouvelle langue : « Mon père me proposait une modification possible de mes gestes pour que le travail soit pas tellement mieux fait mais autrement, plus vite peut-être, selon un autre rythme ou dans un enchaînement plus souple et solide des gestes » (p. 148).

Ces poèmes, comme gestes et signes, sont ainsi marques de la mémoire, ils vont creuser dans les strates mémorielles, à la recherche des archétypes et des gestes ancestraux. Ils sont souvenirs, poussières et empreintes, traces, réminiscences, ponts entre le mort et le vivant : « Les gestes parlés ne sont peut-être que poussière de mots plutôt que de vrais gestes » (p. 17). Ainsi dans le poème, il reste aussi les strates chronologiques de tout ce qui nous a construits puis détruits au jour le jour de notre vie humaine : « Écrire ne peut rien dire de la mort même si celle-ci est à l’œuvre dans nos gestes de mots, comme en tous nos gestes de vivants, en notre vieillissement » (p. 184). Les poèmes sont alors souvenirs de gestes qui furent des gestes de vivants, ils ont valeur de traces, de témoignages : « Les poèmes… sont les signes oubliés, effacés de gestes qui furent des gestes vivants » (p. 12). Le poème est tout particulièrement geste d’enfance. Le poème exprime ce qui reste en soi de ces gestes dans l’enfance. Temps de mémoire et de poussière, il permet paradoxalement aussi d’échapper au temps : « Si je ramasse maintenant des mots n’est-ce pas un même geste refait, et du coup cette impression que le monde continue d’être là faisant signe, hors du temps » (p. 26). Instants privilégiés qui, faisant empiéter le passé sur le présent, affranchissent le poète de l’ordre du temps. Le poème permet le rapprochement de deux temps, le passé ne cesse d’interférer avec le moment présent. Le poème raconte aussi les gestes et la vie passée. Il ressuscite des moments passés, ainsi le passé vient-il s’intercaler au présent par interpolations successives : « Oser tel geste d’écriture parce qu’il te fait passer, tu le pressens, de ce qu’il fait toujours signe, de façon énigmatique assez, là-bas dans l’enfance, à ce qui semble briller là dans l’avenir (énigme aussi) à portée de ce geste » (p. 27). Les gestes de mots sont comme reflets d’autres gestes plus antérieurs ou plus intérieurs : « avec des traces d’autres gestes comme plus intérieurs : l’ajustement, qu’on peut voir des mots. Et ce qu’on comprend pas bien dans ces ajustements comme c’est le cas pour les gestes du corps. Quelque chose de vivant (des gestes qu’on dirait des mots plus forts) » (p. 13). Gestes de mots, en ce qu’ils sont plus puissants que les autres gestes et qu’ils sont liens à la mémoire, au corps et à la vie : « Ce sont les mêmes multiples rapports d’un ensemble de gestes (oui, des gestes de mots) à la vie » (p. 16). « Juste un banal geste de vivant » (p. 15). Ainsi le geste de poème sera comme une relation établie entre deux êtres, comme rencontre vivante de deux vivants : « Dans ces gestes parlés, je veux croire que l’énonciation affleure plus fortement et la présence d’un énonciataire particulier aussi, dans une rencontre vivante entre les deux » (p. 17). La poésie par ses gestes de mots se mêle bien aux « gestes du vivant » (p. 143).

Huitième remarque : un geste de mots pour inventer dans la langue

« Bien sûr une fois le geste fait, souvent, on s’aperçoit que rien de plus ne s’est passé ou si peu » (p. 27). C’est ce « si peu » qui permet d’inventer dans la langue, qui permet une réelle invention. De nouvelles recettes peut-être que le poète évoque pour tenter de cerner ce qu’est cette découverte dans la langue comparant le langage à son « côté cuisine, quotidienne » (p. 96). Ou encore ajustement nouveau comme un architecte ferait un peu bouger les plans d’une bâtisse, ou comme un peintre introduirait l’aléatoire dans sa peinture : « Ou juste un geste pour soi, pour se bouger un peu dans la matière d’une langue » (p. 15). Ce sont ces gestes de langue qui sont le gage d’une nouvelle écriture : « Gestes de langue : des signes qui font des mots en produisant du sens, mais des signes qui proposent aussi autre chose que du sens dans l’agencement de leurs formes » (p. 14). Le style de chaque auteur est comme une manière un peu différente de se mouvoir, et d’innover : « c’est comme un ensemble de gestes qui font qu’on reconnaît quelqu’un (sa manière de marcher, de pencher la tête) » (p. 18). « Une sorte de geste qui emmène là où c’était pas prévu » (p. 32), tout cela, cette surprise étant le résultat d’un lourd travail, comme celui du paysan penché sur sa terre : « Le moindre geste que l’on fait, le peu de mots mis ensemble, c’est pourtant s’acharner » (p. 36).

Dernière remarque, comme pour conclure (ou non) : des gestes comme un pont entre l’intime et le collectif

Ainsi dans le poème, les gestes de mots sont aussi bien intimes que partagés, collectifs. Le plus intime est en fait « le plus partagé » (p. 56). Écrire se situe entre ces deux pôles du vivre, « l’intime et le collectif » (p. 56). Cette intimité de la parole, nous ne cessons de la « mettre en commun » (p. 57). Intimité et collectif marchent main dans la main. Tout le collectif d’une langue, si peu qu’on en fréquente d’autres, paraît vite comme une « intimité mise à nue » (p. 57). Le poème semble bien être un geste public-intime qui s’ouvre « en direction du monde ou en son cœur » (p. 58).

Notes

[1Michel de Certeau, La Faiblesse de croire, « L’homme en prière, cet arbre de gestes », Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », p. 31.

[2Ibid., p. 36.

[3Ibid.

[4Ibid., p. 40.

[5James Sacré, Anacoluptères, Illustrations de Pierre-Yves Gervais, Saint-Benoît du Sault, Éditions Tarabuste, texte 9.

[6Ibid., texte 6.

[7Ibid., texte 10.

[8Ibid., texte 12.

[9Ibid., texte 24.

[10Ibid., texte 18.

[11Ibid., texte 2

[12Ibid., texte 24.

[13Je me réfère pour toutes ces citations à James Sacré, Parler avec le poème, Neuchâtel, Édition de La Baconnière, 2013. Les pages sont indiquées entre parenthèses après les citations.


Pour citer l'article:

Béatrice BONHOMME, « James Sacré : des gestes et des mots » in Les Gestes du poème, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en avril 2015, publiés par Caroline Andriot-Saillant et Thierry Roger (CÉRÉdI).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 17, 2016.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?james-sacre-des-gestes-et-des-mots.html

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