La représentation en art est telle, par essence,
qu’elle s’adresse à quelqu’un même quand personne n’est présent.
— Hans-Georg Gadamer [1]
Dans le bilan qu’il trace de l’histoire et de l’héritage de la « théorie littéraire », Terry Eagleton résume les dispositions anti-essentialistes de la pensée textualiste des années 1960-1970 par référence au refus de ce qu’il appelle la « tromperie “humaniste” », c’est-à-dire
la notion naïve selon laquelle un texte littéraire est la transcription de la voix vivante d’une personne s’adressant à nous. Une telle façon de voir la littérature tend toujours à trouver dérangeante ce qui la distingue – le fait qu’elle est écrite : l’imprimé dans sa froide impersonnalité, sa masse encombrante entre nous et l’auteur. Si seulement nous pouvions parler à Cervantès en personne ! Une telle attitude « dématérialise » la littérature et réduit sa densité matérielle de langage à la rencontre intime de « personnes [2] ».
Le critique anglais offre un condensé suggestif de la relation d’identification auteur-lecteur qui fut au cœur, et comme le cœur vivant, de la « vieille critique » dénoncée par la génération structuraliste. Mais la « rencontre intime » qu’il évoque ne diffère pas substantiellement de l’espace imaginaire où l’herméneutique contemporaine nous invite à étudier le déploiement phénoménologique du « dialogue » de la lecture. De la vieille critique à l’herméneutique, de fait, une communauté de thèmes essentialistes – et peut-être surtout une même inspiration romantique [3] – conduit à valoriser semblablement la dimension imaginaire ou identificatoire de la lecture. On comprend que les héritiers plus ou moins directs du structuralisme, de Lacan à Bourdieu, en passant par Badiou et Derrida, aient renouvelé et redirigé à l’endroit des représentants de l’herméneutique contemporaine – au premier chef, bien sûr, Gadamer et Ricœur – les motifs d’accusation que les premiers structuralistes, en critique littéraire, adressaient aux défenseurs de la tradition, sous ses deux versants positiviste et impressionniste. Au discours humaniste, on aura reproché sans détour sa conception naïve de la littérature ; à l’herméneutique, on aura ironiquement fait grief de son attitude par trop révérencieuse devant l’Œuvre, la Culture et la Tradition, en voyant dans cette « piété » un signe de sa nature (crypto)théologique [4]. Dans l’un et l’autre cas, structuralistes et poststructuralistes se seront appliqués à stigmatiser une même illusion ou « pensée essentialiste [5] ».
Marqué depuis une vingtaine d’années par le reflux des approches textualistes, le champ de la critique littéraire contemporaine n’est plus guère témoin d’attaques contre l’herméneutique et la « tromperie humaniste ». Quelques tirs isolés ici et là – en provenance d’approches devenues institutionnellement marginales comme la déconstruction – mais plus de feu nourri. En fait, le regain d’intérêt actuel pour l’histoire littéraire et la problématique de l’intersubjectivité – et corrélativement pour des motifs critiques plus « incarnés » sur le plan ontologique (l’ethos, la voix, la conscience, etc.) – semble plutôt annoncer le retour en grâce de l’herméneutique. Dans le sous-champ des études dix-neuviémistes, les travaux d’Alain Vaillant semblent confirmer cette tendance. De manière expresse ou non, ils éclairent presque tous la dimension de la parole et de l’intersubjectivité impliquée dans l’écrit, que ce soit par référence au cadre métadiscursif de la rhétorique, dans des genres comme l’épistolaire et la poésie moderne ou bien à travers des procédés discursifs comme l’humour [6]. Par là, ils veulent faire droit au désir, qui semble bel et bien poindre dans le champ littéraire, d’« entendre à nouveau aujourd’hui, par-delà les formes d’écriture, le bruissement des paroles disparues [7] ». Par l’attention qu’ils accordent à cette « entente » (à prendre à tous les sens du mot), les travaux de Vaillant revêtent un caractère résolument herméneutique. D’ailleurs, la contextualisation historique et l’analyse textuelle s’y accompagnent presque toujours de considérations réflexives où les options épistémologiques de l’herméneutique sont souvent revendiquées comme telles.
L’intérêt de ces travaux réside d’abord dans le fait qu’ils réactualisent le modèle de la « rencontre » imaginaire pour penser les médiations de la lecture littéraire. Mais il réside aussi dans le fait qu’ils recourent paradoxalement à ce modèle pour rendre compte de la littérature de la modernité, c’est-à-dire de cette même littérature qui, multipliant les fins de recevoir à ses lecteurs, prétend se définir par sa « vocation anti-communicationnelle [8] »… D’où la question qu’ils posent : comment la modernité – haut lieu de l’affirmation formelle et de la sacralisation historique de l’écrit, et incidemment creuset de cette écriture que les structuralistes célèbreront un siècle plus tard – peut-elle encore nourrir, et même nourrir plus que jamais, l’imaginaire humaniste de la littérature comme espace de la parole échangée, lieu de la rencontre fantasmatique entre auteur et lecteur ? En quoi l’écrit moderne – la « densité matérielle » et la « froide impersonnalité » de l’écrit moderne, pour reprendre les termes d’Eagleton – est-il de nature à favoriser l’empathique « communication » littéraire vantée par la tradition ?
L’articulation de cette problématique fait signe vers une conception à la fois nouvelle et traditionnelle de la communication littéraire et de la modernité. Cette conception engage un motif critique dont l’importance est par ailleurs confirmée dans différents champs du savoir – de l’herméneutique à la psychanalyse, en passant par la linguistique, les études littéraires et la rhétorique –, même si, là comme ailleurs, il a la particularité d’être peu thématisé. Ce motif déterminant et insuffisamment théorisé, c’est l’adresse. C’est cette composante de l’univers du discours – et plus particulièrement de l’imaginaire du discours [9] – que nous nous proposons d’abord d’isoler de quelques développements critiques d’A. Vaillant avant de l’analyser brièvement et de la mettre en parallèle avec la symbolique et la poétique du salut mallarméen, en lequel elle trouve une illustration exemplaire.
La modernité : le salut inespéré de la littérature
La lecture relève de l’obscurité de la nuit
– même si on lit en plein jour, dehors,
la nuit se fait autour du livre.
— Marguerite Duras [10]
Je suis seul avec lui dans l’ombre, le soir va venir…
— André Suarès [11]
Pour Alain Vaillant [12], la modernité littéraire traduit d’abord et avant tout le passage de la littérature-discours, c’est-à-dire d’une littérature dominée par le modèle oratoire et interlocutoire de la rhétorique, tel qu’il présidait à l’esthétique classique et était encore prégnant dans le premier romantisme, à une littérature-texte : cette nouvelle donne symbolique correspond à un régime littéraire surdéterminé sur le plan herméneutique, où l’écriture se transforme en une forme de jeu de chiffrement et où la lecture, réciproquement, en vient à s’apparenter à une activité de déchiffrement. C’est dire que la littérature more rhetorico, telle qu’elle était marquée par le primat de la parole et la présence éthique du sujet de l’énonciation et de son destinataire, s’est plus ou moins brusquement muée en une réalité verbale – le texte – où s’affirme la dimension de l’écrit et où les indices de subjectivité tendent à s’effacer. La modernité « textuelle » que décrit ainsi Vaillant dessine ce qu’on pourrait appeler le devenir herméneutique de la littérature.
À l’origine de cette mutation, le critique désigne un facteur qui est d’ordre plus diffusément social qu’étroitement politique : la naissance et le développement hégémonique du système médiatique sous la Monarchie de Juillet. C’est là une donnée déterminante dans la mesure où l’expansion de la presse aura eu pour effet, assez rapidement, d’uniformiser et de standardiser la chose écrite. Or, pour Vaillant, les phénomènes de « textualisation », d’« opacifiation » et de « littéralisation » qui correspondent aux principaux symptômes formels de la modernité sont essentiellement le fait de la réaction des écrivains à ce mouvement d’uniformatisation et de standardisation du discours : appréhendant dans l’expansion du système médiatique une menace de dépersonnalisation de la « communication » littéraire, les Hugo, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé auraient été conduits à y réagir (sous l’effet d’une logique qui relève sous doute tout autant de l’initiative individuelle que de l’inconscient structurel du jeu littéraire [13]) en particularisant et en complexifiant leur écriture. En ce sens, le surcodage herméneutique et le surinvestissement stylistique qui caractérisent la littérature moderne comme régime du texte seraient l’expression de la dissidence des écrivains par rapport aux nouveaux codes communicationnels ; ils signifieraient leur refus d’adhérer à ces codes – ou d’y adhérer complètement, car, évidemment, la carrière sinon la survie de la quasi totalité d’entre eux dépend directement des revenus financiers et du capital symbolique auxquels l’activité journalistique donne accès.
En conférant à la littérature l’épaisseur ou la compacité herméneutique qu’on lui connaît depuis, les écrivains modernes auraient cherché et finalement réussi à « sauver » ce que Vaillant appelle le « principe du geste littéraire » :
Les idéologies et les sociétés ont changé, sans modifier le principe du geste littéraire : du point de vue de l’écriture, l’obscurité et le refus des conventions sont, pour le XIXe siècle, ce que représentaient à l’époque classique l’exigence de clarté et les règles de composition, à savoir les conditions formelles d’une communication réussie [14].
Ce « geste littéraire » auquel serait suspendue la communication littéraire « réussie », c’est ce que le critique appelle par ailleurs la « fonction médiatrice » de la littérature : à savoir la fonction qui serait traditionnellement sienne de faire « médiation entre les personnes [15] », de réunir un auteur et un lecteur dans le cadre d’une rencontre imaginaire personnalisée, et qui se déploie phénoménologiquement sur le modèle de la conversation [16]. C’est cette exclusivité que la littérature moderne préserverait en tenant à distance, par sa difficulté caractéristique, le grand nombre et corrélativement en encourageant les « bons entendeurs », à travers et à la faveur du travail de l’interprétation, à nouer ou produire une relation imaginairement plus étroite avec l’auteur. En ce sens, il semble tout à fait juste et même judicieux de conclure que l’« inintelligibilité » de la littérature moderne représente pour certains de ses lecteurs la « promesse d’une intelligence complice [17] ».
On constate, en extrapolant quelque peu sur le propos de Vaillant, que cette « intelligence complice » relève d’une relation auteur-lecteur qui, parce qu’elle participe principalement de l’imaginaire de la lecture ou de l’Imaginaire comme dimension principielle de la lecture, n’est pas proprement traduisible dans les termes de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « contrat de lecture », lequel renvoie à une réalité légale et appartient comme tel au registre du symbolique. La relation que cette intelligence suppose est tout à la fois plus fondamentale et plus difficile à saisir, car forcément plus spéculative, que celle du contrat de lecture : s’assimilant à une forme de complicité, elle revêt plutôt le caractère officieux, et même quelque peu équivoque, d’un pacte ou d’une pactisation entre auteur et lecteur. Par là même, le « geste » qu’elle décrit métaphoriquement apparaît d’autant plus invitant aux yeux ou au regard de certains lecteurs – c’est-à-dire d’autant plus excitant du point de vue de leur imaginaire – qu’il semble électif : tout se passe en effet comme si l’auteur, dans le régime dense et opaque de la textualité moderne, s’adressait à ces lecteurs en particulier – et non au tout venant. Ou plus exactement : tout se passe comme si, sur le fond et au rebours de l’ensemble des discours sociaux en processus de démocratisation rapide, il continuait à formuler cette adresse élective et que, ce faisant, il reconduisait l’immémorial acte définitoire de la littérature comme acte de reconnaissance imaginaire entre élus.
Sur le plan théorique, cette conception de la littérature (moderne) présente ainsi l’avantage de faire saillir l’adresse du discours. Comme nous le suggérions en introduction, ce motif se détache de presque tout l’univers de la pensée contemporaine, mais d’une manière éparse : en théorie littéraire, où il sert de base de définition à certains genres dits « de circonstance [18] » ; en linguistique, où il n’est pas rare de le rencontrer dans l’analyse pragmatique [19] ; en herméneutique, où il constitue une composante déterminante de la logique question-réponse [20] ; enfin, en psychanalyse et en déconstruction, où il s’impose comme un terme clef de la problématique de la destination du discours [21]. En plus de ces occurrences critiques, la notion d’adresse semble se démarquer dans le domaine classique, à titre de sœur jumelle, ou sinon de proche parente, de la conuenientia, notion sous laquelle la rhétorique, comme on sait, désignait la propriété d’un discours dûment adapté à l’ethos de l’orateur et de l’auditeur [22]. En l’occurrence, la conception de Vaillant donne plus précisément à penser le motif de l’adresse en son versant imaginaire, c’est-à-dire sous l’angle où il s’avère être une composante centrale de la logique transférentielle impliquée dans les médiations herméneutiques. Elle postule que le « principe du geste littéraire » et la condition première de la « communication réussie » ne sont rien d’autre que l’adresse en tant que réalité imaginaire. En d’autres mots, elle invite à concevoir la littérature comme un acte verbal doublement adressé : une première fois, sur le plan structural (au sens où on dit que type d’énoncé et d’énonciation, quel qu’il soit, implique un destinataire ou un « super adressé », selon l’expression de Bakhtine [23]) ; une seconde fois, sur le plan imaginaire, où la littérature apparaît conférer une présence et prégnance fantasmatiques aux instances de l’auteur et du lecteur et instituer entre elles, par un « geste » de rapprochement qui vaut métaphoriquement pour une main tendue, une forme de dialogue. C’est l’adresse, prise en sa dimension imaginaire, qui fait de ces instances textuelles, par définition impersonnelles et universelles, des figures pour ainsi dire personnelles – l’Auteur et le Lecteur. C’est elle qui fait de la littérature – et qui nous permet de définir la littérature par cet attribut, à la suite et au-delà de l’analyse de Vaillant – comme un appel ou une demande de reconnaissance formulé – comme « dans la nuit » ou à contrejour du grand nombre – par un Moi désirant à un autre Moi désirant [24].
Cette mise en relief critique du motif de l’adresse signale l’importance de la parole et de l’interlocution dans un contexte littéraire, celui de la modernité, qu’on définit traditionnellement par opposition à l’idée même de communication. Reconnaître cette importance, c’est tracer un constat qui va à contresens du jugement dominant en la matière. C’est donc aussi contredire ceux qui estiment que la crise majeure que traverse aujourd’hui la littérature est l’effet des dispositions prétendument anti-communicationnelles de la modernité. Michel Brix se fait le porte-parole de cette idée : « Aujourd’hui, l’écrivain ne s’adresse à personne en particulier tandis qu’à l’âge classique, la question de la réception était primordiale : on considérait alors qu’il n’était nul besoin de créer des ouvrages littéraires que le public n’attendait pas [25] ». Ce genre de diagnostique croit pouvoir s’autoriser des commentaires mêmes des écrivains modernes, en prenant aux mots, par exemple, un Mallarmé décrétant que le Livre « ne réclame approche du lecteur », qu’il « a lieu tout seul [26] » ; ou bien un Flaubert affirmant modeler son écriture sur le patron idéal d’une œuvre « sans attache extérieure », qui se tiendrait d’elle-même « par la force interne de son style [27] », comme coupée des médiations du discours ; ou bien encore un Baudelaire multipliant, dans ses journaux intimes, les passages à caractère misanthropique, jusqu’à laisser croire qu’il « ne cherche aucune complicité [28] », dans la vie comme dans l’écrit. Or, on peut reprocher aux critiques qui s’inspirent de telles déclarations de ne pas suffisamment prêter attention à la dynamique discursive dans laquelle elles s’inscrivent et qu’elles tendent, par leur statut même de dénégations, à exciter. Cette dynamique discursive n’apparaît vraiment qu’à la lumière d’un point de vue critique informé par la problématique du désir. On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, qu’un fin analyste du désir comme René Girard en ait entrevu le principe fondamental, sous le motif de la séduction :
L’écrivain [contemporain] lance un anti-appel au public sous forme d’anti-poésie, d’anti-roman, ou d’anti-théâtre. On écrit pour prouver au lecteur qu’on se moque de ses suffrages. On tient à faire goûter à l’Autre la qualité rare, ineffable et nouvelle du mépris qu’on lui porte. […] Depuis la fin du XIXe siècle, toute idée de réciprocité, même imparfaite, dans les rapports au public est devenue insupportable. L’écrivain se fait toujours imprimer mais, pour cacher ce crime, il fait tout pour empêcher qu’on le lise. Il a longtemps prétendu qu’il ne parlait qu’à lui seul, il prétend de nos jours qu’il parle pour ne rien dire.
Il ne dit pas la vérité. L’écrivain parle pour nous séduire, comme par le passé [29].
Girard, comme Vaillant, est d’avis qu’il n’y a pas solution de continuité entre la tradition et la modernité en matière de communication littéraire : en dépit de ce que peut laisser croire son apparent autisme ou narcissisme textuel, l’écrivain moderne continue à « parler », à adresser son écriture à la manière d’une parole, « comme par le passé ».
Et le critique précise : s’il parle, c’est « pour nous séduire ». C’est suggérer qu’en son versant imaginaire, le « geste littéraire » ne représente pas seulement, comme y insistent les discours tendanciellement iréniques de l’humanisme et de l’herméneutique, un mouvement d’ouverture à l’autre, une invitation au dialogue, une main tendue à l’ami : il est également et plus fondamentalement un geste de séduction. C’est là une précision critique d’importance, telle à affecter notre appréciation de la communication littéraire ou, plus exactement, telle à montrer la nature affective de cette communication, son ancrage dans le registre des passions. De fait, entre l’auteur et le lecteur, il ne saurait y aller que d’une pure entente, car, comme dans toute relation marquée au coin de l’imaginaire, leurs rapports sont imprégnés de passion. Le terme « séduction », scandé comme « sé-duction », dit justement cette relation : ici comme ailleurs, il renvoie à un mouvement imaginaire consistant en l’élection et la mise à l’écart de l’Un sur le fond de l’ensemble indifférencié formé par les autres [30]. Le Moi lecteur est cet Un que l’auteur choisit en le détachant du grand nombre, c’est-à-dire du « public » auquel Girard fait référence. Croyant, sous la pression d’une sorte de « réflexe anagogique [31] », que l’auteur lui fait signe, s’adresse à lui, il croit qu’il le désigne singulièrement et comme électivement. Au vu du narcissisme primaire qui gouverne le régime imaginaire des identifications, il n’est pas exagéré d’affirmer que le lecteur est dans la posture du seigneur à qui se dédie l’ode ou l’hymne – genres exemplaires, s’il en est, du motif de l’adresse. Réciproquement, l’auteur est aussi en situation imaginaire de demande, d’appel : comme le souligne Jacques Derrida, « dans toute adresse, il y a du “je t’aime, écoute”, “je t’aime entends-tu ?”, j’ajoute du “je t’aime, lis-tu ?”, du “peut-être m’entends-tu dans la nuit…”, j’ajoute encore du “peut-être me lis-tu dans la nuit [32]”… ».
Il arrive que cette demande imaginaire – c’est une modalité constitutive de toute relation de séduction – se teinte de provocation. L’appel de l’auteur au lecteur prend alors l’insistance et le caractère jussif d’une pro-vocation : « lis-moi, en seras-tu jamais capable [33] ? ». Cette question en forme de défi – qui exacerbe la tension et la passion contenue dans le tête-à-tête fantasmatique de l’auteur et du lecteur et qui, ce faisant, révèle la nature cachée de leur relation comme face-à-face imaginaire chargé d’agressivité –, c’est toute la textualité opaque de la modernité poétique qui l’articule. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’elle y prenne la forme explicite d’une provocation d’auteur adressée à son lecteur. C’est le cas, par exemple, lorsque le poète rimbaldien affirme crâneusement avoir « seul la clef de cette parade sauvage [34] » ; ou bien, à la fin des Chants de Maldoror, lorsque le poète ducassien égare son lecteur dans un itinéraire parisien en forme de véritable labyrinthe herméneutique, avant de brutalement l’apostropher et de le mettre au défi : « allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire [35]. »
Comme le suggèrent ces exemples de pro-vocation, le « principe du geste littéraire » comme adresse singulière à l’autre est radicalisé, et par là même rendu explicite sur le plan critique, par le type de textualité opaque en lequel Alain Vaillant voit les conditions de possibilité mêmes de la communication littéraire en régime de modernité. On peut désigner ce type de textualité sous le nom d’hermétisme, ce qui permet notamment de bien en montrer la filiation avec la tradition littéraire [36]. Par définition, l’œuvre hermétique se destine à une classe d’initiés, ou invite certains de ses lecteurs à se considérer tels (c’est là son efficace fantasmatique). Le modèle de communication qu’elle implique est clairement antidémocratique et c’est précisément en s’affichant ainsi qu’elle revêt une prégnance extraordinaire auprès de cette catégorie de lecteurs qu’on peut associer, avec Paul Valéry, au « petit nombre [37] ». En ce sens, on pourrait dire de l’œuvre hermétique ce qu’un philosophe disait du secret : à savoir qu’elle « rapproche dans l’acte même par lequel [elle] tranche », qu’elle « dit non à l’un que pour dire oui à l’autre » et qu’elle est ainsi comparable à un « grand amour jaloux qui aime contre quelqu’un, qui a besoin de refus, de relief et de contrastes [38] ».
Dans la mesure où elle a pour motif express d’écarter la masse, l’œuvre hermétique extériorise la part non seulement de passion, mais de violence symbolique qui est impliquée dans le mouvement de sé-duction herméneutique. D’ailleurs, s’inscrivant dans l’hermétisme le plus classique, la formule de Mallarmé qui fait de la capacité de « détourner l’oisif [39] » l’une des propriétés de la vraie communication poétique exprime cette violence symbolique d’une manière presque aussi transparente que le célèbre « vulgus arceo » de Horace [40]. Certes, l’auteur du Mystère dans les lettres présente ce « détournement » comme une marque de civilité, valant pour un « Salut, exact, de part et d’autre – ». Mais ce salut ne réalise ni sanctionne aucune proximité interpersonnelle. En fait, ce n’est rien d’autre qu’un bonjour, celui qu’on lance symétriquement, réciproquement, presque anonymement, au tout venant. Il ne manifeste pas tant la présence de l’autre (imaginaire) que la distance (socialement vitale, il est vrai) que l’Autre introduit entre les sujets et que quadrille l’ordre impersonnel et universel du symbolique.
C’est par opposition à cette adresse de pure convention, qui représente le lien social minimal, que Mallarmé donne à penser le « véritable » salut. Celui-ci échappe au public et à la lumière de la publicité. Il vaut pour un rapprochement imaginaire entre auteur et lecteur qui se réalise sur un mode négatif : comme écart par rapport à la société, retranchement « ab oculis populi [41] ». Comme tel, ce salut mallarméen est l’expression emblématique du type de communication à caractère électif qui, mettant à profit les « obscurités propices des transferts [42] », pour reprendre une belle formule d’Édouard Glissant, s’avère « authentiquement » littéraire. Il convient pour cette raison que nous nous y attardions. D’autant plus que Mallarmé ne se contente pas, que ce soit dans Le Mystère dans les lettres ou ailleurs dans sa prose critique, d’évoquer en termes exemplaires la communication littéraire « réussie » : il s’applique aussi, avec plus de méthode, d’insistance et de talent qu’aucun autre écrivain moderne, à la mettre en œuvre, en articulant à travers sa textualité hermétique ce qu’il faut reconnaître comme une véritable poétique du salut.
Un « geste littéraire » exemplaire : le salut mallarméen
Je ne vois pas de différence de principe
entre une poignée de main et un poème.
— Paul Celan [43]
C’est peu dire que Mallarmé accorde une place de choix au motif du salut. Il n’est pas rare qu’il y fasse explicitement référence, comme dans « Toast funèbre », « Au seul souci de voyager », le « Cantique de saint Jean ». Et il est éminemment significatif qu’il le place à l’initiale même des Poésies, en s’en servant comme titre du sonnet épigraphe du recueil. Mais c’est surtout sur le plan formel, donc d’une manière implicite, que le motif du salut se recommande ici par son importance : en effet, il prend tout son relief critique comme emblème ou épure de ce qu’on peut concevoir comme la logique communicationnelle la plus typiquement mallarméenne. Cette logique discursive, que le poète n’a de cesse de surligner et de mettre à profit à travers les différents jeux énonciatifs auxquels il s’adonne, c’est celle de l’acte de langage comme don et, corrélativement, celle du réseau symbolique qui se déploie à partir de cet acte [44]. Aucun écrivain n’insiste avec autant d’habileté technique ni ne capitalise avec autant d’intelligence réflexive sur la fonction – dite « symbolique » – qui fait du langage le lieu et le lien même de l’intersubjectivité [45]. C’est cette fonction symbolique que Mallarmé traduit comme un salut et dont il cherche à maximaliser les effets dans le cadre et à la faveur de l’échange poétique. Les quatrains des « loisirs de la poste », les envois de cadeaux versifiés et toutes les autres attentions ou galanteries poético-postales qui forment le versant (expressément) événementiel du corpus mallarméen témoignent on ne peut plus clairement de cette surdétermination symbolique. De tels jeux accusent une tendance vocationnelle qui se confirme transversalement dans l’œuvre du poète [46]. Ils invitent comme tels à constater que, pour l’auteur des Poésies et des Divagations et même pour l’auteur des Notes sur le « Livre », l’acte poétique ne vise pas tant à faire sens qu’à faire signe : il se décline et s’offre en priorité comme un acte de reconnaissance [47].
Avant même de l’investir d’un sens sotériologique et d’en faire une composante-clé de la vaste problématique théologique et métaphysique de la mort de Dieu, le texte mallarméen met donc en exergue le motif du salut en tant que motif indicatif de l’adresse du discours. Et à travers lui il ne donne pas seulement à penser l’adresse sous son aspect symbolique. Il la révèle aussi sous l’angle imaginaire où elle exprime le « geste littéraire » comme relation de séduction et de connivence entre auteur et lecteur. (On remarquera que c’est même explicitement comme tel que l’acte de communication, sans renvoyer à un cadre étroitement littéraire, se réfléchit dans la correspondance du poète : comme l’ont noté un certain nombre de critiques, les lettres mallarméennes semblent en effet trahir une « curieuse obsession de la main tendue, “donnée [48]” » ; elles se terminent presque toutes par des formules de salutation qui font intervenir le motif de la main, du genre « votre main », « Je vous presse la main », ce « pressement de main, qui contient ma ferveur », etc. Ainsi, ces innombrables mains disent ce que l’écriture de Mallarmé cherche de manière générale à faire, à produire sur le plan imaginaire : à savoir quelque chose comme un salut, un geste d’amitié).
Plus que tout autre poème, le sonnet « Salut » permet d’illustrer le mode de réalisation imaginaire de ce geste littéraire [49]. Il laisse entendre une certaine parole résiduelle, le fil d’une certaine voix comme amortie par la distance textuelle et rendue par là même d’autant plus attirante et mystérieuse. Au lecteur qui accepte d’y prêter l’oreille – c’est-à-dire de céder un tant soit peu à la passion de l’interprétation et de « suivre », contre la juste mesure classique, un auteur qui se laisse « toujours chercher », comme dirait Boileau [50] –, le fil de cette voix conduit à une scène confidentielle : celle de l’énonciation du toast qui, sur le plan référentiel, fait signe vers le contexte d’origine du poème et qui, sur le plan imaginaire, vaut pour le foyer de son intersubjectivité. Par rapport aux autres composantes sémantiques (notamment l’isotopie de la navigation, qui entre étroitement en relation avec elle), cette scène recouvre une primauté herméneutique indéniable dans la mesure où elle seule permet de comprendre le régime d’énonciation particulier – le toast – à partir duquel se structure l’ensemble du poème. C’est pourquoi comprendre « Salut » implique d’entendre la parole du toast qui s’y formule. Et comme cette parole est considérablement opacifiée, littéralisée, textualisée, l’entendre signifie « sous-entendre » l’auteur, c’est-à-dire percevoir son « air ou chant, sous le texte [51] ». Le rapprochement entre l’auteur et le lecteur ou, si on préfère, le sens imaginaire du poème comme salut, comme acte de connivence et de reconnaissance, se réalise dans cet art de l’entente.
C’est sous cet angle que le poème liminaire des Poésies révèle le motif de l’adresse en ses modalités typiquement modernes, à savoir comme un phénomène imaginaire dépendant d’une certaine adresse – ou virtuosité technique. Mais il a également l’intérêt sur le plan herméneutique de réfléchir le portrait du lecteur – de l’adressé – tel que Mallarmé le conçoit et le conditionne par son écriture : par analogie à un ami (« Nous naviguons, ô mes divers / Amis […] »). Certes, l’image n’est pas nouvelle : depuis l’Antiquité, c’est par référence à l’amitié qu’on pense la relation herméneutique ; depuis toujours, c’est à des amis qu’on compare et que se comparent les partenaires de l’échange littéraire. Mais le texte mallarméen ne vise pas n’importe quelle sorte d’amis : il s’adresse à des amis que tout concourt à associer à des admis, c’est-à-dire des initiés ou, selon l’expression de Frank Kermode, à des « insiders » de l’imaginaire du texte [52]. « Salut » le signifie aussi pragmatiquement : loin de se réduire à une borne liminaire, il paramètre un passage, contrôle une admission. Ses modalités stylistiques, marquées par des effets d’ellipse qui en font l’un des écrits les plus emblématiquement difficiles de la poétique mallarméenne de la maturité, confèrent à l’entrée dans le recueil le sens fort d’une initiation ; par ce biais, l’auteur annonce au lecteur que l’expérience qui l’attend sera une traversée des signes certes jouissive, mais exigeante – jouissive car exigeante – propre en somme à l’éprouver, à le tester comme interprète. Dans ce pacte de lecture (au sens où, comme nous l’avons supposé, l’imaginaire de la lecture est justiciable d’un pacte, davantage que d’un contrat), quelque chose d’une expérience initiatique s’indique ; sur cette base de départ quelque chose d’une épreuve éliminatoire de nature à séparer lecteurs vulgaires et véritables lecteurs – et donc à attiser les passions rivales des uns et des autres – se met déjà en place, se pro-gramme. Ce que « Salut » adresse en tête des Poésies, autrement dit, c’est une « proposition d’identification [53] » susceptible d’exciter la sensibilité et l’imaginaire des lecteurs d’exception.
Si on peut qualifier ces lecteurs d’« authentiques » littéraires – en s’autorisant là encore du propos théorique de Mallarmé, qui n’hésite pas à faire d’un certain « besoin d’exception, comme de sel [54] », l’un des traits fondamentaux de l’essence ou de l’habitus du lettré –, il faut admettre que leur visage reste indéfini. Le poète les apostrophe, mais d’une manière indéterminée ; il s’adresse à « divers amis » – comme s’il s’agissait d’emblée de signifier que l’amitié dont il y va dans ce poème et dans ce recueil, en tant qu’amitié herméneutique, est moins une condition a priori de la lecture qu’un produit imaginaire de la lecture.
On peut malgré tout essayer de préciser les traits de ces « amis » en les considérant par référence à l’idée de complicité, donc comme des lecteurs-complices. On se souvient qu’Alain Vaillant suggérait cette qualification lorsqu’il comparait la relation auteur-lecteur propre à la modernité à une forme d’« intelligence complice ». La notion de complicité a d’abord l’avantage de renvoyer à l’univers du crime et de l’illicite, ou plus généralement à ce qui est suspect, louche, équivoque. Elle induit à concevoir l’auteur et le lecteur comme des « partenaires dans le crime ». Comme telle, non seulement entre-t-elle en résonance avec un registre thématique déterminant de la littérature moderne, celui de la criminalité, mais elle rappelle surtout que la connivence imaginaire à la base de communication littéraire, comme toute forme de connivence, est chargée de négativité, dans la mesure où elle repose sur l’exclusion du grand nombre, le rejet des « outsiders ». En quoi l’idée de complicité nous invite à reconnaître les « effets de discrimination de l’esthétique [55] » ou, si on préfère, à ne plus méconnaître la vérité à quelque degré scandaleuse que la tradition herméneutique tend à dénier : à savoir qu’en matière d’interprétation comme ailleurs, l’amitié véritable revêt un caractère antidémocratique, contraire à l’idéal universaliste de l’éthique moderne, et qu’elle se soutient toujours d’un crime symbolique de nature « sacrificielle », comme dirait Jacques Derrida [56], commis à l’endroit de tous les autres qu’elle exclut. Ce tiers exclus ou sacrifié grâce auquel se soude la connivence imaginaire entre auteur et lecteur, ce bouc émissaire à partir duquel se déploie la communication littéraire en modernité littéraire, correspond évidemment, sur le plan des représentations socioculturelles, au lecteur bourgeois.
Enfin, si on a quelque raison de promouvoir l’idée de complicité pour décrire le modèle communicationnel qui se décalque de l’œuvre de Mallarmé et de la modernité poétique dans son ensemble, c’est aussi parce qu’elle a la particularité, par un tour heureux de la langue, de renvoyer étymologiquement au motif du pli (au verbe latin « plico »), et donc par analogie à ce qu’on peut concevoir, dans une perspective d’ailleurs toute mallarméenne, comme les plis ou les replis du style et les complications de l’écriture. Or, comme nous l’avons suggéré, c’est précisément parce qu’elle se complique et qu’elle se replie dans une fausse apparence d’intransitivité que la littérature comme celle de Mallarmé peut encore, par delà le classicisme et le règne de la rhétorique, prétendre susciter la rencontre de conscience à conscience ou la conversation imaginaire entre auteur et lecteur qui s’assimile à la « communication réussie ». Et c’est en procédant ainsi, en laissant deviner une certaine présence d’auteur derrière le rideau épais de la textualité, qu’un poème exemplaire comme « Salut » en arrive finalement à sauver la littérature comme espace imaginaire de connivence contre l’insignifiance de la rumeur sociale et les effets dépersonnalisants de la modernité médiatico-démocratique.