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Antoinette NORT

Université de Paris-Sorbonne – CELLF

L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation de Claude-Nicolas Ledoux


Texte complet


En architecture comme en bien d’autres domaines, le XVIIIe siècle représente une période de transition, de solutions intermédiaires. L’abandon des valeurs classiques et du système des proportions dans la théorie architecturale, les nouveaux enjeux politiques et sociaux, la menace que représentent les ingénieurs pour la profession produisent un grand désarroi dans la sphère des architectes. L’architecture subit une véritable crise. L’inactualité et l’inadaptation des solutions de l’architecture classique rendent ses traités obsolètes. La théorie qu’ils véhiculent devient inopérante dans une société en pleine mutation. Nombreux sont les écrits d’architectes comme Patte [1], Ledoux, Boullée qui reflètent les incertitudes, les hésitations face aux transformations, mais surtout le conflit entre, d’une part, une recherche formelle innovante et le désir de s’affranchir des règles du passé et, d’autre part, l’emprise des modèles classiques et baroques. Le discours des architectes novateurs essaie de combler le vide laissé par la théorie classique dont les concepts de hiérarchie, de bienséance, de convenance, de goût et les règles de composition ne semblent ni valides ni efficaces à l’aube du XIXe siècle.

Cette crise [2] affecte non seulement les modèles de l’architecture, l’appréhension de l’espace, mais l’écriture même du traité. Ainsi, quand l’architecte, conscient d’un décalage entre l’écriture du traité d’architecture attachée aux modèles classiques et une sensibilité architecturale nouvelle, tente de définir une discipline à la recherche de solutions inédites, il est confronté à la difficulté et à la complexité de sa construction textuelle. Comme les écrivains à la recherche de formes littéraires nouvelles, comme les philosophes contemporains qui attaquent le dogmatisme des siècles précédents [3], les architectes tentent de renouveler la forme même du traité. Il s’agit donc de définir, de décrire et de nommer ce qu’est l’architecture. Pour ce faire, les architectes novateurs empruntent à la littérature la diversité de ses genres afin de penser une discipline en crise. Les titres des ouvrages évoquent déjà ce changement, les Essais [4] de l’abbé Laugier ou de Boullée, les Lettres [5] de Viel de Saint-Maux remplacent le traité. Quant à L’Homme du monde éclairé par les arts de Jacques-François Blondel [6], il rappelle comme le roman La Petite Maison de Bastide le pouvoir de séduction de la décoration intérieure. Le titre de l’ouvrage de Claude-Nicolas Ledoux, publié en 1804, L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation [7], fait écho à celui de Madame de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, publié quelques années avant, en 1800. Le titre ambitieux de l’œuvre écrite de Claude-Nicolas Ledoux [8] suggère une relation d’intensité sans précédent entre la pratique architecturale et les institutions qui ont pour mission de mener à bien le programme de construction. Sans que soit vraiment remis en cause le système des proportions, l’acte et le projet bâtisseurs sont considérés dans leur totalité, allant au-delà des seuls problèmes esthétiques, unique perspective des traités d’architecture classique ; le concept de « rapports » souligne, en outre, que l’architecture ne se limite pas à la matérialité des bâtiments (réalité où l’architecture traditionnelle avait coutume de se reconnaître), qu’elle n’est plus conçue en fonction du souverain, des principes divins, mais définie et légitimée par des relations internes et externes aux arts : les mœurs et la législation, et qu’on ne peut considérer l’architecture comme une pratique isolée.

Par ailleurs, l’œuvre écrite, dans laquelle Ledoux décrit une saline effectivement bâtie dans les années 1770 et autour de laquelle il imagine une ville idéale, est significative de la porosité qui s’instaure entre l’architecture et la littérature. Dans cette œuvre singulière, la recherche d’un style apte à exprimer le foisonnement des idées se traduit souvent par un débordement verbal étonnant et le recours incessant à la mythologie et à la rhétorique. L’auteur affirme la nécessité d’employer la langue comme valeur en soi. Il partage, ce faisant, le « credo » de l’époque sans cesse répété et exalté de « l’empire des mots ». Il adhère à une religion du signe comme l’abbé Grégoire [9].

Le principe esthétique d’hybridation de l’architecture bâtie de Ledoux semble contaminer la forme même de l’écriture du traité [10]. Mélange, hybridation, emprunt, collage, cette œuvre, considérée comme inclassable, se distingue radicalement du traité classique d’architecture : c’est tout à la fois un récit de voyage, une confession intime, une utopie, des discours didactiques et épidictiques, une autobiographie. À la méditation, à la fable, à l’épanchement lyrique, à la vision la plus délirante succède sans transition le commentaire de planche assorti d’un vocabulaire technique d’une grande sobriété. L’auteur joue, par ailleurs, avec le temps en un aller et retour incessant entre passé, présent, futur et entre réalité et imaginaire. Laissant libre cours à son imagination, Ledoux tente une exploration débridée de toutes les possibilités de dire, de décrire, d’inventer, de rêver une architecture qui rende compte d’une société en pleine mutation. Le lecteur, désorienté, tente de suivre ce parcours en zigzag, dans lequel les directions imprimées par les différents genres littéraires ne cessent de se croiser, de bifurquer et d’interférer avec le discours théorique. L’instabilité de l’écriture, dans laquelle plusieurs plans sont superposés ou juxtaposés et qui passe d’un genre littéraire à l’autre, brouille les codes de lecture. Tout est en mouvement, il n’y a pas de modèle fixe.

C’est précisément la question de la lisibilité de cette œuvre échappant à toute classification qu’il convient d’interroger. Pour tenter de cerner les enjeux d’une telle écriture, il s’agira d’abord d’examiner l’importance de la métaphore littéraire dans le discours architectural de Ledoux, ensuite de déterminer en quoi le style, les formes, le mélange et le fonctionnement des genres littéraires adoptés par l’écrivain architecte ‒ nous limiterons notre propos aux formes du voyage, de la promenade et de l’autobiographie ‒ proposent non seulement une nouvelle vision d’un monde en transformation à l’aube du XIXe siècle, mais aussi un principe privilégié de création.

Les liens entre littérature et architecture sont affichés d’emblée, dès la troisième page du livre. En effet, cédant à la mode de l’épigraphe qui se répand au cours du XVIIIe siècle, Ledoux choisit pour L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation le vers liminaire de l’ode 30 des Odes et Épodes d’Horace : « Exegi monumentum [11]… ». La métaphore du poète-bâtisseur employée par le poète latin présente l’œuvre qu’il accomplit comme la voie royale vers l’immortalité : ses écrits, tels des monuments, défieront le temps. Cette métaphore consacrée par Horace, reprise par Du Bellay [12], est présente sous la plume des plus prestigieux philosophes de l’époque [13]. Philippe Hamon souligne dans son livre Expositions que « les monuments, l’architecture en général, sont certainement les référents les plus fréquemment privilégiés et élus par le texte littéraire [14] ». L’auteur a mis en évidence les rapports étroits entre littérature et architecture, dans les dimensions rhétoriques, métaphoriques, aussi bien que dans la constitution même du texte.

Avec Ledoux, le rapport s’inverse : comme la littérature qui a besoin de l’architecture pour se définir elle-même, l’architecture en appelle à la richesse sémantique de la littérature pour trouver non seulement un cadre d’expression, mais également un dispositif catalysant la réflexion. Grâce à l’épigraphe, il intègre non seulement son œuvre dans une tradition culturelle présentant le texte comme un idéal d’éternité, affichant par-là même ses sources d’inspiration [15], mais il fond également l’œuvre édifiée réelle et imaginaire dans l’œuvre écrite : le terme « monument » renvoyant à la fois à l’architecture et à la littérature. Il souligne ainsi les connivences entre les deux disciplines et les liens qui les unissent. L’exergue annonce la structure complexe du texte qui oscille entre discours technique sur l’architecture, fiction et autobiographie. Il constitue, de plus, un des leitmotive du recueil, une ouverture sur son principe d’écriture.

Par ailleurs, en examinant les commentaires qui se rapportent aux gravures, nous constatons qu’ils sont de deux ordres : les édifices effectivement commandés et réalisés tels que la saline d’Arc-et-Senans, le théâtre de Besançon, et les édifices qui restèrent à l’état de projet, qu’ils soient fonctionnels [16] ou utopiques [17] : Ledoux n’explicite pas ces distinctions, il y fait parfois de discrètes allusions. Bien que Ledoux, qui écrit plus de vingt ans après l’abandon des travaux, soit conscient de ces différences, il présente néanmoins projets utopiques et édifices réalisés sur un même plan, avec le même graphisme, ponctués de commentaires de la même encre. L’écriture gomme l’incompatibilité de ces projets qui mêlent réalité et virtualité, annihilant de la sorte tout écart temporel. L’auteur joue avec le temps : passé, présent, futur se confondent. Ainsi est-il difficile de distinguer dans l’ouvrage ce qui appartient au monde réel et les visions et les rêves d’un monde possible.

Puisque toute activité lui est désormais interdite dans le domaine de l’architecture [18], puisque « l’architecte » ne peut plus exprimer son « génie créateur » dans l’édification, les mots se substituent aux choses et Ledoux peut ainsi prolonger par l’écrit et le dessin l’œuvre construite restée inachevée. L’architecte-bâtisseur se convertit en architecte-écrivain et produit une œuvre originale dont les racines plongent dans l’œuvre concrète, le bâti. À partir de ce vécu s’élabore le projet d’une ville idéale, de plan radial, dont la saline, objet réel que l’on peut toujours admirer à Arc-et-Senans, est au cœur de l’œuvre imaginaire. Ledoux, ce faisant, dessine et écrit ce qu’il a construit pour un au-delà temporel, pour un avenir qui échappe et sur lequel il veut laisser une trace. À partir de la métaphore englobante de la littérature, il s’agit de construire un édifice textuel dans lequel le mode d’exposition de sa vision architecturale n’est pas celui du développement logique et, partant, d’expérimenter le mélange des arts et le mélange des genres en exploitant le principe producteur et le caractère dynamique de ceux-ci, afin de briser le cadre formel trop rigide du traité traditionnel et de faire émerger un objet nouveau.

Dans cet entrelacs de discours hétérogènes (théorique, fictionnel et autobiographique entre autres), le discours réflexif sur l’architecture, qui est étroitement mêlé au romanesque, affleure sans cesse dans l’ouvrage : les observations, explications, descriptions et conseils aux futurs architectes sont disséminés tout au long du texte. Bien que la partie théorique présente certains traits conventionnels du traité d’architecture [19], elle s’en distingue cependant en introduisant dans le champ de l’architecture des préoccupations d’ordre historique, philosophique (concernant en particulier la philosophie sensualiste du XVIIIe siècle), moral, et des méthodes employées par l’expérimentation scientifique du siècle. De plus, le rapport des textes et des images ne se situe pas dans une simple relation de proximité spatiale et d’illustration, mais dans une complémentarité et une interaction signifiantes. Par ailleurs, Ledoux ne cesse de souligner l’importance du style pour écrire l’architecture :

L’architecture est à la maçonnerie ce que la poésie est aux belles lettres : c’est l’enthousiasme dramatique du métier ; on ne peut en parler qu’avec exaltation. Si le dessin donne la forme, c’est elle qui répand le charme qui anime toutes les productions. Comme il n’y a pas d’uniformité dans la pensée, il ne peut y en avoir dans l’expression.
Chacun a sa manière de sentir, de s’exprimer : tantôt c’est un torrent qui se précipite des hautes montagnes, il entraîne après lui le rocher ; tantôt c’est le calme d’un beau jour qui laisse voir à travers l’onde argentine les reflets des arbres qui se peignent dans ces miroirs mobiles [20].

Pourquoi employer sans relâche le style figuré ?

C’est sans doute une des questions que se pose le lecteur du livre de Ledoux. En effet, l’expressivité immodérée est souvent sentie comme excessive et le style ampoulé, le ton déclamatoire jugé grandiloquent et quelquefois risible. Toutefois, Ledoux se justifie en convoquant le mouvement de la création artistique, qu’elle soit architecturale ou littéraire, et l’inspiration :

L’homme élevé, toujours soutenu ne compose pas avec le moment, il suit l’impression qui le domine ; l’artiste écrit comme il fait ; toujours inspiré, des bureaux de commis deviennent sous sa main des Propylées magnifiques ; la maison d’une danseuse offre le temple de Therpsicore [sic] ; le hangard [sic] d’un marchand développe les jardins de Zéphire et Flore ; des champs arides produisent des usines, des villes où les colonnes poussent à côté des orties [21].

Cette emphase est revendiquée par l’architecte-écrivain non seulement au nom de l’adéquation du style au modèle, mais aussi au nom de l’imagination :

[…] elle [l’imagination] est au-dessus de toutes les réalités, c’est le seul moyen d’élever la pensée de l’Architecte au niveau du sujet qu’il a à traiter. Cette puissance consolatrice à qui nous devons tant de bienfaits, est la divinité même ; elle comprend l’espace immense ; la voûte de son temple est celle des cieux ; sa demeure ne peut être construite en matières périssables ; aucun temps ne la précède, aucun temps ne peut la détruire ; elle est coéternelle avec sa toute-puissance ; c’est une nature intelligente dont la contemplation est toute lumière ; c’est là enfin, où l’âme trouve la source de son immortalité [22].

Ledoux revendique l’expressionnisme de l’artiste au nom de l’imagination, faculté pour laquelle il exprime sa fascination en une prose toujours passionnée [23]. L’architecture s’enrichit de l’imaginaire dont l’importance ne cesse de croître dans les domaines littéraire et philosophique. C’est pourquoi, comme l’expression, qui doit être variée en s’adaptant à la teneur des propos, « à la manière de sentir », par des registres appropriés, les genres littéraires utilisés doivent épouser les mouvements de la pensée.

Le récit de voyage est le premier genre littéraire explicitement sollicité par Ledoux. En effet, après l’introduction, le premier chapitre de L’Architecture s’intitule « Le voyageur ». Ledoux convie son lecteur, sans transition, à suivre un voyageur dans un périple qui l’emmène de Salins-les-Bains, ville bien réelle, à la ville imaginaire de Chaux et ses environs, puis à Besançon jusqu’à Paris. Le lecteur accompagne ainsi le voyageur et le premier chapitre s’ouvre sur les découvertes de celui-ci, arrivant à proximité de la ville idéale de Chaux et dont l’attention se voit tour à tour sollicitée par les différents lieux et réalisations architecturales.

Je voyageai depuis deux ans pour m’instruire, lorsque j’appris, à Lyon, que le gouvernement avait ouvert des travaux considérables dans une partie de la Franche-Comté […].
Animé par le sentiment des arts, je dirige mes pas vers Salins. À mon arrivée, je demande à voir ce que cette ville offre d’intéressant. On me conduit à la Saline ; le directeur guide ma curiosité.
On allume des torches résineuses qui jetaient plus de fumée que de flammes. Les rayons du soleil nous poursuivent, les portes des lieux sombres s’ouvrent, je descends dans les antres profonds, creusés aux antipodes du mont Poupet et du fort S. André [24].

Plusieurs raisons semblent présider à ce choix : peut-être Ledoux tente-t-il de séduire le lectorat du XVIIIe siècle, en s’adressant non seulement à sa raison (rôle de la partie théorique), mais aussi à ses émotions [25]. Ensuite, le propre des récits de voyage, qui rassemblent une infinité de discours, est l’esthétique du fragment et du discontinu. À chaque étape de son périple, le voyageur est accompagné d’un guide avec lequel le dialogue s’engage : le directeur, ensuite le conducteur de travaux, l’inspecteur, un conseiller et, pour finir, l’architecte de la ville. Cette pluralité des voix, qui exprime des points de vue différents pour parler de l’architecture, permet à Ledoux de donner une image exhaustive de son œuvre. Enfin, le rôle de la gravure : en effet, au XVIIIe siècle, l’importance accordée à l’image [26] se manifeste également dans la littérature de voyage qui se pourvoit d’une iconographie riche afin de rythmer sa narration et de fournir des repères visuels au lecteur [27].

Par ailleurs, le voyage, en tant que fiction, permet l’organisation « géographique » des projets entre eux, non seulement pour les édifices effectivement construits dans un espace réel, géographiquement situé, mais également pour les édifices imaginaires qu’il inscrit dans le même espace. De plus, le voyage sert de fil conducteur à la lecture de l’œuvre, bien que nous perdions souvent le voyageur en route. Une fois l’aventure viatique lancée, il s’agit de lui donner corps. Pour ce faire, Ledoux emprunte à la littérature de son siècle la forme narrative de son ouvrage : les récits de voyage, qu’ils soient réels ou imaginaires. Ainsi, le voyageur incarne-t-il le héros venu d’ailleurs qui jette un regard innocent sur le monde qui s’offre à lui. On reconnaît là le schéma fondamental des Lettres Persanes et des nombreuses utopies qui fleurissent à l’époque : un étranger débarque à la suite d’aventures et regarde avec étonnement les habitudes européennes. Ce modèle littéraire permet à Ledoux de prendre indirectement la parole, de soulever un certain nombre de questions lorsque le voyageur invite l’architecte de la ville de Chaux à expliquer et à commenter les édifices que le voyageur observe.

Ledoux, comme dans les récits de voyage, complète la fiction à la première personne du voyageur par des histoires secondaires. Ces insertions narratives se mêlent dans l’ouvrage au discours théorique des différents protagonistes ou sont simplement juxtaposées. Elles sont de plusieurs sortes : les fables et apologues qui transmettent une morale et ont pour but de mettre en valeur le rôle positif de l’architecture dans la société, les scénettes où le lecteur voit les habitants de la ville idéale vivre, travailler, circuler, en proie à leurs « passions », et les anecdotes du texte qui sont destinées à mettre en valeur la toute-puissance de l’architecte pour régler certains conflits tant familiaux que sociaux. Le recours à la fiction permet non seulement à Ledoux d’inscrire les édifices dans une temporalité, de les faire participer à la vie d’une société et à sa mémoire, mais aussi de donner des conseils de praticien qui, au lieu de transformer le réel et ses difficultés en notions intelligibles, s’établissent dans un contact immédiat et sensible et instaurent une relation différente avec le lecteur. Il n’y a pas, au XVIIIe siècle, exhaustivité des approches sans une approche sensible des phénomènes. Le nombre important des histoires et des fables en témoigne [28].

Le discours du voyageur obéit tout d’abord aux principes romanesques du récit de voyage mais, au fur et à mesure que le texte progresse et que le voyageur déambule dans la ville imaginaire, le voyage s’apparente davantage à une promenade [29] :

La maison que vous apercevez, dans le massif à droite, est celle d’un ancien conseiller au parlement de Besançon, qui a ses terres aux environs. […] Nous entrons dans la chambre à coucher […], nous parcourons le jardin […], nous traversons un ruisseau […]. Nous découvrons un temple [30]

Se promener, c’est-à-dire se déplacer d’un endroit à un autre, « parcourir », « entrer », « traverser », parcourir un lieu dans un espace connu et limité pour le plaisir, la conversation et la réflexion. Cette manière particulière que possède l’homme de s’approprier l’espace en circulant implique distance et mouvement. C’est surtout à partir du XVIIIe siècle que cette pratique se développe en Europe. Ce phénomène culturel est lié au développement des modes de déplacement, à l’expansion des loisirs, au changement des modes de sociabilité, aux progrès tant économique que scientifique, ainsi qu’aux grands chantiers d’embellissement des villes. Qu’elle soit dans la nature ou urbaine, la pratique de la promenade inspire la littérature et devient une forme littéraire à part entière avec ses cadres et ses lieux [31]. Cet espace scriptural propose, entre autres, des perceptions nouvelles de l’espace et rend possible une visibilité de la ville [32]. Celle de Chaux est le lieu privilégié où circule « Le Voyageur » de L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation. Celui-ci se déplace, découvrant les projets à distance, s’en approchant, tournant autour ou cherchant le meilleur point de vue comme pour mieux les percevoir. Le guide montre et décrypte, au fur et à mesure de la progression, les signes cachés et disséminés de la ville idéale qu’il soumet à l’entendement du voyageur qui ne pourrait les appréhender seul. De lieu en lieu, d’édifice en édifice, de l’extérieur à l’intérieur, le lecteur entraîné par le voyageur parcourt l’espace bâti comme il parcourt le texte [33]. Ledoux met en évidence, ce faisant, l’analogie entre lire un texte et se mouvoir dans un édifice et dans une ville. Cependant, Ledoux ne propose pas une simple perception visuelle de la ville. Celle qu’il projette n’est pas un espace neutre, elle est un produit perçu ; tous les sens interviennent et se conjuguent dans l’esprit du lecteur pour composer une image de la vie. Si la vue est le sens qui est le plus sollicité, l’ouïe mais aussi l’odorat le sont également :

Nous l’avons déjà dit, le vallon qui supporte cet édifice est entouré de prestiges séducteurs ; un vent doux caresse l’atmosphère ; les variétés odoriférantes de la forêt, le thym, l’iris, la violette, la menthe soufflent leurs parfums sur ces murs ; le feuillage qui les abrite répand le frais et s’agite en murmures. L’onde amoureuse tressaillit sur la rive qui la resserre ; ses frottements aiguisent l’air, et l’écho éclate en sons délicieux [34].

Ainsi, le texte promène non seulement le lecteur mais lui suggère également rêverie et émotions, recréant artificiellement, grâce au dispositif textuel, l’enchaînement des sensations constitutives du projet.

À ce glissement générique se superpose une ambiguïté de lecture majeure. Après avoir visité les grottes de Salins, puis examiné avec « un jeune artiste » les plans du pont de la Loue, vu la grange parée, la maison des surveillants de la Loue, les pompes et le bâtiment de graduation ainsi que la petite hôtellerie, le voyageur rencontre l’architecte de la ville qui déploie sous ses yeux cartes et projets :

Je monte, et après le premier compliment d’usage, il promit de me faire voir tous les établissements que l’économie politique élevait pour l’instruction commune. Cherchant dans les rayons multipliés qui meublent sa demeure ; feuilletant les cartons accumulés, les rouleaux dont il était entouré, il développe un premier plan de la Saline, des élévations, des coupes, un plan général sur lequel était tracée la masse des maisons particulières, dont la vue occupa les loisirs de l’après-souper etc., etc., etc. [35]

À partir de ce dialogue, nous ne savons plus si les bâtiments présentés sont des bâtiments de la ville idéale ou bien ceux des gravures ou des plans de ceux-ci. L’ambiguïté persistera jusqu’à la fin du livre. S’agit-il de la présentation de bâtiments au cours de la promenade virtuelle du voyageur fictif ou bien simplement d’une promenade à travers les planches du livre ? Pour pouvoir montrer un objet concret dans l’espace textuel, Ledoux interrompt sans cesse la fiction ou la réflexion par des déictiques spatiaux qui renvoient aux planches, afin d’attirer le regard de son lecteur sur les gravures qui accompagnent le texte : « Ici, vous voyez une école de morale où l’on enseigne les devoirs de l’homme [36] ». « Ici » se rapporte à deux référents spatiaux différents : un espace virtuel, celui de la ville idéale, c’est-à-dire un espace imaginaire, et celui, concret, de la planche gravée, du livre. Comment ce double référent affecte-t-il l’énoncé et le monde représenté ? Il renvoie certes à deux espaces différents mais également à deux temps différents, le temps de la déambulation dans la ville, de la promenade fictive, et le temps de la lecture et de l’observation de la planche que l’auteur soumet au lecteur. « Ici » devient, ce faisant, un déictique temporel qui fait le lien entre présent, passé, futur, espace tangible et virtuel, Ledoux tissant le réel avec l’irréel. L’auteur poursuit : « […] Que vois-je [?] des portiques multipliés qui se perdent dans l’horizon ». Le voyageur, dont le regard est tout d’abord sollicité par un dispositif architectural, se déplace ensuite dans le lieu :

Après avoir monté plusieurs rampes adoucies par l’art pour cacher à l’œil des souterrains qui dans leur élévation auraient pu nuire à l’objet principal […], j’arrive […], je m’arrête à la porte d’un monument inconnu jusqu’alors.

Saisi devant l’énigmatique « panarétéon ou école de morale », le voyageur s’arrête, ce qui permet à Ledoux de commenter et d’annoter l’édifice, soulignant en quoi la forme concrète adoptée traduit un concept abstrait : « la forme d’un cube est le symbole de l’immutabilité. » Le voyageur continue sa visite : « J’avance, j’examine ; je vois. » Le mouvement physique du voyageur aboutit invariablement au regard porté sur l’édifice ou une partie de l’édifice, entraînant celui du lecteur : « Voyez d’abord la proportion des figures… » L’impératif utilisé « braque » littéralement le regard du lecteur sur un élément important et significatif de l’architecture. Ainsi, cette stratégie d’écriture permet à l’architecte de faire partager son rêve éveillé avec le lecteur à partir des planches dessinées, comme si les édifices se matérialisaient sous ses yeux. Les injonctions à « voir », à « regarder », à « jeter les yeux » qui ponctuent le texte ne cessent de mobiliser le regard du lecteur. Cet artifice d’écriture, cet aller-retour entre le texte et l’image qui guide le lecteur, met véritablement son regard à l’œuvre. Il s’agit pour l’architecte non seulement de suggérer une image sensible de la ville de Chaux en imposant les gravures dans le texte, mais de donner également une image forte, lisible de chaque édifice car il importe à Ledoux de rendre le regard du public plus apte à apprécier le « vrai goût » afin de l’aiguiser, de l’éduquer. Chaque élément doit, tout en étant perçu comme significatif, en annonçant sa fonction par la forme et en se distinguant des autres, rester en même temps en relation avec les autres, les édifices s’affichant comme autant de signes à décrypter [37]. Grâce à la carte de la ville de Chaux et aux vues perspectives à vol d’oiseau, le lecteur doit être en mesure de reconnaître où il se trouve dans sa trajectoire fictive, mais également de situer cet endroit par rapport à l’ensemble. L’auteur propose une vision spatialement ordonnée et clairement lisible de la ville, ce qui représente à l’orée du XIXe siècle une innovation en soi. La concordance entre le cheminement du voyageur et le parcours de l’écriture se double d’un jeu subtil entre l’espace du livre comme espace de représentation et l’espace de la ville comme espace de prospection. À cette circulation rythmée entre image et texte s’ajoute l’intrusion du mouvement dans la gravure même.

Mais là ne s’arrêtent pas l’ambition et l’enthousiasme de Ledoux, pour qui la vision n’est ni un pur reflet du réel, ni une représentation statique des choses mais un principe dynamique qui conduit vers un ailleurs :

[…] les déserts et les routes mélancoliques semblent s’égayer, le volume immense de la nature s’ouvre ; on y va lire les recherches qu’elle développe à l’aide de l’art.
Je m’élève sur les ailes de l’imagination. Voyez-vous ce nuage chargé des vapeurs humides de la nuit ? Il obscurcit le devant du tableau pour repousser les fabriques lumineuses qui se succèdent. Le soleil sort de son obscurité, il anime la végétation ; l’azur des cieux se colore de nuages enflammés ; la montagne, la forêt, le Doubs, la Loüe s’éclairent, et l’harmonie du monde commence.

Ainsi l’imagination prolonge-t-elle la perception visuelle et fait-elle de l’architecte un visionnaire dont le texte exalté s’apparente à la traduction d’un rêve éveillé, d’une vision prophétique qu’il entend faire partager. Comme le souligne Gaston Bachelard :

L’imagination, dans ses vives actions, nous détache à la fois du passé et de la réalité. Elle ouvre sur l’avenir. À la fonction du réel, instruite par le passé, […] il faut joindre une fonction de l’irréel tout aussi positive [38]

Par ailleurs, de la même manière que dans la promenade Vernet de Diderot [39], nous allons d’un réel factice (la ville de Chaux) décrit dans le texte (lequel est lui-même un imaginaire transposé) au réel de la gravure et du texte, qui devient le point d’ancrage d’une idée. Si nous avançons physiquement dans la ville à la suite du voyageur pour construire des itinéraires, des repérages et des vues d’ensemble, voire des visions, nous avançons également d’un point de vue intellectuel. Les déplacements du voyageur et de son guide sont rythmés par une série de questions-réponses entre le voyageur et ses différents interlocuteurs, qui se développe au gré des édifices visités et autorise l’auteur Ledoux à présenter « ses vues philosophiques [40] » et morales ainsi que ses grandes thématiques architecturales. La promenade littéraire, que Juliette Fabre définit comme « la pensée en marche [41] », constitue un motif heuristique pour réfléchir à une organisation globale de l’espace, pour penser et écrire la ville. La pensée en marche pour Ledoux, c’est à la fois une réflexion esthétique, morale, sur l’architecture et les arts en général et sur la ville en particulier, dont les enjeux s’inscrivent dans des perspectives nouvelles à l’aube du XIXe siècle. En empruntant pour son ouvrage non seulement la structure textuelle hybride des récits de voyage qui mêle des genres littéraires différents mais aussi leur souplesse, accommodant des modes discursifs variés (narratif, descriptif, commentatif [42]) et des modes souvent en transformation, Ledoux tire parti de cette hétérogénéité, de cette hybridation et le texte devient, de ce fait, le lieu d’un imaginaire qui transcende les formes littéraires du traité d’architecture et préfigure celle du traité d’urbanisme.

Cependant, la fiction du voyageur se dilue peu à peu, au fil du texte, pour disparaître et réapparaître inopinément. Après avoir cédé la parole à un conseiller puis à l’architecte de la ville, la voix du voyageur se perd pour disparaître finalement. Les voix du voyageur et des différents protagonistes de la fiction viatique se dissolvent au profit exclusif de celle de l’architecte-écrivain. La profusion des démonstratifs et des présentatifs, qui a pour but de maintenir en permanence la fonction phatique, convoquant l’interlocuteur expressément et passionnément, met en évidence l’omniprésence de l’écrivain. Plus on approche du centre de la ville, moins Ledoux prend de distance avec ce qu’il écrit, la voix de l’architecte-écrivain couvre toutes les autres. L’auteur est à ce point absorbé par son contenu, égaré dans sa propre fiction que la mise en scène romanesque cède la place à un monologue où l’architecte du récit se confond avec Ledoux qui adopte, par intermittences, un régime énonciatif autre, celui d’un autre genre littéraire émergeant au XVIIIe siècle : l’autobiographie. Le « je » auctorial de l’introduction, cette voix puissante de l’architecte-écrivain qui avait cédé la place, sans transition, au « je » narratif d’un personnage fictif, « le voyageur », se fait entendre de nouveau au milieu du livre, en mêlant aux considérations architecturales, sociales et morales des événements de sa vie privée et les émotions qu’elles ont suscitées. Le discours fictionnel et critique se fait subjectif. L’identité entre l’auteur, dont le nom est sur la couverture, et le narrateur-personnage qui raconte son histoire dans le texte affirme sans aucun doute l’engagement de l’auteur de raconter sa vie. Il évoque de cette manière plusieurs strates de la mémoire collective et de son histoire personnelle :

– Le temps de la gloire : « J’étais à l’apogée des faveurs [43]. »

– L’évocation des constructions : celle des bureaux d’octroi du mur des Fermiers généraux (dont la destruction commença du vivant de Ledoux) [44], le château de Maupertuis, le théâtre de Besançon :

après avoir déroulé les feuilles nombreuses des bâtiments civils, je présenterai les Propylées de Paris, tels qu’ils étaient avant leur mutilation [45].

– L’incarcération et la menace de mort. À la fin du livre, la parole du narrateur est brusquement coupée par l’instance autobiographique. En pleine déclamation lyrique, le souvenir effrayant s’intercale :

Je suis interrompu… La hache nationale était levée, on appelle Ledoux, ce n’est pas moi ; ma conscience, mon heureuse étoile me le dictaient : c’était un docteur de Sorbonne du même nom. Malheureuse victime !… Je continue…

– La destruction de ces œuvres :

Ces villes dont la conception a excité l’enthousiasme d’une administration instruite ; ces établissements conçus par l’économie politique ; ces lignes commerciales qui traversent le continent, ces canaux qui traversent la plaine liquide […], ces produits recouvrés par l’industrie des campagnes, etc. …ils étaient, ils ne sont plus.
Ces constructions exaltées par l’imagination, élevées par enchantement, détruites pour servir les passions : elles étaient, elles ne sont plus.
Que reste-t-il de ces combinaisons dictées par la sagesse ? Des monuments travestis, d’autres mutilés, d’autres… La postérité aura peine à croire que l’année qui les fit éclore les fit périr [46].

– Enfin, le temps de l’écriture :

Dans la foule des occupations dont on peut juger par l’immensité du travail que je mets sous les yeux des Nations : au milieu des agitations dont on a fatigué ma constance ; au sein des persécutions inséparables de la publicité des grandes conceptions, et des passions qui se sont usées contre mon énergie […], je n’offrirai point à mes lecteurs de ces projets qui se perdent dans le vague des combinaisons imaginaires, ou dont l’effrayante possibilité anéantit d’avance l’exécution.
Persuadé qu’en abrégeant les annales du temps, et en réunissant les modèles et les principes que l’art y a déposés, je peux lui imprimer à lui-même un mouvement créateur qui lui fasse enfanter des chefs d’œuvres, et agrandir son domaine et sa gloire, j’ai rassemblé dans une lecture de quelques jours, toutes les richesses des siècles qui nous ont précédés.
Avant que la nuit ne couvre de son voile obscur le vaste champ où j’ai placé tous les genres d’édifices que réclame l’ordre social, on verra des usines […], une ville s’élèvera pour les enceindre et les couronner…

Cette représentation littéraire de l’identité temporelle et des événements historiques dont le lecteur est le témoin et qu’il subit introduit l’écrivain au centre de son œuvre, soulignant la partie qui se joue. Cette esthétisation du souvenir affirme la singularité d’une expérience et d’un regard.

Les distorsions de l’écriture, les ruptures du texte, le mélange des genres, l’oscillation permanente entre une dénomination créative et des formes héritées du passé, les plus désuètes qui soient, s’expliquent en partie par la situation historique de cette œuvre, à mi-chemin entre classicisme et romantisme, entre tradition et innovation. Ledoux invente et utilise des formes propres à mettre en scène l’architecture dans sa diversité et sa spécificité et capables de rendre compte des bouleversements de l’époque. Cette expérimentation formelle se caractérise par un va-et-vient entre théorie et fiction, par une tentative d’allier analyse abstraite et émotion, par une parole capable de tout englober en se dilatant dans un perpétuel mouvement d’expansion. Le recours aux genres littéraires propose des cadres formels à un espace-temps de lecture, à un volume sémiotique, à la mosaïque disparate des bâtiments concrets et imaginaires. Il permet de rassembler des éléments hétérogènes (distants géographiquement), de relier des espaces inconciliables (réel et imaginaire), d’associer des scènes de vie à des ensembles architecturaux spécifiques, c’est-à-dire une possible socialisation de l’espace. Ce livre composé de textes autonomes souvent éclatés et de morceaux langagiers divers conduit non seulement à une fragmentation de la matière discursive, mais à un ébranlement des formes du traité d’architecture. La notion d’hybridation implique le recul d’une pensée normative, un rejet des règles classiques de la séparation des genres et recule les frontières entre les modes d’expression tant théorique que littéraire et artistique. Elle accentue la liberté discursive et devient une source de combinaisons inédites et fécondes pour la conception architecturale et urbaine. Le cheminement n’est pas seulement un thème, il est substance même d’une écriture à la recherche d’un espace. Cet espace scriptural neuf et inconnu transgresse les codes du traité classique et franchit les obstacles de la matière et du temps, il instaure également une complicité du regard et du discours. L’espace qui s’y dégage ne fait plus exclusivement référence à une topologie, mais à une territorialité, toute deleuzienne, où l’agencement des significations fragmentées constitue le tout d’un seul et même devenir, celui d’une conception architecturale nouvelle liée à la représentation de la ville. Concevoir la ville comme une série d’itinéraires (en vue d’éduquer, de moraliser les habitants ou de porter un regard critique et clairvoyant), c’est appréhender l’espace comme orienté. L’architecte de la ville pense parcours, utilisation des lieux, planification. Le discours divulgue les espaces à franchir, à raccorder, à limiter, à contourner. Il s’agit de construire un édifice textuel d’où émergent des objets nouveaux.

L’agencement du temps dans le récit autobiographique signale le pouvoir considérable dont dispose le héros narrateur en tant qu’historien de sa propre histoire et de sa propre conscience. L’acte narratif consiste à réinscrire le temps vécu non seulement dans le temps du récit mais dans un processus de création particulier : celui de la création architecturale et celui, inédit, de la création urbaine et de sa conception. Cette tentative sans précédent constitue toujours un hapax dans le discours architectural.

Notes

[1Architecte et théoricien, Pierre Patte (1723-1814) a pris une part considérable aux discussions sur l’architecture et l’urbanisme de son époque par ses ouvrages : Monuments érigés en France à la gloire de Louis XV (1764), Mémoire sur les objets les plus importants de l’architecture (1769).

[2La critique contemporaine a invoqué l’idée de crise pour caractériser le milieu du XVIIIe siècle. Voir Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne 1680-1715, Paris, 1935 ; Shelly Yahomon, « Le système littéraire en état de crise » dans Poetis today, vol. 2, no 4, Duke University Press, 1981.

[3O’Neal cite Condillac dans The Authority of Experience in the French Enlightenment, Pennsylvania State University Press, 1996.

[4Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, Paris, Duchesne, première édition 1753, deuxième édition 1755 ; Étienne-Louis Boullée, Architecture, Essai sur l’art, texte présenté par Pérouse de Montclos, Paris, Hermann, 1968.

[5Jean-Louis Viel de Saint-Maux, Lettres sur l’architecture des Anciens et des Modernes, Paris, 1787.

[6Jacques-François Blondel, L’Homme du monde éclairé par les arts, publié par Bastide, Amsterdam, 1774.

[7L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, Paris, 1804. Nous utiliserons l’édition Hermann, 1962, pour les références de pages.

[8Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) fut l’un des architectes les plus célèbres de son temps. Protégé de Madame Du Barry, il construisit de nombreux hôtels particuliers à Paris dont le plus célèbre, l’hôtel de Thélusson, a été détruit. Architecte du roi, il obtient deux vastes chantiers, celui de la saline d’Arc-et-Senans (admirablement restaurée) et celui de la barrière des fermiers généraux que Ledoux baptisa « Les Propylées de Paris ». Incarcéré pendant la Révolution, il n’obtiendra plus aucune commande jusqu’à sa mort. Les quatre cinquièmes de l’œuvre de l’architecte ont été détruits. Il a consacré les dernières années de sa vie à la rédaction de L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, publié à Paris, en 1804, à compte d’auteur. Sur Ledoux, voir : Michel Gallet, Ledoux, Paris, Picard, 1980 ; Anthony Vidler, Ledoux, Paris, Hazan, 1987 ; Daniel Rabreau, Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806). L’architecte et les fastes du temps, Bordeaux, William Blake and Co, Arts et Arts, 2000.

[9Lire à ce propos, sous la direction de Jean-Claude Bonnet, La Carmagnole des Muses. L’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, Paris, Armand Colin, 1988.

[10Dans son œuvre bâtie et projetée, Ledoux a emprunté et mélangé plusieurs styles architecturaux : ceux de Palladio, de Piranèse, d’Inigo Jones, de l’antiquité grecque et romaine pré-classique, égyptienne etc. (voir Daniel Rabreau, op. cit., à ce propos).

[11« J’ai achevé un monument plus durable que le bronze, plus haut que la décrépitude des royales pyramides, et que ne sauraient détruire ni la pluie songeuse, ni l’Aquilon emporté, ni la chaîne innombrable des ans, ni la fuite des âges », Horace, Odes et Épodes, trad. F. Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1927, livre troisième, ode 30.

[12« Si sous le ciel fust quelque eternité, / Les monuments que je vous ay fait dire, / Non en papier, mais en marbre et porphyre, / Eussent gardé leur vive antiquité. » (Du Bellay, Les Antiquités, XXXII).

[13Condorcet fait allusion, dans l’Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain, à la « La disette des monuments » à propos d’ouvrages philosophiques ; Voltaire quant à lui considère L’Encyclopédie comme « le monument des progrès de l’esprit humain ».

[14Philippe Hamon, Expositions : littérature et architecture, Paris, José Corti, 1989.

[15L’architecture antique et la poésie gréco-latine.

[16Tels que la bourse, le marché, les bains publics, l’église, les maisons d’employés ou d’ouvriers, etc.

[17La petite hôtellerie, le pacifère, la maison de récréation, la maison d’union, la cénobie, etc.

[18Voir note 8.

[19La page de garde : titre et programme ; le projet de catalogue de bâtiments dans l’introduction ; la dédicace qui s’adresse à un puissant ; le vocabulaire technique. En outre, comme tous les traités d’architecture, le texte est accompagné de planches gravées.

[20L’Architecture…, op. cit., p. 14.

[21Ibid.

[22Ibid., p. 142.

[23Ledoux emploie plus de quarante-cinq fois le mot « imagination » dans son ouvrage.

[24La Grande Saline de Salins-les-Bains, comme toutes les salines de la région de Franche-Comté, utilisait les sources d’eaux salées comme matière première. Le sel, « l’Or Blanc », était obtenu par évaporation artificielle, par opposition aux marais salants. Le mont Poupet est une montagne qui s’élève à 851 mètres d’altitude. Dominant la ville de Salins-les-Bains, il offre de magnifiques points de vue sur tous les environs. Le fort Saint-André est un fort Vauban du XVIIe siècle près de Salins.

[25Le XVIIIe siècle connaît une production importante de récits de voyages concernant l’Orient méditerranéen (Grèce, Asie Mineure, Syrie, Palestine, Liban, Égypte). De retour en France, les voyageurs qui étaient diplomates (le comte de Choiseul-Gouffier, 1752-1817), chasseurs de trésor (Paul Lucas, Michel et Claude-Louis Fourmont), naturalistes (Pitton de Tournefort, 1656-1708, Charles-Nicolas Sigisbert Sonnini de Manoncourt, 1751-1812), artistes (Louis-François Cassas, 1756-1827, Antoine-Laurent Castellan, 1772-1838), architectes (Julien-David Leroy, 1724-1803) se lançaient dans la publication de leurs périples.

[26C’est au siècle des Lumières, grâce notamment à l’Encyclopédie, que le rôle éducatif de l’illustration connaît un succès retentissant.

[27Rappelons également que le récit de voyage est un grand amateur de descriptions d’architecture. Tout comme dans les récits de voyage, les 125 planches gravées de L’Architecture… sont intrinsèquement liées au voyage et occupent une place importante au sein de sa mise en forme littéraire.

[28Le recours à la fiction dans le traité ne constitue pas une nouveauté en soi. Vitruve dans le De Architectura l’utilisait amplement, les histoires constituant des éléments autonomes dans le traité, véritables morceaux de bravoure littéraires, directement adressés à Auguste et ayant une fonction de digression et d’ornement. La tradition s’est perpétuée jusqu’à Ledoux, mais chez lui les fictions ne sont ni décoratives, ni anecdotiques.

[29« La promenade n’est pas le voyage, qui suppose un parcours important, avec ses fatigues, ses grandes aventures, ses découvertes de mondes autres, avec ses finalités propres, l’atteinte d’une destination ou le mouvement de l’aventure », Alain Montandon, Sociopoétique de la promenade, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2000, p. 7.

[30Ledoux, L’Architecture…, op. cit., Plan d’une maison de campagne, p. 120, 123, 124. Le procédé est récurrent dans le texte.

[31Un des premiers exemples célèbres est les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle publiés en 1686 : le narrateur, un philosophe, présente à une marquise curieuse le nouveau système du monde issu de la révolution copernicienne ; voir aussi La Promenade du sceptique, texte de Diderot publié seulement en 1830, où l’énonciateur va rencontrer le sage Cléobule dans sa retraite, « La promenade Vernet » (Salon de 1767) et Les Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau.

[32Voir par exemple de Louis-Sébastien Mercier, Tableau de Paris. Le Nouveau Paris, et de Restif de la Bretonne, Les Nuits de Paris. En 1781, Mercier rassemble des articles, composés initialement pour des périodiques. Après sa fuite en Suisse, il remanie et complète le Tableau en quatre volumes en 1782, huit en 1783, douze en 1788. Les Nuits de Paris est une œuvre de plus de 3000 pages rédigées entre 1786 et 1788. L’auteur se présente comme un « spectateur » qui prend des notes tel un journaliste témoin d’une France urbaine et nocturne à l’aube de la chute de la monarchie.

[33L’analogie entre lire un texte et se mouvoir dans un édifice a été soulignée par Marcel Proust comme par de nombreux écrivains et architectes, notamment Kevin Lynch : The Image of the City (1960), L’Image de la Cité, trad. Marie-Françoise Vénard et Jean-Louis Vénard, Paris, Dunod, 1999.

[34Ledoux, L’Architecture…, op. cit., p. 343.

[35Ibid., p. 76.

[36Ledoux fait référence à la planche 92 du projet du « Panarétéon » (école de morale). Plan, coupe, élévation, vue perspective, p. 309.

[37Le terme d’« architecture parlante » est souvent utilisé pour qualifier les projets de Ledoux et de Boullée. L’architecture en développant ses formes élémentaires et signifiantes proclame à la fois son dessein et son sens. Dans le chapitre qu’il consacre à l’architecture parlante, Jean Starobinski précise : « La forme sert la fonction, mais la fonction se réfléchit à son tour dans la forme pour s’y rendre manifeste : une symbolique de la fonction se surajoute à la fonction même » (Jean Starobinski, Architecture parlante, paroles éternisées, 1789. Les Emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1979 pour l’édition française.)

[38Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 17.

[39« La Promenade Vernet » est un long passage du Salon de 1767 de Denis Diderot, consacré à des œuvres de Joseph Vernet.

[40Expression de Ledoux.

[41Juliette Fabre, « La pensée en marche : la promenade littéraire et philosophique au XVIIIe siècle », thèse de littérature française en préparation, sous la direction de Michel Delon, Université de Paris IV.

[42Réal Ouellet a pu récemment dégager des constantes, qui fondent une poétique du récit de voyage autour d’« une triple démarche discursive : narrative, descriptive et commentative ». Le récit de voyage se situerait au carrefour de ces trois invariants discursifs (narration, description, commentaire) dont il emprunterait alternativement la forme et le fonctionnement rhétorique. Réal Ouellet, La Relation de voyage en Amérique (XVIe-XVIIIe siècle). Au carrefour des genres, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010.

[43Ledoux, L’Architecture…, op. cit., p. 34.

[44Le dernier chantier que Ledoux dirigea pour les pouvoirs publics est celui du mur d’enceinte des Fermiers généraux (1785-1790), destiné au paiement des droits d’octroi des marchandises à la Ferme générale dans la capitale ; il fut très impopulaire. Le mur était composé de cinquante-cinq barrières (ou pavillons d’octroi) qui signalèrent jusqu’au milieu du XIXe siècle les portes de Paris (il en reste quatre : la rotonde de la Villette, celle du parc Monceau, les barrières d’Enfer). Ledoux baptisa ces portes les « propylées ».

[45Ledoux, L’Architecture…, op. cit., p. 16 et 17.

[46Ibid., p. 1, « Introduction ».


Pour citer l'article:

Antoinette NORT, « L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation de Claude-Nicolas Ledoux » in L’Œuvre inclassable, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en novembre 2015, publiés par Marianne Bouchardon et Michèle Guéret-Laferté.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 18, 2016.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?l-architecture-consideree-sous-le.html

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