Choisir comme objet d’étude l’« heure fatale » dans l’œuvre de Clément Marot, c’est s’interroger sur la définition de l’écriture par ce poète : est-elle la représentation des moments fatals de sa vie ou constitue-t-elle, elle-même un instant crucial ?
L’« Epistre du Despourveu » décrit le moment antérieur à la création, moment d’hésitation et de trouble. Un songe d’impuissance et d’aliénation oppose d’un côté le double négatif du poète, cet « Autheur » dépourvu de nom et de renom, évidé de son esprit et de sa lucidité, et de l’autre des personnages mythiques et allégoriques dont le nom est précisé et dont le renom est mis en relief, représentant les termes de la tension que vit le poète : crainte et espoir, sentiment d’impuissance et volonté de création. Face à ces passions contradictoires, l’Autheur est saisi d’un trouble aliénant. C’est après l’intervention de Crainte, que Bon Espoir prend la parole et incite le poète à « avoir hardy courage » et « A composer nouveaulx motz, et recens / En deschassant crainte, soucy, et doubte ». C’est à ce moment que le poète se réveille de son cauchemar et recommence à écrire :
En ce propos grandement travaillayJusques à temps qu’en sursault m’esveillayUng peu devant, qu’Aurora la fourriereDu cler Phebus commençast mettre arriereL’obscurité nocturne sans sejour,Pour esclaircir la belle Aulbe du jour […]Or ay je faict au vueil du dieu Mercure,Or ay je prins la hardiese, et cureDe vous escrire a mon petit pouvoir,Me confiant aux parolles d’Espoir… [1]
L’écriture semble être un sursaut, un événement crucial dans la vie du poète, qui le fait virer d’une situation d’impuissance et de sclérose à une situation d’éveil et de création, un événement qui se réalise au bout d’une lutte entre deux extrêmes, un moment d’illumination et d’affranchissement de toute limite aliénante.
Cela veut-il dire que l’écriture de Marot soit née d’un face-à-face avec les limites ? Qu’elle soit une aventure, au sens de quête de nouveau et d’imprévisible ? Est-elle une activité de « différance », telle que la définit Jacques Derrida, ce « processus de scission et de division », ce « mouvement de jeu qui produit […] ces différences et ces effets de différence » [2] ? Nous essaierons de le vérifier en tenant compte des limites auxquelles le poète est confronté : limites métriques et génériques, limites identitaires et limites interprétatives.
En premier lieu, en examinant le degré de respect des limites métriques et génériques (rime, césure, genre), nous réfléchirons à l’aventure sémiotique de Clément Marot, au jeu des possibilités auquel il se livre.
Ensuite, à travers les modes d’inscription de soi, nous nous interrogerons sur l’aventure ontologique du sujet écrivant, sur la tension qu’il vit entre satisfaction et insatisfaction.
Enfin, en confrontant les modes d’écriture et les réflexes de lecture, nous nous intéresserons à l’aventure scripturale et lectorale.
I. L’écriture, une aventure sémiotique
Si respectueux que paraisse Clément Marot vis-à-vis des modèles métriques et génériques de ses prédécesseurs, il ne semble pas moins innovateur en cette matière. Robert Sabatier montre, à ce propos, que Marot inaugure « une poétique buissonnière » [3]. Comment ce poète se comporte-t-il vis-à-vis des limites du mètre et du genre ? Dans quelle mesure son face-à-face avec les frontières, qui impose le choix de telle ou telle forme poétique, de telle ou telle césure, de telle ou telle rime, lequel choix peut subir une diversion subite, dans quelle mesure ce face-à-face constitue-t-il un moment crucial de l’écriture ?
Dans la section des Rondeaux, le poète emploie généralement deux modèles hérités de la poésie médiévale, les deux scandés par deux rentrements, soit celui formé de deux quatrains à rimes embrassées, séparés par un tercet (abba abA aabbaA), soit celui constitué de deux quintils séparés par un quatrain (aabba aabA aabbaA). Mais parmi ces rondeaux identiques par leur composition, deux poèmes attirent l’attention par leur disparité : le septième et le dernier.
Le septième, intitulé « A ung poëte ignorant », présente un élément de changement par rapport aux rondeaux qui le précèdent : au lieu de deux rentrements, il est constitué d’un refrain et d’un rentrement. Le poète reprend le premier vers en entier comme pour lui donner plus de résonance. D’ailleurs, il annonce son refrain par une phrase modalisatrice, qui insiste sur l’élévation de sa voix (« C’est pourquoy, si hault crier j’ose ») :
Qu’on meine aux // Champs ce Coquardeau,Lequel gas//te (quand il compose)Raison, Me//sure, Texte, Glose,Soit en Bal//lade, ou en Rondeau.Il n’a cer//velle, ne cerveau :C’est pourquoy, si hault crier j’ose,Qu’on meine aux champs ce Cocardeau.S’il veult rien faire de nouveau,Qu’il œuvre// hardiment en Prose(J’entends s’il//en sçait quelque chose)Car en Ri//me ce n’est qu’ung veau,Qu’on meine aux champs. [4]
En fait, dans ce rondeau, il accumule les impertinences métriques, non par ignorance des règles de versification, mais par ironie. Le poème comporte des césures enjambantes ou lyriques, perçues depuis le XVIe siècle comme désagréables. Il est également constitué de rimes altérées : loin d’être les mêmes, dans tout le rondeau, elles subissent une variation au niveau de la consonne d’appui ([do] dans le premier quatrain, [o] dans le tercet et [vo] dans le dernier quatrain). L’élément de changement et de retournement, et constituant l’instant crucial, est introduit dans le tercet, sans former d’homophonie et se déploie dans le quatrain suivant comme faisant partie de la rime. Cette altération n’est nullement gratuite : elle insiste sur l’animalisation du destinataire, impertinent en matière de poésie.
S’apparentant à une épigramme, prenant une tonalité parodique, ce rondeau fait la satire du poète-charlatan, « Lequel gaste (quand il compose) / Raison, Mesure, Texte, et Glose » et qui « en Rime » « n’est qu’ung veau ». Par une écriture impertinente, il met en scène un moment fatal où l’écriture subit une déviance, se retourne en « désécriture » [5] : désécriture ou manquement aux règles métriques.
Le « Rondeau parfaict à ses amys après sa délivrance », lui, représente un exemple de manquement aux conventions génériques, composé à un moment crucial de la vie du poète, celui de l’affranchissement.
Se libérant des moules du genre, proposés par ses devanciers et par les théoriciens de son époque, Marot compose, outre des rondeaux de douze à quinze vers à deux rentrements, un rondeau unique dont la structure métrique intrigue un théoricien aussi méticuleux que Sébillet [6] :
En liberté maintenant me pourmaine,Mais en prison pour tant je fuz cloué :Voilà comment Fortune me demaine.C’est bien et mal. Dieu soit de tout loué.Les Envieux ont dit, que de NoéN’en sortirois : que la Mort les emmaine.Maulgré leurs dentz le neud est desnoué,En liberté maintenant me pourmaine.Pourtant si j’ay fasché la Court Rommaine,Entre meschans ne fuz oncq aloué :Des biens famez j’ay hanté le dommaine :Mais en prison pourtant je fuz cloué.Car aussi tost que fuz desavouéDe celle là, qui fut tant humaine,Bien tost apres à saint Pris fuz voué :Voilà comment Fortune me demaine.J’eus à Paris prison fort inhumaine :A Chartes fuz doulcement encloué :Maintenant voys, où mon plaisir me maine.C’est bien, et mal. Dieu soit de tout loué.Au fort, Amys, c’est à vous bien joué,Quand vostre main [hors du parc] me ramaine.Escrit et faict d’un cueur bien enjoué,Le premier jour de la verte Sepmaine,En liberté. [7]
À la différence du rondeau double défini par Sébillet, celui de Marot est caractérisé par une strophe surnuméraire ponctuée par un rentrement [8] (la moitié du premier vers du poème), un refrain écourté exprimant justement un affranchissement, affranchissement à la fois réel et fictif [9].
Le poète se complaît dans une liberté qu’il réfléchit dans son espace textuel : le refrain de la deuxième strophe « En liberté maintenant me pourmaine » acquiert une nouvelle nuance, en annonçant la libération du rondeau lui-même. À partir de la strophe suivante sont attestés quelques cas d’enjambement (v. 9-18-23), notamment des contre-rejets internes, ceux où le syntagme précède la césure de quelques syllabes, annulant ainsi toute limite interne du vers, brisant tout moule métrique. La rime s’affranchit également : elle n’est plus une marque de fin de vers, mais devient une sorte de maille favorisant l’unité et l’éternité du poème. Le déploiement des rimes dérivatives « pourmaine », « demaine », « emmaine », « pourmaine », « maine », « ramaine », ainsi que l’allitération en [m] et l’assonance en [ε :] donnent l’impression d’un mouvement ondulatoire, qui fait de l’écriture une activité de tissage, ou un mouvement de flux et de reflux. Le mot à la rime subit d’infinies modulations : d’ailleurs le dernier, auquel se greffe le préfixe « ra » exprime la reprise, annonce la renaissance du poème et fait durer, en quelque sorte, le sentiment de la liberté et du bonheur. La rime devient le champ d’investigation d’un « infini esthétique », selon les termes d’Henri Morier [10].
L’écriture, pour Marot, semble être un acte de brisure des frontières formelles, un moment crucial de libération, de débordement, de suspension de toute norme d’écriture préétablie. Dans ce sens, Jacques Derrida définit l’« avènement de l’écriture » comme l’« avènement du jeu », « le jeu effaçant la limite depuis laquelle on a cru pouvoir régler la circulation des signes, entraînant avec soi tous les signifiés rassurants, réduisant toutes les places-fortes, tous les abris du hors-jeu qui surveillaient le champ du langage » [11].
La « Petite Epistre Au roy » [12] ne témoigne-t-elle pas d’une écriture conçue et perçue comme jeu ? Fonctionnant comme un art poétique, ce poème définit l’écriture et son effet sur le poète. Construit sur des rimes dérivatives et équivoques [13], dont la base lexicale est « rime » ou « rythme », il insiste sur la dimension ludique de la poésie.
Mais ce jeu permet un recul par rapport à l’écriture elle-même, une mise en question de l’effet qu’elle produit sur le sujet écrivant. Distribuant d’une manière chaotique les lettres de son nom et faisant subir au verbe « s’enrhumer » une légère altération graphique et phonique, pour le besoin d’une rime pour l’œil et d’une rime équivoque (en rithme : enrime), le poète insiste sur l’association entre écriture et maladie.
Cette épître montre que l’écriture est « désécriture » [14], dans la mesure où elle se met en jeu et subvertit l’identité poétique tant revendiquée, dans d’autres poèmes, par le sujet écrivant. L’activité du poète se trouve ridiculisée, parce qu’elle ne rapporte que trouble et misère ; l’antiphrase de la fin du poème souligne ce propos :
Ce rithmailleur qui s’alloit rimantTant rithmassa, rithma et rithmonna,Qu’il a congneu quel bien par rime on a. [15]
La rime ne génère que le rhume, le poète est réduit à un « rithmailleur », un « rithmart », une « personne rithmante » et sa poésie à une « rithmaille », à l’activité de « rithmasser », « rithmoyer », « rithmonner » et « s’enrimer ». Ce que la poésie procure, c’est un bien plutôt abstrait que concret, c’est plus le plaisir spirituel que matériel. Ce qu’elle apporte au poète de concret et de charnel, c’est plutôt la maladie et la misère : « [son] povre corps » « s’alloit enrimant ».
L’écriture s’avère être un moment fatal où prédomine un jeu quasi-tragique, où sont mis en jeu non seulement le signe et l’acte même d’écriture, mais aussi le sujet écrivant.
II. L’écriture, une aventure subjective
En observant le déploiement, dans l’œuvre de Marot, de déclarations d’identité qui s’apparentent à des énigmes, telles que :
Clément n’est poinct le nom de lutheriste :Ains est le nom (à bien l’interpreter)Du plus contraire ennemy de Luther…Maro s’appelle, et Marot je me nomme :Marot je suis, et Maro ne suis pas… [16]
Nous nous interrogeons sur les limites identitaires du sujet écrivant et la manière dont le poète les met en jeu.
Dans l’« Enfer », le poète se nomme et se déclare mais d’une manière détournée ; il feint de dire son « droict nom », de ne pas taire sa vraie identité ; mais, en vérité, il ne fait que masquer sa position religieuse. En effet, son prénom « Clément » et son nom « Marot » deviennent « autre chose que le marqueur de l’identité d’un individu » [17] et ne constituent plus que le masque de l’identité. Le poète affirme son existence en ayant recours à d’autres personnes : il efface sa personne humaine et autonome en faveur d’autorités (le Pape Clément) ou de « personnes d’univers » [18]. En fait, il donne son vrai prénom ; mais il en présente une glose fonctionnant comme un masque et l’apparentant au Pape, l’ennemi de Luther :
Et pour monstrer qu’à grand tort on me triste,Clement n’est point le nom de luthériste,Ains est le nom (à bien l’interpreter)Du plus contraire ennemy de Luther :C’est le sainct nom du pape, qui accolleLes chiens d’Enfer (s’il luy plaist) d’une estolle.Le crains-tu point ? C’est celuy qui affermeQu’il ouvre Enfer, quand il veult, et le ferme :Celuy qui peult en feu chauld martyrerCent mille espritz ou les en retirer. [19]
Le poète affirme qu’il n’est pas luthérien pour se faire libérer de prison. Pourtant, il tient un discours qui fait la satire du pouvoir démesuré du Pape et qui s’avère en contraste avec la déclaration d’identité initiale.
Il se présente comme un sujet qui, par l’ambiguïté des positions religieuses et des affirmations d’identité, déploie une poétique de « l’obliquité et de la dénégation » [20]. Ainsi, le moi se détruit et se reconstruit à l’infini. Tenant une parole versatile, le poète vise à instituer une « différance », au sens derridien du terme. Différance comme détournement du nom propre et de la parole ou comme « déploiement de la différence ontologique » [21].
Par des jeux énonciatifs, Clément Marot atteste la variabilité de toute déclaration de sa part, et fait de son écriture une occasion de brouiller les limites entre vérité et mensonge et de mettre en jeu non seulement l’authenticité du sujet mais aussi sa présence.
En effet, le sujet écrivant se livre à un jeu de présence et d’absence, de jouissance et de souffrance, de vie et de mort. Souvent il fait subir à son nom une décomposition. Dans la « Petite Epistre au Roy », la dissémination des consonnes [R] et [m], constitutives du nom « Marot », traduit la blessure et la frustration du poète, mais une blessure et une frustration vécues sur le mode de la dérision. Tout un jeu d’allitérations et d’altérations trahit l’attitude subversive d’un poète qui tourne en dérision sa propre identité. En effet, le nom « Marot » n’est-il pas exposé à la risée et à la torture ? La répétition des consonnes [R] et [m] et l’infinie variation de l’architecture sonore mRRm / RmmRm / RRRmR/ mmRm /Rm /mmmRmmRm /mRm/ RmRRmR…etc. constitueraient un sacrilège au nom, à l’intégrité et à la consistance du poète.
L’écriture constitue l’inscription d’une subjectivité, mais d’une subjectivité problématique : elle est tantôt un espace de représentation et de naissance du moi, tantôt un espace d’errance du nom et de brisure du sujet. Dans ce sens, Jacques Derrida tient l’écriture pour une coupure, pour une semence dispersée :
L’insémination première est dissémination : […] chaque terme est bien un germe, chaque germe est bien un terme. Le terme, l’élément atomique, engendre en se divisant, en se greffant, en proliférant. C’est une semence et non un terme absolu. Mais chaque germe est son propre terme, a son terme non pas hors de soi, mais en soi, comme sa limite intérieure, faisant angle avec sa propre mort. [22]
Écriture giratoire, écriture de l’alternance et de la contradiction, écriture qui livrerait le sujet à l’imprévisible, à la crise, au trouble et à la tension.
Dans l’un ses rondeaux, « Par contradictions », le poète décrit son ballottement entre amour et haine, espoir et désespoir, douleur et liesse, pour mettre en scène un corps qui vit ses passions avec intensité et en profondeur, un corps qui prend conscience probablement d’un « défaut d’être » [23], manifesté par cette inquiétude qui l’envahit. Ce poème se construit sur un rythme binaire qui souligne l’association d’entités normalement incompatibles :
En espérant espoir me desespereTant que la mort m’est vie tresprospere,Me tourmentant de ce qui me contente,Me contentant de ce qui me tourmente,Pour la douleur du soulas que j’espere.Amour hayneuse en aigreur me tempere ;Puis temperence, aspre comme vipere,Me refroidist soubz chaleur vehementeEn esperant. [24]
Par sa structure cyclique et tournoyante, le poème insiste sur l’alternance éternelle des passions contraires et suggère le sentiment de vertige ou de trouble passionnel qui s’empare de la conscience du poète. Ainsi, il souligne la contingence de l’âme humaine : l’être vit constamment en état d’alerte, puisqu’il ne vit que des demi-plaisirs ou des demi-douleurs. Cependant, le refrain « En esperant » confère au rondeau une certaine ouverture, qui rendrait compte non de la passivité de l’être passionné, mais plutôt de son mouvement d’ouverture sur l’avenir et de sa passion motivante. En traduisant son espérance, le poète insiste sur sa présence différée [25], en train de se construire ou de se déconstruire. Une présence en devenir.
La subjectivité se déploie donc, par une écriture giratoire et vertigineuse, dans une tension entre sentiment de présence et sentiment d’absence, entre plaisir et déplaisir, entre satisfaction et insatisfaction.
Les deux poèmes les plus représentatifs de ce trouble passionnel, de cette alternance entre attraction et répulsion seraient « Le Blason du Beau Tétin » et « Le Blason du Laid Tétin ». Dans ces deux poèmes, le sujet percevant, celui qui perçoit la beauté ou la laideur, se dédouble en sujet sentant, celui qui éprouve du plaisir ou du déplaisir et le discours esthétique se convertit en discours passionnel. D’un blason à l’autre, ce discours passionnel subit un renversement : la curiosité, le désir et la jouissance devenant mépris, malédiction et répugnance.
L’écriture est alternance ou synthèse des contraires. Elle constitue un moment où l’impossible devient possible, grâce à la substitution ou à la feinte. Elle peut notamment différer une proximité : en contrecarrant l’éloignement des amants par une proximité fictive, ou en remplaçant la proximité physique par une proximité spirituelle. Dans l’une des épigrammes, « Du Partement d’Anne » [26] , la séparation des amoureux entraîne le changement du mode de contiguïté des amoureux. La communion extérieure est remplacée par une communion intérieure et le croisement des regards est converti en échange des cœurs, comme garant de l’éternité de l’amour et d’une proximité spirituelle.
Sans doute, l’écriture est-elle cette tension entre des entités contradictoires : c’est un instant fatal où tout peut virer en son contraire, un entre-deux où peut s’annuler toute limite, où peut se neutraliser toute opposition et toute distance.
Écriture à la fois de la fissure et de la jonction, écriture de l’imprévisible et du devenir, écriture de tous les possibles, écriture-ouverture qui invite à une aventure de lecture.
III. Une aventure de lecture
Dans sa Préface à l’Adolescence Clémentine, le poète nous offre, en quelque sorte une recette de lecture :
Lisez hardiment, vous y trouverez quelque délectation, et en certains endroictz quelque peu de fruict ; peu, dy je, pource qu’arbres nouveaulx entez ne produisent pas fruictz de trop grande saveur. Et pource qu’il n’y a jardin où ne se puisse rencontrer quelque herbe nuysante, je vous supply (mes frères et vous autres nobles lecteurs), si aucun maulvais exemple (d’aventure) en lisant se présentoit à vos yeulx, que vous lui fermez la porte de vos voulentez et que le pis que vous tirerez de ce livre soit passetemps, esperant de brief vous faire offre de mieulx… [27]
Feignant de ménager les convenances, en employant un style litotique, le poète, pourtant, ne fait que railler et provoquer les gardiens de la morale et semble incite le lecteur à éviter tout préjugé moral dans son activité d’interprétation, et à avoir une attitude particulière vis-à-vis de son écriture. Ne l’invite-t-il pas à adhérer à son écriture, même provisoirement, et à lui donner la « saveur » qui lui manque ? La lecture comblerait-elle « les blancs de l’écriture » ? Serait-elle une réécriture ?
Comment lire une épitaphe comme celle « Du petit Argentier, Paulmier d’Orléans » sans mettre en question toute connaissance préétablie sur le genre ? L’épitaphe, qui généralement, selon la tradition, décrit des situations macabres et se caractérise par une tonalité solennelle, acquiert, dans cet exemple et bien d’autres dans l’œuvre de Marot, une tonalité ironique et comique, comme l’épigramme. Marot commence son épitaphe par la formule habituelle « Cy gist » et reconnaît la magnanimité et la générosité d’un défunt ; ce qui est souligné par une hyperbole :
Cy gist le corps d’un petit ArgentierQui eust le cueur si bon, large et entierQu’en son vivant n’assembla bien aucun,Fors seulement l’amytié de chascun. [28]
L’usage de l’hyperbole sollicite-t-il notre compassion ? En fait, le décalage perçu dans le groupe « petit Argentier », un nom de métier commençant par une majuscule, et pourtant déterminé par l’adjectif « petit » nous fait douter de l’effet de cette hyperbole : elle frôle plutôt le paradoxe et trahit une tonalité ironique [29].
Effectivement, comment être « petit », d’une situation socialement modeste, tout en étant un « Argentier » (= une personne qui fait commerce de l’argent, un banquier ou un trésorier) et un « paulmier » (= un joueur de paume) ? Comment ce trésorier pourrait-il être généreux avec les autres et n’accumuler aucune richesse, alors que son rôle consiste à prêter de l’argent aux autres, à les encombrer de dettes et à les persécuter pour se faire rembourser [30] ?
Le réflexe initial de lecture, celui de la lecture générique et ce qu’elle suppose de connaissances sur les registres et les tons, se trouve ainsi freiné par ce paradoxe. Une nouvelle piste se présente au lecteur, celle de l’onomastique et celle de l’énonciation.
L’hyperbole du début s’avère être une antiphrase : par ironie, le poète substitue à la situation réelle une situation idéale absente et déploie, dans la deuxième moitié du texte, des tournures hypothétiques comme « si pitié te remord » et « si ton cueur quelque dueil en reçoit » et surtout des parenthèses modalisatrices [31], telles que « comme pense » et « à tout le moins ».
Usant de cette ironie, le poète semble pousser le destinataire à n’éprouver que mépris et dédain face au comportement de l’argentier : le défunt mérite plus la raillerie que l’amitié et la compassion. En même temps, il invite le lecteur à « li[re] hardiment », en accordant toute son attention moins à l’énoncé qu’au mode de son énonciation, et en déduisant le non dit et le sens caché. Le message de Marot serait le suivant : il faut rire de la mort, d’un rire rabelaisien. Etant donné qu’elle est inévitable et tout humaine, autant en rire et jouir des moments de la vie selon la nature. Mêlant le comique au macabre, le poète semble insinuer que rien n’est éternel que la poésie et mettre en pratique, de cette manière, sa devise selon laquelle « La Mort n’y mord ».
C’est en faisant éclater le texte, en en décomposant les éléments, que le lecteur peut en extraire le sens caché et combler les vides. La lecture constitue ainsi une activité d’« espacement » et de « fracturation » des matériaux d’écriture, une activité d’« éclatement du texte qui va permettre le passage du texte-ligne au texte-volume » [32].
L’« Epistre du Despouvu » illustrerait ce type de lecture éclatée, à la fois linéaire et tabulaire. L’emploi itératif des lettres M et C, initiales du nom propre du poète, attire l’attention du lecteur sur les mots auxquels s’associent ces initiales, des mots en fait dépréciatifs, qui condamnent le sujet à la torture et à la mort.
La présence cruciale de ces initiales, à un moment de stérilité du poète, insiste sur le caractère hiéroglyphique [33] du poème et sur le retournement d’une inscription du nom et de la présence en une attestation de mort. La lettre M, une lettre en dents de scie, comportant des pointes et une fente, semble figurer la fissure du sujet, sa torture et son enlisement dans le gouffre de la mort : n’est-elle pas répétée devant des mots comme « Mélancolic, morne, marry, musant ». De même, la lettre C, prenant le forme d’une faux, allégorie de la mort, apparaît comme un instrument de castration, une fausse clé du nom, une anti-glose de « Clément », autrement dit, une clé qui ment, qui n’est plus clémente envers le poète, qui fait naître une série de qualifications négatives (négation lexicale ou syntaxique) :
Confus, courcé, croire Crainte concluzDont je perds cueur et audace me laisse. [34]
De plus, le mot qui comporte en même temps les deux lettres M et C, « Mélancolic » constituerait un mot-clé, d’autant plus qu’il se situe au centre du passage en question :il représente l’anagramme de « Clément » annonce celle de « Marot », dans les deux mots suivants, « morne » et « marry ».
Les lettres ou les syllabes de « Clément » se glanent selon un mouvement régressif puis progressif et celles de « Marot » selon le mouvement inverse. C’est peut-être la composition de tout le passage qui dicte au lecteur ce type de décryptage réversible, tantôt progressif, tantôt régressif. Justement, les lettres du nom sont disséminées dans un passage de « vers pangrammatiques » [35], technique qui fait éclater le texte et invite à une lecture plutôt tabulaire.
Comportant les lettres M et C, le mot « Mélancolic » représenterait une glose du nom du poète et du passage entier : ses syllabes lues selon un mouvement régressif, puis progressif, produiraient l’énoncé « qui *loque (qui parle ou écrit) en mêlant ». C’est ce qui se justifie par cette écriture éclatée et par la description d’un état de confusion et d’aphasie vécu par le poète, sous la pression de « Crainte ».
L’écriture marotique semble ainsi secouer le lecteur, différer ses réflexes de lecture habituels, le faire participer au processus d’écriture. Dès lors, la lecture s’avère être une activité de décomposition et de recomposition, une recherche de mots sous les mots, une réécriture. Le lecteur est poussé non à avoir une expérience de lecture, autrement dit à appliquer des modèles d’interprétation auxquels il est habitué. Tout au contraire, il est invité à faire une expérience, à « s’inscrire dans l’ouverture, dans l’ouvrir », à faire « une expérience de la négativité », à mettre en action « la différence définie comme le mouvement selon lequel la langue, ou tout code, tout système de renvois en général, se constitue historiquement comme tissu de différences », à « composer le livre » [36].
Plus qu’un moment crucial d’affranchissement, l’heure fatale dans l’œuvre de Clément Marot est l’instant de différance que constitue l’écriture. Une écriture qui est souvent une « désécriture », dans la mesure où elle met en scène l’acte d’écrire en même temps qu’elle le met en jeu, qu’elle le tourne en dérision et qu’elle l’annule, en quelque sorte : elle en fait l’espace d’une déviance qui peut frôler l’absence.
Constituant une aventure à la fois sémiotique et subjective, l’écriture est tantôt un manquement aux règles du mètre et du genre, tantôt le déploiement d’une fissure ontologique et d’un trouble passionnel. Elle est l’espace de l’imprévisible, celui de tous les possibles.
Elle est un instant décisif de fissure, de suspension et de retournement : instant équivoque, où l’inscription d’une présence du sujet est à la fois celle de son errance et de sa mort, où les pistes de lecture sont brouillées par une écriture oblique et éclatée.
Moment de surprise et d’ouverture, l’écriture marotique invite à une lecture conçue comme une activité de déconstruction et de reconstruction, une lecture-écriture.