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Khedija Blaïech-Ajroud

GEMAS, Université de la Manouba

L’heure fatale panurgienne

L’auteur

Khedija Blaïech-Ajroud est Professeur de littérature du XVIe siècle à l’Université de la Manouba, Tunisie. Elle est spécialiste de culture populaire dans la nouvelle et le récit bref (Bénigne Poissenot, Philippe d’Alcripe, Noël du Fail...). Ses travaux actuels portent sur la présence de l’autre au XVIe siècle, tant dans la fiction (Rabelais) que dans la réalité (récits de voyageurs connus tel Léon l’Africain).


Texte complet


Dans une étude publiée en 1996, « Les fascheries de Panurge », Myriam Marrache signale un trait de caractère propre au personnage dans le Tiers livre, c’est son côté impulsif, qu’elle appelle « la fascherie ». En effet cette disposition exacerbe les situations de crise où il se trouve, augmentant l’intérêt dramatique de scènes où le temps s’accélère, générant des pics du récit. À ce sujet, l’auteur de cette étude s’interroge sur « ce que la fascherie apporte ou retire au rôle de Panurge, ce qu’elle révèle, ce qu’elle rend possible et notamment du côté de sa véhémence, de son éloquence » [1].

Or, le domaine de l’éloquence est parent de l’art dramatique. Et c’est celui où excelle Panurge dans ses moments de colère dont il est en même temps l’acteur et la source. Cette propension à la « fascherie » s’ajoute à un prénom fortement connoté. Extrait du grec, Panourgos, le rusé-intelligent, « il est rarement utilisé dans le bon sens », selon M. Screech [2].

Un autre aspect apparente Panurge au héros dramatique. C’est l’impact de sa présence physique dans une assemblée. Le temps de son entrée en scène est fortement marqué. En effet dès sa première apparition dans le Pantagruel, il produit un effet spectaculaire sur l’assistance, comme si elle avait été précédée d’une mise en scène bien orchestrée :

Voyez vous cest homme qui vient par le chemin du pont Charenton ? par ma foy il n’est pauvre que par fortune : car je vous assure que à sa physionomie Nature l’a produict de riche et noble lignée, mais les adventures des gens curieulx le ont reduict en telle penurie et indigence. [3]

Personnage problématique, il s’illustre immédiatement par son apparence paradoxale, suscitant le questionnement. La noblesse supposée de son origine, son élégance, puisqu’il est « beau de stature et élégant en tous linéaments du corps », cadre mal avec les blessures qu’il porte sur tout le corps. Les trois attributs de l’acteur sont déjà là : le moment choisi de son apparition, la parole et l’aspect. Situé à mi-chemin entre le cadet désargenté d’une noble famille et le vagabond en révolte contre l’ordre établi, il peut susciter l’intérêt tant du spectateur que du lecteur. Tel un héros racinien avant terme, il semble être poursuivi par le destin ou la fatalité, la « fortune » n’étant pas toujours le soutien des plus faibles.

Panurge peut ainsi constituer une « entrée » intéressante pour la thématique de notre colloque : « l’heure fatale ». Le temps étant le meilleur auxiliaire du récit, on peut se demander si le « moment » de l’apparition de Panurge marque le nœud de l’action ou si ce n’est au contraire qu’un épisode, une simple péripétie dans la Pantagruel. On peut surtout s’interroger sur le rôle que joue ce « moment » dans l’économie du récit.

Le choix de deux épisodes situés dans deux livres différents, le Pantagruel et le Tiers Livre, pour illustrer cette « heure fatale » que Panurge semble prédisposé à susciter, part d’un a priori : c’est que les deux se caractérisent par l’aspect ponctuel de l’action. Le premier est extrait du chapitre XXII du Pantagruel, « Comment Panurge fit un tour à la dame parisienne qui ne fut poinct à son adventage ». Le second se déroule dans l’antre de la Sibylle de Panzoust. Dans le premier exemple, Panurge réagit à une « fascherie » due à la déception du séducteur éconduit. Dans le second, il est l’objet d’un tourment qui touche à son apogée au moment de la rencontre de la Sibylle de Panzoust qu’il était allé consulter pour résoudre son problème.

I. L’heure fatale ou l’inversion du sens : de l’amoureux courtois au rusé vaurien

Le premier épisode s’étend sur deux chapitres : « Comment Panurge feut amoureux d’une haulte dame de Paris », et « Comment Panurge feist un tour à la dame parisienne qui ne fut point à son adventage ».

Précédé de sa réputation d’homme intelligent et plein de ressources et après l’éloge qu’a fait de lui l’Anglais Thaumaste qui « arguait par signes » (au chapitre XX), Panurge décide, non sans un certain toupet, raconte le narrateur, de « venir au dessus d’une des grandes dames de la ville ». La cour qu’il lui fait, et contrairement à l’usage de son milieu, réfère essentiellement au domaine érotique, et au plaisir physique. La dame le repousse immédiatement, le menaçant d’appeler ses gens pour le chasser.

En effet, Panurge fait débuter ses propositions par des expressions sans équivoque, dont la franchise touche à l’obscène. Ne pouvant arriver à ses fins, il prépare sa vengeance. Celle-ci a eu lieu le jour de la Fête-Dieu, à l’église même, pendant .l’office. La méfiance de la dame est endormie grâce une fausse promesse de cadeaux somptueux, « par la vertu desquelles parolles il lui faisoit venir l’eau à la bouche ».

La ruse dont il la rend victime est transcrite sur le mode de la scène de farce. Elle est d’abord vulgaire par la nature du procédé infligé : la mise dans son habillement une drogue provenant d’une partie précise du corps d’une chienne en chaleur, faisant de la haute dame le siège principal de l’animalité.

Tous les chiens qui estoient en l’église acoururent à ceste dame , pour l’odeur des drogues qu’il avoit espandu sur elle. Petits et grands, gros et menuz, tous y venoyent, tirans le membre et la sentens et pissans partout sur elle. [4]

La représentation de la scène est proche du spectacle théâtral et même de la scène vécue. La rapidité de l’apparition des chiens, « qui coururent à cette dame », la variété des individus, qui forment la meute canine, désignés comme « petits et grands, grands et menus », l’amplification des détails de l’agression que subit la haute dame de Paris, aspergée par les émanations corporelles des chiens en chaleur, « sentens et pissans » « sur la tête, sur les patins », mènent vers le summum de la dégradation subie par la victime. Ces procédés font appel à trois sens (la vue, l’ouïe et l’odorat), touchant ainsi à la culture populaire.

Sa dégradation est d’abord sociale, puisque l’homme qui la courtise non seulement refuse le code de l’amour courtois prôné ou vécu par l’élite sociale et intellectuelle (celle « des dolents contemplatifs amoureux de karesme, lesquels point à la chair ne touchent » [5]), mais n’appartient même pas à la noblesse, malgré son apparence qui se révèle trompeuse.

Elle est ensuite physique, car l’irruption du monde animal l’atteint au premier degré, par l’odeur de la « lycisque orgoose » qui devient la sienne avec la fonction qui l’accompagne. Elle est enfin la victime d’une conduite immorale, par la disproportion entre le tort subi par Panurge, l’amant éconduit, et la dimension de la vengeance qu’elle subit. Bien plus, il transforme son humiliation en spectacle public et finit même par convaincre Pantagruel, le symbole de la sagesse, d’y assister. Celui-ci trouva d’ailleurs « fort beau et nouveau » ce « mystère », le fait qu’il soit donné à l’église même et sur le lieu de la procession augmentant cette impression.

Mais cet aspect spectaculaire de la vengeance à l’origine de l’heure fatale pour la haute dame ne se limite pas à la preuve de la vulgarité, de la misogynie et de la cruauté de Panurge. Il semble qu’il y ait plus dans l’écriture de cet épisode. Dès le chapitre préparatoire à l’heure attendue par le héros (le chapitre XXI), de constantes références à l’amour courtois émaillent le discours de séduction, malgré l’omniprésence du ton farcesque utilisé par l’amoureux.

O dieux et déesses célestes, que heureux sera celuy à qui ferez celle grâce de ceste-cy accoler, de la baiser et de frotter son lard avecques elle. Par Dieu , ce sera moy, je le voy bien …et suis à ce prédestiné des phées ; Doncques, pour gaigner temps, bouttepoussenjambions. [6]

La prière « aux dieux et déesses célestes » par « le prédestiné », l’élu des fées, imite la poésie courtoise et pétrarquiste par la référence à la conception néoplatonicienne de l’amour céleste. On ne peut s’empêcher de lui comparer ce quatrain de Ronsard :

Celui qui fit le monde façonné
Sur le compas de son parfait exemple
Le couronnant des voustes de son temple
M’a par destin ton esclave ordonné… [7]

Panurge, en partant de son enveloppe corporelle, de son désir le plus cru, quémande et obtient, selon ses dires, de la grâce du « ciel », et des « voustes de son temple », d’être l’élu de sa dame. Ronsard se sent « ordonné » esclave de sa bien-aimée par la même instance. L’appel aux Dieux et au destin procède d’un même modèle, mais sur deux modes d’écriture différents : sérieux et parodique. Ridiculisée par Panurge, critiquée par Rabelais, cette école philosophique présente à la Renaissance fait apparaître l’actualité intellectuelle omniprésente dans les textes de l’époque.

Rabelais clôt l’épisode par la peinture d’un tableau délirant mais fort précis. Il raconte que l’urine de ces chiens en chaleur, qui ont suivi la belle jusque chez elle, finit par constituer un ruisseau dont les vertus sont utilisées par la teinturerie des Gobelins afin de fixer les couleurs. Cet épisode burlesque touche à la réalité du temps par la narration d’un détail véridique. C’est de Maitre d’Oribus, alias Mathieu Ory, inquisiteur en 1536, que Rabelais fait la satire. Cette touche d’absurdité finale, alliée à des lieux, à des gens ayant vraiment existé et à une pratique de tannage du cuir connue à cette époque, introduit une rupture de l’illusion. Ce faisant, il augmente l’impact de la critique de ses ennemis politiques et religieux. Et c’est précisément cet effet qui constitue l’« heure fatale » du récit.

Ainsi, ce que Rabelais met en scène dans l’« heure fatale », ce sont les défauts de la culture savante et courtoise qui est tournée vers le passé, refusant à l’excès le corps et la matière et alimentée par la pensée néoplatonicienne. Mais l’excès contraire verse dans le dégoût et la vulgarité. Il est illustré par la conduite de Panurge et stigmatisé par Rabelais justement pour son ignorance des limites du corps comme de l’esprit.

Le sommet de la narration rabelaisienne, l’heure fatale, c’est là où le récit touche au théâtre, où s’affrontent les deux extrêmes ; où les signes s’entrechoquent, s’annulent et se multiplient donnant à lire un texte polymorphe. Et c’est là que Panurge quitte la scène, en simple spectateur, et arrive « au logis » [8], chez Pantagruel à qui il recommande d’aller voir la scène. « Autour de lui, s’édifie un monde ludique, coupé des lois sociales, des responsabilités civiques, de l’autorité. Rabelais a préparé discrètement une transition avec l’évolution qui sera celle de son caractère à partir du Tiers Livre ». [9]

Le personnage du « vaurien sympathique » disposé à tout faire, savant mélange entre le type populaire traditionnel et l’original aux inventions plurielles, est particulier au Pantagruel. À travers lui s’exprime une critique des codes, qu’ils soient sociaux, moraux ou linguistiques, et l’« heure fatale » est souvent celle qui les remet en question, en même temps que le sens qu’ils sont supposés représenter.

C’est ainsi que Panurge le rusé va se transformer dans le Tiers livre en homme couard, comme le signale Rabelais à la fin du chapitre XXI du Pantagruel. En effet après avoir provoqué la belle, nous dit-il, il « s’en fouit le grand pas, de peur des coups, lesquelz il craignoit naturellement » [10]. L’homme aux infinies ressources va devenir le personnage torturé, fort peu sûr de lui, Obsédé par une question, celle sur son mariage. De ce fait, les scènes cruciales, dont ce questionnement est à l’origine, sont supposées devenir des heures de vérité. Et à partir du Tiers livre, leur forme et donc leur finalité évoluent. Mais quelle démarche suivra-t-il dans cette quête de la vérité ?

II. L’« heure fatale » ou l’« heure de vérité »

La Sibylle, personnage de la mythologie antique et chrétienne, constitue un passage obligé de cette quête. La Sibylle de Panzoust est aussi le second personnage féminin qui est étudié dans cette analyse. Contrairement au premier, la haute dame de Paris, qui fut l’objet de la ruse de Panurge, elle représente une autorité supérieure consultée pour résoudre son principal problème. Cet épisode se situe dans le chapitre qui précède et ouvre la voie à toute une série de consultations sur le questionnement majeur de Panurge au sujet de son mariage. Suivront celles du fou Nazdecabre, du poète Raminagrobis, du magicien Her Trippa, du médecin Rondibilis, du juge Bridoye. La dernière des consultations projetée de l’oracle de la Dive-Bouteille, sera narrée dans le Ve Livre. Pour explorer le monde du savoir, rien ne vaut pour Rabelais le monde de la fiction. C’est là l’illustration avant terme de la théorie de Michel Maffesoli sur les rapports entre imagination et réflexion :

Le rêve et la pensée sont étroitement liés, surtout en des moments où les sociétés se rêvent elles-mêmes. Il importe donc de savoir accompagner ces rêves, et ce d’autant plus que leur négation est en général, une constante de toutes les dictatures. [11]

Rabelais a découvert la voie royale où l’imaginaire montre son chemin à la raison. L’importance de la place cruciale qu’occupe Panurge, l’homme hors du commun, dans cette enquête fondatrice des trois derniers livres de Rabelais semble donc légitime. C’est aussi, selon M. Maffesoli, la voie qui, en fuyant les dictatures, mène vers la liberté.

Devant la perplexité de son compagnon, Pantagruel incite Panurge à se rendre avec Epistémon à Croulay (hameau retiré près de Chinon), pour consulter « la Sibylle tresinsigne laquelle praedit toutes choses futures » [12]. Malgré la défiance d’Epistémon à l’égard des sorcières, Panurge obtempère. Il le fait d’autant plus volontiers que son ami le convainc en lui parlant le langage du bon sens : étant donné qu’il n’est pas vérifié qu’elle fût sorcière, rien n’empêche qu’elle soit une véritable prophétesse.

Deux personnages féminins issus de contextes différents jalonnent ainsi le questionnement de Panurge. Dans les deux cas, c’est leur apparence physique qui révèle leur statut. La première est au sommet de l’échelle sociale, la deuxième maîtrise l’au-delà. Comme l’affirme Guy Demerson, « Le Tiers Livre mobilise ses héros pour une recherche pluridisciplinaire qui n’a pas fini de susciter les curiosités et les enquêtes des théologiens, médecins, juristes et autres philosophes » [13].

Ainsi, ce qui n’était que la critique amusée du code courtois laisse place, dans ce passage, à une remise en question du savoir médiéval en général, à la lumière de la fiction. La première étape a été l’interrogation des énigmes en prophéties.

Une fois arrivés devant l’antre de la Sibylle, Panurge et Epistémon sont frappés par l’atmosphère étrange qui y règne, et d’abord par sa propre apparence corporelle :

La vieille estoit mal en poinct, mal vestue, mal nourrie, édentée, chassieuse, courbassée, roupieuse, langoureuse, et faisoit un potaige de choux verds avec une couane de lard jausne et un vieil savorados. [14]

Le personnage semble profondément marqué par la dégradation physique : bouche, yeux, ossature. Sur le plan du type qu’elle représente, elle se situe quelque part entre les « verolez tres précieux », précédemment soignés par Rabelais à l’hôpital de Montpellier et à qui il destinait le Quart-livre, et le monstre de carnaval dont M. Bakhtine a expliqué les origines populaires. Au niveau du mythe, elle se situe entre le paganisme et la chrétienté, entre la magie et la prophétie.

Le moment fatal est marqué par l’allégorie des feuilles de sycomore qu’elle jette au vent et sur lesquels elle a écrit « le sort fatal du mariage de Panurge ». Ce faisant, la Sibylle lui recommande d’aller les chercher :

…ces parolles dictes, se retire en sa tesnière, et sus le perron de la porte se recoursa, robbe, cotte et chemise jusques aux escelles, et leur montroit son cul. [15]

La parole devineresse, dans la mythologie antique, avait pour origine le centre de la terre (une source, une grotte souterraine, un lac caché), qui communiquait avec l’autre monde. Elle est réduite, dans le cas de la Sibylle, à un orifice situé au plus bas de son anatomie. On remarque là une double transposition de l’épisode, aussi bien vers la magie que vers le monde des prophéties et énigmes auxquelles croyaient les théologiens et qui versaient dans la superstition.

L’heure ultime, révélatrice de vérité, se clôt par un exercice de commentaire de texte problématique :

T’esgoussera
De renom
Engroissera
De toy non
Te sugsera
Le bon bout
T’escorchera
Mais non tout [16]

Un texte aussi énigmatique que les gestes de leur auteur partageront Pantagruel et Panurge. L’un le comprend comme un avertissement prédisant « deshonneur et cocuage à son ami » alors que le second y voit l’annonce « de la prîme félicité de mariage » et la naissance d’un petit « enfantelet » [17]. La prophétie continue à être aussi obscure que le trou de la Sibylle et le mythe, qu’il soit chrétien ou païen reste peu crédible. Bien plus, il donne lieu ici à une séparation du signifiant et du signifié, insistant sur l’arbitraire de leur rencontre. On remarque que la vérité est doublement perdue : par sa matérialisation allégorique sous forme de feuilles de sycomore lâchées au vent, et par une ambiguïté langagière mettant en désaccord les deux amis. L’« heure fatale » est donc celle où le sens se dérobe au moment même où le narrateur par l’intermédiaire de Panurge entame une interrogation sur les circuits du savoir de son temps. Mais tout s’évanouit et disparaît avec la Sibylle qui se barricade derrière sa porte pour y disparaître à jamais.

III. L’heure fatale ou le temps dérobé

Il est intéressant de constater que, dans le texte rabelaisien, les « fascheries » ou colères et les questionnements panurgiens aboutissent souvent à une accélération des événements au moment précis est supposé se résoudre le problème ponctuel qui se pose au héros. La séquence où s’inscrit ce moment semble à première vue correspondre, par sa structure, au schémas proppien du conte merveilleux ou populaire, là où le héros parti d’un manque à gagner, se sent chargé d’une mission, rencontre des difficultés, et cherche à les vaincre. On y relève les mêmes modèles actanciels (sujet/objet, adjuvant/opposant, destinateur/destinataire). Mais, dans le récit rabelaisien, Panurge arrive rarement à son objectif premier, qui est détourné ou occulté volontairement ou contre son gré. Comme l’a affirmé Guy Demerson, le schéma narratif du Tiers livre est une « enfilade de ricochets successifs de l’intelligence qui tente d’assimiler divers discours prophétiques, s’y heurte et rebondit » [18].

Ainsi, rien ne se résout ni ne s’éclaircit, durant cette heure fatale. Dans le premier exemple étudié, Panurge, parti pour courtiser sa belle, abandonne son projet initial et le convertit en entreprise de vengeance. Il se met même en retrait au moment où celle-ci est assaillie par les chiens en chaleur, comme un acteur qui, brusquement, quitte la scène. Lors de la consultation de l’oracle de Panzoust, il oublie son but premier, et une fois arrivé à l’antre de la Sibylle, prend peur et veut repartir : « Fuyons. Serpes Dieu, je meurs de paour. Je n’ayme point les diables. Ilz me faschent, et son mal plaisans. Fuyons » [19]. Le lecteur croise un personnage effrayé qui cherche à quitter la scène et non le sujet du schéma proppien classique, convaincu et persévérant. Pris au jeu, il n’en est pas plus satisfait, puisque le symbole même du sens, les feuilles de sycomore, ne fait qu’augmenter la confusion en donnant lieu à deux interprétations qui s’annulent.

Il ne s’agit donc pas d’une séquence de conte merveilleux ou populaire, et la ressemblance demeure formelle. L’heure fatale marque ainsi le glissement du sens, et précisément du bon sens, vers la démesure ; c’est celle de la disparition de la logique initiale et de l’apparition d’une contre-logique où se réfugie le héros déçu ou indifférent. Les deux épisodes vus précédemment se terminent au moment où on voit s’enfoncer le corps féminin, tant de la haute dame que de la prophétesse, dans le grotesque corporel et sexuel, représentés par les chiennes en chaleur et par le « trou de la sibylle », l’excès même de la représentation rendant ce corps peu crédible.

Une profanation joyeuse fait écho au sacré de la prophétie et, du lieu saint que constitue l’église, fuse le rire rabelaisien. Je dirai, citant Guy Demerson que nous pourrions voir « ici un dialogue permanent qui soumet le sacré de la valeur à l’ironie toujours provocante, source d’interrogations purificatrices, corrodant l’illusion et le verbalisme » [20].

Mais là encore, quel est l’instant fatal de ce dialogue ? il se situerait peut-être dans l’entre-deux de la quête du sens et de sa non réalisation, ce sens difficile à atteindre occulté par Panurge serait-il le sens que Paul Ricœur appelle, commentant Marcel Proust, l’« Illumination » ou la « Visitation » ?

En deçà du point de conjonction entre la Quête et l’Illumination, entre l’Apprentissage et la Visitation, la Recherche ne sait pas où elle va. Et c’est bien cette désorientation, et le désenchantement qu’elle induit, qui qualifient le temps comme perdu aussi longtemps que la recherche n’a pas été aimantée par le grand dessein de faire une œuvre d’art. [21]

Il pourrait s’agir du temps où s’exacerbe la recherche, non pas du temps perdu proustien, mais du temps à venir, qu’il soit celui du projet, la vengeance, ou de l’espoir, le mariage. Mais à travers ce temps, on voit poindre le temps rabelaisien et l’esprit d’une époque, c’est-à-dire « le temps du monde », « le temps historique ».

En définitive, l’heure fatale prend place parmi les moments de « ratage » situés entre le sens et son support, entre le sacré et le burlesque, le passé el présent, le code et son interprétation. Mais il n’empêche qu’elle fait se rencontrer, sur le plan de l’écriture, le théâtre et le récit, l’auteur et son personnage. Ce faisant, elle renforce l’impact du temps de la fiction qui, selon qu’il s’accélère ou ralentit son cours, devient l’auxiliaire premier du sens et le maître des lieux.

Notes

[1Myriam Marrache, « Les fascheries de Panurge », RHR, Juin 1996, n° 42, p. 50.

[2Rabelais, Gallimard, 1999, p. 99.

[3Pantagruel, Flammarion, 1993, p. 69.

[4Pantagruel, éd. cit., p. 135.

[5Ibid., p. 129.

[6Ibid., p. 131.

[7Ronsard, Les Amours de 1552, Garnier-Flammarion, 1981, p. 127.

[8Éd. cit., p. 311.

[9Guy Demerson, Rabelais, Balland, 1996, p. 190.

[10Pantagruel, éd. cit., p. 303.

[11Michel Maffesoli, La contemplation du monde, Grasset et Fasquelle, 1993, p. 9.

[12Tiers livre, Garnier Flammarion, p.102.

[13Op. cit., p. 258.

[14Tiers Livre, éd. cit., p. 105.

[15 Ibid., p. 107.

[16 Tiers Livre, éd. cit., p. 107.

[17Ibid., p. 109.

[18Guy Demerson, « Rabelais et le sacré », in Un écrivain de la Renaissance, François Rabelais, Publications de la Faculté des Lettres de la Manouba, Tunis, 1991, p. 30.

[19Tiers Livre, éd. cit., p. 107.

[20« Rabelais et le sacré », art. cit., p. 36.

[21Paul Ricœur, Temps et récit, Seuil, 1985, p. 236.


Pour citer l'article:

Khedija Blaïech-Ajroud, « L’heure fatale panurgienne » in L’Instant fatal, Actes du colloque international organisé par le CÉRÉdI et le GEMAS (Université de la Manouba, Tunis), les jeudi 13 et vendredi 14 décembre 2007, édités par Jean-Claude Arnould.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 3, 2009.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?l-heure-fatale-panurgienne.html