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Marie-Pierre ROOTERING

Düsseldorf

La théâtralité d’une nouvelle de Mérimée à l’épreuve de son adaptation théâtrale : La Chambre bleue


Texte complet


Dans la préface de La Fleur de Tlemcen [1], comédie en un acte tirée de Les Deux Héritages ou le nouveau Don Quichotte [2], l’adaptateur Ernest Legouvé rapporte une discussion avec son inspirateur, Mérimée :

Il y a bien des années, les amis de Mérimée le pressaient beaucoup d’écrire pour le théâtre. « Vous avez, lui disaient-ils, toutes les qualités de l’auteur dramatique : invention des sujets, création des caractères, relief du dialogue, esprit, mots saisissants qui résument toute une situation ; pourquoi ne pas appliquer tant de dons précieux à la composition d’une belle comédie ? Il ne vous manque que de le vouloir. » – « Vous vous trompez, répondit Mérimée, avec cette sagacité calme qui le caractérisait ; il me manque autre chose. » – « Quoi donc ? » – « Le don de l’optique théâtrale, l’art de peindre les choses pour être vues de loin. La distance où l’on place un objet en change toutes les proportions. J’écris pour être lu, pour être lu lentement, je suis propre à faire du dramatique sur le papier ; mais sur la scène [3]… »

Manquait-il véritablement à Mérimée ce point de vue de la scène différenciant le nouvelliste du dramaturge, le créateur du théâtre à lire du créateur du théâtre à représenter ? Si les œuvres de Mérimée étaient adaptées si souvent à la scène par des tiers [4], ne contenaient-elles pas des germes de théâtralité spectaculaire ? Quelle était la part de création des professionnels du théâtre vivant lors de leur travail de réécriture ? Mérimée était-il un auteur pour la scène qui s’ignorait ou un fin mystificateur ?

La nouvelle La Chambre bleue [5] de Prosper Mérimée, écrite en fin de vie alors qu’il était en pleine possession de son art, et son adaptation théâtrale La Chambre bleue [6] de Charles de La Rounat, dramaturge rompu aux ficelles de la pièce bien faite ayant collaboré à un grand nombre de projets dramatiques, vont servir de support à notre étude.

Mettre la théâtralité des nouvelles de Mérimée à l’épreuve de leur adaptation théâtrale demande dans un premier temps la mise en évidence au sein même de la nouvelle de tous les éléments du récit au potentiel spectaculaire. La recherche de cette sémiotique théâtrale dans l’œuvre narrative interroge entre autres les personnages, le lieu de l’action, le temps de l’action, l’action elle-même, ses thèmes, sa structure, les dialogues, etc. Dans un deuxième temps, il s’agit d’analyser le travail de réécriture de l’adaptateur, les choix opérés parmi les invitations à la dramatisation de l’œuvre source (ce qui est conservé, évincé) et les ajouts propres au drame nouveau. Ainsi l’œuvre première est réinventée pour donner naissance à une œuvre seconde, autonome, plus ou moins conforme à l’œuvre source.

La théâtralité de la nouvelle

Avant de procéder à l’analyse de la théâtralité de la nouvelle, il semble opportun d’en résumer l’histoire et de situer le contexte de son écriture et de sa publication. En 1866, en villégiature à Biarritz, Mérimée offre à son amie l’impératrice Eugénie une nouvelle dont elle gardera l’exclusive propriété et l’intime jouissance. Elle n’est donc pas destinée à être publiée. Elle narre l’escapade d’un couple d’amoureux désireux de vivre pleinement leur passion illicite dans un hôtel de province à l’abri des regards. La Chambre bleue, subtile alcôve littéraire, excite la morale et la bienséance par un jeu savant de sous-entendus et d’ellipses. Mais le véritable sujet de la nouvelle est l’empêchement pour les deux tourtereaux de vivre pleinement leur histoire d’amour, victimes d’un enchaînement exponentiel d’obstacles jusqu’au quiproquo final, dénouement joyeux et libérateur de cette affaire de cœur. L’histoire finit par des rires. La morale impériale est sauve. C’est à titre posthume que ce récit, qui aurait dû être intégré dans la publication officielle des Papiers de l’Empire, sera publié en dehors de l’hexagone, dans L’Indépendance belge, les 6 et 7 septembre 1871.

Dans son avertissement précédant la publication de la nouvelle, le critique Gustave Frédérix évoque un « drame de château [7] ». Le texte de Mérimée est-il conçu comme une représentation théâtrale ?

Le récit linéaire de la nouvelle ne comprend pas de découpage en actes ou en scènes. L’art narratif de Mérimée y consiste, telle une mosaïque, en un assemblage de trois types de discours bien distincts. Généralement juxtaposés, en se chevauchant parfois, en s’imbriquant plus rarement, des paragraphes purement descriptifs alternent avec des passages dialogués et avec des interventions distanciées de l’auteur-narrateur (parfois au Je). Mérimée donne ainsi régulièrement à voir, à entendre et à comprendre. Cette structure ternaire, par un jeu de combinaisons multiples, donne son rythme et sa tension au récit. L’auteur omniscient stimule les sens et l’esprit de son lecteur qu’il tient en haleine jusqu’au point final de son histoire. L’acte de lecture induit par ce système de composition peut ainsi être assimilé à un acte de réception spectaculaire d’une œuvre théâtrale au cours de laquelle un spectateur voit des acteurs évoluer dans le décor, écoute leurs propos et fait acte d’analyse de ce qu’il voit et entend.

Le texte de la nouvelle commence par un paragraphe purement descriptif, une mise en espace, à l’instar d’un texte de pièce de théâtre qui débute par une didascalie :

Un jeune homme se promenait d’un air agile dans le vestibule d’un chemin de fer. Il avait des lunettes bleues, et, quoiqu’il ne fût pas enrhumé, il portait sans cesse son mouchoir à son nez. De la main gauche, il tenait un petit sac noir [8].

Mérimée use de ces passages purement descriptifs, itératifs dans le récit, pour situer l’aventure dans le temps et dans l’espace, décrire les personnages, leurs actions, leurs mouvements. Dans ces paragraphes, que l’on pourrait qualifier de « didascaliques », l’auteur présente les nombreux protagonistes de l’histoire : un jeune homme prénommé Léon, une jeune femme qui restera anonyme, un riche anglais d’environ 50 ans et son neveu crapuleux, mais aussi le personnel de l’hôtel (les servantes, l’hôte) et ses clients (les officiers du 3e hussards et ceux du 3e chasseurs dont ils prennent la relève). Les informations temporelles et spatiales y sont également indiquées. Comme dans les œuvres théâtrales classiques, l’unité de temps est respectée dans la nouvelle : vingt-quatre heures séparent le début de la fin du récit. L’unité de lieu est en revanche enfreinte. Mérimée situe d’abord l’action dans le hall d’un chemin de fer, puis dans le compartiment d’une diligence, puis dans un hôtel de la ville de N***. À l’intérieur de l’hôtel, Mérimée décrit très précisément la chambre bleue, lieu éponyme de la nouvelle : un espace décadent, aux tapisseries souillées et à l’ameublement minimaliste, rempli d’indices littéraires laissant présager d’une issue malheureuse à la nuit d’amour des deux héros y séjournant. Sur les rideaux de perse entourant le grand lit de noyer est imprimée l’histoire de Pyrame et Thisbé [9], deux amants légendaires dont l’amour se réalisera dans la mort. Sur le mur, une gravure représente la première entrevue de Julie et de Saint-Preux, dont on connaît le triste destin sous la plume de Jean-Jacques Rousseau. La nouvelle a ceci de particulier qu’à partir du moment où l’action s’installe dans l’hôtel, Mérimée procède à un constant dédoublement des lieux. Le lecteur est à la fois dans la chambre bleue avec la jeune femme et avec Léon aux cuisines ou dans la salle à manger. Lorsque les amoureux sont réunis dans la chambre bleue, le dédoublement des lieux se poursuit. Il peut s’effectuer à partir d’une expérience sensorielle : les amoureux entendent ce qui se passe de l’autre côté du mur et de la porte verrouillée, ou bien ils voient depuis le balcon des ombres circuler en contrebas dans le jardin. Ou encore, ce sont les délires du héros qui l’entraînent dans un ailleurs. Ainsi, Léon imagine son interrogatoire par les gendarmes. Cette abondance de lieux et leur dédoublement, qui participe à l’empêchement de l’isolement des deux héros, semble difficile à reproduire sur la scène d’un théâtre, du fait même de la gestion des décors, à l’exception de la représentation sensorielle de l’ailleurs, un classique de l’écriture théâtrale.

Les paragraphes descriptifs sont aussi le cadre des déplacements des personnages, leurs entrées et leurs sorties pour employer un vocabulaire théâtral. Une des caractéristiques de La Chambre bleue est l’absence de rupture entre les lieux de l’action. Les deux héros passent d’un endroit à un autre, sans ellipse. On les suit en continu, comme s’ils restaient toujours sur la scène. Un fil conducteur, tel un fil d’Ariane déroulé par la plume savante de l’auteur, entraîne le lecteur dans le sillage de ses héros et donne à la nouvelle son unité d’action. Au sein de cette continuité, les changements de lieu permettent la structuration thématique du récit. L’intrigue se divise en cinq parties : une introduction, suivie d’une montée de la tension en trois temps et enfin le dénouement. La nouvelle, construite sur une succession d’obstacles à la solitude des deux jeunes gens, a toutes les allures d’un vaudeville. L’introduction, que l’on pourrait assimiler à une scène d’exposition, présente les héros dans la gare. Les deux épisodes qui suivent ont pour caractéristique de cumuler un effet comique à partir d’une agression du couple. Tout d’abord, avec l’intrusion de l’Anglais dans leur intimité à l’intérieur de la diligence, Mérimée exerce l’art du quiproquo. Les amoureux croient pouvoir s’isoler de l’indésirable en parlant anglais et découvrent à leurs dépens qu’il est britannique. Simultanément, Mérimée installe un climat de violence latente en rapportant un échange verbal peu amène, en anglais, entre l’oncle et son neveu très agressif comparé à Jud, le célèbre assassin de M. Poinsot en 1860 à l’arrivée du train poste de Bâle. Cette évocation prépare les soupçons de meurtre de l’Anglais dans la suite du récit. Le deuxième épisode montre l’intrusion sonore des militaires dans la chambre bleue. Mérimée utilise un comique basé d’abord sur des jeux de mots, puis sur l’humour viril de plus en plus grivois de soldats avinés qui contraste avec la pruderie de la jeune femme qui les entend de l’autre côté du mur : « Une mariée ? s’écrièrent quarante voix, il faut qu’elle vienne trinquer avec nous ! Nous allons boire à sa santé, et apprendre au mari ses devoirs conjugaux [10] ! », une agression verbale croissante se terminant en apothéose orgasmique : « Au moment où ils s’y attendaient le moins, lorsqu’ils étaient à mille lieues de ce monde sublunaire, voilà vingt-quatre trompettes soutenues de quelques trombones qui sonnent l’air connu des soldats français : la victoire est à nous [11] ! » Dans le troisième épisode, sans doute pour offrir un contraste avec le dénouement joyeux, l’humour cède la place à une atmosphère de plus en plus oppressante. Dans un premier temps, les amoureux (ou désormais amants) sortent prendre l’air sur le balcon et aperçoivent en contrebas un homme rôder dans le jardin éclairé par la lune (sans doute le neveu de l’Anglais). Ils entendent ensuite un bruit de chute dans la chambre voisine, « comme un corps lourd peut en produire en tombant [12] », ainsi qu’une porte qui se ferme et un bruit de pas qui s’éloigne. Léon a peur. « Maudite auberge [13] », s’écrie-t-il. La jeune femme en pleine félicité lui répond : « Ah ! c’est le paradis [14] !… », et elle s’endort. Léon ne trouve plus le repos et imagine que dans la chambre voisine l’Anglais a été assassiné par son neveu. Comble de l’horreur, il aperçoit un liquide rouge couler sous la porte séparant la chambre bleue de la chambre de l’Anglais :

À peine éclairé par le reflet du parquet, parut quelque chose de noirâtre, plat, semblable à une lame de couteau, car le bord, frappé par la lumière de la bougie, présentait une ligne mince, très brillante. Cela se mouvait lentement dans la direction d’une petite mule de satin bleu, jetée indiscrètement à peu de distance de cette porte [15].

Comment ne pas penser à l’image de la lame de l’échafaud à laquelle les amoureux semblent condamnés ? Le thème de la mort durant la nuit d’amour est récurrent chez Mérimée. Le motif d’une nuit de clair de lune avec une tache de sang sur la mule du roi était déjà présent quarante ans plus tôt dans la Vision de Charles XI [16]. Après avoir caché le sang et la mule, Léon réveille sa dulcinée, expose la situation. Victimes d’un sentiment de culpabilité exacerbé, ils échangent des baisers passionnés et décident de fuir. Place au dénouement. Le récit s’achève in extremis sur un coup de théâtre vaudevillesque, une pirouette, un retournement de situation, résultat d’un quiproquo, d’une illusion des sens. Le sang était du porto. Tous les indices étaient trompeurs. À l’image du sang transformé en vin, le récit s’avère être une mascarade avec un dénouement typiquement vaudevillesque.

Si Mérimée donne « à voir » à ses lecteurs d’une manière fort théâtrale dans les passages descriptifs, son art du dialogue ne manque pas de surprendre. Les paroles des personnages rapportées au style direct, caractéristiques de l’art dramatique, sont peu présentes dans la nouvelle. Les deux amoureux ne parlent guère. Sans doute ne sont-ils pas venus pour cela. Plus fréquents sont les dialogues au style indirect intégrés dans les passages descriptifs, notamment dans le second épisode mettant en scène les soldats que nous avons évoqué précédemment. Autre caractéristique de la nouvelle de Mérimée, l’art du monologue intérieur, notamment pour exprimer les angoisses de Léon. Une parole intérieure, prenant la forme d’un discours, qui ne demande qu’à être déclamée sur la scène.

La nouvelle donne à voir, à entendre… et à comprendre. Mérimée intervient directement dans son récit. Auteur-narrateur, s’exprimant parfois à la première personne, il dit rapporter une histoire vraie, de manière elliptique. Il n’a pu en être le témoin, mais il la commente, l’explique, crédibilisant ainsi son récit. Les vérités générales ou préceptes qui relèvent du bon mot abondent. Ainsi, pour témoigner de son travail d’auteur, il confie : « Je hais les détails inutiles, et, d’ailleurs, je ne me crois pas obligé de dire au lecteur tout ce qu’il peut facilement imaginer, ni de raconter, heure par heure, tout ce qui se passa dans l’hôtel de N***  [17]. » Mais surtout, il entame une conversation avec son unique destinataire. N’oublions pas que La Chambre bleue est destinée à l’Impératrice. Tout au long de la nouvelle, les clins d’œil à Eugénie sont nombreux. Si Mérimée n’a pas donné de nom à l’amante de La Chambre bleue, n’est-ce pas pour que sa lectrice puisse mieux s’identifier à l’héroïne ? L’amante sans nom n’est-elle pas l’impératrice Eugénie ? Et Léon, qui ne manque pas de renvoyer au héros de Madame Bovary, n’est-il pas l’auteur lui-même ? Nous serions donc en présence d’un véritable jeu littéraire entre l’auteur et sa lectrice, trouvant son paroxysme dans la description référentielle de la mule bleue : Léon « fut surpris de trouver qu’elle sentait la vanille ; son amie avait pour parfum le bouquet de l’impératrice Eugénie [18] ». Prosper Mérimée, autoproclamé non sans ironie le « fou de S. M. l’Impératrice » dans la dédicace de la nouvelle, offre à Eugénie une œuvre parodique à décoder, « un drame de château » à voir, à entendre et à comprendre, mêlant savamment narration et théâtre.

Observons à présent si la structure vaudevillesque du récit, les péripéties, le dénouement, les personnages, les lieux, les objets, les dialogues et monologues intérieurs, tous les éléments à fort potentiel spectaculaire ont été exploités par le dramaturge lors de son travail d’adaptation de la nouvelle au théâtre.

La théâtralisation de la nouvelle

Deux années après la publication de La Chambre bleue, le 22 septembre 1873, Charles de La Rounat présente au public du Théâtre du Vaudeville la version scénique de la nouvelle. Cette comédie en un acte porte le même titre que l’œuvre dont elle s’inspire : La Chambre bleue. Le choix du Théâtre du Vaudeville n’étonne guère : nous avons vu la structure vaudevillesque de la nouvelle qui ne pouvait qu’inspirer un vaudevilliste. Charles de La Rounat, né en 1818, est un auteur dramatique prolifique. Seul ou en collaboration, il a écrit de nombreux vaudevilles [19]. Également critique dramatique dans différents journaux et directeur du Théâtre de l’Odéon de 1856 à 1867, il est un homme de théâtre rompu aux rouages des pièces bien faites.

Dans sa Causerie dramatique, rubrique de critique théâtrale qu’il tient dans le journal Le XIXe siècle, Charles de La Rounat confie le 30 septembre 1873, ce qui a motivé son acte d’écriture :

Le hasard ayant fait tomber entre mes mains un des exemplaires publiés à Bruxelles, il me sembla que cette nouvelle pouvait être adaptée à la scène, et qu’elle fournissait un nombre suffisant de situations pour amuser le public. C’est ce que j’ai essayé de faire en transformant La Chambre bleue en pièce de théâtre.

Son projet initial est donc d’exploiter le potentiel comique de la nouvelle. Charles de La Rounat emprunte à Mérimée le thème principal de La Chambre bleue, à savoir l’impossibilité pour les deux amoureux de vivre pleinement leur amour dans un hôtel de province à l’abri des regards. Il adopte également sa structure vaudevillesque, sa progression en trois temps, et le renversement opéré par le dénouement, ainsi que toutes les anecdotes ou quiproquos mériméens susceptibles de provoquer le rire.

Les contraintes de la scène du Vaudeville imposent à La Rounat une simplification et un resserrement du récit, empêchant un calque fidèle de la nouvelle. Si l’adaptateur conserve l’unité de temps, en revanche il réduit le nombre de personnages. Les deux héros ont changé de prénom, ils s’appellent au théâtre Maxime et Juliette. Charles de La Rounat développe le personnage du directeur de l’hôtel, appelé l’Hôte, et crée le commis Anatole, chargé d’assurer la liaison entre tous les clients de l’hôtel. L’Anglais n’est pas évincé, mais ne paraît jamais sur scène. Son rôle est réduit à une voix, ou plutôt à une réplique au fort accent british, « Anetole », qui scande la pièce et devient comique par son caractère récurrent. Son neveu, « une espèce de galapiat, pané, râpé [20] » (scène I) est simplement évoqué comme potentiel meurtrier de l’Anglais : « Il est pauvre, c’en est assez pour qu’on le soupçonne. La misère ne fait pas seulement souffrir, elle déshonore [21] » (scène VIII). Les militaires sont réduits à des voix à la cantonade, permettant ainsi l’économie d’un grand nombre de figurants. D’autre part, la comédie se déroule désormais dans un seul lieu, la chambre bleue, décor conforme à son modèle mériméen à quelques exceptions près. Les tentures aux motifs littéraires et les tableaux aux thèmes impériaux ont disparu.

Observons à présent le découpage de la comédie. Charles de La Rounat organise la progression dramatique en dix scènes. Comme chez Mérimée, les deux amoureux sont présents du début à la fin de la pièce. Notons une innovation apportée par La Rounat : les passages d’une scène à l’autre sont assurés par l’entrée ou la sortie de l’Hôte. Avec une alternance d’une régularité d’horlogerie, l’Hôte participe à l’action dans les scènes impaires et s’absente dans les scènes paires. Cette intrusion permanente de l’Hôte dans l’intimité des deux héros devient source de comique et participe à la montée de la tension par sa répétition. À ce jeu de va-et-vient se superpose la progression en trois temps de l’intrigue empruntée à Mérimée. Dans la nouvelle, le premier intrus était l’Anglais à l’intérieur de la diligence. La Rounat, nous l’avons vu, lui substitue l’Hôte qui impose sa présence aux amoureux sous le prétexte de leur servir un repas. Le deuxième épisode, celui de l’intrusion sonore des soldats, commence au milieu de la scène deuxième, alors que les deux amoureux restés seuls savourent leurs retrouvailles. La Rounat innove en substituant à la simple porte verrouillée de Mérimée un placard dissimulant une porte condamnée. Nous sommes au théâtre, dans un vaudeville, avec son lot de portes camouflées, de placards qui s’ouvrent et se ferment. Quand le placard est fermé les amoureux retrouvent leur intimité. Hélas, le placard est toujours ouvert au moment le plus indésirable. Les amoureux entendent les grivoiseries des soldats. Comme on pouvait le prévoir, ces propos sont la verbalisation des dialogues narrés au style indirect par Mérimée. L’apothéose est atteinte dans la scène VIII, lorsque, comme chez Mérimée, alors que Maxime dit à sa dulcinée : « Je t’aime… viens près de moi [22]… », les deux régiments entament en fanfare le fameux air : « La victoire est à nous ! » Nous sommes au théâtre. L’acte sexuel n’est pas consommé. Enfin le troisième et ultime épisode est, comme chez Mérimée, le soupçon du meurtre de l’Anglais dans la chambre voisine. Cette scène qui commence dans la deuxième partie de la scène VIII (la scène la plus longue de la pièce), alors que les amoureux se sont endormis après avoir admiré le clair de lune, a un air de déjà lu. Dans la nouvelle, Mérimée écrivait :

Dans l’appartement de l’Anglais, naguère silencieux, un bruit étrange se fit entendre, comme un corps lourd peut en produire en tombant. À ce bruit se joignit une sorte de craquement non moins étrange, suivi d’un cri étouffé et de quelques mots indistincts, semblables à une imprécation [23].

Voici la didascalie rédigée par l’adaptateur : « Tout à coup on entend dans la pièce habitée par l’Anglais, le bruit d’un meuble renversé et la chute d’un corps lourd, suivi d’un juron anglais dit d’une voix éteinte [24]. » Maxime se réveille, exprime dans un monologue son soupçon d’un meurtre dans la chambre voisine, voit le sang couler sous la porte. Le fait le plus marquant dans la version scénique de ce passage est la disparition de la mule bleue. Toute référence au contexte d’écriture de la nouvelle, à son auteur, à sa lectrice impériale sont gommés pour inscrire la pièce dans le quotidien du public du Théâtre du Vaudeville. Dans la suite de la scène, Maxime réveille son aimée, lui rapporte les faits et confie sa peur d’être arrêté. Les amoureux se jurent un amour éternel… On croirait lire sous une forme dialoguée le texte de Mérimée. Charles de La Rounat va jusqu’à lui emprunter textuellement des répliques : « Auberge maudite ! », dit Maxime. « C’est le paradis [25] ! », répond Juliette. Comme chez Mérimée, leur seule issue est la fuite et ils appellent l’Hôte. Le dénouement se fait comme dans la nouvelle in extremis, dans la toute dernière scène, la scène X. Anatole apparaît un seau et une éponge à la main. Le sang était du porto ! Même retournement de situation vaudevillesque que chez Mérimée. La pièce s’achève néanmoins sur une dernière pirouette, invention de La Rounat :

JULIETTE. – Et nous n’aurons plus à redouter ni juge d’instruction ni gendarmes.
MAXIME. – Plus personne !… (À part.) Ah ! si… il y a encore le garde-champêtre [26].

La comédie se termine comme elle avait commencé, sur une réplique légère, promesse d’un bonheur à venir.

La plus grande innovation de La Rounat, dans l’adaptation de la nouvelle de Mérimée, est sans aucun doute l’écriture du dialogue entre les deux amoureux (seulement esquissé chez Mérimée). Entre la scène I de l’exposition et les scènes IX et X du dénouement, toute la pièce consiste en un long dialogue entre Maxime et Juliette. La Rounat se démarque des références littéraires de Mérimée. Son couple maudit est théâtral et a des allures shakespeariennes, Juliette renvoyant à Roméo et Juliette. Autre originalité de l’adaptateur, il ancre le personnage de Juliette dans la modernité. Si « l’amie de Léon n’était pas prude [27] », son pendant vaudevillesque, comme le revendique son auteur dans son article sur sa pièce « n’a absolument rien de maniéré ni de gauche et conserve au milieu de toutes les tribulations qui pleuvent sur le couple intéressant une liberté d’allure qui tranche avec les ahurissements sans fin de son compagnon [28] ». Maxime relève du cliché masculin en clamant : « au fond, la femme la plus civilisée conserve toujours quelque chose de sa nature primitive qui fait qu’elle est flattée de trouver dans l’homme aimé certaines qualités sauvages comme la bravoure, l’adresse, la résolution [29]… » En revanche la lucidité de la jeune femme par rapport à la gente masculine ne manque pas d’étonner : « L’homme ne peut jamais échapper à sa vanité naturelle… Il ne peut pas se contenter d’aimer… Il faut qu’il sorte à toute minute de lui-même pour regarder la tête qu’il fait et scruter l’opinion secrète de la créature fortunée qu’il prétend éblouir [30]. » Ou encore : « Les hommes ne plaisent pas du tout aux femmes pour les raisons qu’ils supposent [31]. » La Rounat se distingue de Mérimée en présentant, au public du Théâtre du Vaudeville, un portrait de femme moderne, piquante, susceptible de faire fantasmer tant le public masculin en quête de conquêtes que le public féminin en quête d’émancipation.

Que conclure de la théâtralité de la nouvelle La Chambre bleue de Mérimée à l’épreuve de son adaptation théâtrale par Charles de La Rounat ? La nouvelle de Mérimée, par essence récit bref de construction dramatique avec un petit nombre de personnages, porte en germe sa version théâtrale. Sa structure vaudevillesque préside à l’écriture de son adaptation, dans la montée de la tension en trois temps comme dans sa résolution inattendue. Comme dans la nouvelle, les héros restent victimes de leurs sens. Les quiproquos, anecdotes comiques et dialogues au style indirect sont transformés en dialogue direct. La scène du sang passant sous la porte est un calque du texte mériméen. Charles de La Rounat invente peu. La différence essentielle entre l’œuvre narrative et son adaptation théâtrale tient au contexte d’écriture et au destinataire des textes. Mérimée voit juste lorsqu’il évoque ce « point de vue de la scène » qui lui fait défaut. Il est un écrivain de salon. Dans la version théâtrale, tous les passages narratifs pris en charge à la première personne par l’auteur-narrateur Mérimée disparaissent, ainsi que les allusions à l’impératrice Eugénie et à la préciosité des salons. Charles de La Rounat adapte la nouvelle aux dimensions de la scène du Théâtre du Vaudeville et à son public. L’intrigue est resserrée, les personnages et les lieux simplifiés. Mais surtout, le changement de destinataire de l’œuvre génère un ancrage de l’histoire dans la réalité quotidienne du public bourgeois de la deuxième moitié du XIXe siècle. L’amoureuse Juliette gagne en modernité, les amants ne commettent plus l’irréparable (censure oblige). Ils passent une nuit blanche dans la chambre bleue effrayés par une flaque rouge de porto. La nouvelle bleue impériale devient une comédie populaire bleu blanc rouge. Comme l’exprime Maxime au début de la comédie : « Ce que c’est que de nous : tout passe… même le bleu [32] ! »

Notes

[1Ernest Legouvé, Théâtre de campagne, 1re série, Paris, Paul Ollendorff, 1876, 331 p.

[2Les Deux Héritages ou le nouveau Don Quichotte, « moralité à plusieurs personnages », est une pièce de Mérimée parue dans La Revue des deux mondes le 1er juillet 1850. Publiée en volume en 1853 (Paris, Michel Lévy frères, 1853, 371 p.), elle fut représentée en petit comité, mais jamais sur un théâtre parisien.

[3Ernest Legouvé, op. cit., p. 227-228.

[4Citons, entre autres, dans l’ordre chronologique de leur représentation : Une Espionne russe, épisode de 1812, comédie-vaudeville en 3 actes tirée des Espagnols en Danemark par Mélesville et Carmouche, créée au Théâtre des Variétés le 1er juillet 1829 ; Marguerite de Quélus, drame en 3 actes tiré de la Chronique du règne de Charles IX par Desnoyer, Paul Foucher et de Lavergne, créé à l’Ambigu-Comique le 24 août 1835 ; La Chambre bleue, comédie en 1 acte de Charles de La Rounat, créée au Théâtre du Vaudeville le 22 septembre 1873 ; Lokis, drame en 2 actes tiré de la nouvelle du même nom par Charles Esquier, créé au Théâtre des Funambules le 25 novembre 1906.

[5Prosper Mérimée, La Chambre bleue, Bruxelles, Librairie de la place de la Monnaie, 1872, [4]-VII-[1]-59 p.

[6Charles de La Rounat, La Chambre bleue, Paris, Michel Lévy frères, 1873, 32 p. Cette comédie en un acte est représentée pour la première fois à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 22 septembre 1873.

[7« Avertissement » de Gustave Frédérix, dans Prosper Mérimée, La Chambre bleue, op. cit., p. II.

[8Charles de La Rounat, La Chambre bleue, éd. citée, p. 7.

[9Pyrame et Thisbé sont deux jeunes babyloniens voisins qui s’aiment malgré l’interdiction de leurs parents. Ils projettent de se retrouver une nuit en dehors de la ville sous un mûrier blanc. Thisbé arrive la première, mais la vue d’une lionne ensanglantée la fait fuir. Son voile, qui lui a échappé, est déchiré par la lionne et souillé de sang. À son arrivée, Pyrame découvre le voile ensanglanté et les empreintes du fauve. Croyant Thisbé morte, il se suicide. Thisbé, revenant près du mûrier, découvre le corps sans vie de son amant et se donne la mort à sa suite. D’abord évoquée par le poète romain Hygin, cette légende est narrée par Ovide dans ses Métamorphoses. Au XVIIe siècle, elle inspire de nombreux dramaturges français. Ainsi, la tragédie Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé par Théophile de Viau, en 1621.

[10Prosper Mérimée, La Chambre bleue, éd. citée, p. 18.

[11Ibid., p. 19.

[12Ibid., p. 20.

[13Ibid., p. 21.

[14Ibid.

[15Ibid., p. 23.

[16Nouvelle publiée dans la Revue de Paris, le 26 juillet 1829.

[17Prosper Mérimée, La Chambre bleue, éd. citée, p. 20.

[18Ibid., p. 28.

[19Il a par exemple écrit des succès comme Les Associés avec Armand Montjoye, ou encore La Mariée de Poissy avec Adolphe d’Ennery et Grangé. Charles de La Rounat est également journaliste. Il a participé, en tant que critique littéraire, à la rédaction du Corsaire, de la Revue de Paris ou encore du Moniteur Universel. Enfin, Charles de La Rounat a dirigé le théâtre de l’Odéon de 1856 à 1867, une position qu’il retrouvera de 1880 jusqu’à sa mort en 1884.

[20Charles de La Rounat, La Chambre bleue, éd. citée, p. 3.

[21Ibid., p. 22.

[22Ibid., p. 20.

[23Prosper Mérimée, La Chambre bleue, éd. citée, p. 20.

[24Charles de La Rounat, La Chambre bleue, éd. citée, p. 23.

[25Ibid.

[26Ibid., p. 32.

[27Prosper Mérimée, La Chambre bleue, éd. citée, p. 16.

[28Charles de La Rounat, « Causerie dramatique », Le XIXe siècle, 30 septembre 1873.

[29Charles de La Rounat, La Chambre bleue, éd. citée, p. 13.

[30Ibid., p. 11.

[31Ibid.

[32Charles de La Rounat, La Chambre bleue, éd. citée, p. 1.


Pour citer l'article:

Marie-Pierre ROOTERING, « La théâtralité d’une nouvelle de Mérimée à l’épreuve de son adaptation théâtrale : La Chambre bleue » in Mérimée et le théâtre, Actes de la journée d’études du 28 novembre 2014 (Université Paris-Sorbonne), organisée par le CELLF (Université Paris-Sorbonne), le CÉRÉdI (Université de Rouen), le CRP19 (Université Sorbonne-Nouvelle), et la Société Mérimée. Textes réunis par Xavier Bourdenet et Florence Naugrette.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 14, 2015.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?la-theatralite-d-une-nouvelle-de.html

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