Parmi les sources qui nous parlent de Rollon, la tradition norvégo-islandaise se distingue : elle livre des informations que l’on ne trouve nulle part ailleurs et s’affirme par sa grande sobriété. C’est essentiellement une tradition en langue norroise. Au cœur de celle-ci, six œuvres à caractère historique : Landnámabók (le Livre de la colonisation, littéralement le Livre des prises de terre), Orkneyinga saga (la Saga des Orcadiens), Fagrskinna (ce qui signifie Le beau parchemin), Óláfs saga helga (la Saga de saint Óláfr dite séparée), Heimskringla (ce qui signifie L’orbe du monde) et Knýtlinga saga (la Saga des Knýtlingar c’est-à-dire des membres de la famille de Knútr) [1]. À ces œuvres en langue norroise, il faut ajouter une histoire de la Norvège en latin, l’Historia Norwegie.
Dans ces textes, les passages concernant le fondateur de la Normandie sont des documents de cinq à une trentaine de lignes environ, ils sont au nombre de neuf et nous livrent en particulier des informations sur son origine et ses jeunes années. Cette matière est donc un témoignage incontournable pour qui souhaite tenter de retracer le parcours du chef viking Rollon, toujours et seulement appelé dans ces sources Göngu-Hrólfr (« Hrólfr le Marcheur », plus probablement compris comme « le Vagabond »).
Cela dit, ces textes ont tous été rédigés au cours des XIIe et XIIIe siècles, soit de deux à trois siècles après les événements évoqués, et en particulier ceux qui nous intéressent. Aussi leur valeur historique a-t-elle été et reste l’objet de débat. Nous y reviendrons.
À ce corpus que l’on peut toutefois qualifier de solide, s’ajoutent trois sagas à caractère clairement plus fictionnel, et quelques brèves notices dans des annales – annales islandaises en langue norroise, à l’exception des Konungsannáll (Annales regii) rédigées en latin – mais leur témoignage est tardif, les plus anciennes n’étant pas antérieures à la fin du XIIIe siècle.
Le témoignage des textes
Le Livre de la colonisation relate l’histoire de la colonisation de l’Islande de 870 à 930 environ. Il existe aujourd’hui en cinq versions dont les deux plus anciennes, Sturlubók et Hauksbók, auxquelles nous nous référerons, datent successivement de 1275-1280 environ et de 1306-1308. Il est généralement admis qu’à l’origine de cette tradition manuscrite se trouvent deux textes aujourd’hui disparus, à savoir un texte original écrit fort probablement par Kolskeggr Ásbjarnarsson et Ari Þorgilsson au début du XIIe siècle, et une nouvelle version rédigée vers 1220 par Styrmir Kárason, les versions aujourd’hui conservées reprenant cette matière de base en la complétant à l’occasion par des informations issues d’autres sources, écrites et orales [2].
Le Livre de la colonisation – ou plus exactement ses livres successifs, tous rédigés par des Islandais – est une œuvre remarquable et de fait unique dans la littérature médiévale car il a pour propos de présenter un à un les colonisateurs de l’Île tout en mentionnant leurs ascendants et leurs descendants respectifs. Au total, quelque 3500 noms de personnes sont mentionnés [3], cette présentation se faisant en considérant chaque région de l’Île, l’une après l’autre, en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre. Au fil du récit, les généalogies se succèdent, laissant toutefois place ici et là à d’autres informations, rappel d’un événement qui survint alors, mention de ce qu’un colonisateur a accompli, et anecdotes diverses. Bref, ces écrits ne manquent pas d’intérêt pour l’historien et, en ce qui concerne Göngu-Hrólfr en particulier, ils nous renseignent sur son origine et sa famille, nous présentant notamment sa généalogie en remontant à la quatrième génération du côté paternel et à la deuxième du côté maternel :
Rögnvaldr, jarl de Møre, fils d’Eysteinn Glumra, fils d’Ívarr jarl des Upplönd, fils d’Hálfdan l’Ancien. Rögnvaldr avait épousé Ragnhildr, fille de Hrólfr le Nez. Leur fils était Ívarr, qui fut tué dans les Hébrides, alors qu’il accompagnait Haraldr aux Beaux Cheveux. Leur deuxième fils était Hrólfr le Marcheur, qui conquit la Normandie. De lui descendent les jarlar de Rouen et les rois d’Angleterre [4].
S’ensuivent le nom du troisième fils légitime de Rögnvaldr, puis ceux de ses trois fils illégitimes, dont l’un, Hrollaugr, s’installera en Islande, et un autre, Einarr, deviendra jarl des Orcades.
Aurions-nous là « la plus ancienne généalogie connue de Rollon », comme l’affirmait Louis de Saint-Pierre dans son ouvrage Rollon devant l’Histoire en considérant qu’elle figurait déjà dans le texte original et était l’œuvre du grand historien islandais Ari Þorgilsson [5] ? Ce n’est pas à exclure. Cela dit, il semble plus probable qu’il s’agisse d’une interpolation plus tardive ou du moins d’un réajustement plus tardif mentionnant alors explicitement que Göngu-Hrólfr de la lignée des jarlar de Møre (région à l’ouest de la Norvège) fut le conquérant de la Normandie, fait noté de la même manière dans la Saga des Orcadiens, une saga que Sturla Þórdarsson, auteur de Sturlubók, connaissait dans une version plus ancienne que celle aujourd’hui conservée et à laquelle il fit des emprunts [6]. Ajoutons qu’il est en outre fait mention d’une fille de Göngu-Hrólfr, Kaðlin, mariée à un roi d’Écosse nommé Bjólan [7].
La Saga des Orcadiens [8] est l’œuvre anonyme d’un auteur islandais, comme d’ailleurs le sont la grande majorité des sagas. Elle retrace la vie des jarlar qui se succédèrent aux Orcades depuis la seconde moitié du IXe siècle jusqu’au début du XIIIe siècle. Dans sa version originale – aujourd’hui disparue – datant de 1190-1200, le texte s’achevait en 1171 ; la relation des événements qui suivirent, quelques interpolations et une introduction présentant les ascendants de la lignée des jarlar depuis son origine étant l’œuvre de l’auteur de la version que nous connaissons aujourd’hui, datée de 1230 environ [9].
Au sujet de Göngu-Hrólfr, comme on l’a souligné précédemment, lorsqu’est mentionnée sa filiation avec le jarl de Møre, Rögnvaldr, il est écrit qu’il conquit la Normandie. On est également renseigné sur sa fratrie, ces informations figurant aussi dans le Livre de la colonisation, mais là une strophe scaldique est en outre citée, une strophe attribuée à Einarr, jarl des Orcades, qui confirme indirectement que Hrólfr et lui étaient frères. On apprend aussi que Hrólfr était surnommé le Marcheur parce qu’il était de si grande taille qu’aucun cheval ne pouvait le porter [10] !
Fagrskinna, nommé ainsi Le beau parchemin depuis le XVIIe siècle, est une histoire des rois de Norvège connue vraisemblablement au Moyen Âge sous le titre de Nóregs konunga tal (le Catalogue des rois de Norvège) [11]. C’est la relation de plus de trois cents ans d’histoire, du milieu du IXe siècle à 1177 [12]. Cette œuvre, datant des premières décennies du XIIIe siècle – la datation généralement proposée est de 1220 environ ‒, fut probablement écrite à Niðaróss (aujourd’hui Trondheim) ou du moins dans sa région. De son auteur, nous ne savons rien : était-il norvégien ou islandais, la question reste ouverte.
Sur Göngu-Hrólfr, Fagrskinna se contente de reprendre de manière succincte le Livre de la colonisation et la Saga des Orcadiens. Toutefois, introduisant Hrólfr à l’occasion de la mention de la conquête de l’Angleterre par son descendant Guillaume le Bâtard, les noms des comtes de Rouen qui se succèdent de Hrólfr à Guillaume sont en outre mentionnés [13].
La Saga de saint Óláfr dite séparée et Heimskringla sont deux œuvres attribuées au grand historien islandais Snorri Sturluson (1179-1241). La Saga de saint Óláfr dite séparée est la première version de la vie du roi Óláfr Haraldsson que rédigea Snorri, la seconde étant ce même texte, quelque peu remanié et adapté, qu’il décida d’intégrer à son œuvre maîtresse, datée de 1230 environ, Heimskringla. Heimskringla est un ensemble de seize sagas, la Saga de saint Óláfr étant le texte central et le plus long, près de 250 pages sur un total de quelque 650. À l’instar de Fagrskinna notamment, Heimskringla nous relate trois siècles d’histoire scandinave, norvégienne avant tout, suivant le destin de ses rois du milieu du IXe siècle à 1177 [14].
C’est dans la Saga de Haraldr aux Beaux Cheveux (Haralds saga ins hárfagra) dans Heimskringla et dans la Saga de saint Óláfr (Óláfs saga helga) dans la même œuvre et dans sa version séparée que Snorri nous parle de Göngu-Hrólfr. Aux informations données par ces prédécesseurs, Snorri ajoute quelques renseignements : il nous apprend que Hrólfr était un grand viking, qu’il faisait souvent des raids en Baltique, et qu’un été il pilla le Vík (fjord d’Oslo), ce qui lui valut d’être banni de Norvège par le roi Haraldr aux Beaux Cheveux, celui-ci n’appréciant guère que l’on utilisât ses talents de viking sur les côtes du pays ; malgré l’intervention de sa mère qui demanda sa grâce au roi, Hrólfr dut s’exiler et c’est alors qu’il mit le cap à l’ouest, vers les Orcades, puis au sud, jusqu’en Valland (France du Nord) ; Snorri souligne en outre que, pendant de nombreuses années, se considérant comme apparentés aux chefs norvégiens, les jarlar de Rouen accueillaient toujours les Norvégiens comme des amis [15].
La Saga des Knýtlingar [16] est une histoire des rois de Danemark depuis le Xe siècle jusqu’en 1187. C’est une œuvre islandaise anonyme, fort probablement rédigée à la fin des années 1250. Dans ce texte, c’est à l’occasion de la relation de la mort du roi Ethelred en 1016 et du retour souhaité par la reine Emma en Normandie, que l’auteur, proposant alors une généalogie ascendante des comtes de Rouen, mentionne Göngu-Hrólfr, le présentant comme le fils du jarl Rögnvaldr de Møre et le conquérant de la Normandie [17].
Comme on l’a noté en introduction, il existe en outre une histoire en latin qui mentionne Göngu-Hrólfr, l’Historia Norwegie. C’est une œuvre anonyme, probablement écrite en Norvège, dont la datation ne fait pas l’unanimité. Cependant, si les dates proposées varient de 1150 à 1300 environ, la majorité des chercheurs s’accorde pour situer sa date de rédaction dans la période 1170-1220 [18]. Après un court prologue, l’œuvre s’ouvre par une description géographique de la Norvège et de ses dépendances, du Groenland à l’Islande en passant par les îles de l’Atlantique Nord (Hébrides, Orcades et Féroé) [19], partie comprenant en outre une digression sur les mœurs des Lapons. Après cette présentation, on trouve une brève histoire des rois de Norvège, de leur origine mythique au règne d’Óláfr Haraldsson, mais comme le manuscrit est endommagé, le texte s’arrête brusquement en 1015, lorsque ce personnage revient d’Angleterre afin de conquérir le pouvoir en Norvège.
L’Historia Norwegie confirme l’origine norvégienne du conquérant de la Normandie mais propose toutefois un récit de son parcours qui se distingue de la tradition norroise, incluant notamment le récit du stratagème qui lui permit de prendre Rouen [20]. La question des sources utilisées par l’auteur pour rédiger cette chronique reste un sujet débattu. Nous noterons en particulier que la question de l’origine des informations que l’auteur donne sur les ducs de Normandie et les rois d’Angleterre reste ouverte : sa source était-elle la Descriptio genealogiae ducum Normannorum, généalogie proposée dans la collection de textes connue sous le nom de Laws of England (ou Liber de legibus Angliae), datée du XIIe siècle, ou reprenait-il des informations données par Ári Þorgilsson dans son œuvre Ættartala ok konunga ævi (Généalogies et Vies des rois), œuvre aujourd’hui disparue [21] ? Ou disposait-il d’une autre source ? Il est intéressant de souligner que l’auteur de l’Historia Norwegie traduit en latin le nom de Hrólfr par Rodulfus (ou Radulfus), ce qui le distingue des autres sources en langue latine, à l’exception d’une seule, la Vita Griffini Filii Conani, œuvre rédigée au Pays de Galles après la mort de ce prince – Gruffudd ap Cynan – en 1137, et probablement avant 1170 [22]. À ce propos, notons qu’un autre lien a été souligné entre l’Historia Norwegie et une œuvre de cette région du monde, à savoir des similitudes significatives entre la description de la chasse aux castors par les Lapons dans l’Historia Norwegie et un passage de l’Itinerarium Kambriae de Giraldus Cambrensis, qui suggèrent, sinon un lien direct, du moins l’utilisation d’une même source [23]. Le témoignage de cette chronique appartenant à la fois à l’historiographie norvégo-islandaise et à l’historiographie latine de l’Europe occidentale est d’un intérêt particulier.
À côté de ces textes à caractère historique, trois autres sagas nous parlent de Göngu-Hrólfr : deux Sagas des Islandais (Íslendingasögur), à savoir Laxdœla saga (la Saga du Val aux Saumons) et Þorsteins saga hvíta (la Saga de Þorsteinn le Blanc), et une Saga des temps anciens (Fornaldarsaga), Göngu-Hrólfs saga (la Saga de Hrólfr le Marcheur). Or, selon la Saga du Val aux Saumons, œuvre anonyme généralement datée du milieu du XIIIe siècle, le fondateur de la Normandie serait le fils du chef norvégien Öxna-Þórir (Þórir aux Bœufs) [24]. Et la Saga de Þorsteinn le Blanc, œuvre anonyme fort probablement écrite entre 1275 et 1300, confirme cette filiation [25]. Quant à la Saga de Hrólfr le Marcheur, œuvre également anonyme du début du XIVe siècle, elle nous conte une tout autre histoire : Hrólfr – surnommé le Marcheur – serait le fils de Sturlaugr, un roitelet norvégien, et le théâtre de ses aventures fantastiques aurait été principalement la Russie [26].
Au sein de la tradition norroise, il y a donc des voix discordantes. Cela dit, a priori, il faut accorder peu de crédit à ces œuvres. En effet, à la différence du Livre de la colonisation dans ses versions successives et des Sagas royales (ou qui leur sont assimilées, comme la Saga des Orcadiens), les Sagas des Islandais – un genre de sagas s’intéressant aux destins de quelques puissantes familles islandaises à l’époque de la colonisation et du siècle qui suivit – sont des œuvres à caractère plus fictionnel qu’historique ; et les Sagas des temps anciens, même si elles ne sont pas dépourvues de tout fondement historique, sont avant tout des récits à caractère légendaire [27]. De fait, les autres textes évoquant ce même Öxna-Þórir ne mentionnent pas de Göngu-Hrólfr parmi sa descendance [28]. Quant à Göngu-Hrólfr, fils de Sturlaugr, héros de multiples exploits en Russie, ce viking n’a à l’évidence de commun avec celui qui – selon la tradition norroise – deviendra Rollon, que le prénom et le surnom [29].
Outre ces œuvres narratives qui nous parlent de Göngu-Hrólfr, la tradition comprend également des annales qui le mentionnent. Il s’agit de neuf œuvres rédigées en Islande de la fin du XIIIe siècle à la fin du XVIe siècle [30].
À l’instar des textes précédemment considérés, et plus encore, ces sources sont donc des témoignages tardifs, et – en ce qui concerne la matière norvégo-islandaise – qui puisent largement au même fond historiographique que ceux-ci. Pour ce qui concerne les affaires extérieures à ce domaine, leurs sources sont à l’évidence fort diverses, des annales et chroniques médiévales rédigées aux quatre coins de l’Europe ont été mises à contribution, directement ou via des textes intermédiaires [31], comme l’historiographie normande via les annales danoises notamment.
Au sujet de Göngu-Hrólfr, si nous trouvons dans les annales en langue norroise au total treize références, la matière est bien limitée, les notices qui le nomment sont fort laconiques et l’interdépendance de ces textes est évidente. Au total, il ne s’agit que de quelques mots à trois entrées, informations figurant dans les trois textes les plus anciens et reprises peu ou prou d’une rédaction à l’autre, ou n’apparaissant que dans les textes les plus récents ; la datation proposée peut d’ailleurs varier d’un texte à l’autre : 885-888 (arrivée de Hrólfr en Normandie), 897-898 (obtention de la Normandie) ‒ cette information étant la seule qui figure dans les trois textes les plus anciens [32] ‒ et 943-944 (mort de son fils Guillaume) [33].
Quant aux Konungsannáll – les seules rédigées en latin –, notons qu’elles appartiennent à la première génération d’annales islandaises, celles qui sont datées fin XIIIe-début XIVe siècle (pour ce qui concerne les années antérieures à 1304) et à la même tradition. À Göngu-Hrólfr, nommé par son nom latin Rollo, il est fait référence dans deux notices : la première à l’année 897 lorsqu’il serait investi du pouvoir en Normandie et la seconde en 943, à l’occasion de la mort de son fils Guillaume [34].
De l’historicité de la tradition norvégo-islandaise
Les annales, en ce qui concerne le Haut Moyen Âge, se contentent de reprendre, d’organiser, voire de dater la matière livrée par l’historiographie antérieure. En gros, ces textes ne valent que ce que valent les sources utilisées lors de ce travail de compilation, le tout relativisé par la qualité du travail effectué par le compilateur. A priori les annales islandaises ne nous livrent pas d’informations originales. Cela dit, on ne peut exclure qu’un annaliste ait eu accès à un texte aujourd’hui disparu et qu’en conséquence il ne puisse nous livrer une information par ailleurs ignorée. Au sujet de Rollon, comme nous l’avons vu, la matière est des plus limitées mais quelques dates sont proposées, elles méritent notre attention.
Si le témoignage des annales n’est pas particulièrement impressionnant, celui des sagas est bien différent, original et de fait convaincant, quoique couché sur le papier également bien tardivement.
À l’origine des sagas (à l’exception des Sagas dites de contemporains), il y a d’une part la tradition orale – une matière transmise de génération en génération jusqu’à sa consignation par écrit à partir du XIIe siècle [35] ‒, et d’autre part la créativité d’un auteur, ou pour le moins le savoir-faire d’un rédacteur si l’on admet que cette personne se soit contentée de consigner par écrit les informations livrées par cette tradition orale. Deux questions dès lors se posent : quelle valeur historique accorder à cette matière ainsi transmise et quelle part convient-il d’octroyer à l’imagination de celui qui, quelque deux siècles après les événements relatés, a décidé d’en faire une saga ?
Bref, peut-on considérer les sagas comme des documents historiques ou – en suivant Régis Boyer ‒ constater que : « c’est bien là le suprême mérite et la valeur non pareille de la saga : elle parvient à donner, aux meilleurs esprits, l’illusion de l’historicité [36] » ? La question divise les historiens, et de fait elle fut posée dès le XVIIIe siècle.
Jusqu’à la fin du XVIe siècle, seules les Sagas royales étaient connues en Scandinavie et ce fut dans l’espoir de rassembler d’autres textes semblables – considérés alors comme historiques – qu’un travail de collecte fut lancé en Islande par des historiens danois. La recherche ne fut pas vaine, des manuscrits furent trouvés, et notamment ceux de sagas que l’on viendra plus tard seulement à distinguer des Sagas royales, en les classant dès lors au sein de deux nouvelles catégories, les Sagas dites des Islandais et les Sagas dites des temps anciens. Cela dit, la confiance quasi absolue octroyée aux Sagas royales comme sources historiques fut également accordée à ces autres sagas. Ce ne sera qu’un siècle plus tard que la question de l’historicité des sagas sera posée, et ce par le lettré islandais Árni Magnússon (1663-1730) qui notamment contestait que l’on puisse considérer les Sagas des temps anciens comme des documents historiques et ne croyait guère à la véracité de la tradition orale [37].
Un débat était lancé, qui alla jusqu’à contester toute historicité aux sagas à l’exception de celles qui avaient été rédigées par des contemporains des événements relatés – distinguées comme Sagas dites de contemporains. Nous étions alors dans les premières décennies du XXe siècle et l’historien suédois Lauritz Weibull était le porte-parole de cette hypercritique.
À ce débat sur l’historicité des sagas s’ajouta bientôt la question plus spécifique de leurs origines, suite à la parution de l’ouvrage d’Andreas Heusler, Die Anfänge der isländischen Saga, en 1914 [38], où celui-ci distinguait deux théories pour expliquer comment les sagas virent le jour, à savoir la théorie dite de la Freiprosa qui octroyait une origine orale aux sagas et celle dite de la Buchprosa qui soutenait que les sagas étaient avant tout des œuvres d’auteurs même si ceux-ci avaient puisé dans des sources orales. Quoique Heusler n’ait pas abordé le problème de l’historicité des sagas en distinguant ces théories, le tout étant lié, le débat ne fit plus qu’un [39]. La polémique enfla. On força le trait en opposant les deux théories comme si l’une niait totalement le rôle de ceux qui rédigèrent ces textes et croyait aveuglément à la crédibilité de la tradition orale, et l’autre excluait toute tradition orale à l’origine des faits relatés et voyait dans les sagas des œuvres de fiction ; en outre, on ne se demandait pas si toutes les sagas pouvaient être considérées de la même manière.
Depuis, les opinions se sont nuancées et la critique est devenue moins radicale. Si les Sagas de contemporains demeurent celles que les historiens privilégient, les Sagas royales ont retrouvé une certaine crédibilité historique aux yeux de la plupart des chercheurs [40].
Sans nier qu’il y ait à l’origine de ces textes des auteurs choisissant leurs informations, les organisant selon le sens qu’ils souhaitaient donner à leur œuvre, et même imaginant, brodant à partir de ce donné, il est aujourd’hui généralement admis qu’ils disposaient d’une matière orale encore riche et vivante lorsqu’ils se mirent à la tâche. Comme Sverre Bagge l’écrit : « Même si aujourd’hui on considère l’idée d’une tradition orale avec plus de scepticisme que l’on ne le faisait au XIXe siècle, il ne peut toutefois guère y avoir de doute qu’une bonne partie des informations fournies par les sagas soient fondées, directement ou indirectement, sur la tradition orale. » Et Sverre Bagge de conclure à une certaine crédibilité de la tradition orale, sur plus de deux siècles : cela serait en particulier le cas des témoignages incluant des noms de personnes et concernant des faits explicitement liés à un lieu, et il n’y aurait en outre pas de nécessaire corrélation entre le degré de véracité du témoignage et le temps écoulé depuis les faits, la tradition préservant ce qui demeure pertinent culturellement parlant (indépendamment de la variable temporelle), et retenant, d’une manière générale, plus longtemps les événements exceptionnels et dramatiques [41].
Nous noterons que ces conclusions s’accordent tout à fait avec ce qui a été par ailleurs généralement admis, à savoir que « les généalogies […] sont le point fort des sagas [42] », les informations d’ordre généalogique étant d’ailleurs dans les cultures orales ce que la tradition retient bien volontiers. Finalement : « les traditions orales ne pouvaient pas être prises aveuglément comme sources d’informations historiquement crédibles, comme les spécialistes enclins au “romantisme” le croyaient ; mais les sceptiques n’avaient pas non plus raison d’assumer qu’il était impossible pour les souvenirs de survivre, sous une forme ou une autre, pendant deux ou trois siècles, transmis oralement [43] ».
Cela dit, outre ce témoignage susceptible d’avoir été déformé au fil du temps, quoique l’on ait aujourd’hui des raisons d’être moins pessimiste sur ce point, les sagas nous livrent aussi un témoignage de première main, un témoignage contemporain, celui de la poésie scaldique. Les scaldes étaient des poètes attachés à la suite d’un chef, d’un jarl ou d’un roi. Vivant dans l’entourage des Grands, les scaldes étaient des hommes bien informés et s’ils se devaient de louer leurs protecteurs, de conter leurs hauts faits, il était toutefois attendu que leurs éloges ne devaient pas sombrer dans l’exagération mensongère, et leurs auditeurs étaient là pour y veiller. Ces poètes professionnels n’avaient pas l’exclusivité de cet art, les chefs eux-mêmes et les femmes de leur entourage pouvaient aussi composer, même si l’exercice n’était pas à la portée de tout un chacun, la poésie scaldique se distinguant par son extrême élaboration. En effet, cette poésie repose sur des règles de métrique très exigeantes, avec un usage combiné de l’allitération et de l’assonance et un nombre prescrit de syllabes notamment, le tout dans un style concis, énergique et saturé de métaphores. Chaque strophe est comme une construction savante, une construction verrouillée, et c’est bien là tout son intérêt pour l’historien – celui d’hier comme celui d’aujourd’hui –, sa forme figée garantissant sa transmission sans altération et la pérennité de son contenu. Ainsi furent préservées intactes une multitude d’informations, informations dont les auteurs de sagas ont largement fait usage et qu’ils nous ont transmises soit indirectement via leur récit en prose, soit directement, les sagas étant volontiers émaillées de strophes scaldiques. Si toutes ne sont pas authentiques – c’est-à-dire attribuables à un scalde contemporain des faits rapportés et non pas composées plus tardivement, notamment pour embellir un texte en prose –, nombreuses le sont sans conteste [44]. Quoique se situant au terme d’une longue chaîne de transmission avant qu’elles ne soient finalement consignées par écrit, ce sont des sources que l’on peut qualifier de contemporaines.
Or, en ce qui concerne Göngu-Hrólfr, une strophe y fait référence, nous l’avons vu, mais si cette strophe confirme qu’il est le frère d’Einarr, jarl des Orcades, rien dans cette strophe ne dit qu’il ait été le conquérant de la Normandie [45]. Quant à la strophe, citée par Snorri Sturluson, et qu’il attribue à la mère de Göngu-Hrólfr qui aurait en vain prié le roi Haraldr de ne pas condamner Hrólfr à l’exil, le nom de Hrólfr n’y figure pas [46]…
Conclusion
La tradition norvégo-islandaise sur le conquérant de la Normandie est en partie confirmée par des témoignages extérieurs, comme celui notamment de Guillaume de Malmesbury dans ses Gesta Regum Anglorum, datées des années 1120-1130, qui mentionne que Rollon, membre d’une noble famille de Norvège, fut contraint par le roi à l’exil [47]. Cette tradition a décidément de quoi convaincre. Car enfin, l’origine danoise attribuée par Dudon à Rollon s’inscrit dans un récit mythique des origines. Son récit s’inscrit en outre dans un contexte géo-politique lourdement marqué par la puissance danoise, une puissance danoise à l’extérieur, offensive et conquérante, et une puissance danoise au sein même du duché, le Danemark étant le pays d’origine de la grande majorité des Scandinaves qui s’y établit. Sans compter que Göngu-Hrólfr, un banni, contraint à l’exil par son roi, n’était pas a priori l’ancêtre idéal pour un duc normand qui lui-même contraignait à l’exil ses opposants… Cela dit, il ne faut pas oublier pour autant que le Rollon d’origine norvégienne s’inscrit également dans le cadre d’un récit des origines, entre mythe et réalité, même si celui-ci est clairement plus historique. En effet, l’historiographie islandaise expliquait volontiers qu’à l’origine de la colonisation de l’Île il y avait de nombreux exilés, des chefs norvégiens contraints à l’exil par Haraldr aux Beaux Cheveux, des bannis comme le conquérant de la Normandie… Bref, si le témoignage est convaincant, il n’en reste pas moins que l’on ne peut exclure d’autres scénarios.