La tradition des bons mots sur l’échafaud n’a pas disparu : dans un récent album, le dessinateur Philippe Geluck représente un homme, le téléphone portable à la main, la tête sur le billot, aux côtés d’un bourreau la main posée sur sa hache : « Je vais devoir te laisser. On me fait signe que ça va couper d’un moment à l’autre » [1].
Dans les textes de la Renaissance française, les ultima verba plaisants ne sont pas réservés au domaine facétieux et peuvent faire l’objet d’une interrogation philosophique ; l’« assurance » [2] face à la mort dont témoigne le condamné, sur le lieu de son exécution, peut, il est vrai, revêtir plusieurs aspects : du côté des figures exemplaires, c’est la grandeur héroïque du martyr, qui chante sa confiance en Dieu jusque dans les pires souffrances, ou bien le courage du héros injustement conduit à la mort, ou bien encore la conversion in extremis du dépravé ; la plaisanterie ne va pas se rencontrer du côté de ces hautes figures (si l’on veut bien inclure dans cette catégorie le dépravé, qui acquiert une grandeur par son repentir final) et il faudra regarder, pour la trouver, chez les humbles et les déviants, figures diverses de bandits et de larrons, capables d’opposer le rire à la mort. Sur un sujet vaste, qui nous semble avoir été peu traité jusqu’ici pour cette période et qui appellerait une étude d’ensemble, nous présenterons ici quelques premières réflexions à partir d’une sélection des textes les plus caractéristiques.
Apophtegme ou bon mot ?
Afin de limiter notre corpus, une première distinction semble s’imposer entre le bon mot et l’apophtegme, en dépit de ce qu’elle peut avoir d’anachronique [3] ; le mot apophtegme, attesté en 1529 dans le Champ fleury de Geoffroy Tory qui le définit comme un « ditton sententieux », comprend « grant sens en peu de parolles » [4]. Le mot revêt au XVIIe siècle les deux acceptions de « sentence mémorable » et « parole plaisante » ; le dictionnaire Richelet (1680) le définit comme un « sentiment vif, et court sur quelque sujet. Réponce pronte et subtile qui cause le ris, et l’admiration » et distingue « apophtegme serieux, plaisant » ; Cotgrave (1611) traduit le mot par « short and pithy sentence ». Perrot d’Ablancourt qui édite un recueil d’apophtegmes traduits du grec et du latin, empruntés à diverses sources [5], réserve la dernière partie de son livre aux « apophtegmes plaisans » et réfléchit dans sa préface à la collusion entre apophtegme et bon mot :
L’apophtegme, qu’on peut apeller un Bon-mot en nostre langue, quoique sa signification s’étende un peu plus loin dans la sienne, est un sentiment vif et court sur quelque sujet, ou une réponse promte et aiguë, qui cause le ris ou l’admiration. De là naist la grande distinction des Apophtegme, en ceux qui sont graves ou sentencieux, et en ceux qui sont purement plaisans, que j’ay observée à dessein, parce que le melange du serieux et du ridicule, a quelque chose de monstrueux qui choque la bien-séance. Mais comme l’on est composé de deux parties qui n’ont rien de commun que leur assemblage, et qu’elles ont souvent besoin de recréations diférentes ; on pourra avoir recours aux plaisans, lorsqu’on se voudra divertir, comme on se sert d’intermédes dans les Tragédies, pour délasser l’esprit qui est trop tendu dans l’Héroïque.
L’Apophtegme n’est donc proprement ni sentence, ni proverbe, ni exemple ou action memorable, ni fable ou enigme, et telle autre chose ; dont on fait pourtant quelquefois des Apophtegme en les disant à propos : et il se trouve icy plusieurs sentences que j’y ay laissées, parce qu’elles tiennent lieu de bon mot à un Philosophe. Il y en a aussi de muets, qui font entendre par signes ce qu’on veut dire, mais tout cela n’est qu’improprement un Apophtegme. J’ay pris pour fondement de cet Ouvrage ceux de Plutarque et de Diogéne Laërce, comme Henry Estienne nous les a donnez, mais n’ay pas laissé d’en ajouter une infinité d’autres de ceux qu’Erasme a recueillis, et que Lycosthéne a rédigez par Chapitres. Toutefois je n’ay suivi, ni l’ordre de l’un qui estoit confus, ni celuy de l’autre, qui sentoit trop son Colége.
La distinction nette entre apophtegme et bon mot ne semble s’opérer qu’au XVIIIe siècle ; dans un ouvrage intitulé Les Apophtegmes ou les belles paroles des saints [6], est proposée une définition qui pourra nous servir de point de départ :
On divise ordinairement l’Apophtegme en grave et en plaisant, mais j’ai mieux aimé le renfermer dans la signification que l’usage lui donne parmi nous, et qui distingue le bon mot de l’Apophtegme. Celui-ci a pour but d’instruire, l’autre de divertir. Le bon mot excite le ris, l’Apophtegme l’admiration.
Et l’auteur d’ajouter :
La noblesse du sentiment et la brièveté de l’expression étant des qualités essentielles à l’Apophtegme : il sensuit qu’il n’est pas donné à tout le monde de le parler. Le cœur bas et corrompu en sera toujours incapable, et la langue accoutumée à se répandre en parole, ne parviendra jamais à cette oeconomie qui les épargne et les ménage.
Ces deux remarques éclairent singulièrement la notion du « bon mot sur l’échafaud », qui nous occupe ici. Dans la pratique, il n’est pas forcément aisé de séparer les deux types de formule, apophtegme et bon mot [7], d’autant que le rire ne coupe pas forcément court à l’admiration ; c’est un des problèmes que nous rencontrerons du reste dans notre corpus : s’il fait rire par sa boutade, le condamné à mort ne peut-il pas susciter, tout en même temps, un étonnement admiratif ? Le regard posé sur le bandit arrogant est assurément plein d’ambiguïté ; à la réprobation se mêle une certaine admiration. Par son acte de dissidence verbale, le condamné sur l’échafaud reste dans la marginalité, ne se convertit pas à la norme définie par l’État, il y a là un acte de suprême liberté qui est apprécié de façon ambivalente. Mais parmi ceux qui plaisantent sur le lieu de l’exécution, la plupart, dans notre corpus, sont de vrais brigands à qui l’on est tenté d’attribuer un « cœur bas et corrompu ».
C’est en allant plus loin dans l’analyse des attitudes que l’on pourra distinguer le simple bon mot de l’apophtegme : comment comprendre le comportement des « plaisantins » face à la mort ? Ils n’éprouvent pas cette crainte, commune à tous et terriblement humaine, de la mort ; or la crainte de la mort, selon une analyse traditionnelle, a sa source dans le manque de foi.
Pourquoi n’éprouvent-ils pas cette crainte ? Pour certains d’entre eux, parce que ce sont, comme le disent Ouville et Estienne, des « bêtes brutes », à l’image sans doute de l’un des deux larrons crucifiés aux côtés du Christ ; l’un persiste dans ses railleries à l’égard de Jésus, jusque sur la croix, tandis que l’autre gagne le Paradis par son acte de contrition :
L’un des malfaiteurs crucifiés l’insultait : ‘N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même et nous aussi ! » Mais l’autre le reprit en disant : ‘Tu n’as même pas la crainte de Dieu, toi qui subis la même peine ! Pour nous, c’est juste : nous recevons ce que nos actes ont mérité ; mais lui n’a rien fait de mal. » Et il disait : ‘Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras comme roi.’ Jésus lui répondit : ‘En vérité, je te le dis, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis.’ » (Luc, 23, 39-43)
Au sein de cette catégorie particulière que sont les « railleries faites en mourant », il convient, selon Ouville, d’opérer un classement à partir d’une interrogation sur les motifs : stupidité, courage ou nécessité :
Des railleries en mourant
Il y a des personnes qui vont à la mort comme les autres vont au bal ; mais les causes en plusieurs sont bien différentes les unes des autres, quelques-uns se monstrent hardis en mourant par pure stupidité, les autres par une généreuse vertu et quelques-uns par nécessité. Ceux que la stupidité porte à mespriser la vie, sont pires que les bestes qui en estiment la conservation ; ils fuyent bien la mort, mais ils ne la craignent pas, et en cela je les tiens plus eureuses que les hommes. Quand le soleil s’éloigne de nous, les ombres sont plus grandes que les corps ; de mesme, bien souvent la crainte de la mort est bien pire que la mort mesme. Cette crainte se sert de l’advenir où nous ne voyons goutte, et la mort n’est mauvaise que parce que nous l’estimons telle. Combien en voyons-nous tous les jours qui, de la seule crainte de devenir misérables, le sont devenus tout à fait et ont tourné leurs vaines peurs en misères certaines ; il y en a quantité qui meurent de la peur seule qu’ils ont de mourir, et la crainte ne sert qu’à nous faire trouver ce que nous fuyons […]. [8]
Le motif des « railleries faites en mourant » appelle, on le voit, un développement philosophique aux accents montaigniens.
Des sources antiques ?
Faute d’avoir entrepris une vaste enquête, qui nous conduirait des sources antiques (Plutarque, Diogène Laërce, Macrobe, Stobée) à leurs reprises, à la Renaissance (Philelphe et après lui Raphaël Regius, qui traduisirent en latin le recueil grec de Plutarque, Érasme, ou encore Henri Estienne qui revit la traduction de Philelphe et Regius avoient faite des Apophtegmes de Plutarque, et les imprima avec ceux des philosophes de Diogene Laërce, également Conrad Lycosthene) [9], nous nous contenterons d’un rapide relevé d’après le recueil de Perrot d’Ablancourt ; parmi les apophtegmes plaisants, quelques-uns constituent des ultima verba ; là encore, l’enquête ne saurait s’arrêter là puisque bon nombre d’apophtegmes sérieux peuvent connaître une réécriture facétieuse (c’est le cas du mot du spartiate Léonidas, évoqué infra, exemple 2).
Apophtegmes purement plaisans (p. 462-547)
(p. 462)
SEMIRAMIS ayant écrit sur son tombeau, Que celuy de ses Sucesseurs qui auroit besoin d’argent, y en trouveroit : Darius l’ayant ouvert, n’y rencontra que ces paroles : Sans une avarice extréme, tu ne te serois jamais porté à souiller le sépulcre des morts. J’ay pris cela pour une raillerie, aussi bien qu’Erasme ; car encore qu’il y eust quelque espece de sacrilége en cette action, c’estoit la coutume des Princes d’Orient de renfermer leurs trésors dans leurs sépulcres.
SARDANAPALE écrivit sur son tombeau, Qu’il ne remportait de tous ses biens que ce qui avoit servi à ses plaisirs. D’autres disent qu’il y avoit, Boy, mange, et te réjouy, car le reste n’est rien.
(p. 475)
CHABRIAS accusé de trahison avec Iphicrate, ne laissoit pas tous les jours de faire bonne chére en la prison, dequoy Iphicrate le reprenant : Aime-tu mieux, dit-il, mourir à jeun qu’après disné.
Un des amis de Phocion, qui avoit esté condamné avec luy, desirant prendre le poison le premier : Il ne faut pas refuser à la mort, dit-il, celuy à qui je n’ay rien refusé durant la vie.
Le poison venant à manquer, à cause de la multitude des condamnéz, il fit signe à un de ses amis de donner ce qu’il faloit pour en avoir : Puisqu’on ne peut [476] pas mesme, dit-il, mourir pour néant à Athénes. Sans qu’il en coûte quelque chose.
(p. 509-515)
Diogene
(p. 514)
Son maistre s’enquérant de luy, comment il vouloit estre enterré : Le visage dessous, dit-il, car comme tout sera bouleversé, je me trouveray dessus. C’est que les Macédoniens devenaient les maistres.
(p. 522)
Comme un homme condamné à mort, pleuroit ; quelqu’un luy dit, Pourquoy pleures-tu ? Veux-tu que je chante, répondit-il ?
(p. 528)
Un autre ayant receû un Oracle d’immoler la premiére chose qu’il rencontreroit, et voulant sacrifier un Asnier qu’il avoit rencontré par hazard ; l’Asnier dit, que l’asne marchoit toujours le premier, et le fit sacrifier au lieu de luy.
(p. 545)
THERAMENES condamné à mort, but le poison hardiment, et faisant sonner en l’air ce qui restoit dans le verre : Voilà la part, dit-il, du beau Critias, c’est celuy qui le faisoit mourir.
Le criminel facétieux dans la narration brève du XVIe siècle, à partir de quelques textes témoins
N.B. Les textes (indiqués par ordre chronologique de publication) ne feront pas tous l’objet d’une analyse ; certains seront pour l’instant simplement présentés ou cités.
1) Le Discours du trespas de Vert Janet [1537] [10]
[Recueil de poésies françoises des XVe et XVIe siècles, morales, facétieuses, historiques, éd. Anatole de Montaiglon, Paris, Jannet, 1855, tome I, p. 275-292 ; consultable sur Gallica]
Le testament de Vert Janet,Qui fut pendu au Neuf-Marché ;On lui secoua le collet,Lequel en fut assez fasché.[…]Le Vert-Janet est de bon goust,Et si n’est point de trop grand coust,Mais il prend trop tost nourriture,Il est de garde, et, s’on l’esvente,Il perd tout son goust et sa vente.Vert-Janet ressemble à Rousée :Si sur luy tombe la roséeOu le frimas, de jour ou nuict,Jamais ne vaut rien, creu ni cuit,Il devient sans force et valeur ;Et si le soleil, par chaleur,Tombe sur luy après la pluye,N’en mangez pas, je vous supplye :Ce n’est que peste à le manger.S’il est esventé, c’est danger :Car l’air luy fera telle guerre,Que tout pourry cherra sur terre,Et sera mengé des pourceauxOu tout becquetté des corbeaux.Gardez-vous donc de l’esventer,Si voyez qu’il vueille venter ;Si le soufflez vous serez fol ;Vert-Janet flestriroit tout mol ;Si l’oppressez il sera blec, [= blet]Et, s’il est blec, il devient sec.Ne faites donc pas vostre effortDe le fouler aux pieds si fortPar trop fouler il pourriroit.Aussi Vert-Janet peu riroit.Or croy-je bien que mon sot rire,Mon passe-temps et mon beau direNe me feroyent tant secourirQu’ils me gardassent de mourir.Faut-il que Vert-Janet pourrisse ?Faut-il que les corbeaux nourrisse ?Faut-il qu’il meure d’une corde ?Mon vouloir pas ne s’y accorde ;J’aimerois mieux à Saint-Maur estre ;Il feroit plus beau de voir croistreSur mon corps plaisante verdure,Que de voir sur moi croistre ordure ;Les brebis en mangeroient l’herbe.Mais toutesfois en un proverbeOn dit qu’il sort plus d’esperitz,En danger moins d’estre peris,De ce gibet, qu’il ne faict pasDudict Saint-Maur, lors du trespas.Ce proverbe donc me contente ;Puis coup mortel ne requiert rente :Mon coup est mortel, bien le sçay.Ce n’est point cy un coup d’essay,Comme a fait un François Sagon ;C’est tout de bon. Tant de jargon ;C’est assez dict, faisons. J’ay court :C’est un coup mortel que la court.Il me faut mourir à present.Paté-Chaut, faictes un present,Après m’avoir haut attaché,Aux fruictières du Neuf-MarchéDu premier fruict de ceste année.Ha ! que ma personne est tentéeDe mourir à ce quilbocquet.Où estes-vous, Robert Becquet ?Tu fecisti potentiam,Propter Vert-Janet etiam :Vous aurez cy planté cest arbreEn place plus froide que marbre.Est-ce icy mon lict pour dormir ?Quel repos ! Il me faict fremir.S’il me faut icy reposer,J’auray loisir de composer.Ce n’est pas repos quand on veille :Je veilleray, si la corneilleNe me fait icy reposer.Est-ce repos que travailler,De çà, de là, des vents touché,Sans estre stable ni couché ?Quel repos, quel dormir, quel somme !Quel lict qui tost ma joye assomme !Est-ce le repos de Jouen,Que j’ay veu moullé à Rouen,Qui mourut fol sans avoir femme ?Non, non, le mien est trop infame :Car Jouen mourut bien malade,Et, pour refrain de ma ballade,Je meurs sain, joyeux et dispos.Ce n’est pas donc pareil repos,Ce repos, dueil et crainte ensemble,Tout ensemble ainsi qu’il me semble,Dont je tremble en passant ce pas.[…]« Paté-Chaut, le col fort me mange ;Desserrez un peu ce licol :Il me chatouille tant le colQu’il me fera souiller mon ame. »Alors son beau père le CarmeLui dit : « Vert-Janet, et commentVeux-tu point parler aultrement ?Penses à Dieu : tu n’es pas sage ;Te mocques-tu en ce passage ?Las ! mon amy, il n’est pas tempsDe te gaudir ; pour ce, entensUn petit à Dieu, ou je penseQu’en auras malle recompense.Mon amy, ton corps se perist :Donnes à Dieu ton esprit,Et n’allégue plus tant de plaids.- « Non feray, beau père, il me plaist ;Je veulx tousjours ce propos suivre,Car je n’ay plus guères à vivrePour parler en ce monde icy.Mais que je sois par mort transJe penseray à satisfaire ;Beau loisir j’auray de ce faire.Mon esprit à Dieu j’ay donné,Je croy donc qu’il m’a pardonné ;Nous conterons tout à loisir,Luy et moy, si c’est son plaisir ;Je luy supplie me prendre en gré. »- « Montez encor[es] un degré,Veuillez ou non », dit Paté-Chaut.Respond : « J’ay dueil d’estre si haut ;Tu me pourrois trop haut lier.Es-tu (point) là, monsieur le geolier ?Je veux luy faire mon message ;C’est un geolier bon homme et sage,Sage de nom et sage en faict.Geolier, je vous prie en effect,Ne faictes pour moy nul soupper,On me va la gorge estoupper ;Pas ne soupperay avec vous.Nous avons meslé nos genoilsEnsemble, Paté-Chaut et moy,Qui me veut pousser d’auprès soy. Il rid.Je vois soupper en autre lieuCe jourd’hui soir avecques Dieu.Je n’ay point haste au samedy ;Se j’y suis dimanche à midiA disner, il (me) suffira bien.[…]Or, puis que je suis en ce postLié, varroqué à plain noeu,C’est jeu lié : je fais donc vœuQue j’acheveray la partie.Si l’ame du corps est partie,Je pry’ Dieu la prendre au despart ;Quant est de mon corps, pour sa part,C’est raison qu’il soit au gibetPour estre viande à bibet. »[…]« Paté-Chaut, vous avez grand tort :Trop me poussez ; je tumberay,En tumbant je me blesseray,Car, par Dieu, nous sommes trop haut. »- « Non feray, non », dit Paté-Chaut ;Vous ne cherrez point, sur ma vie. »- « Paté-Chaut, mais que je desvie.Mettez-moi tout droit le visageDu costé de nostre village,Car j’en seray bien plus joieux ;Et puis après, closez mes ieux,Si que, moy pendant ès cordeaux,Ils ne soient mangez des corbeaux.Messieurs, voicy piteuse histoire :Je vouldrois bien un petit boire,Car ma soif est grande à merveille. »On luy presenta la bouteille :« Je n’y boiray point ; autre y but,Qui comme moy paya tribut :Tel vaisseau, dit-il, trop m’abhorre,Et puis je crains d’avoir la gorre,Ainsi que mon predecesseur.Que fut-elle à son successeurJusques au mourir de la goutte !Ceste bouteille me desgoute ;Je veux un verre de feugère,De crystallin ou une esguière.Fai(cte)s-moy ce bien pour dernier mets,Ce que je ne verray jamais,(Soit) sidre, peré, bière ne vin.Pourrois-je bien estre devinSur mes derniers jours ? Je ne sçay ;Si en fais-je bien tard l’essay,Et, par Dieu, pour oster ma toux,Je boiray. – J’ay beu à vous tous.Seray-je point d’aulcun plegé ?Tant cela m’eust bien allegé.[…]Paté-Chaut, pour mieux prendre fin,Faicte-moy sentir (des) temporels,Que je me signe des orteils.Et vous, Messieurs, frères humains,Criez : Jesus ! quand mort viendra ;Adieu vous dy en general ;Vert-Janet n’aura que le mal.Dieu me pardonne mes pechez.Or sus [sus], Paté-Chaut, loschezCe Vert-Janet, à qui Dieu aide.Mourir faut : il n’y a remède ;Puisque je suis ainsi servy ;C’est raison, je l’ay desservy.Là sus au ciel sois-je heureux,Je voy la mort devant mes yeux,Adieu, Vert-Janet, c’est raison,Bien tost s’en va vostre saison ;Vostre esprit vers Dieu peu rira,Et vostre corps cy pourrira.La belle est meschante au bordeau,Le bel homme estraint d’un cordeau,Ou mourir d’un coup de trenchant,Voilà comment meurt un meschant.Bel homme je ne me dy pas,Mais meschant, cogneu mon trespas. »
Cette pièce rouennaise, qui se présente sous la forme d’une plaquette de 8 feuillets [11], semble s’inscrire, sur le mode facétieux, dans la tradition médiévale, née au XIIe siècle des Vers de la mort et des Congés [12] ; elle emprunte, plus directement, à la forme du testament fictif et parodique qui trouvera chez Eustache Deschamps et François Villon son expression la plus frappante [13].
C’est ici, sur un mode poétique, la première occurrence au sein de notre corpus, de motifs que nous allons retrouver à plusieurs reprises : le chatouillement du cou, l’évocation d’un souper avec Dieu ou les anges, les conseils donnés par l’entourage sur la nécessité d’un acte de contrition, le dialogue d’intendance avec le geôlier, le refus de boire dans une bouteille parce qu’un vérolé y a bu.
2) Discours non plus melancoliques que divers, 1557, chapitre 10.
[Discours non plus melancoliques que divers, de choses mesmement, qui appartiennent à nostre France : et à la fin la maniere de bien et justement entoucher les Lucs et Guiternes, A Poitiers, Enguilbert de Marnef, 1557]
Chapitre 10, Que c’est Ramon, Ramonner, Hart, Sur peine de la hart, Sentir la hart, Chatouilleus de la Gorge, p. 36-40.
Sur une remarque initiale de vocabulaire viennent se greffer des anecdotes qui font partie du même matériau narratif que celui que nous retrouverons ensuite chez Estienne, Du Fail et Bouchet.
[…] Ainsi s’entendra que signifie, Sentir la hart, en une epistre de Marot au Roy, qui vaut certes autant à dire que, Chatoulheus de la gorge, qui est en la mesme epistre,
Ainsi s’en va chatoulheus de la gorge
Ledit valet, monté comme un saint George.
lequel proverbe, chatoulheus de la gorge on dit estre venu de ceste histoire. Un bon vaurien aiant par ses merites esté monté de reculon jusques au haut bout d’une eschelle, pour descendre par une corde (disent les bons compagnons) faisoit là mervelhes de prescher : durant lequel sermon, le maistre des hautes œuvres affutant son cas passoit souvant la main soubs et autour la gorge dudit prescheur, tant qu’à la fin il le vous regarde, He, maistre mon ami, dit il, je te prie, ne me passe plus là la main : je suis plus chatoulheus de la gorge, que tu ne penses. Tu me feras rire, et puis que diront les gens ? que je suis mauvais Chrestien, et que je me moque de Justice. Ce compte me fit quelque fois un bon frere Pierre grand confesseur de tel gibier, par toutes les meilheures villes de France, qui en sçavoit bien d’autres, et mesmement cestui cy. Qu’un soudart qu’on menoit faire le guet a Montfaucon, approchant de la porte de la ville se print à hucher à plaine teste le portier, par plusieurs fois lequel l’entendit bien dès la premiere, mais à cause qu’il se sentoit autant ou plus chatoulheus de la gorge que celui qu’on menoit pendre, se remue bel et beau de là, en lieu de venir parler à cet homme, de pour [= peur] qu’il ne le congneust à la Justice, comme ces gens disent plus qu’on ne leur demande aucunesfois, ainsi s’adresse à la parfin ce pauvre alteré à son confesseur, mon pere, dit il, je vous prie dire au portier, qu’il ne laisse hardiment pour moy de fermer la porte de bonne heure : Car je n’ay pas deliberé de retourner d’aujourdui coucher à Paris. Ainsi qu’une autrefois il conduisoit au Gibet, sur les trois heures du soir, un pauvre patient, auquel il faschoit fort de mourir, et luy disoit entre autres consolations, Mon ami, en ce monde n’y a rien que peine et ennuis, Tu es heureus de sortir aujourdui hors de tant de miseres. He frere, dit il, plust a Dieu, que fussiés en ma place pour jouïr si tost, de l’heur que me preschés. Le Pater ne fit semblant d’entendre cela, et passant outre, pren courage, mon ami, quelques maus que tu ayes fait, demande pardon à Dieu de bon cœur, tout te sera pardonné, et iras aujourdui souper la haut en paradis aveque les Anges, etc. Souper aujourdui en Paradis beau pere ? Ce seroit beaucoup si j’y pouvois estre demain à disner, et pource qu’un homme se fache fort par les chemins quand il est seul, je vous prie venés moi tenir compagnie jusques là. Faittes moy cest œuvre de charité et mesmement si sçavés le chemin. Plusieurs tels comptes de penderie vous eut fait jadis ce bon religieus, qui seroient pour faire un livre plus grand que les merveilhes d’Amadis d’Espagne.
A défaut de constituer un livre aussi réputé que celui des Amadis, le motif du chatouillement de la gorge aura une certaine postérité parmi les « contes de penderie » que nous avons relevés ; nous le retrouverons par exemple chez Du Fail. Le motif du dîner avec les anges est présent dans la Facétie 19 du Pogge [14] et sera repris notamment par Ouville (voir infra, rubrique 7) ; comme le signale Etienne Wolff [15], c’est la réécriture facétieuse d’un apophtegme attribué au spartiate Léonidas, et qui se trouve entre autres chez Cicéron (Tusculanes, I, 42, 101 : « Hodie apud inferos fortasse cenabimus, Aujourd’hui nous dînerons peut-être aux Enfers »), Plutarque (Les Dits notables des Lacédémoniens [16]), Valère-Maxime (Dicta et facta memorabilia, III, 2, ext. 3), Sénèque (Epistulae ad Lucilium 82, 21), Boccace (Décaméron I, Introduction, p. 47 : « Combien de vaillants hommes que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n’importe qui, mais Galien, Hippocrate ou Esculape auraient jugé en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l’autre monde avec leurs trépassés ») [17]. Hors du contexte de l’échafaud, Des Périers place dans la bouche de son Plaisantin, au seuil du recueil des Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, un bon mot assez proche : (« […] Recommandez vous à Dieu ». « Et qui y va ? » dict il. « Mon amy, vous irez aujourd’huy, si Dieu plaist. » « Je voudrois bien estre asseuré, disoit il, d’y pouvoir estre demain pour tout le jour », N1, p. 18).
3) Bonaventure des Périers, Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, N 82 : « Du bandoulier Cambaire, et de la response qu’il fit à la Court de Parlement ». [1558]
[éd. Krystyna Kasprzyk, Paris, STFM, 1997, p. 289-291]
Dedans le resort de Thoulouze y avoit un fameux bandoulier, lequel se faisoit appeler Cambaire : et avoit autresfois esté au service du Roy, avec charge de gens de pied, là où il avoit acquis le nom de vaillant et hardy Capitaine : Mais il avoit esté cassé avec d’aultres, quand les guerres furent finies : dont par despit, et par necessité s’estoit rendu bandoulier des montaignes, et des environs. Lequel train il fut à l’avantage, qu’il se fit incontinent congnoistre pour le plus renommé de ses compagnons. Contre lequel la Court de Parlement fit faire telle poursuite qu’à la fin il fut prins et amené en la conciergerie : Ou il ne demeura gueres que son proces ne fust faict et parfaict : par lequel il fut sommairement conclud à la mort, pour les cas enormes par luy commis et perpetrez. Et combien que par les informations il fust chargé de plusieurs crimes et delictz, dont le moindre estoit assez grand pour perdre la vie : toutesfois la Court n’usa de sa severité accoustumée (car on dit, rigueur de Thoulouse, humanité de Bordeaux, misericorde de Rouan, justice de Paris ; beuf sanglant, mouton bellant, et porc pourry : et tout n’en vault rien s’il n’est cuit) mais elle eut certain respect à ce Cambaire, qu’elle luy voulut bien faire entendre avant qu’il mourust. Et l’ayant faict venir, le President luy va dire ainsi :
« Cambaire, vous devez bien remercier la Court pour la grace qu’elle vous fait, qui avez merité une bien rigoureuse punition, pour les cas dont vous estes attainct et convaincu : Mais par ce qu’autrefois vous vous estes trouvé es bons lieux ou vous avez fait service au Roy, la Court s’est contentee de vous condamner seulement à perdre la teste. »
Cambaire ayant ouy ce dicton, respondit incontinent en son Gascon : « Cap de diou be vous donni la reste per un viet d’aze. »
Et à la verité, le reste ne valloit pas gueres, apres la teste ostee : attendu mesme que le tout n’en valloit rien. Mais si est ce que pour ceste response, il luy en print fort mal : Car la court, irritee de ceste arrogance, le condamna à estre mis en quatre quartiers. »
Des Périers n’est pas l’inventeur du motif du bon mot sur l’échafaud, mais c’est ici le premier exemple que nous ayons rencontré d’une véritable mise en scène d’un trait d’esprit dans le cadre d’une exécution capitale. L’auteur des Nouvelles Récréations et Joyeux Devis (qui ont connu une publication posthume en 1558) porte un regard acéré sur le monde de la justice et nombreuses sont les nouvelles du recueil faisant intervenir des gens de justice [18] ; Lionello Sozzi qui remarque que « la sympathie de l’écrivain va à la franchise du brigand, plutôt qu’aux arguments spécieux et illogiques de la Cour » [19], replace cette nouvelle 82 ainsi que plusieurs autres (les N 61 et 80 par exemple) dans la polémique contre les défauts du système judiciaire et c’est dans cette perspective, sans doute, que l’on peut lire la précision selon laquelle le bandit « fut sommairement conclud à la mort ».
La nouvelle est entièrement construite en vue du bon mot final et peut être classée, dans la typologie proposée par Castiglione dans Le Livre du courtisan [20], parmi les motti [21] ; le contexte du bon mot est toutefois bien particulier et crée d’emblée un décalage. La tonalité comique est maintenue grâce à la présence du narrateur : toute l’action tend vers ce bon mot final, commenté in extremis par celui-ci. Le ton qu’emploie Des Périers pour évoquer ce personnage n’est neutre qu’en apparence : il ne justifie pas son attitude mais l’explique : « il avoit esté cassé avec d’aultres quand les guerres furent finies : dont par despit, et par necessité s’estoit rendu bandoulier des montaignes » (p. 290) ; l’argument de la « necessité » [22] peut fournir une excuse au comportement du bandit. Une réalité historique [23] est évoquée ici : Cambaire est un ancien soldat, devenu bandit lorsqu’il a été « cassé » avec d’autres, « quand les guerres furent finies » ; est donc posée ici, en filigrane, une question politique, la responsabilité de l’État face à de tels individus dont il utilise le sang-froid et la capacité à la violence dans le contexte des guerres avant de les livrer à eux-mêmes, aspect qui sera souligné par Du Fail dans la reprise qu’il fera du motif. La reconnaissance de l’État à l’égard de Cambaire est ici dérisoire : elle est incarnée par la cour, qui ne lui fait pas grâce mais anoblit sa peine ; elle manifeste en effet, en lui affligeant une peine réservée d’ordinaire aux aristocrates, le « respect » qu’elle éprouve pour ses qualités guerrières. S’il est condamné à être décapité (et non pendu, comme son statut social de roturier devrait l’y conduire), c’est que les juges ont pris acte de sa réputation de « vaillant et hardy Capitaine », du temps où il était « au service du Roy ». Or, les qualités qu’il a montrées en tant que soldat ne sont plus du tout valorisées. Comme le remarque Lionello Sozzi, « l’attitude critique de Des Périers se manifeste sous le couvert de tournures ironiques ou d’expressions contenues » [24].
L’historienne Valérie Toureille a bien montré comment s’est effectuée à partir du milieu du XVe siècle une criminalisation du brigandage. Désormais, « la violence mise au service du vol devient incompatible avec le pardon » [25]. Un siècle plus tard, Cambaire, selon les termes de Des Périers, est un « bandoulier », autrement dit un bandit de grand chemin ; un rapide historique du vocabulaire peut être utile ici.
Le mot, présent sous la forme bandelier en moyen français (1466), bandoulier au XVIe siècle (1537), désigne le « bandit de grand chemin », le « hors-la-loi ». Ce terme de bandoulier, qui n’est pas fréquent dans la langue de la Renaissance, est un point de rencontre entre Des Périers et celle dont il a été secrétaire (« valet de chambre »), Marguerite de Navarre : dans le prologue de l’Heptaméron [26], les bandits qui attaquent les voyageurs dans les montagnes pyrénéennes (les rescapés de ces attaques constitueront, comme on sait, le petit groupe des devisants) sont désignés par ce terme : les gentilshommes et leurs femmes sont « arrivez en une maison d’un homme plus bandoulier que paysant » (p. 3, l. 63-64) ; « c’estoient mauvais garsons, qui venoient prendre leur part de la proye qui estoit chez leur compaignon bandoulier », l.70 ; « pource que le nombre des bandouliers estoit le plus grant, » l. 77 ; « comme deux ours enragez descendans des montaignes, frappèrent sur les bandoliers de telle sorte… », l. 84. Comme l’indique Renja Salminen [27], bandoulier est un terme pyrénéen de la même origine que le catalan bandolier, ‘hors-la-loi’, depuis 1455. Il se généralise en France au XVIe siècle dans la signification de ‘voleur armé, bandit, brigand’. [28]
L’évolution de Cambaire du statut de soldat à celui de brigand se reflète directement dans l’évolution de deux autres mots, qui ne sont pas employés dans le texte de Des Périers mais sont pourtant fréquents dans la langue de l’époque : les mots bande et brigand. Bande, (XVe s.), d’abord écrit bende (1360) est emprunté à l’ancien provençal banda « troupe, compagnie de gens » (fin XIVe s) ; il est d’abord employé dans un contexte militaire, désignant un groupe d’hommes rangés sous une même bannière, un même chef ; par analogie, bande a pris le sens de « parti, faction » (v. 1460), sorti d’usage, puis le sens actuel général de « réunion de personnes » (1509), qui a souvent une valeur péjorative [29]. De même, Brigand, terme emprunté (1350) à l’italien brigante a d’abord désigné, jusqu’à la fin du XIVe siècle, un soldat à pied faisant partie d’une compagnie. Selon le dictionnaire historique dirigé par Alain Rey, « le développement du sens moderne péjoratif, ‘voleur armé’ (fin XVe s.), équivalent à bandit, est soit un nouvel emprunt sémantique à l’italien, soit une allusion aux dommages causés par les soldats de bandes armées se livrant au pillage ».
Un mot employé cette fois par Des Périers, celui de soudard a connu le même type d’évolution : le mot désigne d’abord un soldat engagé pour une certaine solde (la soulde), avant de prendre, à la fin du XVIe siècle, une valeur péjorative, pour s’appliquer surtout à un homme de guerre brutal et grossier (1587). Les Nouvelles Récréations témoignent déjà de ce double sens : il est question dans la nouvelle 44 d’un bâtard de grande maison qui « s’en alloit vagant par le pays avec un equipage de peu de valeur », (p. 182) ; or « le prevost qui poursuyvoit les brigans vint rencontrer ce bastard habillé en soudart ». Dans la nouvelle 50, le Gascon qui, après la guerre, « faisoit du soudart à la maison » (p. 202) se comporte en homme grossier à l’égard de son propre père.
La complexité – et l’intérêt – du cas de Cambaire viennent bien sûr de là : il a été bon capitaine, il est devenu parfait brigand et se pose alors, d’une manière plus large, le problème des rapports entre la loi et la morale. Il faut examiner de plus près le commentaire que propose le narrateur en guise d’épilogue : « Et à la verité, le reste ne valloit pas gueres, apres la teste ostee : attendu mesme que le tout n’en valloit rien. » La première partie de la phrase justifie le bon mot (Cambaire n’avait pas tort en disant cela ; il a produit un jugement de bon sens) ; la seconde émet un jugement de valeur, que l’on rencontre ailleurs dans l’œuvre : il est question, dans la nouvelle 61, d’« un homme […] qui ne valloit gueres », « lequel avoit faict plusieurs larrecins » (p. 226). La formule conclusive (« le tout n’en valloit rien ») fait écho à la parenthèse proverbiale qu’a proposée le narrateur quelques lignes plus haut : « car on dit, rigueur de Thoulouse, humanité de Bordeaux, misericorde de Rouan, justice de Paris : beuf sanglant, mouton bellant, et porc pourry : et tout n’en vault rien s’il n’est cuit. » Deux formules proverbiales sont ici rassemblées : le blason populaire d’une part et d’autre part l’expression culinaire [30] ; je n’ai pas trouvé ailleurs cette collusion entre les deux tournures qui pourrait bien être le fait du seul Des Périers. Au blason populaire, qui éclaire par le stéréotype la réputation de la cour de Toulouse (« toutesfois la Court n’usa de sa severité accoustumée ») est jointe une formule de boucherie ; sans doute peut-on voir là la présence ironique du narrateur : l’image du « beuf sanglant » n’annonce-t-elle pas le sort du pauvre Cambaire, qui sera condamné à « estre mis en quatre quartiers » ? Lionello Puppi parle de la « cité abattoir » à propos de la procession rituelle des exécutions capitales à Venise [31].
La férocité de la décision finale de la cour de justice laisse le lecteur pantois : ce supplice qui consiste à être « mis en quatre quartiers » est celui qui est réservé aux régicides et sera subi par Ravaillac en 1610 [32]. Plus probablement, cette « mise en quatre quartiers » devait être, dans le cas de Cambaire, subie par son cadavre après une exécution par pendaison ; Robert Muchembled a bien étudié tous ces rituels d’infamie à l’égard des corps des suppliciés [33]. Montaigne évoquera dans son Journal de voyage, puis dans ses Essais, la réaction de la foule romaine venue assister, le 11 janvier 1581, à l’exécution de Catena « un fameux voleur et capitaine des bandits » [34] :
Je me rencontrai un jour à Rome sur le point qu’on défaisait Catena, un voleur insigne : on l’étrangla sans aucune émotion de l’assistance : mais quant on vint à le mettre en quartiers, le bourreau ne donnait coup, que le peuple ne suivit d’une voix plaintive, et d’une exclamation, comme si chacun eût prêté son sentiment à cette charogne [35].
L’auteur des Essais est presque le seul en son temps à s’élever sans ambiguïté contre les excès de la justice, en particulier contre la pratique de la torture et des supplices dans les tribunaux ecclésiastiques : « Quant à moi, en la justice même tout ce qui est au-delà de la mort simple, me semble pure cruauté » [36].
Sur un ton plus grinçant que véritablement facétieux, la nouvelle de Des Périers atteste d’un durcissement des actes de justice à l’égard de la délinquance, à une époque où l’insécurité est de moins en moins bien supportée par le peuple [37]. Dans l’échange entre la cour et Cambaire, restitué au discours direct, perce la voix ironique du conteur ; le brigand fait preuve d’un esprit d’à-propos ; il n’a évidemment pas préparé son mot et répond du tac au tac : il « respondit incontinent en son Gascon ». Or cet esprit de repartie est sans cesse valorisé par Des Périers dans son recueil (que l’on songe à la querelle qui oppose le régent de collège, qui a révisé un catalogue d’insultes préparées, et la harengère, qui doit sa victoire à sa capacité d’invention instantanée [38]). L’ambivalence de la figure du bandit de grand chemin ressort davantage si l’on replace la nouvelle 82 dans son contexte ; le récit entretient à l’évidence un rapport étroit avec la série qui précède, consacrée aux coupeurs de bourse [39] : les N79 à 81, localisées respectivement à Toulouse (où nous ramènera à nouveau la N82), Blois (où sévit le terrible prévôt des maréchaux, La Voulte) et Moulins, s’achèvent chacune sur une exécution. Dans la N79, l’un des deux larrons « se laissa prendre, et puis pendre, qui fut bien le pire : mais la cruche va si souvent à la fontaine qu’à la fin elle se rompt le col. » (p. 280), et là encore une image vient en quelque sorte illustrer, par un effet de prolepse, le supplice à venir : la cruche au col cassé évoque la pendaison comme le « beuf sanglant » pouvait évoquer la mise en quartiers ; le procès de la N81 se déroule dans un climat de rire, mais c’est contre le « ris d’hostelier » du Prévôt que vient se heurter le bon mot du larron, (p. 289), qui ne va pas l’empêcher d’être conduit au gibet [40].
De même, la raillerie de Cambaire est assez inoffensive, mais loin d’être récompensé de cette saillie, il se voit infliger un supplice bien pire que celui d’abord prévu ; sans doute a-t-il dérogé à la loi de la convenance, la cour de justice et le moment d’une condamnation ne sont pas le lieu ni le temps propres à la moquerie. Des Périers, quant à lui, n’a pas dérogé à la loi qui régit la facétie : dans Le Courtisan, il est précisé qu’« on ne provoque pas en effet le rire en se moquant d’un misérable et malheureux, ni aussi d’un brigand et scélérat reconnu, car il me semble que telles gens méritent davantage d’être punis que moqués. » [41] Mais précisément le « brigand et scélérat reconnu » mis en scène par Des Périers n’est pas moqué, il manipule lui-même la moquerie ; la moquerie de Cambaire s’adresse à ses juges qui répliquent par la férocité.
Comme on l’a dit plus haut, la N82 pose la question des rapports entre la loi et la morale : le bandoulier offre un cas problématique ; c’est assurément un homme violent, mais quelle ligne de partage établir entre une violence légitime (celle qui s’exerce dans les guerres, au service du Roi) et celle qui s’exerce « par necessité » ? Comment comprendre d’autre part l’attitude de Cambaire : audace, arrogance, courage ou indifférence face à la mort ? Sa capacité à rire, à faire des bons mots à l’heure où il est condamné le rapproche incontestablement d’un personnage présenté comme un modèle au seuil du recueil, le Plaisantin sur qui s’achève la « Premiere Nouvelle en forme de preambule » [42] et Montaigne, dans le passage des Essais que nous examinerons plus loin établit précisément un lien entre les histoires de potence et l’anecdote gentille du Plaisantin.
Il convient donc de nuancer, me semble-t-il, la conclusion de Jean-Pierre Siméon sur ce point : « Nous avons vu que dans les Contes la violence s’exerçait le plus souvent contre le marginal, celui qui d’une manière ou d’une autre trouble cette société qui a bien du mal à trouver son équilibre. Des Périers semble approuver cette violence légale contre les marginaux, cette répression nécessaire, puisqu’il s’en fait l’écho, l’admettant comme toute naturelle (exception faite du fils de Jehan Trubert qu’excuse son jeune âge) » [43]. Des Périers ne livre pas son jugement de façon claire ni tranchée et qu’il admette comme naturelle la cruauté contre les marginaux n’est pas avéré. La nécessité pour la société de se défaire d’individus aussi dangereux que Cambaire [44] s’impose assurément à notre auteur comme à toutes les mentalités de l’époque ; « sous le règne de François Ier, relève Valérie Toureille, les ordonnances se multiplient pour assurer ‘la conservation de la chose publicque’ et tenter de maintenir l’ordre sur la voie publique. La chasse aux bandes armées, aux ‘mangeurs de gens’ est devenue une priorité en même temps qu’une obsession » [45] ; en 1583, Jean Bodin ouvrira le premier des Six livres de la République sur l’obligation, pour une « République bien ordonnée » de reposer sur un « droit gouvernement, pour la différence qu’il y a entre les Républiques et les troupes de voleurs et pirates, avec lesquels on ne doit avoir part, ni commerce, ni alliance » ; les lois humaines, ajoute-t-il, « ont toujours séparé les brigands et corsaires d’avec ceux que nous disons droits ennemis en fait de guerre. » [46]
Il n’empêche qu’affleurent, par petites touches discrètes, des notations qui ébranlent singulièrement cette figure d’un Des Périers « défenseur de l’ordre » [47] : sur la pratique courante de l’essorillement des voleurs [48], par exemple, le commentaire final de la N56 insiste sur la cruauté de la punition, disproportionnée par rapport au vol commis (on peut recoudre un bouton mais pas une oreille) et le sort réservé au voleur rapproche celui-ci de l’aimable fou Caillette, que des pages malicieux clouent par une oreille à un poteau (N2, p. 19). Dans le cas de la N84, le ton de la narration reste plaisant pour évoquer une tromperie commise par de « bons frippons » (p. 293).
Il est vrai que la sympathie qui se laisse deviner pour les marginaux, la réprobation − elle aussi discrète − à l’égard des cruautés de la justice sont parfaitement compatibles avec un conservatisme social ; et l’on n’est peut-être pas très loin, à cet égard, du roman picaresque qui manifeste un intérêt pour le monde pittoresque des vagabonds, de la pègre et des chômeurs de la ville, mais ne transmet aucun sentiment de révolte [49].
4) Henri Estienne, Traité préparatif à l’Apologie pour Hérodote, chapitre XV, « Des larrecins de nostre temps ». [1568]
[éd. Bénédicte Boudou, Genève, Droz, 2007, p. 353-355]
La réflexion que propose Henri Estienne sur les larrons intègre un développement sur leur étonnante capacité à gausser jusque sur le lieu de l’exécution : « de combien oyons-nous parler tous les jours ausquels le bourreau a donné le saut pendant qu’ils gossoyent encores ? » (p. 353) ; comme à son habitude, Estienne rassemble plusieurs exemples d’illustration, empruntés à des sources différentes avant de conclure :
retournant aux gosseries de ces povres miserables, diray ce mot, que quand il n’y auroit autre chose pour monstrer la force de la parole de Dieu où ell’est preschee, cela seul seroit suffisant pour en faire preuve, que là où on touche les consciences à bon escient, on ne voit point advenir telles choses, pource que la parole du Seigneur monstre que c’est de la mort et de la vie eternelle, et perçant (comme dit l’Apostre) jusques à la division de l’ame et de l’esprit, fait que les plus desesperez pensent à euxmesmes à bon escient : au lieu que ce que les hommes forgent sous le nom de religion, ne sert qu’à estourdir les uns, et faire rire les autres. (p. 355-356)
On le voit dans cette phrase qui conclut le développement (et dont la dernière formule s’inscrit dans une polémique anti-catholique) : l’attitude des larrons facétieux est présentée comme foncièrement blâmable et les conduit à être damnés car leurs plaisanteries sont en la circonstance inconvenantes : ils ne font pas preuve de contrition, ne demandent pas pardon à Dieu, persistent dans leur péché jusqu’à la mort. Cette réprobation n’a pas empêché l’auteur de souligner plus haut l’ingéniosité des larrons, leur « bon esprit », il a remarqué que « le larrecin est celuy d’entre tous les vices qui requiert plus le bon esprit » et rappelé les lois des Lacédémoniens, qui tolérait le vol, « pourveu que on n’y fust point surpris » (p. 312) [50]. Mais cette ambivalence du coupeur de bourses, qu’a analysée Nicolas Lombart à propos de Des Périers et qui constitue un motif présent jusque dans les histoires tragiques [51] n’a plus sa place quand il est question des derniers instants avant la mort : les larrons gausseurs et non repentants sont comparés à des « bestes brutes » : « pour un qui ha sentiment de sa faute au partir de ce monde, et en demande pardon à Dieu, on en voit dix qui meurent n’ayans non plus d’apprehension ni de sa justice, ni de sa misericorde, que bestes brutes » (p. 353).
On notera qu’il s’agit de larrons et non d’un brigand, coupable d’assassinat, comme dans le cas de la nouvelle de Des Périers que nous avons examinée. Dans la longue liste d’exemples qu’Henri Estienne donnera des « homicides de nostre temps » (chapitre XVIII) et des « homicides des gens d’eglise » (chapitre XXIV), ne se présente qu’un seul cas de bon mot prononcé sur le chemin de l’exécution : le protagoniste en est un « prestre nommé messire Hector, natif de Noyon, fils d’un boulenger » qui est condamné pour le meurtre d’une petite fille.
apres avoir confessé, il fut condamné en chastelet à estre degradé, avoir le poing coupé, estre rompu sur la roue, et puis jetté au feu. Mais il en appela au Parlement, qui moderant la sentence ne le condamna qu’à estre degradé, avoir le poing coupé, estre estranglé, et puis brulé, il y a environ quatorz’ans. Mais je n’oublieray ce bon traict : c’est qu’apres avoir le poing coupé, quand on le menoit au supplice, il dict à un de ses familiers qu’il rencontra, Avise un peu Herri men ami : je ne sçauray pu canter messe [52] : on m’a coupé une main. Celuy duquel je tien cest’histoire, est de la mesme ville, qui dit luy avoir ouy chanter sa premiere messe, avec les solennitez en telle chose accoustumees. (p. 590-591)
Le bon mot ne suscite en aucun cas l’admiration d’Henri Estienne, il vient plutôt renforcer la réprobation à l’égard d’un prêtre assassin, incapable, semble-t-il, de contrition.
5) Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, contes apocryphes. [1568]
Nouvelle C, « Des joyeux propos que tenoit celuy qu’on menoit pendre au gibbet de Montfaucon ».
[Les Nouvelles Récréations et Joyeux Devis, dans Conteurs français du XVIe siècle, éd. Pierre Jourda, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1956, p. 553-554]
Un bon vault-rien, ayant par ses merites esté monté de reculon jusques au bout d’une eschelle pour descendre par une corde (disent les bons compaignons), faisoit là merveilles de prescher, durant lequel sermon le maistre des hautes œuvres, affutant son cas, passoit souvent la main soubs et autour la gorge dudit prescheur, tant qu’à la fin il le vous regarde. « Hé ! maistre, mon amy, dit-il, ne me passe plus là la main : je suis plus chatouilleux de la gorge que tu ne penses. Tu me feras rire, et puis que diront les gens ? Que je suis mauvais chrestien et que je me mocque de justice. » Puis, sentant l’heure approcher qu’il debvoit faire le guet à Mont-faulcon, et que pource il passoit par la porte de la ville, il se print à hucher à pleine teste le portier par plusieurs fois, lequel l’entendit bien dez la première ; mais, à cause qu’il se sentoit autant ou plus chatouilleux de la gorge que celuy qu’on menoit pendre, se remue bel et beau là, en lieu de venir parler à cet homme, de peur qu’il ne l’encusast à la justice (comme telles gens disent plus aucunes fois qu’on ne leur demande). Ainsi s’adresse à la parfin ce pauvre alteré à son confesseur, et luy dit : « Mon père, je vous prie dire au portier qu’il ne laisse hardiment de fermer la porte de bonne heure, car je n’ay pas deliberé de retourner aujourd’huy coucher à Paris. » Et comme son confesseur, entre autres consolations, luy disoit : « Mon amy, en ce monde n’y a rien que peines et ennuys ; tu es heureux de sortir aujourd’huy hors de tant de misères. – Ha ! ha ! frère, dit-il, pleust à Dieu que fussiez en ma place pour jouir tost de l’heur que me preschez ! » Le pater ne faisoit semblant d’entendre cela, et, passant outre, luy disoit : « Pren courage, mon amy ; quelques maux que tu ayes faicts, demande pardon à Dieu de bon cœur : tout te sera pardonné, et iras aujourd’huy soupper là-haut en paradis avec les anges, etc. – Soupper aujourd’huy en paradis, beau père ! ce seroit beaucoup si j’y pouvois estre demain à disner ; quand il est seul, je vous prie, venez-moy tenir compagnie jusques là. Faites-moy cest œuvre de charité, et mesmement si sçavez le chemin. » Plusieurs autres petits deviz faisoit le gentil fallot, lesquels seroient trop longs à reciter.
Comme l’ont indiqué les spécialistes [53], ce conte apocryphe est directement imité des Discours non plus mélancoliques que divers.
6) Montaigne, Essais, I, 14, « Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l’opinion que nous en avons » [1580]
[éd. Emmanuel Naya, Delphine Reguig-Naya, Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, Folio Classique, 2009, p. 178-180]
Ce chapitre du premier livre des Essais a la particularité d’avoir été déplacé (il constitue le 14e chapitre dans les éditions 1580, 1588 et 1588, le 40e dans l’édition 1595) et considérablement retravaillé : les éditeurs parlent d’un « chapitre aux ‘allongeails’ importants et tourmentés » [54].
Au sein du chapitre, le passage qui nous occupe est le moment où Montaigne use, comme le note André Tournon, de « matériaux tout prêts », « accumulant les maximes de constance, prouvant par une série d’exemples que l’on peut mépriser la douleur et la mort » [55]. L’indifférence des petites gens (le « paysan de mes voisins » [56], « un valet à Toulouse », les « viles ames de bouffons ») est un thème qui revient de façon récurrente lorsque Montaigne interroge – et c’est fréquent – le comportement humain face à la mort ; peut-être est-ce à cette sorte d’indifférence qu’il est lui-même parvenu dans ses derniers Essais [57]. Peu d’hommes, selon lui, sont capables d’une vraie liberté face à la crainte de la mort, crainte qui est une réalité profonde de la nature humaine ; cette liberté, analyse Claude Blum, « suppose un affrontement avec la mort, sans diversion aucune », auquel seuls peuvent se prêter les « hommes ordinaires » et les « grands esprits », par exemple Socrate [58].
Montaigne compile ici une série d’exemples empruntés à des sources diverses, aussi bien écrites : « Nous lisons de ceux de la ville d’Arras… » [59] qu’orales : la formule, topique en contexte narratif, « chacun a ouy faire le conte… » renvoie en l’occurrence à une source écrite, puisque Montaigne a lu ce conte, comme plusieurs de la série, chez Henri Estienne, ce qui n’empêche pas du reste qu’il l’ait aussi entendu raconter ; nous avons affaire ici à ce « matériel roulant » de la tradition narrative, qui mêle intimement des traditions orales et écrites qui s’enrichissent mutuellement. Sous la plume de Montaigne sont rassemblés de traditionnelles histoires de potence, mais aussi un récit d’actualité (le « valet à Thoulouze, accusé d’heresie » est sans doute une victime des conflits religieux contemporains), des récits de patriotisme (ceux de la ville d’Arras) ou de piété maritale (les femmes du Royaume de Narsinque [60]). L’addition de 1588, due à la lecture de la traduction récente de l’Histoire de Portugal par Goulart, opère du reste un léger déplacement de perspective : apparaît en effet, pour la première fois dans le passage, le terme de constance, dont Alexandre Tarrête a souligné la fréquence en contexte stoïcien et en contexte chrétien [61]. Les femmes sont ici « brulées vives non constamment [= avec constance] seulement, mais gaïement aux funerailles de leurs maris » ; accompagnées des concubines, officiers, serviteurs, elles « accourent […] allegrement à ce feu ». L’évocation, pour la première fois dans le passage, d’un suicide et l’insistance sur la joie et la gaieté renvoient directement à la philosophie stoïcienne : « la vie, enseigne la secte stoïcienne, doit se quitter avec autant d’indifférence joyeuse qu’on quitte un banquet » [62].
Après cette digression stoïcienne, Montaigne revient au propos initial et nous ramène, par un effet voulu de chute, au courant comique de la littérature facétieuse : le terme même de « bouffons » renvoie en effet à la tradition de la littérature « de gueuserie » qu’ont étudiée Roger Chartier et B. Geremek (un Tyl l’espiègle, par exemple, n’est pas présenté comme un criminel, mais comme un joyeux drille, astucieux et bouffon [63]) ; on retrouve d’abord une histoire de potence avant d’être confronté au personnage du Plaisantin, sur lequel Des Périers achevait sa « Première Nouvelle en forme de preambule ». Cette chute du contexte tragique (le suicide collectif lors de funérailles) au contexte comique (les « gaudisseries » intempestives), de la veine savante (Osorio traduit par Goulart, et en arrière-plan Sénèque) à la veine populaire, n’en est pourtant pas vraiment une et Montaigne joue délibérément de cet effet de « marqueterie mal jointe » ; là encore, c’est la voix de Sénèque que l’on pourrait entendre, en filigrane de ce passage : « On exigera davantage, en effet, de soi en constatant que même les êtres tenus en parfait mépris sont capables de mépriser la mort » [64].
7) Noël du Fail, Contes et Discours d’Eutrapel, [1585]
[Rennes, Par Noël Glamet, de Quinpercorentin, 1586 ; nous prenons pour texte de base l’édition de 1586 et non la première édition, qui date de 1585]
Le juriste Noël du Fail met fréquemment en scène dans son dernier recueil l’univers de la justice : le motif du bon mot sur l’échafaud apparaît deux fois dans le texte, aux chapitres VII et XXIII.
a) Chapitre VII, « Jugemens et suytes de procès », éd. 1586, p. 99-101.
Ne tarda pas long temps, qu’un autre Juge, pour avoir fait executer de mort un Italien, accusé d’homicide, qui au lieu de dire, j’en appelle, avoit dit, ad vires Apostolicas, fut condamné en autres grandes amendes, et privé de son estat, pour deux raisons la premiere, que le mot ad vires estoit assez significatif, que le condamné se plaignoit de la sentence, auquel cas faut demeurer là, pour en estre l’effect suspensif, et fust-il prononcé par un tiers, et bien vueillant : la seconde, que le Juge n’avoit gardé les formes requises en l’instruction du proces, par s’estre hasté, nam praecipitatio est judiciorum noverca, pour avoir et butiner les hardes du condamné, qui de sa part les avoit pillees et volees pendant les troubles et malheureuses guerres dernieres. Nous en sommes bien, dit Eutrapel, ils moururent toutesfois, et ne leur servirent non plus ces belles amendes, qu’à ce Capitaine Gascon, auquel un President de Tholose dit que la Cour luy faisoit grace d’avoir seulement la teste tranchee, attendu qu’il avoit bien merité la roüe, lequel respondit qu’il donneroit bien le reste pour un vidaze : me souvenant des grans Princes, qui gagent la vie de cinquante mille hommes, où ils ne couchent rien du leur, ressemblans au Singe qui tire les chastaignes dessous la braise avec la patte du levrier endormy au fouyer.
La reprise, sur le mode du résumé, du récit de Des Périers (nouvelle 82, étudiée supra) est intéressante par le prolongement que lui donne ici Eutrapel : elle est intégrée à une critique assez générale de l’attitude des Grands, qui usent trop facilement de leur pouvoir de vie ou de mort sur les petits. Les juges, lorsqu’ils ne répondent pas aux exigences de leur métier [65], engagent légèrement et par vénalité (le juge en question est surpris à « butiner les hardes du condamné ») la vie d’autrui alors qu’eux-mêmes ne risquent pas leur vie (le même juge est condamné en « grandes amendes »). De même, les Princes qui engagent la vie de leurs hommes sans offrir leur propre personne aux risques de la bataille usent avec trop de désinvolture de la vie d’autrui. Il semblerait que Du Fail dégage ici une partie de l’implicite du texte de Des Périers, et notamment la responsabilité des chefs de guerre (des Princes, ou du Roi) à l’égard de leurs soldats, leur rôle aussi dans le durcissement des peines à l’encontre des vagabonds [66] : la cour de justice, emblème du pouvoir, est hypocrite lorsqu’elle présente comme une forme de grâce l’adoucissement d’une peine qui conduit de toutes façons à la mort. Du Fail, dans la reprise lapidaire qu’il propose de la nouvelle de Des Périers, ajoute un détail qui ne figurait pas dans sa source : c’est au supplice de la roue qu’aurait dû être condamné le capitaine gascon en tant que « destrousseur » et voleur de grand chemin ; ce supplice avait été institué par François Ier par un édit de janvier 1535 [67]. Il ne conserve pas en revanche l’atroce conséquence du bon mot : la condamnation à l’écartèlement.
Les vingt-huit années qui se sont écoulées entre la publication des deux textes sont marquées par les guerres de religion et la cruauté des Princes a pu s’avérer d’une brûlante actualité [68]. Dans les années 1570 et 1580 d’autre part, s’accentue, avec les désordres de l’État, une véritable crise de l’identité nobiliaire [69]. Le gentilhomme breton est très soucieux des prérogatives nobiliaires, mais il est tout autant exigeant à l’égard de la classe noble qui, selon lui, n’assume plus son rôle ; pour cet héritier d’une noblesse d’épée, la vertu guerrière est le premier des attributs du gentilhomme et les Princes qui n’assument pas avec courage le rôle de chef de guerre ressemblent à des « Singes » utilisant la patte du lévrier pour tirer les châtaignes du feu ; le choix du lévrier, animal prisé des nobles, n’est sans doute pas un hasard ici et la reprise de l’expression proverbiale, dans de nombreux textes, fera du reste alterner le chat et le lévrier [70]. Une autre tâche que certains gentilshommes d’aujourd’hui n’exercent pas correctement, selon Du Fail, est celle qui consiste à rendre la justice. Avant le jugement expéditif dont fut victime un Italien, l’exemple qui avait initié la réflexion sur l’iniquité des jugements était précisément celui d’un gentilhomme qui, pour procurer à sa femme enceinte le plaisir d’un spectacle, a fait pendre à un gibet flambant neuf un pauvre paysan, suspecté du vol de « quelque peu de bois pour soy chauffer, quelques pommes, et peut estre des poires » (p. 98) ; pour cet « inique jugement » […] fut le Gentil-homme, outre la privation de la haute Justice, condamné en grosses amendes », mais comme le fait observer ensuite Eutrapel le pauvre paysan mourut « toutesfois » et les grosses amendes infligées à son assassin ne lui servirent de rien. Le même Eutrapel avait, au cours de la conversation, déjà brocardé la légèreté d’un conseiller de justice :
C’est, dit Eutrapel, comme d’un Conseiller, qui dit, Messieurs, je serois bien d’avis que l’accusé fust absous, mais puis que le bourreau est venu il vaut mieux qu’il soit pendu, au moins il n’y retournera pas. (p. 98)
b) Chapitre XXIII, « D’un Gabeleur qui fut pendu », p. 326.
Ce chapitre met en scène un certain Chauvel, « port’enseigne des plus desbauchez et abandonnez garçons du païs » qui, une fois embauché comme gabeleur, « besoigna si saintement et en homme de bien que, pour ses concussions, voleries et malversations, il fut tresbien pendu ». Du Fail nous fait pénétrer dans le secret du procès en livrant au lecteur le dialogue (restitué de manière très vivante) entre l’accusé et l’un des témoins, une « fort honneste femme de la ville d’Entrain ». À ce premier exemple, longuement développé, Polygame viendra en greffer un second, celui de l’officier qui fait ses comptes jusqu’à l’heure de son exécution. Nous ne donnons, dans l’extrait qui suit, que la fin du passage consacré au gabeleur.
Les Juges voyans ce proces, s’esbahissoient, estant si pres de sa fin, ce qu’il savoit tresbien, comme il s’amusoit à niaiser, et prendre plaisir en telles vaines sornettes, et vouloir rire quand il devoit combatre les ennemis qui estoient à la porte, c’est à dire Satan, qui n’objecte en ce lieu que desespoir et finale impenitence, qui sont couvertes en la grace de nostre Seigneur. […] Polygame lors dit que par les gens expediens les appellations criminelles au Conseil de Bretaigne, auquel fut suplanté le Parlement ordinaire, le second jour d’Aoust mil cinq cent cinquante quatre, furent deux Officiers accusez, et depuis convaincus de pilleries, et concussions, et condamnez à la mort. Ce qui leur estant prononcé, le plus ancien recourut aux desolations et complaintes que font telles personnes affligees, besoignant et examinant en ce peu de temps qui luy restoit, le fond de sa conscience. Au contraire le second, comme s’il eust gaigné sa cause à pur et à plein, appella le Geolier, le priant rondement et apertement qu’ils eussent calculé et regardé, comme ils avoient vescu, lequel restoit detteur l’un à l’autre : à quelle raison, et depuis quel temps ils avoient conté, et qu’il exhibast son papier d’escroe, le priant luy faire marché raisonnable. Le papier, gettons, plume, et ancre aportez, commencerent à battre fort et ferme sur leur conte, et principalement en quelques disners et colations que luy mescontoit le Geolier, ainsi qu’il disoit. Le Geolier se defendoit de l’ordonnance des prisons, par laquelle la serviette tient le lieu et place des absens. Le condamné repliquoit cela avoir lieu seulement aux hosteleries, lors qu’on a dit au matin qu’on viendroit disner ou soupper : Il ne rabbatoit point les gibiers que sa femme luy avoit envoiez. En tout evenement, Messieurs, parlant aux Commissaires, qui luy avoyent prononcé l’arrest de mort, y eschet compensation : mes heritiers n’ont que faire de telle dispute, je ne veux point qu’on crie sur mes actions quand je seray mort. Tandis le bourreau estoit derriere, qui luy chatouilloit le colet de sa chemise, luy attachant une corde au col, avec plusieurs oraisons et suffrages, dont il solicitoit ce pauvre contable à remercier les saints terribles jugemens de Dieu. Ha vertu sans jurer, dit il monsieur nostre maistre, que tu m’as fait grand peur avec tes mignardises. Mon ami, disoient les Commissaires, laissez telles folies, pour recongnoistre vos fautes, les accusez devant ce haut Dieu, qui est prompt à pardonner, pourveu qu’on y procede sans feinte, et en saine conscience, avec la restitution des biens mal acquis. Comment Messieurs, disoit le condamné, nous ne sommes en debat de cela : je demande que mon hoste le Geolier cy present paye pinte, pour avoir conté sans vin, contre les status de toutes prisons et hosteleries, et avoir esté de tout temps immemorial ainsi observé, gardé, et jugé en jugement contradictoire. Resolution, il fallust qu’il beust, et escrivit encore trois ou quatre paires de lettres, qu’il fermat, cacheta, et recommanda au messager, comme s’il eust attendu la responce : et disoit aux petits garçons qui couroient, et le conduisoient au supplice : Infantes ne vous hastez ja, aussi bien ne ferez vous rien sans moy : voyez l’asseurance melancholique, et digne estre adjoustee au chapitre huictiesme du troisieme livre de Valere le Grand. Lon dit que Cneus Carbo, l’un des Lieutenans de Marius, prins en Sicile, et comme on le menoit au gibet, il demanda congé d’aller à ses affaires. J’eusse chié en mes chausses, dit Eutrapel, et puis eusse dit que ce fust esté Lupolde. Seneque aussi dit lors que Cavius Julius escoutoit sa sentence de mort contre luy, donnee par Jule Cesar, il jouoit aux eschets avec un sien ami, auquel il dit, savez vous que c’est, n’allez pas dire quand je seray mort, que vous m’avez gaigné : et me serez tesmoins, (parlant aux assistans) que j’ay plus beau jeu que luy.
Comme chez Henri Estienne, les condamnés facétieux sont des larrons et non des assassins : ceux que Du Fail met en scène sont accusés de « concussions », « pilleries », « malversations », mais non de meurtres. Dans le cas du gabeleur Chauvel, l’on relève une certaine banalisation de son comportement lors du procès : il fait montre d’une attitude propre à un certain milieu, celui des truands, et qui se perpétue par une sorte d’éducation à rebours : la femme entendue comme témoin à charge ignore que « les accusez en ce cas forgent toutes sortes d’injures, qu’ils s’entre-aprennent [71] et tiennent eschole par-ensemble, pour jetter à la face des tesmoins qui leur sont confrontez » (p. 323). Face à elle, il est arrogant et moqueur : « Le vilain, en ce disant, estoit si pasmé de rire qu’il en chanceloit sur la selette. » (p. 325) et transforme le palais de justice en un théâtre de farce : aux moqueries et insultes, il s’apprête à ajouter les coups : « lorsque la femme, poussée à bout, finit par lui donner un « beau soufflet », « luy, qui estoit souple, agile, et isnel [= rapide], encore qu’il eust de gros et pesans fers aux pieds, sauta sur elle, qu’il eust lourdement offencé, sans les assistans, qui l’empescherent. » (p. 325). L’officier est mis en scène quant à lui dans le débat qui l’oppose à son geôlier sur des questions d’ « hostelerie » ; il se comporte en prison comme à l’auberge et vaque à ses occupations habituelles avec le plus grand naturel et une apparente indifférence au sort qui l’attend ; c’est dans ses derniers instants, auprès des « petits garçons, qui couroient, et le conduisoient au supplice », qu’il affirme son esprit d’à-propos par une repartie plaisante.
Dans un tel contexte, la facétie n’appelle pas chez Du Fail la réprobation comme chez Estienne : l’attitude de contrition est bien sûr présentée comme la bonne, celle que devrait adopter tout condamné, mais l’on notera que la mention de ce modèle est soit présentée sur un mode neutre : le plus âgé des deux officiers « recourut aux desolations et complaintes que font telles personnes affligees, besoignant et examinant en ce peu de temps qui luy restoit, le fond de sa conscience. » (p. 327), soit déléguée : ce sont les juges, mis en scène par Eutrapel ou Polygame, qui disent au condamné qu’ « il devoit combatre les ennemis qui estoient à la porte, c’est à dire Satan, qui n’objecte en ce lieu que desespoir et finale impenitence, qui sont couvertes en la grace de nostre Seigneur » ou bien c’est la parole des « Commissaires » qui est rapportée. Polygame décrit longuement les « mignardises » auxquelles s’amuse le condamné, restituant le débat très prosaïque entre le condamné et son geôlier ; l’admiration qui perce dans le terme d’« asseurance melancholique » (ce terme d’asseurance est présent aussi chez Montaigne [72]) et dans la suggestion d’une constance toute stoïcienne – le « chapitre huitiesme du troisiesme livre de Valere le Grand » est précisément consacré à la constance – est cassée toutefois par un contre-exemple grotesque, emprunté également à Valère Maxime, mais cette fois au chapitre qu’il consacre à « l’attachement à la vie » : lorsque le lieutenant Cneus Carbo « demanda congé d’aller à ses affaires », il ne s’agit plus d’affaires de comptabilité comme dans le cas de l’officier breton, mais de ses besoins naturels et c’est là une manière peu élégante de « prolonger de quelques instants la jouissance d’une vie si misérable » (Valère Maxime, IX, 13, 2). On est très loin par conséquent de l’attitude de l’officier, capable de plaisanter jusque sur le chemin du supplice en lançant un quolibet aux garnements qui l’entourent.
L’esprit de rencontre, la capacité à produire des bons mots sont valorisés chez le juge [73], ils le sont donc tout autant chez le condamné : après avoir renchéri dans la veine scatologique, qu’avait suscitée l’exemple de Cneus Carbo, Eutrapel avoue lui aussi une admiration pour l’attitude désinvolte de l’officier, puisqu’il met un terme à la conversation sur un modèle stoïcien : un exemple emprunté à Sénèque lui permet de rapporter in fine les dernières paroles plaisantes de Cavius Julius condamné par César.
8) Bouchet, Les Serées, Second Livre, Quatorziesme Seree, « Des decapitez, des pendus, des fouettez, des essoreillez, et des bannis » [1597]
[éd. Roybet, Paris, A. Lemerre, 1873 ; Slatkine reprints, Genève, 1969, p. 58-59 / p. 164-165]
Que le peuple de France soit pitoyable envers ceux qui sont condamnez à mort, encores que ce soit justement, je vous conteray d’un criminel, qui faisoit tant rire le peuple, prés de sa mort, qu’il fut deux ou trois fois en branle de le sauver, et de l’enlever : le bourreau mesme n’ayant le courage de le pendre, et le confesseur qui l’admonestoit ne se pouvant tenir de rire : car quand il luy remonstroit qu’il ne falloit point avoir regret de ceste vie, et que le corps n’estoit qu’un sac plein de vilenies et d’ordures, il disoit, qu’on lioit ce sac bien prés de la gueule, parquoy sur tout il prioit le bourreau de ne luy toucher à la gorge, estant si chatouïlleux qu’on le pourroit faire crever de rire. Quand son prescheur l’admonestoit d’avoir bonne fiance en Dieu, et que le soir mesme il seroit à souper en Paradis avec luy, il respondoit, que ce seroit beaucoup s’il y pouvoit estre le lendemain à disner. Son confesseur lors luy va dire : Mon frere, je vous asseure que vous irez aujourd’huy souper avec Dieu. Ce pauvre patient luy replique, Allez y souper pour moy, car je jeusne, j’aime mieux payer vostre escot. Son confesseur lors luy va dire, Mon frere mon amy, il n’est plus question de rire et de se gaudir, recommandez-vous à Dieu. Et pourquoy ? repliquoit ce criminel, puis que je m’y en vay, je luy porteray mes recommandations moy-mesme, que si vouliez les porter pour moy, me feriez grand plaisir. Puis s’addressant au peuple, leur va dire, Hé ! Messieurs, je vous prie de prier Dieu pour moy, et de chanter un Salve Regina. Tous les assistans ayans chanté de grande devotion, et d’une ardente ferveur, il va dire, Et Dieu soit loüé, de ce qu’avant mourir j’ay faict chanter des cocus en plein hyver. Le conte achevé, la plus part de la Seree ne pouvoit croire qu’un homme qui s’en va mourir peust tenir ce langage, sinon un, lequel va dire qu’il ne s’esbahissoit point de la constance et asseurance qu’ont aucuns executez à la mort : parce, disoit-il, que suivant Aristote, ceux qu’on mene à la mort n’ont nulle crainte, dautant qu’ils sont sans aucune esperance.
Ce passage de Bouchet fait directement écho au chapitre 10 des Discours non plus melancoliques que divers (voir supra, rubrique 2), livre que Bouchet possédait certainement dans sa bibliothèque [74].
9) Ouville, L’Elite des contes du Sieur d’Ouville. [1643]
[L’Elite des contes du Sieur d’Ouville avec Introduction et notes par P. Ristelhuber, Paris, Alphonse Lemerre, 1876]
1643, édition des Contes aux Heures perduës.
(p. 122) XLVIII. D’un qu’on menoit pendre.
Un Voleur pour ses méfaits ayant été condamné à être pendu et étranglé : comme on le menoit au gibet, son Confesseur lui disoit : mon ami, que vous devez être heureux en songeant que vous allez souper avec Dieu. Hélas, ce dit-il, mon père, pourvû que j’y sois bien pour demain à dîner, ce ne sera pas mal allé. Non, mon ami, lui répliqua son Confesseur, et il faut tenir pour assuré que vous irez souper à ce soir, mourant contrit et repentant, comme vous faites ; quelle félicité de se voir servi par des anges et dans la compagnie des saints avec des mets tout divins ! Ah ! mon Père, répondit-il, vous me feriez bien plaisir si vous y vouliez aller en ma place ; car je vous assure que je n’ai aucun appetit : le Cordelier qui n’en avoit nulle envie, lui dit : J’irai fort volontiers, mon ami, mais il est aujourd’hui jeûne au couvent.
Les raisons du succès
Comment expliquer la récurrence dans le corpus narratif des histoires d’échafaud, quels sont les éléments permettant de comprendre la fascination des lecteurs pour ce motif ?
Un premier aspect est celui de la théâtralisation, dont témoigne en particulier l’histoire du vocabulaire ; le mot échafaud a longtemps le sens générique de « charpente, échafaudage » et les deux sens principaux du mot relèvent du domaine technique, avec ou sans idée de spectacle : c’est l’estrade sur laquelle jouent les comédiens, où prennent place les spectateurs ou bien la plateforme en charpente, employée pour l’exposition et l’exécution des condamnés. Ce second sens attesté à partir de 1357 est le plus courant aujourd’hui [75]. Dans le dictionnaire de Robert Estienne, les exemples donnés relèvent de l’univers du théâtre : « Contabulatio, Machina. Ung eschafault où sont ceulx qui regardent jouer, Spectaculum, Fori fororum, Theatrum. L’eschafault où estoyent les joueurs, Pulpitum. Ung eschafault à danser, estant au theatre, où les senateurs se seoyent pour veoir les jeux publiques, Orchestra. Le lieu où estoyent les eschafaulx, sur lesquels les joueurs jouoyent, Proscenium.
Eschafauder, Machinari ».
Les mots reflètent ici les mœurs et les historiens ont montré depuis longtemps que l’exécution capitale est à cette époque (et jusqu’au XIXe siècle en France !) un spectacle particulièrement goûté [76]. Ce double sens du mot eschafaut est amplement mis à profit par les auteurs d’histoires tragiques, par exemple Belleforest qui file la métaphore théâtrale à la fin d’un récit : « elle se veit mener en la place publique, où l’echafaut estoit dressé pour jouer le dernier acte de sa Tragedie » [77]. Le terme de théâtre peut du reste véhiculer la même ambivalence ; Pierre Boaistuau évoque ainsi l’exposition des deux cadavres à la fin d’une de ses histoires : « à fin qu’en presence de tous les citoyens le meurtre fust publié, les Magistrats ordonnerent que les deux corps mors fussent erigez sur un theatre à la veue de tout le monde » [78]. De même, dans la langue de François de Rosset, le théâtre [79] est la fois l’échafaud et la scène. Dans l’histoire 23, Calamite est traînée au supplice tandis que « son amoureux monta sur le théâtre où il fit paraître beaucoup de contrition et de repentance » [80]. Tous ces condamnés jouent un rôle et Anne Larue a bien montré que l’échafaud n’est pas épargné par les rituels de civilité, qui deviennent alors des « civilités extrêmes » : « Bien mourir sur l’échafaud ne s’improvise pas : chacun connaît les actes et les paroles symboliques qui ponctuent les dernières minutes du condamné. Car chacun, encore petit enfant, a assisté au supplice. […] En bref, chacun apprend et sait son rôle, que ce soit le public ou le condamné » [81].
Nombreux sont les récits où cet effet de théâtralisation est clairement pris en charge par les protagonistes eux-mêmes : les personnages des histoires tragiques le font de manière assez caricaturale [82] ; dans les Discours non plus melancholiques que divers, le « bon vaurien » qui « presche » sur l’échafaud, a conscience de jouer un rôle et entend ne pas décevoir les spectateurs ; il ne conçoit pas de place pour le rire dans ce dernier acte et demande au bourreau d’éviter de lui chatouiller le cou : « Tu me feras rire, et puis que diront les gens ? que je suis mauvais Chrestien, et que je me moque de Justice. » L’on peut bien parler ici d’un « bon vaurien », qui a intériorisé ce qu’Anne Larue a appelé « la politesse sur l’échafaud ».
L’exécution capitale dresse une scène propice à la profération d’une parole spectaculaire. C’est une harangue que prononcent les condamnés sur la scène des histoires tragiques et l’on peut bien sûr penser que ces beaux discours ne sont que littérature et ont peu de chances d’avoir été prononcés dans la réalité ; à cette obligation d’un long discours de contrition, nos plaisantins dérogent absolument, par le laconisme de leur bon mot, par le refus de se plier à l’obligation de la contrition. Dans le duel qui se joue au pied de l’échafaud le condamné facétieux incarne à sa manière une forme de victoire (victoire sur la justice qui l’opprime et qui est incarnée ici par le bourreau, victoire sur la crainte de la mort qu’éprouve le commun des mortels). Comme l’a bien montré Frank Lestringant à propos des martyrs, la scène de mise à mort est la représentation – toujours spectaculaire – d’un combat, et plus précisément d’un duel entre la Justice et celui qu’elle condamne, et parfois opprime. L’auteur de Lumière des martyrs souligne l’identité partielle du duel et du martyre : « Le martyre est à certain égard un duel judiciaire, dont l’issue apparaît déterminante pour la cause et le salut du combattant. Dans cette ordalie d’un genre particulier, Dieu est invité à se manifester en faveur de la victime, qu’Il soutiendra jusqu’à son triomphe éventuel, obtenu par une bonne mort. » (p. 47) et il ajoute : « Si le martyre peut être défini à certains égards comme un duel, c’est un duel d’un genre bien particulier, une sorte de duel judiciaire, un jugement de Dieu » [83].
Dans les cas des histoires de potence, c’est aussi un face-à-face entre le condamné et la justice qui est donné à voir et par son bon mot, le condamné se montre supérieur à celui qui l’exécute, d’où le risque, toujours présent, d’une héroïsation du criminel. Cette héroïsation n’a pas lieu, semble-t-il, au XVIe siècle, il faudra attendre deux siècles et la diffusion de plus en plus large de la littérature de colportage pour voir naître la figure positive du criminel : que l’on songe à Cartouche ou Flandrin, les deux exemples les plus symptomatiques [84]. Pour l’heure, en dépit d’une bravoure qui suscite l’admiration, le larron et plus encore le brigand condamnés méritent amplement leur châtiment car ils ont dérogé à l’ordre social. Le risque d’une forme de victoire par la parole, en l’occurrence une parole facétieuse, pourrait expliquer certaines pratiques évoquées par Lionello Puppi dans les rituels d’exécution capitale à Venise : le choix du chemin le plus court de la prison au lieu du supplice, la mutilation de la langue ou la poire d’angoisse placée dans la bouche pour contraindre le condamné au silence [85].
C’est d’autre part un véritable drame qui se joue pour le larron dans les derniers instants qui le séparent de la mort : nous sommes à un moment où tout peut basculer, selon le modèle du « bon larron » qui, par quelques paroles, gagne la vie éternelle : « quelques paroles au moment de la mort ont suffi au bon larron pour obtenir du Christ l’accès au paradis », remarque Hédon à la fin du colloque d’Érasme, L’Epicurien [86]. Le condamné peut in fine remettre en question tout son passé et se convertir, et selon l’attitude qu’il aura pendant son supplice, il restera brigand ou deviendra martyr [87]. Cet aspect est évidemment souligné par les histoires tragiques qui multiplient les cas de contrition, ou qui présentent à l’inverse des monstres absolus, ceux qui font preuve jusqu’au bout d’une révolte qui peut passer par la dissidence verbale. C’est l’exemple, chez Rosset, de l’irrécupérable libertin Vanini dont la dissidence verbale est de l’ordre du sacrilège puisqu’il tient des propos « diaboliques » jusque sur l’échafaud [88].
Dans le cas de celui qui plaisante au seuil du gibet, la perception est plus complexe et me semble ressortir des textes retenus un faisceau d’éléments contradictoires ; la plaisanterie dans les derniers instants de vie signale d’abord l’incapacité du condamné à se réformer, à changer d’attitude lorsqu’il est confronté à la mort : un gausseur persiste jusqu’au bout dans ses gaudisseries ; mais cette persistance même peut se lire de deux manières : on peut y voir l’entêtement – condamnable – d’une « beste brute » (c’est la formule qu’emploie Henri Estienne, dans le passage que nous avons examiné, p. 353) ou admirer une absence totale de crainte de la mort, sentiment valorisé dans les traditions stoïciennes et chrétiennes. Chez les humanistes évangéliques, par exemple chez Érasme, la crainte de la mort s’explique par le manque de foi ; certes, le dédain de la mort n’implique pas pour autant la vivacité de la foi et les brigands ou larrons que nous avons vu s’exprimer ne semblent pas agir sous l’impulsion de leur confiance en Dieu. Les saints sont peu nombreux d’autre part à donner l’exemple d’une capacité à plaisanter dans le tourment du martyr, même si saint Laurent, sur le gril, demande à ses bourreaux de le retourner pour être plus propice à la dégustation [89].
Pour répondre à la question que nous posions plus haut (pourquoi un tel succès des histoires de potence ?), il faut donc avancer plusieurs éléments de réponse : le goût cruel pour la violence et les spectacles de mise à mort explique bien sûr l’intérêt des lecteurs pour ce genre de textes comme des badauds venus en foule assister à une exécution, à quoi il faut ajouter, comme le soulignait Robert Mandrou, l’insensibilité, le petit prix accordé alors à la vie humaine [90]. Si l’intérêt – dans la rue ou dans les livres – est si vif pour ce genre de spectacle, c’est aussi parce que la profération et l’exécution de la sentence sont les seuls moments où le public peut voir le brigand face à la justice ; jusqu’en 1789 en effet, les procès se déroulent à huis clos [91].
Mais ce qui ajoute encore du prix à ce genre de situation et à son potentiel narratif, c’est la forte dramatisation liée aux enjeux [92] : cette période intermédiaire entre la vie et la mort est celle où tout peut se jouer chez un condamné qui a multiplié durant sa vie les actes de délinquance ; les historiens ont souligné l’importance du « testament de mort », la « Déclaration que fait un criminel prêt à subir le dernier supplice, pour révéler ses complices ». « Établie, remarque Michel Porret [93], avant le transfert au gibet dans les derniers moments de vie du condamné par un magistrat voire un ecclésiastique, l’ultime déclaration vise à ‘soulager la conscience’ du condamné. » La tradition narrative qui nous intéresse ici traite en quelque sorte d’un aspect du « testament de mort », non plus la déclaration officielle permettant d’identifier les complices et à terme de poursuivre une bande, lorsque le larron commettait ses méfaits dans un cadre organisé, mais la déclaration pour le plaisir (de proférer un bon mot, de faire rire les autres) parfaitement inutile à la justice.
Une autre raison du succès est enfin la gravité d’un sujet qui a des résonances philosophiques profondes : le motif du bon mot sur l’échafaud lève dans une certaine mesure des tabous ; il s’agit de faire rire à propos d’un sujet – l’homme face à la mort, qui plus est une mort infâme − qui appelle la gravité et à un moment où les pensées devraient être sérieuses. Les écrivains de l’âge classique insisteront, comme le relève Dominique Bertrand, sur « l’incompatibilité du rire avec la mort, moment pathétique par excellence » et elle voit là une rupture avec la tradition du carnaval populaire, qui offrait un défoulement comique reposant sur une dialectique vie / mort [94]. La littérature de la Renaissance, en particulier narrative, offre en revanche plus de place à cette vision carnavalesque du monde comme il va et les textes que nous avons étudiés pourraient en conserver des traces. On y rencontre – par exemple dans la nouvelle de Des Périers – une capacité à mettre à distance le tragique, ce qui n’exclut pas, on l’a vu, le sérieux ou la profondeur du propos.
On ne rencontrera pas davantage, dans le vaste océan des histoires tragiques, de véritable mélange des tonalités tragique et comique ; la grande majorité des scènes d’exécution capitale dans ce corpus sont traitées sur le mode du didactisme et de l’exemplarité ; l’échafaud y est le lieu de la théâtralisation, il est l’occasion pour les auteurs de placer dans la bouche de leurs protagonistes des paroles qui auront un poids particulier d’être prononcées au seuil d’une mort effroyable. Les exemples sont pléthores et je n’en retiendrai que quelques-uns ; chez Belleforest, un condamné à mort se rend au supplice avec une attitude quasi stoïcienne (on retrouve le topos de celui qui se rend à la mort comme à un banquet) :
…le faisoyent aller si hardy, et courageux au supplice, qu’il sembloit qu’on l’eust appellé à quelque grand festin de nopces : chose que plusieurs louënt, comme digne d’une grande constance : mais je l’acompeteray plustost à la trop effrenée asseurance d’un temeraire, ou d’un desesperé, veu que je sçay que nostre Redempteur Jesus Christ, ses saincts Apostres, et fideles tesmoings, souffrans pour se parole, ne furent sans sentir cest effroy naturel, que chacun experimente, lors qu’il faut veoir la separation de deux choses si bien unies, comme sont l’ame et le corps ensemble. (p. 295-296)
La scène se prolonge sur un effet à proprement parler théâtral :
Ainsi S. Jean de Ligoure fut conduit au supplice, assistant un nombre infiny de peuple, et fut mis les pieds joints dans une fosse basse de deux pieds en terre, et le tout debout, attendant que le bourreau parfeit la tragedie, ayant escouté les harangues et exhortations des ministres qui l’avoient seduit et Calvinisé, haussant les yeux au ciel, non sans gemir et lamenter, commença à confesser franchement devant tout le peuple ses meschancetez, detester ses forfaits, et deduire tout au long l’histoire miserable de sa vie… (p. 296-297)
Le condamné prononce ensuite une « longue oraison derniere » avant de jouer jusqu’au bout le rôle qu’on attend de lui :
Et finy qu’il eust cecy, il presenta son col au bourreau, ce pendant laissant le peuple tout esplouré, le voyans si beau, et si prest à recevoir la mort, et plus oyans la grande douceur de sa parole, et la contrition qu’il monstroit à la fin, qui fut soudaine, luy trenchant l’executeur la teste, et luy ostant la voix avec la vie. (p. 298 v°) [95]
Certaines histoires sont pourvues de commentaires, qui rappellent que le condamné a en définitive le choix entre une mort infâme ou exemplaire : l’histoire XXVII est intéressante pour les commentaires sur la mort à la fois ignominieuse et exemplaire de Simon Turchi : « Simon Turchi devient ennemy de Jerosme Deodati Luquois : Il se reconcilie avec luy : puis le meurtrit d’une estrange maniere : estant descouvert, il est bruslé vif à Anvers ».
Je croy que le miserable Simon, s’estant repenti de ses pechez, comme lon le congneut par-ce qu’il se disposa si bien à la mort, je croy, dis-je, que puis qu’il voyoit qu’il luy faloit mourir, il se soucioit bien peu de quelle mort il perdist la vie, veu que ce n’est point la qualité de supplice, mais bien l’occasion d’iceluy, qui rend la mort abominable et ignominieuse. La vertu peut bien honnorer quelque genre de mort que ce soit, mais la mort de quelle qualité qu’elle puisse estre, ne peut aucunement maculer la vertu. (p. 151)
Un cas typique de contrition sur l’échafaud est offert par l’histoire trentiesme (p. 170) :
Or avant que de finer leurs jours, la pauvre Damoyselle monstrant signe de grande repentance, levant souvent les yeulx au ciel, supplia l’assistance de bien enseigner et instruire leurs enfans en bonnes mœurs et crainte de Dieu, et addressant sa voix aux enfans, les exhorta de prendre exemple à elle : et qu’ils eussent tousjours la crainte de Dieu devant leurs yeulx, rendans obeissance à leurs parens et amys : et que souvent ils eussent à rememorer ce piteux spectacle. Faisans priere à Dieu et la vierge Marie leur vouloir pardonner leurs fautes commises, et à eux de ne tomber en telle pauvretez et accidents.
Le seul cas que j’ai rencontré chez Belleforest de la présence du rire sur l’échafaud est celui, bien symptomatique, où ce rire tourne court et reste seulement intentionnel : un exemple nous est offert en effet non pas d’un bon mot, mais d’un bon tour sur l’échafaud ; il s’agit de la 17e histoire du sixième tome, intitulée : « Gonnelle fait une belle peur au Marquis Nicolo de Ferrare pour le delivrer de fievre quarte. Le Marquis voulut avoir son revanche, qui fut cause de la mort du pauvre Gonnelle. » (p. 96-100) [96]. Au dernier moment, sur le lieu du supplice apprêté par le marquis, un seau d’eau se substitue à la hache, mais le condamné en meurt de terreur. Or, ce personnage de Gonnelle (le Gonnella de Bandello) apparaît dans d’autres histoires de la même série, où il est l’instigateur de bonnes farces : dans l’Histoire vingtiesme, « Plaisante baye que Gonnelle fit à Ferrare aux freres mineurs », il contraint les frères à se gratter les fesses en public ; dans l’Histoire XXIII, « Gonnelle donne une plaisante baye à son seigneur, le Marquis Nocòlo da Este, seigneur de Ferrare », il fait semblant d’être un astrologue et joue un tour malodorant à un médecin, tandis que dans l’Histoire XXVI, il « donne une baye à la Marquise de Ferrare et à sa femme ». Dans le contexte des histoires tragiques, la farce sur l’échafaud ne peut tourner finalement qu’au tragique ; elle signe l’arrêt de mort du gaudisseur.
Ultima verba…
À un moment où commence à se répandre la « littérature de gibet » (ces feuilles volantes ou brochures de quelques pages, qui font le récit détaillé d’un crime, de la condamnation prononcée et de son exécution et visent à l’édification des lecteurs) [97], les textes que nous avons examinés offrent un regard tout à fait différent sur une même réalité, non qu’il y ait déjà une héroïsation du criminel comme ce sera le cas plus tard, mais le bon mot proféré en pareil contexte fait entendre une voix discordante, impertinente, au sens propre du terme. Ce motif semble naître à la Renaissance : dans les chroniques médiévales, la criminalité fait peur et les chroniqueurs relaient procès et rumeurs de bandes ; les fabliaux en revanche mettent en scène des larrons très habiles dont on salue l’ingéniosité, l’habileté.
La plaisanterie du condamné constitue incontestablement une défaillance du mécanisme bien rôdé du « spectacle de justice » [98] ; par la plaisanterie, le condamné vient rompre d’autre part avec le caractère sacré de l’exécution et les philosophes ont depuis longtemps souligné que « le châtiment suprême a toujours été, à travers les siècles, une peine religieuse » [99] ; Michel Foucault relevait que « l’on a vu des condamnés devenir après leur mort des sortes de saints » [100].
Le bon mot devient alors une manière de se libérer, par le rire, d’une double oppression, celle que fait peser, sur tout un chacun, la crainte de la mort, celle qui résulte de la force coercitive des conventions : la société attend du condamné à mort une attitude répondant à un code, de manière à ce que le spectacle ultime se déroule sans anicroches [101]. En dépit du caractère traditionnel de ces boutades d’esprits forts face à la mort [102], le rire implique ici un manque d’adhésion au discours établi, un véritable acte d’affranchissement, à l’opposé de l’idéologie véhiculée par les feuillets de la littérature de colportage et par les histoires tragiques. Sans doute est-ce l’esprit de révolte, présent en filigrane dans ce motif de l’audace face à la justice et à la mort, qui fera son succès dans la littérature populaire des siècles suivants : Cartouche et Mandrin au XVIIIe siècle, plus près de nous Marius Jacob (1879-1954), qui inspira à Maurice Leblanc la figure d’Arène Lupin ou bien encore Landru et ses célèbres répliques.
Marie-Claire Thomine
Université de Paris-Sorbonne