Les sophistes, par leur réflexion théorique et par leur pratique, ont les premiers contribué à l’élaboration des notions de conseil et de délibération, à l’époque classique, dans le contexte de la démocratie athénienne. La revendication du statut de conseillers professionnels par les sophistes a sans aucun doute joué un rôle déterminant dans la réflexion que Platon et Aristote mettent en œuvre, également, sur le conseil et la délibération, s’employant l’un et l’autre à redéfinir la vocation du conseiller qui, ainsi repensée, coïncide avec celle du philosophe ou de l’authentique politique.
Cette étude est, pour l’essentiel, consacrée à cet acte de naissance du conseil et de la délibération à Athènes, mais elle a également pour finalité de montrer, notamment en indiquant brièvement les relais existant au niveau de la philosophie contemporaine, que la réflexion antique sur conseil et délibération, dans le rapport spécifique aux choses qu’elle présuppose, dans la relation entre les âmes qu’elle instaure, trouve des applications significatives en philosophie du langage, en philosophie politique et en éthique.
Conseil et délibération : vocabulaire et pratiques sophistiques
Sumbouleuein en grec désigne à la fois l’acte de conseiller et l’acte de délibérer. Cette ambiguïté est pleine de sens car elle conduit d’emblée à envisager la relation de conseil selon deux modalités antagonistes : 1) Soit comme une relation à l’autre qui prend une forme symétrique : c’est le cas lorsque les membres d’un groupe délibèrent et que chacun use d’une prise de parole libre (parrhèsia) afin de formuler son avis. Une telle conception du sumbouleuein correspond à la délibération à l’Assemblée, en vertu du droit de chacun des citoyens à l’accès à la parole, l’isègoria [1] ; elle implique la possibilité, pour le profane, le non-spécialiste, l’idiôtès, de prendre la parole au même titre que n’importe quel autre de ses concitoyens [2]. 2) Soit comme une relation à l’autre qui revêt une forme asymétrique : c’est le cas lorsque le conseil émane d’un spécialiste, d’un professionnel, d’un expert, en vertu d’un savoir technique ou scientifique qu’il détient et qui lui confère autorité pour donner des conseils. C’est précisément parce qu’il possède ce savoir, cette expérience, que les autres n’ont pas, qu’on lui fera confiance et qu’on viendra lui demander conseil.
Cette ambiguïté du sens du sumbouleuein n’est pas sans conséquence sur le rapport que le conseil et la délibération entretiennent avec le savoir. Soit, dans le premier sens, qui correspond à une relation de type symétrique, il y a production d’un savoir qui émerge au terme de la délibération commune, savoir qui, avant la délibération, n’existait pas. Soit, dans le deuxième cas, il y a restitution d’un savoir préexistant, détenu par le conseiller qui puise son statut de conseiller précisément dans la détention de ce savoir. Savoir qui, dans les deux cas, que la relation soit symétrique ou asymétrique, produit par la délibération ou formulé sous forme de conseil, a essentiellement pour vocation d’éclairer l’action à venir, savoir qui, par conséquent, ne dit pas ce qui est, mais, prioritairement, ce qu’il convient de faire [3]. On mesure à quel point une telle perspective trouve incontestablement à s’appliquer dans les problématiques actuelles qui structurent la réflexion sur la démocratie participative d’une part, mais aussi dans le questionnement sur la figure de l’expert et du technicien politique de l’autre.
De manière liée, précisément parce que conseil et délibération sont des discours, ils mettent en jeu des relations interpersonnelles – quand ce n’est pas une relation avec soi-même, notamment lorsque l’on délibère en son for intérieur ou lorsque l’on prend conseil auprès de soi-même [4]. Ils invitent donc à réfléchir sur la dimension persuasive inhérente au conseil et à la délibération, sur les moyens mis en œuvre afin d’influencer les âmes qui reçoivent le conseil, de leur inspirer confiance, que ces moyens s’adressent à la raison ou au contraire aux affects, aux émotions et, par voie de conséquence, à s’interroger sur la responsabilité qui est celle du donneur de conseil ou encore de celui qui prend part à la délibération, de celui qui reçoit le conseil, le juge bon, décide de le suivre et d’agir en s’y conformant.
Il a été fait usage, dans l’introduction, de l’expression « acte de naissance » du conseil et de la délibération. On trouve incontestablement dans la tradition homérique ce qui pourrait correspondre à une forme de dramaturgie du conseil et de la délibération, l’usage d’un vocabulaire, également, susceptible de ressortir au conseil [5]. On pense à Nestor par exemple, l’euboulos, le bon conseiller [6]. Pourtant, s’il existe un mouvement de pensée qui fournit un cadre à une réflexion systématique sur le conseil et la délibération, voire un mouvement de pensée qui s’organise littéralement autour du sumbouleuein, c’est bien vers la sophistique ancienne qu’il convient de se tourner.
À cela trois raisons. La première réside dans le moment de la naissance du mouvement sophistique, son contexte historique : celui de la démocratie athénienne dont les sophistes sont, le mot n’est pas trop fort, les théoriciens [7]. Conseil et délibération sont des notions qui accompagnent l’émergence de la démocratie, tout particulièrement dans le rôle qu’elle accorde au logos, à la parole publique et au débat. Protagoras, auteur des Discours fracassants ou renversants [8], passé maître dans l’art de faire du plus faible argument le plus fort [9], affirmait que sur tout sujet il y a deux discours mutuellement opposés [10].
La deuxième raison réside dans l’influence que les sophistes ont eue sur leurs contemporains. C’est le cas par exemple des historiens, comme Hérodote, qui met en scène le fameux « Débat sur les constitutions [11] », représentatif d’une délibération entre égaux ; ou encore Thucydide [12] : La Guerre du Péloponnèse constitue une référence de premier plan pour une réflexion sur le conseil et la délibération, et je renvoie tout particulièrement à l’oraison funèbre de Périclès [13] mais aussi au débat entre Cléon et Diodote sur l’affaire de Mytilène [14]. C’est le cas également des Tragiques [15]. C’est le cas, enfin, des médecins, tout particulièrement Hippocrate, dans l’usage qu’ils font de la rhétorique dans le cadre de la pratique de leur art. On trouve en effet, dans certains textes du Corpus hippocratique, une authentique réflexion sur l’usage du discours dans le cadre de la relation entre le médecin et le patient, ainsi, notamment, du traité hippocratique De la bienséance [16]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’analogie entre la relation de conseil et la relation médicale – entre le patient et son médecin – structure littéralement la réflexion sur le conseil, telle qu’elle est mise en œuvre par les sophistes et par Platon [17]
Enfin, le conseil et la délibération sont emblématiques de la conception sophistique du discours en tant qu’il est susceptible d’influencer, de modifier, tel un pharmakon, comme une drogue, l’âme à laquelle il s’adresse, par le biais de la persuasion – on pense à l’Éloge d’Hélène de Gorgias [18]. En cela, conseil et délibération ressortissent bien à la rhétorique, un discours dont le but est éminemment pratique : inciter, exhorter (protrepein) l’auditeur à agir d’une certaine façon ou au contraire le dissuader (apotrepein) d’agir d’une certaine façon.
De manière plus fondamentale encore – et là sans doute réside leur plus grand intérêt –, conseil et délibération sont représentatifs de la conception du rapport que le discours, selon des sophistes comme Protagoras ou Gorgias, est susceptible d’entretenir avec les choses, un discours qui a littéralement le pouvoir de faire advenir la réalité, de la forger de toutes pièces, précisément par le biais de l’action qu’il incite à mettre en œuvre faisant de l’homme, maîtrisant le discours, la mesure de toutes choses dans une approche qui ouvre décisivement la voie à une philosophie de l’action de type relativiste et pragmatique dont le conseil est incontestablement emblématique [19].
Cette maîtrise du discours est au cœur même de l’euboulia, objet de l’enseignement de Protagoras qu’il caractérise de la manière suivante : « Le bon conseil touchant ce qui le concerne en propre, comment administrer au mieux sa propre maison, et quant aux affaires de la cité, devenir le plus capable de les conduire par l’action et par la parole [20]. » Euboulia qui consiste à savoir confronter les moyens possibles d’atteindre une fin, à découvrir le plus efficace et le plus rapide, afin de gérer ses propres affaires mais aussi les affaires de la cité, de savoir enfin et surtout trouver les mots et le bon moment pour convaincre les membres de l’Assemblée de juger bon le conseil formulé et par conséquent, de le suivre [21]. C’est en ce sens que l’euboulia est un instrument de pouvoir qui confère une puissance de parole et d’action à celui qui la détient [22].
On mesure les enjeux d’un tel enseignement, permettre à tous, ou plutôt à ceux qui ont les moyens de payer, de compter dans la cité, d’accéder au pouvoir que confère la maîtrise du logos dans la démocratie athénienne, d’acquérir par conséquent cet art du bon conseil, cet art politique qui n’était l’apanage que de quelques-uns : Ulysse, Nestor, excellence majeure des rois et des héros, dans les récits d’Homère.
Le conseil dans la tradition socratico-platonicienne, la question du savoir
La réflexion socratico-platonicienne s’inscrit essentiellement dans une logique de réaction face à la conception et à la pratique sophistique du conseil et de la délibération. Tout l’enjeu consiste pour cette tradition à montrer que le conseil sophistique n’est que flatterie, n’est donc pas un conseil digne de ce nom ; que seul le conseil philosophique, dans le rapport qu’il entretient avec le savoir et la vérité, mérite d’être appelé conseil.
Socrate conseiller privé
Dans l’Apologie de Socrate [23], Platon présente Socrate comme exerçant l’activité de conseiller. De fait, Socrate prodigue « à tout vent » ses conseils, mais il le fait toujours dans un cadre privé. Il n’est jamais en effet monté à la tribune à l’Assemblée pour donner son avis sur les affaires de la cité car la divinité l’en a toujours détourné [24].
Ce portrait d’un Socrate en conseiller se retrouve, plus encore, dans le témoignage de Xénophon dans les Mémorables [25]. Xénophon, lui-même – par ailleurs auteur du tout premier miroir du Prince : la Cyropédie –, permet d’avoir une approche plus précise de ce que pouvait être ce conseil socratique privé, délivré à ses compagnons dans le cadre de la sunousia ; de la forme aussi de ces conseils socratiques qu’on a, à tort selon Xénophon, considérés seulement comme des encouragements, des exhortations à pratiquer la vertu sans que Socrate, à aucun moment, n’enseigne de manière positive ce qu’est la vertu ; de la place enfin de la divinité dans le conseil socratique, Socrate se contentant, selon Xénophon, de transmettre à ses compagnons le conseil des dieux [26].
La figure du conseiller philosophe chez Platon
Il n’est pas excessif de parler de « figure du conseiller-philosophe » chez Platon tant la fonction de conseiller du philosophe habite les dialogues platoniciens, que ce conseil soit de nature éthique ou politique. Le Lachès [27] et le Gorgias sont l’un et l’autre emblématiques de cette importance accordée à un conseil de type socratique [28], comme au fondement même de la démarche philosophique [29], tout particulièrement en raison de la place que l’un et l’autre accordent au courage [30]. Dans le Gorgias, Platon caractérise, par contraste avec le flatteur [31], les qualités du conseiller : savoir (epistèmè), bienveillance (eunoia), franc-parler (parrhèsia) [32], s’inscrivant ainsi dans une longue tradition qui, d’Homère à Aristote, en passant par Thucydide, propose une liste des vertus du conseiller [33]. L’accent doit être mis sur cette référence au savoir, placée en toute première position par Platon, en contraste avec cette « habileté à conjecture » qui caractérise l’orateur, rejetant, ce faisant, toute possibilité pour le non-spécialiste de prendre la parole en matière d’affaires politiques, rejetant par conséquent, de facto, la possibilité d’une délibération commune productrice de savoir.
Dans la République IV, Platon lui-même, reprenant manifestement le vocabulaire sophistique du conseil, qu’il critique et redéfinit, caractérise l’euboulia comme cette science que seuls possèdent les gardiens, qui se fonde sur la connaissance des Essences et qui permet, par le biais du discours, d’appliquer ce savoir au sensible en vue de la construction de la cité [34]. On le sait, dans la République IV, dans le cadre du motif psycho-politique, Platon ménage une analogie entre les rapports entre les parties de l’âme juste et les rapports au sein de la cité juste, pensant ainsi le conseil qu’on se donne à soi-même sur le modèle du conseil dans un cadre politique. Le conseil en effet caractérise la manière dont la raison / le dirigeant – en l’occurrence dans la cité platonicienne : le gardien ayant eu accès aux Essences – s’adresse au thumos, au désir noble / aux auxiliaires, cette partie de l’âme / cette classe de la cité, susceptible de prêter l’oreille à la raison / au dirigeant pour se mettre à son service et appliquer ses directives formulées sous forme de conseil et non sous forme d’ordre, précisément parce que celui qui reçoit le conseil est capable, au moins jusqu’à un certain point, de le comprendre [35]. On retrouve, toutes proportions gardées, un schéma partiellement similaire dans l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, à la fin du livre I [36].
Dans une perspective complémentaire, Platon esquisse dans ces écrits, notamment le Politique [37], cette figure du conseiller-philosophe dont la vocation n’est pas la détention du pouvoir mais qui se caractérise par la possession d’un savoir, d’une science politique, telle que Platon lui-même rêva de la transmettre à Dion, cette incarnation pour Platon du bon tyran, jeune, ayant des dispositions à apprendre et de la grandeur d’âme [38], Dion qu’il avait formé et aurait souhaité mettre à la tête de Syracuse, entreprise vouée à l’échec cependant, comme en témoigne la Lettre VII [39], lettre vraisemblablement authentique, qui prend expressément la forme d’un long conseil [40]. Dans ces textes, comme dans celui des Lois mentionné supra, Platon met en œuvre l’analogie entre pratique du conseil et pratique de la médecine, marquant ainsi de manière décisive la distinction entre le philosophe et le sophiste au même titre que le corpus hippocratique a pour finalité essentielle de marquer le partage entre l’authentique médecin et le charlatan [41].
Enfin, l’un des aspects centraux de l’activité de l’Académie de Platon fut de former des conseillers politiques [42]. C’est sur le terrain même du conseil, en effet, que l’école de Platon rivalise avec celle d’Isocrate qui accorde, lui aussi, une place prépondérante au conseil dans son enseignement et dans sa philosophie [43].
Conceptualisation du conseil et de la délibération par Aristote
Aristote met en œuvre une redéfinition et une systématisation des notions de conseil et de délibération en opérant, par-delà Platon, une forme de retour à la conception des sophistes. Dans la Rhétorique, le conseil se voit attribuer une dimension systématique et rhétorique extrêmement normée, y compris d’ailleurs au niveau des qualités qu’il présuppose chez le conseiller [44], Aristote accomplissant un travail de définition et contribuant ainsi à codifier et définitivement fixer l’arsenal terminologique du conseil et de la délibération. Ainsi s’emploie-t-il, dans la Rhétorique, à distinguer le genre sumbouleutique ou délibératif du genre épidictique et du genre judiciaire et ménage, au sein même du genre délibératif, une place spécifique au discours au peuple (dèmègorikon) [45] qui permet peut-être de mettre l’accent sur la distinction centrale entre sphère publique et sphère privée, distinction déjà amorcée par Platon, notamment dans les développements du Phèdre [46].
La question même du sumbouleuein et de son traitement chez Aristote pose un grand nombre de problèmes. Il est particulièrement difficile de déterminer si, dans la Rhétorique, il convient d’attribuer une dimension morale au discours délibératif ou si le sumbouleutikos logos doit être considéré, à l’instar de toute technè, comme neutre moralement [47], Aristote étant, dans ce cas, assez proche des perspectives des sophistes. De manière liée, on peut s’interroger sur le type de relation qu’instaure le genre délibératif, symétrique ou asymétrique [48]. La spécificité même du discours délibératif, le fait qu’il porte sur le futur [49], conduit à s’interroger sur les aspects de son inscription dans la conception aristotélicienne de l’action humaine [50]. Enfin, se pose également la question du statut épistémique du sumbouleuein : le discours de conseil se fonde-t-il sur un savoir préexistant ou est-il lui-même capable, dans sa dimension délibérative, de faire émerger un certain type de savoir [51] ? En tout état de cause, les développements aristotéliciens sur le discours de conseil dans la Rhétorique l’inscrivent de manière décisive dans le cadre d’un discours dont la finalité est l’utile [52] – pour l’individu recevant le conseil, pour la cité elle-même – et non le juste ou le beau (comme c’est le cas respectivement pour le discours judiciaire et le discours épidictique).
De fait, le conseil vise avant tout à provoquer le jugement, la krisis, de celui qui reçoit le conseil afin de le conduire à décider, puis à agir [53]. Cette référence au jugement, qui lui-même est indissociable de la question de la responsabilité morale, joue un rôle fondamental chez Aristote et dans la problématique du conseil et de la délibération. C’est en effet précisément dans la possibilité d’un jugement formulé par celui qui reçoit le conseil, jugement qui considère le conseil comme digne d’être suivi, que réside la part de responsabilité qu’assume celui qui reçoit le conseil, même si, par ailleurs, la question de la responsabilité du conseiller est également en jeu [54], jugement lié aussi à l’écoute et aux qualités de l’âme de celui qui reçoit le conseil, capable de comprendre le conseil et de le juger bon, mettant en jeu par conséquent cette vertu qu’est la sunesis, la compréhension [55], une des composantes, selon Aristote, de cette sagesse pratique qu’est la phronèsis.
La dimension de délibération du conseil est à l’œuvre cependant également dans la mesure où j’écoute le conseil au sens fort, à savoir, je le suis parce que je le comprends, faisant preuve de sunesis, de compréhension, qui me conduit à être celui qui juge de la pertinence du conseil, le reprenant à mon propre compte. Il s’agit bien d’une écoute active et non d’une écoute passive, telle que la caractérise Thucydide, par la bouche de Cléon, dans le débat sur l’affaire de Mytilène, dans La Guerre du Péloponnèse, passage dans lequel Cléon reproche aux Athéniens, d’être « simplement des gens dominés par le plaisir d’écouter, semblables à un public installé là pour des sophistes plutôt que des citoyens qui délibèrent de leur cité [56] ». Le passage est particulièrement significatif en ce qu’il oppose une réception passive du conseil, passive car elle se contente de se laisser prendre au plaisir des mots, à une réception active et à proprement parler délibérative.
Il est particulièrement important de souligner que l’existence même de ce jugement, jugement vers lequel s’oriente la rhétorique, est la condition même de la possibilité de cette dernière. Plus précisément, c’est parce qu’il est possible que celui qui juge ne soit pas celui qui parle, parce qu’il est possible que celui qui juge ne soit pas celui qui délibère, que la rhétorique est possible.
L’euboulia est présente chez Aristote, comme elle l’est chez les sophistes, chez Platon et chez Isocrate, mais contrairement à ce que l’on aurait pu supposer, elle ne figure pas dans la Rhétorique mais fait l’objet d’analyses particulièrement élaborées dans les Éthiques. De manière certaine, Aristote définit l’euboulia avec, pour toile de fond, la critique de la conception platonicienne et de la conception isocratéenne de l’euboulia. Ni epistèmè, ni doxa, ni science, ni simple opinion [57], l’euboulia aristotélicienne est recherche et donc, au sens fort du terme, délibération. Elle pourrait en ce sens être rapprochée de la conception originelle du conseil au sens démocratique du terme, comme confrontation des avis ; elle constitue en tout état de cause le signe que pour Aristote il existe bien une ouverture des possibles et que l’homme, par son action accomplie au terme de la délibération et du choix, est principe des choses futures [58].
On le voit, dès l’Antiquité, les catégories du conseil et de la délibération sont en place, qu’elles concernent la sphère politique publique ou privée, notamment avec le rôle qu’elles assument dans la démocratie ou dans la figure du conseiller du prince ou encore dans la sphère éthique, tout particulièrement dans une relation qui conduit à interroger la vocation même de la philosophie dans sa dimension de soin de l’âme, incontestablement. C’est jusque dans la constitution de l’âme et dans les rapports que les parties de l’âme entretiennent entre elles [59] que le conseil et la délibération apportent un éclairage intéressant qui trouve une transposition chez Platon au niveau des relations au sein des classes de la cité et chez Aristote, de manière sans aucun doute problématique, au niveau des relations au sein de la maison, de l’oikos, interrogeant la nature des rapports – ordre ou conseil – entre le père et l’enfant, le maître et l’esclave, le mari et sa femme, relations qui toutes relèvent de la sphère privée [60].
Je voudrais conclure en mentionnant une notion grecque en lien direct avec ce pouvoir que le discours de conseil a sur les choses, notion qui fournit à ce titre une clé de compréhension privilégiée du conseil et de la délibération. Cette notion est plus particulièrement importante dans le cadre d’une réflexion sur la dramaturgie du conseil et de la délibération dans la mesure où elle renvoie à la dimension temporelle du conseil et de la délibération, à leur inscription, bien particulière, dans le temps présent. Cette notion, est celle de « moment opportun », le kairos grec, si important en médecine, mais qui joue un rôle fondamental également en rhétorique, telle que la concevaient, déjà, les sophistes [61], ce qui n’est pas un hasard. Un bon conseil, une bonne délibération, même s’ils portent sur le futur, interviennent au présent et s’inscrivent dans un contexte particulier, celui de l’ici-maintenant, auquel conseil et délibération, bonne délibération, sont capables de s’adapter au plus près [62]. Comme le souligne Aristote, dans la Rhétorique, le discours délibératif doit être élaboré sur mesure afin de s’adapter à l’ethos de l’auditoire, à son caractère : on ne conseille pas une assemblée de jeunes comme on conseillerait une assemblée de vieillards ; on ne s’adresse pas à des démocrates comme on s’adresserait à des partisans de l’oligarchie. Surtout, conseil et délibération, qui s’inscrivent dans les affaires humaines, lieu de la contingence et du possible, doivent au plus haut point prendre en compte les circonstances : celui qui est susceptible de bien délibérer sera celui qui possède la vision la plus précise d’une situation donnée – souvent d’ailleurs situation de crise, situation d’urgence – car il ne s’agit pas de faire des lois, qui sont, par définition, toujours générales, mais de prendre des décisions sur des affaires particulières, et cela, séance tenante. C’est très précisément dans ce cadre que la pratique du conseil et de la délibération trouve à s’exercer.