Il n’y aurait pas de dramaturgie du conseil si le conseil ne provoquait pas de drame, autrement dit si son action motrice ne rencontrait pas de résistance. Une telle résistance s’éprouve au théâtre dans la scène de conseil où le héros, sous la pression des raisons invoquées par son conseiller, doit trouver des mots plus forts que précédemment pour justifier son comportement, ou au contraire changer d’avis pour se ranger à l’opinion de son interlocuteur : la dramaturgie du conseil est donc l’art de mettre en scène ce conflit des motivations au seuil du choix. Lorsque la résistance du héros est trop forte et qu’il rejette le conseil qu’on lui donne, il se retrouve livré davantage à lui-même ainsi qu’à la merci de ses adversaires. C’est ce cas de figure que nous avons choisi d’étudier, en sortant du théâtre pour nous intéresser à des histoires vécues dont les héros sont des écrivains des premières décennies du XVIe siècle. En contournant les conseils de modération de leurs amis pour avancer dans la promotion d’idées religieuses nouvelles et la remise en cause des pouvoirs conservateurs, les humanistes Louis de Berquin (env. 1490-1529), Étienne Dolet (1509-1546) et Théodore de Bèze (1519-1605) sont allés au devant des plus graves sanctions : les deux premiers sont exécutés par le feu et le troisième est condamné à mort par contumace [1] (en 1550, avant que sa condamnation ne soit effacée par le roi en 1564).
Leur engagement apparaît comme le produit paradoxal de la pratique intellectuelle des groupes humanistes au sein desquels ils se sont formés, fondée sur le partage amical et l’ouverture joyeuse au débat. Si nos auteurs ont tiré de ce fonctionnement communautaire la force de défier une certaine idéologie dominante de leur époque, ils ont fini par le percevoir comme une entrave à leur recherche de vérité, au point de vouloir s’en extraire. Les textes que nous allons commenter représentent donc le moment où des individus imprégnés d’une éthique du dialogue s’apprêtent à basculer hors du cadre de cette éthique, dans un geste équivoque de destruction et d’accomplissement identitaires qui rappelle la notion psychologique de passage à l’acte [2].
Écritures d’une fin annoncée : les récits du dernier procès de Louis de Berquin
« La palme » de l’esprit de contradiction
Les passages à l’acte au mépris des conseils de prudence sont récurrents dans la carrière du chevalier Louis de Berquin, gentilhomme picard rendu célèbre par ses traductions françaises de Luther et d’Érasme qui déclenchent l’intervention répétée de la justice. Déclaré hérétique par le Parlement de Paris suivant l’avis de la faculté de théologie [3] dès 1523, il échappe par deux fois à des peines infamantes grâce au soutien du roi : la première fois, l’intervention royale lui évite d’abjurer publiquement ses erreurs, mais ses livres sont brûlés par la justice ; persévérant dans son militantisme religieux, il est à nouveau arrêté en 1526, et cette fois François Ier le soustrait in extremis à la peine de mort pour le crime d’hérésie avec récidive [4]. Berquin est remis en liberté, mais il n’a pas été gracié, sa condamnation est donc en droit toujours effective [5]. Notre source principale sur le comportement de Berquin à cette période est Érasme lui-même, qui raconte la mort et la vie de son traducteur dans une lettre néo-latine adressée à un ami commun [6]. Érasme dit avoir conseillé vivement par lettre à Berquin de se mettre à l’abri en attendant des temps meilleurs, de prendre une ambassade à l’étranger, en Allemagne, où les réformés ne risquaient pas leur tête. Il utilise une image tirée des adages gréco-latins compilés par ses soins pour saisir en une formule le caractère obstiné et l’esprit de contradiction du chevalier :
Lui, comme il avait quelque ressemblance avec la palme, se dressait contre quiconque tentait de le dissuader. Ce refrain, je le lui ai chanté encore et encore, mais il y restait sourd, tandis que je lui prédisais tout ce qui s’est produit par la suite. Même si je ne m’attendais pas à une telle atrocité, je m’attendais quand même à une issue très mauvaise [7].
En plus d’être l’emblème d’une volonté irréductible, la palme constitue un présage funeste. Berquin ne peut entendre les avertissements qu’Érasme lui adresse, comme dans toute tragédie le héros ne peut échapper à la mécanique qui l’entraîne à sa perte.
De fait, après que le roi lui a sauvé la vie, le chevalier a une réaction conforme à son caractère, mais improbable de la part d’un homme qui reste un condamné en sursis : plutôt que de se faire discret, il choisit d’engager un bras de fer judiciaire avec les autorités conservatrices en retournant ainsi contre son principal accusateur l’accusation d’hérésie. Il publie en effet un commentaire à charge des censures que les théologiens de la Sorbonne ont prononcées à l’encontre des écrits bibliques d’Érasme et d’un autre auteur important du renouveau spirituel français de l’époque (Jacques Lefèvre d’Étaples) ; dans cette publication, Berquin attaque Noël Béda, celui qui incarne l’autorité doctrinale de la faculté de théologie par ses fonctions de syndic [8]. Cette fois, le roi l’abandonne à son sort ; arrêté pour la troisième fois à l’été 1528, il est condamné à la prison perpétuelle avec interdiction de livres, d’encre et de papier ; la sentence prévoit que ses livres seront brûlés, sa langue percée, son front marqué de la fleur de lys.
Derniers jours d’un condamné à mort : du conseil rejeté à la scène de conseil par les voies de la réécriture
Espérant contourner encore une fois la condamnation, Berquin fait appel devant le roi et le pape ; cette réaction est perçue à l’époque comme un manque de soumission intolérable de la part d’un hérétique, et les juges font savoir à Berquin que s’il ne se rétracte pas, sa peine sera aggravée. Intervient alors une troisième figure emblématique du mouvement humaniste des années 1520-1530, l’intellectuel le plus proche de François Ier, Guillaume Budé, qui occupe alors une haute fonction dans l’administration de la justice royale, celle de maître des requêtes [9]. Il fait partie des juges appelés à statuer sur le cas de Berquin, avec qui il a un entretien trois jours avant la fin du procès : il tente de le persuader de renoncer à ses « folles erreurs », écrit Érasme [10] – ce qui signifie avant toute chose retirer son appel.
Érasme se contente de livrer à son correspondant les bribes de récit qui lui ont été rapportées ; il ne s’étend donc pas sur l’entrevue des deux humanistes. Mais trente ans plus tard, un autre écrivain, s’inspirant du récit d’Érasme, reconstitue la délibération ultime qui scelle le sort de Berquin. Il s’agit d’un éditeur genevois du nom de Jean Crespin, qui est l’auteur du martyrologe protestant le plus célèbre en Europe au XVIe siècle – le plus souvent nommé Actes des martyrs. Depuis la première publication en 1554 de ce livre d’histoire du témoignage réformé à travers les persécutions, Crespin ne cesse de rééditer et d’augmenter son ouvrage jusqu’à en faire une somme historique considérable.
L’édition de 1555 contient une première notice consacrée à Berquin, qui dit sobrement :
et par arrest donné contre luy fuct dict, qu’il feroit amende honorable, et puis qu’il seroit confiné en prison perpetuelle, sous toutesfois le bon plaisir du Roy. Auquel arrest le dict de Berquin ne voulut obéir, encores qu’il en fut sollicité et importuné par de grans personages [11].
Le récit est considérablement augmenté dans la grande édition latine de 1560 [12] ; sans doute le latin permettait-il d’intégrer plus facilement les formulations de la lettre d’Érasme. L’auteur en recopie plusieurs passages mot à mot, dont la comparaison avec la palme, en faisant disparaître le nom de l’humaniste de Rotterdam [13], attribuant ses avertissements aux « amis » de Berquin sans plus de précision. Mais ce manque de respect pour sa source historique lui permet de modifier le récit pour concentrer toute l’intensité dramatique du refus de la prudence dans le dernier dialogue avec Budé. Nous citons la version française du texte publiée par Crespin en 1564 :
M. Guillaume Budé, homme fort renommé, maistre des requestes chez le Roy, estoit l’un de ces Juges deleguez : lequel pour une affection singuliere qu’il portoit à tous hommes de lettres, aimoit Berquin, et estoit marry qu’il n’acceptoit ceste sentence, pour eviter plus grand inconvenient qui luy estoit appresté. Peu devant que plus grieve sentence, assavoir de mort, fut prononcée, il exhorta Berquin de se deporter de ses erreurs : qu’il se gardast à choses meilleures : que de son mouvement propre il ne se procurast la mort, laquelle luy estoit tout apprestée par autre sentence des Juges, s’il n’acceptoit la premiere tant équitable. Berquin fut aucunement esmeu par les obtestations et admonitions d’un personnage tel qu’estoit Budé, et luy promit d’acquiescer à ladite premiere sentence. Budé neantmoins ne se pouvoit persuader que Berquin deust faire ce qu’il promettoit : Je cognoy, dit-il, l’esprit de l’homme : son ingenuité, et la confiance qu’il a de sa cause, l’abuseront. Ces choses icy ayant esté faites et dites devant disner, incontinent apres disné Berquin retourna à sa premiere conclusion de poursuyvre sa cause. Quoy voyans les Juges, soudainement luy prononcerent autre sentence, assavoir d’estre bruslé apres estre estranglé, en la place de Greve [14].
Tout le discours rapporté de Budé récupère les propos d’Érasme lui-même. En les mettant dans la bouche du juge s’entretenant avec le prévenu, Crespin rapproche les acteurs du drame, condense l’espace-temps de la délibération, et lui donne une couleur affective qui manquait cruellement dans la relation entre Érasme et son traducteur : Érasme détestait en effet se voir impliqué dans des affaires scandaleuses qui menaçaient sa sécurité et son indépendance [15] ; il avait refroidi les ardeurs de Berquin en lui demandant instamment de le laisser en dehors de son combat personnel contre la Sorbonne [16]. Alors qu’il décrit la « démesure » qui a mené son collaborateur à la mort tel un héros de tragédie, Érasme exprime ses regrets sur un ton philosophe qui est loin de la plainte tragique [17]. À l’inverse, dans le récit du martyrologe, l’affection de Budé rencontre l’émotion de Berquin, qui suspend sa résolution pour ne pas blesser son interlocuteur : c’est une péripétie qu’on ne trouve racontée que dans les Actes des Martyrs [18]. Dans cette parenthèse, l’amitié humaniste transforme le désir de sacrifice héroïque en désir de survie, comme le fera l’amour dans les tragédies de Corneille. Mais la trêve se referme sur le passage à l’acte, décidé en l’espace de quelques heures, de l’avant à l’après-dîner ; Berquin tente son ultime recours, aimant mieux risquer la mort que se résigner à une vie sordide. Même si sa décision est différée seulement de quelques instants, cette ultime suspension permet à l’historien genevois de nuancer l’image de la « palme » : l’aspirant au martyre n’apparaît plus seulement guidé par un esprit de contradiction ; il se révèle moins obtus, moins centré sur lui-même. En traitant le refus d’obtempérer comme une scène de dialogue, l’historien injecte de la délibération et de l’attachement dans l’acte suicidaire de l’humaniste supplicié.
Mais lorsque l’écrivain téméraire met lui-même en scène son refus de prudence, la dramaturgie de la scène et l’émotion qu’elle dégage se modifient sous l’effet d’une voix d’auteur revendicative.
L’affichage du conseil rejeté en tête de publication : une théorie de l’écriture comme passage à l’acte dans l’œuvre d’Étienne Dolet
Le « propos certain et ferme » des préfaces de Dolet
Écrivain important de la scène néo-latine des années 1530, orateur autant que poète, Étienne Dolet a eu plusieurs démêlés sérieux avec la justice dans sa jeunesse – dont une affaire de meurtre où il réussit à obtenir des lettres de rémission de François Ier –, mais c’est en s’installant comme imprimeur à Lyon qu’il se met à produire les publications religieuses qui lui vaudront la peine de mort pour hérésie [19]. Comme Berquin, Dolet est victime de la répétition de ses procès : il fait figure de récidiviste rebelle à la correction que l’Église veut lui administrer.
Le parcours d’engagement de Dolet est rythmé par les lettres-préfaces qu’il place en tête de ses ouvrages [20]. L’éditeur humaniste y revendique le caractère conflictuel de ses publications, et exhibe le caractère obstiné qui lui fait négliger les appels à la prudence ; voici les premiers mots de son adresse au lecteur chrétien, en tête de L’Exhortation à la lecture des sainctes lettres qui paraît chez Dolet en 1542, un livre ouvertement engagé dans la lutte pour une réforme religieuse, prenant parti pour la diffusion et l’appropriation des textes bibliques en langue vernaculaire qui étaient interdites par la loi :
On ne me sauroit tant dire que je sçay encores myeulx la complaincte d’aulcuns vitieux et abuseurs de peuple estre grande contre moy, de ce que de jour en jour je mects en lumiere plusieurs ouvraiges de la saincte Escripture composés ou traduicts en nostre langue Françoyse [21].
« On ne me saurait tant dire que je sais encore mieux » : au moyen de cette formule frappante, jouant sur la répétition du verbe « savoir », l’auteur donne à son exorde la vigueur de ce type d’entrée en scène qui, au théâtre, prend la forme d’une réaction à des propos tenus hors-scène ou avant le lever de rideau. La préface ne commence pas sur un simple « je sais bien que » ; entre l’éditeur audacieux et ses calomniateurs, intervient un discours amical intermédiaire, rapportant les critiques qui circulent et encourageant l’humaniste à la modération. Ce dispositif permet à l’auteur de défier encore mieux ses adversaires en montrant qu’il n’a que faire des compromis.
Au-delà du sujet religieux, le défi lancé non seulement aux détracteurs mais aussi aux amis inquiets devient un leitmotiv personnel, une sorte de signature, ou plutôt de titre qui s’affiche en tête des publications de Dolet – comme en témoignent les premiers mots de sa traduction des lettres de Cicéron qui paraît la même année :
Tant est mon propos certain et ferme (o Lecteur) quand j’entreprends quelcque chose honneste et vertueuse, que pour chose quelconque (soit adverse ou prospere) je ne me destourne facilement (et moins que tout Humain) de ma premiere entreprinse [22].
La « ferme[té] » de l’« entreprise » intellectuelle que rien ni personne ne réussit à faire dévier se fonde sur le caractère personnel de l’entrepreneur – le traducteur, éditeur, passeur de textes humaniste. Cette présentation est influencée par les lieux communs sur la vocation poétique, diffusés par Ovide et Boccace, vocation qui se reconnaît à ce qu’elle résiste aux conseils paternels : « sois raisonnable, apprends un métier qui rapporte plutôt que de faire des vers [23] ». C’est l’apparence d’un homme intimement appelé à l’action « vertueuse » que Dolet endosse dans ces lignes : par sa psychologie et ses valeurs, il se présente comme une force qui va.
« Lâcher la bride » au seuil de l’Enfer : écriture engagée et adresse amicale
L’évocation de cette force s’intègre à une réflexion sur l’engagement que Dolet présente dans une publication très spéciale, l’édition du long poème de critique de la justice que Clément Marot compose à propos de son enfermement à la Conciergerie en 1526, et qu’il intitule L’Enfer [24]. La préface de Dolet est adressée à Lyon Jamet, destinataire d’un autre poème célèbre lié à l’emprisonnement de Marot, une épître en vers dans laquelle le poète demande l’aide de son ami pour sortir de prison, reprenant la fable du lion et du rat qui lui permet de jouer sur le prénom de son allocutaire [25]. La préface de Dolet vise une nouvelle fois à expliquer qu’il ne s’inquiète pas des risques de poursuites entourant une telle publication ; mais ce discours habituel de sa part évolue vers une définition des limites judiciaires de la poésie satirique :
Tel effort d’esprit doibt estre libre, sans aulcun esgard si [26] gens mal pensants veulent calumnier, ou reprimer ce qui ne leur appartient en rien. Car si ung Autheur a ce tintoin en la teste, que tel ou tel poinct de son Ouvrage sera interpreté ainsi ou ainsi par les calumniateurs de ce Monde, jamais il ne composera rien qui vaille. Mais (comme j’ay dict cy dessus) moyennant que la Religion ne soit blessée, ny l’honneur du Prince attainct, et que aulcun ne soit gratté (encores, qu’il soit roigneux) apertement (comme par nom, ou par surnom), le demeurant est tolérable : et ne fault par apres que lascher la bride à la plume : ou aultrement ne se mesler d’escripre. Car si tu composes à l’opinion d’aultruy, tu te trouveras froid comme glace : et mieulx vauldroit te reposer [27].
L’écriture apparaît comme le choix volontaire d’une insouciance face au danger de la répression et au jugement des autres en général, parmi lesquels le destinataire occupe une position problématique. Alors que le poème de prison que Marot adresse à Lyon Jamet tente de tisser un lien d’entraide pour défaire les liens de l’emprisonnement (selon l’image de la prudence nécessaire qui détermine l’alliance entre le lion et le rat de la fable), Dolet, à l’inverse, expose à ce même interlocuteur un principe d’imprudence assumée, dans une démarche intellectuelle solipsiste : l’écrivain ne peut avoir qu’un point de vue, le sien ; il se perd s’il prend en compte celui des autres. Au-delà des précautions de base censées assurer que la satire ne franchisse pas les bornes de la légalité (respect de la religion, norme vague – l’innovation religieuse peut-elle être respectueuse de la religion pour les hommes du XVIe siècle ? –, refus des attaques nominales, en particulier contre les gouvernants), toute composition devient un acte de sécession, voire d’oubli du réel – un défi de toute-puissance et un déni de réalité, comme disent les psychologues [28] : elle conduit forcément à se détacher des autres tout en leur étant destinée [29]. L’intériorisation de « l’opinion d’autrui » est comme le nouement des aiguillettes, un sort de stérilité (« tu te trouveras froid comme glace ») auquel il faut résister en s’entraînant à lâcher prise (« lâcher la bride à la plume »). Tout en étant voué au service des autres, l’« effort d’esprit » contourne la délibération avec les autres.
On ignore ce que le destinataire de ce message d’amitié paradoxale a pu en penser. Mais le désarroi provoqué dans les milieux humanistes par le passage à l’acte engagé apparaît avec évidence, lorsque nous disposons des témoignages des deux « parties » concernées : l’écrivain qui rejette les conseils amicaux et l’ami qui voit ses conseils rejetés.
Deux perceptions contradictoires des « liens » de la vie littéraire : la rupture secrète de Théodore de Bèze racontée par lui-même et l’humaniste Jacques Peletier
Le départ en secret du poète Théodore de Bèze pour Genève, à l’automne 1548, entérinant son engagement en faveur de la Réforme, dont il deviendra un porte-parole majeur, est décrit en termes contradictoires par l’auteur lui-même, dans une lettre-préface composée douze ans plus tard en forme de récit de conversion [30], et par un des amis humanistes dont il s’est éloigné, Jacques Peletier, dans la mise en scène de son Dialogue de l’Ortografe (1555) [31]. La pensée linguistique développée dans ce dernier ouvrage se présente comme un débat mené sur le ton de la plaisanterie au sein d’un groupe d’humanistes réunis dans la librairie-imprimerie de Vascosan, rue Saint-Jacques à Paris, où l’auteur est venu loger à l’hiver 1547 malgré son projet de voyage en Europe, « étant par douce force retenu ès liens de tant de sortes de compagnies d’honneur, de vertu, de familiarité, et de recréation [32] ».
Reflétée par l’écriture du dialogue [33], l’amitié constitue le mode de transmission du savoir humaniste, ainsi que l’image vivante du type de solidarité que ce savoir doit nourrir. Membre charismatique du groupe, Bèze est un des quatre personnages qui débattent au premier livre ; mais dès l’introduction du second, l’auteur rapporte la surprise amère que lui a causée la nouvelle du départ de son ami :
[Ce] qui m’a fait plus ébahi, a été que lui étant présent, jamais ne nous fit sentir qu’il eut fantaisie de se vouloir distraire [34] : combien que [35] tous les jours nous fissions tant d’honnêtes privautés, en devisant de tous propos qui appartiennent à hommes compagnables [36].
Le silence de Bèze sur ses intentions introduit déjà une dissonance dans l’échange sincère unissant les humanistes, ces « hommes compagnables », faits pour la compagnie. Mais le ton se fait bien plus acerbe lorsque l’auteur réaffirme sa conception de l’amitié en conclusion de l’ouvrage. Dans la lettre qu’il place à la fin du Dialogue à la manière d’une postface, il s’en prend aux « dissimulateurs » qui se barricadent derrière un discours d’« imposture et tromperie » et se méfient indifféremment de leurs amis et de leurs ennemis. À cette attitude mensongère, Peletier oppose son goût pour la transparence, venu de la conviction que « les Lettres et la Philosophie sont forts liens d’amitié [37] ».
Mais, dans l’esprit d’un converti comme Bèze, envahi par le souci du salut de son âme depuis qu’une grave maladie lui a fait l’effet d’un avertissement divin, la « douce force » de la sociabilité littéraire s’est changée en puissance de corruption :
Et comme, en plus de ces obstacles […], Satan m’avait entouré d’un triple lien – les charmes des plaisirs, qui sont très forts dans cette ville [de Paris], la douceur de cette vile gloire que je m’étais acquise en bonne quantité notamment par la publication de mes Épigrammes, […] et enfin l’espoir qui m’était donné d’atteindre les plus honorables fonctions, auxquelles me conviaient l’appel de certains des grands de la cour en personne, les incitations de mes amis et les encouragements incessants de mon père et de mon oncle –, Dieu Tout-Puissant voulut que, dans mon malheur, moi qui m’étais engagé en toute connaissance de cause sur ce chemin si dangereux, j’échappasse finalement aussi à ces dangers [38].
La métaphore du « triple lien » satanique (triplex laqueus) dénonce les centres d’intérêt partagés qui soudent la jeunesse lettrée de Paris – plaisirs de la table ou de l’amour, gloire poétique et ambition sociale. Inversion frappante d’un lieu commun humaniste, le lexique du lien ne désigne plus une relation vivante à entretenir, mais une servitude mortelle à secouer : lorsque l’auteur raconte comment il a « rompu toutes ses entraves (uincula) » la nuit de son départ pour Genève [39], la métaphore des chaînes brisées de l’esclave semble confondre les liens abolis du péché et ceux des amitiés de la vie littéraire parisienne [40].
Mais comment expliquer que cet homme n’ait pas confié ses scrupules religieux à ses amis ? Peut-être était-il lassé d’entendre des moqueries sur ses choix existentiels :
Cette vile gloire et ces honneurs qu’on m’offrait, ce même père très clément fit en sorte que je les rejette avec ténacité, ce qui suscita non seulement l’étonnement, mais encore les reproches de la plupart de nos amis, qui plaisantaient en l’appelant « le nouveau philosophe [41] ».
Alors que le père, contrairement à sa première réaction, soutient désormais Théodore dans son refus des valeurs mondaines, les amis ne le prennent pas au sérieux. L’échec de cette amitié où les opinions différentes ne parviennent plus à dialoguer laisse le lecteur perplexe : d’où vient l’intolérance, des amis bons vivants qui manquent de gravité, ou du jeune converti qui manque d’humour ? C’est bien sûr la friction de ces deux langages contraires qui use la relation de conseil jusqu’à évider sa dramaturgie : il suffit en effet qu’un des « devisants » dissimule ses opinions cruciales pour réduire le joyeux théâtre du débat humaniste à un jeu d’ombres.
Conclusion
La tendance à la mise en commun des choix de vie dans la sociabilité littéraire de la Renaissance a été source de tensions pour des individus dont la machine pulsionnelle était activée par un imaginaire héroïque et une forte angoisse du salut. Du simple refus d’appliquer les conseils reçus, au choix de tenir ses résolutions secrètes pour se soustraire au jugement des autres, les trois humanistes évoqués montrent un souci cuisant de se conformer à une vérité transcendante en résistant au contrôle social exercé par les autorités judiciaires, mais aussi par les amis donneurs de conseils. La tribune principale où se met en scène leur résistance n’est pas la scène théâtrale, mais le seuil du livre imprimé ; l’écriture y reconstitue les éléments d’une dramaturgie de la « réforme » du lien amical, qui traduit les trajectoires d’engagement de l’époque : l’auteur s’arrache à l’influence des amis proches pour s’attacher à un collectif aux contours variables, représenté par la figure du lecteur anonyme – peuple français, adeptes de la « vraie » religion, ou encore chrétienté universelle. Mais cette scène de libération produit un effet équivoque par la violence qui la traverse : violence émotive de la séparation amicale, violence physique du supplice qui sanctionne l’engagement. On peut toujours exalter ces passages à l’acte à la manière dont Char exalte l’héroïsme des ruptures de Rimbaud, tranchantes comme une « guillotine » et « réfractaires à l’amitié, à la malveillance, à la sottise des poètes de Paris [42] ». Nous préférerions finir sur une réponse de Normand, ou de paysan ardennais : « il y en a pour qui le courage, c’est de partir, et d’autres pour qui le courage, c’est de rester ».