La Suite du Roman de Merlin (entre 1235 et 1240) est une continuation du deuxième volet de la trilogie attribuée à Robert de Boron (début du XIIIe siècle). Celui-ci relatait la naissance, l’enfance et les premiers exploits de Merlin (adjuvant décisif pour l’intronisation du roi Uterpandragon), la conception d’Arthur et son avènement après l’épreuve du perron [1]. La Suite, notamment, raconte comment « l’enchanteur » continue son action bienfaisante auprès d’Arthur et, bouclant la boucle, donne une version de sa mort.
Cette péripétie pourrait donc logiquement passer pour l’« instant fatal » du roman, puisque le titre donné au texte par son dernier éditeur Gilles Roussineau fait de Merlin le protagoniste du récit [2].
En effet, l’adjectif « fatal », en français moderne, s’emploie dans quatre acceptions principales. Conformément à l’étymologie, est « fatal » ce qui édicté par le destin, depuis le calque de « fatum » opéré par Pierre Bersuire au milieu du XIVe siècle. De manière un peu affaiblie, « fatal » signifie aussi « ce qui doit advenir inévitablement » : « C’était fatal ! », dit-on ainsi couramment. Par métonymie, « fatal » désigne également « ce qui entraîne la mort », comme dans « coup fatal » ou « issue fatale ». Et enfin, au terme de ces glissements successifs, « fatal » signifie « producteur d’effets désastreux » : le discours sportif parle ainsi volontiers d’une « erreur fatale ».
A priori, dans La Suite, la mort de Merlin est « fatale » aux trois premiers sens précédemment relevés. En tant que produit d’un destin inexorable, connu et énoncé par le héros lui-même, qui déclare explicitement à propos de sa « honteuse mort » (§ 42, l. 14) : « …je ne voi chose qui destorner m’en puisse, fors Diex seulement » (§ 42, l. 17-18) . En tant que le récit la présente comme inévitable, en insistant sur les paradoxes de Merlin. Sa lucidité (il sait qu’il court à sa perte) n’empêche pas son aveuglement : d’une péripétie à l’autre, enchanteur à son tour enchanté (voir § 385, l. 20-21), non seulement il subit les événements, mais encore il en précipite le mouvement en se livrant par amour à sa meurtrière Nivienne, devenue magicienne grâce à lui [3]. Et, bien sûr, la mort de Merlin est fatale au personnage. Cependant, le quatrième sens de l’adjectif ne s’applique pas indiscutablement à cette mort, qui ne produit pas d’effets désastreux sur la matière arthurienne. Bien au contraire, Merlin doit mourir pour qu’Arthur vive pleinement sa vie de roi, sans mentor, et que par conséquent les récits consacrés à son entourage se développent sans intervention magique extérieure, de façon autonome, selon leurs propres lois internes.
À ce premier indice amenant à relativiser le caractère d’ « instant fatal » de la mort de Merlin, s’en ajoutent d’autres, beaucoup plus significatifs.
D’abord, Merlin disparaît aux deux tiers de La Suite telle qu’elle nous a été transmise et telle qu’elle est éditée, et, dans ce texte touffu où s’entrelacent de multiples aventures, d’autres personnages importants peuvent parfois, selon l’angle adopté sur le récit, lui disputer le statut de protagoniste : Gauvain, le Morhout, voire Gaheriet, dans la seconde moitié du roman et, dans la première, plus nettement encore, ne serait-ce que d’un point de vue quantitatif [4], Balaain, le chevalier le plus valeureux mais aussi le plus malchanceux de son époque. Il est caractéristique à cet égard que ses aventures aient fait jadis l’objet d’une édition séparée intitulée Le Roman de Balaain [5].
Et, surtout, La Suite, repose sur une ambiguïté bien marquée dès les premiers mots du récit (« …uns mois après le couronnement le roi Artu… », § 1, l. 1-2). Le temps de la fiction nous ramène au début d’un règne pourtant appréhendé dans sa totalité au moment de l’écriture et des premières lectures, c’est-à-dire après le Lancelot-Graal et une version ancienne du Tristan en prose. La Suite laisse donc percevoir, dans l’aube des temps arthuriens, les signes annonciateurs du « crépuscule des héros », selon l’heureuse formule de J. Frappier [6]. Bien que se présentant comme un « récit des enfances », elle s’appuie sur une matière déjà constituée à la date de sa rédaction. Au cœur de cet intertexte, dont La Suite ne peut pas ne pas tenir compte, la légende du Graal a pris une place prépondérante. Par conséquent, raconter le début des temps arthuriens conduit logiquement à relater pourquoi pèse sur « la terre gaste » et « le Roi Méhaigné » une malédiction que Perceval n’a pas su lever dans Le Conte du Graal, le roman fondateur de Chrétien [7], et que, après ses différentes Continuations et les textes de Robert de Boron, La Queste conjure à sa manière. C’est la séquence traditionnellement appelée « Le Coup douloureux » qui s’en charge dans La Suite : Balaain, sourd aux avertissements qui lui interdisent de toucher à une lance mystérieusement dressée dans un vase en argent, transperce les deux cuisses du roi Pellehan (nommé ailleurs le roi Pellès) et provoque ainsi la ruine durable du royaume.
« Le Coup douloureux », « pour coi les aventures dou Saint Graal averront [8] » constitue donc une rupture fondamentale dans le déroulement de la légende arthurienne [9]. Mais il est aussi présenté comme un « instant fatal » dans l’intrigue propre à La Suite.
I. Un motif soigneusement inséré dans le récit
Le soin particulier apporté par La Suite au traitement de la séquence ne fait pas de doute, parce que, au moment où on l’écrit, elle correspond à « une scène à faire », dont la spécificité est signalée de l’intérieur par le roman [10].
Elle fait en effet l’objet d’annonces très travaillées, par le truchement commode des prédictions de Merlin à Balaain. L’une d’elles la désigne même implicitement comme telle (« Tu ferras le Doloreus Cop » ; § 116, l. 6), avec une insistance manifeste, que prouve la dissémination des deux termes : répétition de « cop » (l. 9, 15 et 26) et dérivation sur « dolour » et « douloureux », martelés sept fois en quelque vingt lignes. Une autre, à peine moins didactique, emploie quasiment la même formule (« vous ferrés un caup dont […] grans duels averra… » ; § 179, l. 21-22), modulée par le retour de « cop » et « dolor », repris chacun trois fois en neuf lignes. Le procédé est trop appuyé pour n’être pas volontaire et significatif, d’autant plus qu’il fait écho, au cœur même de la séquence, à une autre désignation implicite du « Coup douloureux » comme un maillon narratif décisif, « élément déclencheur » des aventures arthuriennes : Merlin termine les reproches dont il accable Balaain par l’annonce des multiples prodiges et « aventurez perilleusez [qui] avendront encore par cest dolerouz colp » (§ 206, l. 20-21). Complété, ce qui est une originalité de La Suite, par une allusion à l’arme magique (Merlin l’appelle aussi « le cols de la Lanche Vengeresse » ; § 204, l. 16), le « Coup douloureux », selon une expression qui tend à devenir le titre d’un épisode par là doté d’une relative autonomie, est considéré de l’intérieur comme un véritable motif.
Il n’en est pas moins minutieusement enchâssé dans la trame romanesque [11]. À la recherche du chevalier invisible –on verra qu’il se nomme Garlan- qui a tué ses compagnons (§ 171 et § 180), Balaain est hébergé chez un vavasseur. C’est l’occasion d’un dialogue qui, contrairement aux événements qui le précèdent (§ 193) et le suivent immédiatement (§ 196, l. 8), est présenté comme digne de « ramentevoir en conte ».
On y apprend en effet que le fils du vavasseur, qui se plaint « angoisseusement » (§ 194, l. 6) a été blessé par un chevalier invisible (§194, l. 18-25). En posant la question qui permet d’introduire ce renseignement, Balaain, alors double inversé de Perceval, parle ainsi pour son malheur [12], car il fait vite le rapprochement avec ses propres mésaventures (§ 194, l. 26-36) et identifie Garlan (§ 194, l. 42), justement bien connu de son hôte (§ 194, l. 42-54), qui lui indique où et quand trouver l’agresseur (§ 194, l. 56-59 et § 195, l. 1-7).
Merlin n’est pas étranger à cet enchaînement d’heureuses coïncidences. C’est lui qui, justement dans sa deuxième annonce du Coup douloureux (§ 179, l. 12-15), a révélé à Balaain le nom et le lignage du chevalier invisible, facilitant ainsi sa reconnaissance (§ 179, l. 16-19). C’est également lui qui, de manière indirecte, donne à la quête du « chevalier aux deux épées » une fin non exclusivement égoïste, et donc lui fournit, à tous les sens de ce terme, une motivation supplémentaire [13] : le sang de Garlan guérira le fils du vavasseur [14]. Non content de retourner le silence de Perceval, pivot du Conte du Graal , le narrateur va donc jusqu’à puiser dans les sources folkloriques en sollicitant le motif traditionnel du « sang guérisseur », quitte à n’y faire qu’une allusion sommaire sans réelle signification lors de la mort de Garlan (§ 200, l. 27-28) : ces schèmes narratifs ne sont que des auxiliaires inertes destinés à montrer que tout pousse Balaain à se rendre chez le roi Pellehan.
Cet enchevêtrement de circonstances, destiné à « motiver » le récit, en fait surtout ressortir l’arbitraire. « …Benois soit Diex qui ceste part m’amena » (§ 195, l. 10), déclare Balaain pour remercier son hôte. Dans le même mouvement, il souligne et tout ensemble met à distance cette recherche de vraisemblance qui, si laborieuse soit-elle, montre à quel point ces hasards réitérés constituent en fait une nécessité : « le Coup douloureux » procède d’une fatalité qui vient de loin.
II. La préparation du « Coup douloureux » et la fatalité
Elle se manifeste dès l’entrée de Balaain dans le château de Pellehan. L’accès pourrait lui en être interdit, car « la feste estoit par tel maniere establie que nus chevaliers ne puet en la court entrer se il n’amainne avoec li sa serour ou s’amie » (§ 196, l. 11-13). Rien n’oblige le narrateur à imaginer cet usage, sinon la volonté de montrer que les obstacles s’effacent un à un devant Balaain, justement accompagné par l’amie du second chevalier tué par Garlan. À des fins identiques, Balaain, en alléguant la prétendue coutume de son pays, obtient de garder son épée et préserve donc la possibilité de se venger (§ 196, l. 20-32). Dans les deux cas, l’attention est attirée sur une étape vers un désastre que rien ne peut empêcher.
C’est le même procédé qui mène à la mort de Garlan. Le narrateur doit résoudre un problème épineux. D’un côté, dès lors que Garlan est invisible quand il chevauche, Balaain ne peut l’affronter en combat singulier et il est contraint de saisir l’occasion unique de la fête pour se venger (§ 199, l. 11-12). Mais, d’un autre côté, Balaain ne peut se rendre coupable de déloyauté en frappant un homme désarmé. Il importe en effet, pour que le « Coup douloureux » consécutif au meurtre soit vraiment le double inversé de la levée des malédictions, que Balaain reste, comme Perceval et Galaad, chacun dans son registre, le « millours chevaliers dou monde » [15] et qu’il ne contrevienne pas aux valeurs de sa caste. Le narrateur est donc obligé de présenter la mort de Garlan à grand renfort de justifications qui ont de facto pour effet d’exhiber la fatalité.
Il prend d’abord la précaution de disculper Balaain par avance. Selon un chevalier qui « dalés lui seoit » (§ 197, l. 8), la vengeance, dans ce cas particulier, implique que l’on n’attende pas que Garlan soit armé (§§ 197-198). Cependant, le récit ne dit pas explicitement que Balaain a résolu d’attaquer Garlan après cet avis. Il se contente de laisser entendre que la décision est prise : quand « commenche li Chevaliers a .II. espees a penser » (§ 199, l. 1-2), sa réflexion ne porte plus sur le principe de l’attaque, mais sur la possibilité, après elle, de s’enfuir sans être tué à son tour (§ 199, l . 5-9).
Ce « silence » du narrateur permet un déplacement habile. Outre que le lecteur se focalise, non sur un meurtre difficilement compatible avec la morale chevaleresque, mais sur ses conséquences, est ainsi préparée une étape vers le « Coup douloureux » : Balaain sera inévitablement poursuivi par Pellehan. Dans le même mouvement, la dynamique de la scène est assurée. D’abord, Balaain s’enferme dans une réflexion sans issue, où se manifeste une nouvelle fois sa propension à se refermer sur soi (on a souvent remarqué son égoïsme). Mais ce trait psychologique, ici comme ailleurs [16], n’est qu’un rouage supplémentaire dans la mécanique du destin. Les effets appuyés du § 199 (jeu sur les hypothétiques ; répétitions : occire, échapper ; dérivation sur « conseil » ; chiasme final) marquent que rien ne peut débloquer la situation, sinon sa fatalité interne. De fait, plongé dans ses pensées, Balaain en oublie de manger (§ 200 , l. 1-6). Garlan prend cette prostration pour une insulte, le frappe (§ 200, l. 6-15) et le provoque même verbalement : « Si t’en venge quant tu porras ! » (§ 200, l. 19). Plaçant ainsi son adversaire en position de légitime défense, il relance l’action et sauve la morale. Balaain est innocenté, la riposte immédiate au défi de Garlan, pleinement justifiée au regard des valeurs chevaleresques, se confondant avec la discutable vengeance prévue depuis longtemps : « …Ne jamais preudomme ne ferras a table de roi ne n’ochirras chevalier en traïson ! », lui dit-il (§ 199, l. 23-25). Il n’a fait que son devoir en tuant un chevalier roux, donc a priori déloyal ( le récit y insiste : § 197, l. 11 et § 200, l. 7), qui refuse d’être battu dans un tournoi (§ 194, l. 46-54) et frappe par surprise sans se poser de questions, bref en tout opposé au « millours chevaliers dou monde ».
Le meurtre de Garlan repose donc sur une concaténation inexorable selon la logique paradoxale qui sous-tend toute la séquence. Au premier degré, Balaain a la chance de voir les difficultés s’évanouir une à une devant lui. Mais, en réalité, et compte tenu des annonces de Merlin le lecteur ne peut s’y tromper, « le chevalier aux deux épées » est poursuivi par une « mescheance » qui au fond recouvre le deuxième et le quatrième sens de « fatal » : il se rapproche inéluctablement du non moins fatal « Coup douloureux ». Il est significatif à cet égard que son commensal, premier maillon de la chaîne des péripéties en apparence positives, soit assis « a seniestre » (§ 197, l. 8).
C’est une logique paradoxale analogue qui mène Balaain à blesser Pellehan avec la lance sacrée.
III. Le « Coup douloureux » et la fatalité
Comme prévu, Balaain est en grand danger. Heureusement, il convainc Pellehan de l’affronter en duel (§ 201 et § 202, l. 1-3). Cette péripétie est doublement nécessaire, parce que toute autre forme de combat rendrait sa survie impossible (il serait submergé par le nombre) et parce qu’est ainsi soulignée la haute valeur morale de Pellehan, plus que nul autre prince « amés de Nostre signour » (§ 201, l. 12), et dont la blessure ne sera que plus regrettable. Mais, au cours de l’affrontement, l’épée de Balaain se casse. Poursuivi par Pellehan, il part à la recherche d’une autre arme et, dans la « tierce chambre » (§ 202, l. 21) où il pénètre (le chiffre 3 ayant probablement une valeur symbolique [17]), il s’empare de la lance qui blessera le roi.
Commence alors une « scène du Graal » où se retrouvent de nombreux motifs devenus conventionnels vers 1235 et qui, adaptée à un « récit des origines », fera ensuite la part belle à la topique de la « Terre Gaste », fatalité pesant sur le royaume. Dans la mesure où, située au beau milieu de l’épisode, elle représente le point d’aboutissement de la chaîne de circonstances qui mène Balaain au « Coup douloureux », elle sort du champ de mon analyse, malgré l’intérêt majeur qu’elle revêt en soi.
En revanche, est capital « l’élément déclencheur » de l’enchaînement fatal qui amène Balaain à frapper Pellehan avec la lance sacrée, c’est-à-dire la fracture de son épée.
Depuis qu’il a réussi l’« épreuve du baudrier », Balaain est appelé « tut communement le chevaler as .II. Espees » (§ 104, l. 16-17). Mais aucune aventure ne s’appuie directement sur ce thème des deux épées, qui serait un peu oublié si Balaain n’était régulièrement désigné par son surnom, à quoi on ne peut d’ailleurs assigner un sens particulier, y compris dans l’épisode du « Coup douloureux » [18]. Le narrateur, sans même préciser de façon explicite si Balaain porte constamment les deux armes sur soi [19], l’a de toute façon mis en sommeil avec désinvolture : « Se auchuns me demandoit de la quele espee c’estoit que Balaains se combatoit, je responderoie que che estoit de la soie et ne mie de l’espee qui fu a la damoisiele » (§ 141, l. 28-31).
Le rappel du thème lors du « Coup douloureux » est donc porteur de sens. Pour montrer que l’épisode repose sur une inexorable chaîne de causalités, le texte précise que Balaain n’a sur lui qu’une épée (§ 196, l. 26 et l. 30 et § 200, l. 21) [20]. En effet, il faut qu’après la mort de Garlan il soit privé d’arme, qu’il en cherche une autre et qu’ainsi il passe, fatalement, de la grande salle du château à la « chambre » où il commet l’irréparable en s’emparant de la lance sacrée. Or, rappel capital souligné par le texte, l’épée brisée n’est « mie cele dont il ot la damoisiele delivree a cort, mais une autre » (§ 202, l. 6-7).
Cette précision n’apparaît pas de façon arbitraire dans l’épisode. Elle a été subtilement préparée [21]. Depuis les premières mises en garde de la demoiselle au baudrier, et grâce à diverses autres annonces, le lecteur sait ainsi que l’épée « qualifiante » est destinée au duel qui opposera Balaain à son frère Balaan, l’homme qu’il aime le plus au monde (§ 96, l. 35-38), évidemment tout le contraire de Garlan [22].
Le texte est manifestement embarrassé pour concilier les deux instants fatals de Balaain, le « Coup douloureux » et le duel fratricide. Mais le second est subordonné au premier, dès lors qu’on ne considère pas isolément « le roman de Balaain ». La Suite, en raison même du genre dont elle se réclame, le récit des origines, raconte comment, fatalement, est survenue l’aventure décisive de la légende arthurienne. Elle construit donc le personnage de Balaain en fonction du « Coup douloureux ». Comme il est cependant nécessaire de donner à son personnage un minimum d’épaisseur, elle le fait entrer dans le roman en s’inspirant du Chevalier aux deux épées [23] : Balaain, élu par la conquête de l’épée qui consacre « le millour chevaliers dou monde » (voir par exemple le § 93, l. 11-16), est le négatif de Galaad [24] : à l’un la grâce qui lève les malédictions, à l’autre la « mescheance » qui les crée.
En d’autres termes, Balaain ne frappe pas le « Coup douloureux » parce qu’il est poursuivi par la « mescheance ». C’est l’inverse qui est vrai en structure profonde : il ne cesse de faire preuve de « mescheance » parce qu’il doit frapper le « Coup douloureux », malchance hyperbolique dont le déroulement fatal reflète la fatalité qui l’a causé. C’est pourquoi, en dehors des exploits chevaleresques qui lui donnent vie, justifient son titre de meilleur chevalier du monde et font a contrario ressortir son infortune, il ne frappe (§ 11, l. 23-25) ou ne fait frapper (§ 111, l. 42-46) que des « coups fatals » qui préparent le « Coup félon », le premier et le plus spectaculaire d’entre eux étant l’exécution de la demoiselle censée avoir empoisonné son frère, véritable assassinat qui annule d’emblée son élection [25]. Quant au duel fratricide, il permet de se débarrasser du personnage de façon vraisemblable lorsque, ayant accompli sa désastreuse fonction, il est devenu inutile au roman, tout comme, mutatis mutandis, Merlin doit mourir pour que les personnages arthuriens vivent leurs aventures de manière autonome.
La meilleure preuve de ce renversement se trouve dans la mise en relation de ces deux moments « fatals » par une « puciele » messagère de Merlin : « Sire chevaliers, chou est tout de la mesqueance que vous avés vostre escu cangié : se vous l’eussiés a votre col, vous n’i morussiés hui, ains vous reconneust vostre amis et vous lui. Mais ceste mesqueance vous envoie Diex pour le fait que vous fesistes chiés le roi Pellehan en lieu de venganche » (§ 226, l. 16-21). Une fois encore figure du narrateur, Merlin motive le duel sans aucune nécessité, puisqu’il est prédit depuis l’entrée de Balaain dans le texte (§ 96, l. 41-52, cette annonce étant reprise à son compte par le narrateur au § 104, l. 19-30, qui cependant n’évoque alors qu’un « damages trop douloureux ») et que les deux événements n’ont précédemment pas été rapprochés, faisant notamment l’objet d’annonces séparées. Mais, dans sa maladresse même, voire dans son arbitraire, cette motivation a posteriori est révélatrice : elle subordonne la « mesqueance » finale à la « mesqueance » principale, le « Coup douloureux », qui apparaît donc rétrospectivement, aux moments ultimes de l’existence du personnage, comme sa raison d’être profonde.
Conclusion
Ainsi, dans La Suite du roman de Merlin, la séquence appelée traditionnellement « Le coup douloureux » est bien un « instant fatal ». Parce que, en dialogue avec le vaste intertexte de la littérature du Graal française et de ses origines diffuses, elle présente, remontant même dans une temporalité antérieure au Conte du Graal, le point de départ d’un motif primordial dans la légende arthurienne telle qu’on la conçoit vers 1235. Mais aussi parce qu’elle constitue le centre de la constellation narrative construite autour de Balaain, création originale du roman.
Comme en écho au fatalisme exprimé par ce personnage après le désastre qu’il a provoqué (« Puis qu’il est fait, il ne puet mais remanoir », § 208, l. 13), la langue populaire désigne la fatalité en disant « C’est comme un fait exprès ». Et en effet, le narrateur « fait exprès » de mettre en récit, de la façon la plus vraisemblable possible, la détermination rétrograde qui, en profondeur, structure tout le passage. Il convient que Balaain frappe le « Coup douloureux », donc que, malgré les avertissements divins qui lui en interdisent l’accès (de là, peut-être cette sorte d’autisme qui le caractérise tout au long du texte), il pénètre dans la « chambre » magique, donc qu’il soit poursuivi par Pellehan, donc qu’il tue Garlan. De proche en proche, ce sont finalement toutes les aventures de Balaain qui se trouvent ainsi rétrospectivement motivées, puisqu’il lui faut une vengeance à assouvir, donc une « mescheance » existentielle lui interdisant de respecter les « sauf-conduits » qu’il est censé garantir, donc une errance émaillée d’exploits authentiques hors de la cour dont il est chassé. Seul le duel fratricide semblerait échapper à cet enchaînement inversé, s’il n’y était laborieusement in fine rattaché. À la surface du texte, cette détermination rétrograde reçoit l’habillage narratif de la fatalité, rendue vraisemblable par une détermination interne, l’importance de Merlin et par conséquent de la topique de la destinée annoncée, et par une détermination externe, le poids intertextuel de La Mort le Roi Artu.
Ainsi est illustrée la tendance générale du roman, relevée par E. Vinaver, « to elaborate the material drawn from earlier romances by building up and lengthening sequences of episodes. » [26] Divers motifs ou bribes de motifs à peine esquissés sont ainsi sollicités pour la création d’un personnage original : le « Coup douloureux » est à la fois la réécriture en creux d’une scène absente de la légende et la réécriture patente, mais très partielle, de motifs devenus des éléments décontextualisés au service d’une combinatoire un peu poussive qui puise dans un réservoir maintenant figé. À bien des égards, La Suite signale aussi la fin d’un cycle dont pourtant elle donne à lire le début présumé. Le « Coup douloureux » dit la difficulté d’une écriture en voie d’achèvement, d’une écriture qui frappe, douloureusement, ses derniers coups.