Introduction
Prenons comme élément central de ce propos un fait de sorcellerie. Mais en réalité, qu’est-ce qu’un fait de sorcellerie ? Aucune définition claire et précise n’a été avancée jusque-là et il convient donc de l’élaborer. Prenons le fait comme un événement, acte ou phénomène, dans ce cas réel ou imaginaire. Robin Briggs s’était questionné, il y a maintenant plus de trente ans, sur cette notion, montrant qu’il fallait concevoir le fait de sorcellerie comme un acte imaginaire certes, mais exprimant indirectement une réalité [1]. Ainsi, il peut donc s’agir de tout événement lié à des pratiques magiques de sorciers ou de sorcières. Toutefois, distinguons immédiatement les diableries – des actions du diable ayant pour finalité une punition d’origine divine sur un pécheur – même si elles sont nombreuses dans les canards [2]. Bien des cas sont limites et appellent à des choix de classification : il en est ainsi des naissances monstrueuses, perçues comme autant de punitions divines, qui ne seront pas prises en compte dans cette étude, sauf lorsque celles-ci sont causées par un maléfice [3].
L’on pourra donc reconnaître sous le vocable de « fait de sorcellerie », tout ce qui faisait sens pour les contemporains des canards, c’est-à-dire le pacte diabolique, les réunions de sorciers, les transformations animales, le transport magique, mais encore, et surtout, les maléfices sous leurs diverses formes. En d’autres termes, on y retrouve, tout ce qui fait le sel de ces croyances, « le concept cumulatif de sorcellerie » de Brian Levack [4]. À ceci près que cette notion a besoin d’être complétée par les maléfices, en ce qu’ils représentent le pouvoir d’action des sorciers sur le réel. Donc, si pour Jean Bodin, le sorcier « est celuy, qui par moyens diaboliques sciemment s’efforce de parvenir à quelque chose », alors le fait de sorcellerie est justement ce moyen diabolique [5].
Par ce biais, les canards traitant de sorcellerie sont donc des occasionnels mettant en avant un ou plusieurs de ces faits, que la narration soit centrée ou non sur un événement lié à cette pratique. Le corpus de cet article se compose ainsi de 63 textes publiés entre 1574 et 1699, pour un total de 48 cas différents. Le propos sera, dans ces canards, d’analyser les faits de sorcellerie afin d’en élaborer une typologie puis de s’intéresser plus amplement aux sortilèges. Entrons désormais directement dans le vif du sujet par ce qui définit les sorciers.
Les faits de sorcellerie
Le pacte avec le diable
Le pacte avec le diable, élément central permettant de définir le sorcier ou la sorcière, est présent dans un peu plus d’un tiers (35 %) des canards de sorcellerie. Dans la grande majorité des cas, il est simplement évoqué comme un ressort narratif permettant de prouver rapidement au lecteur la volonté de faire le mal du personnage, en même temps que la réalité de ses pouvoirs. Par ailleurs, le mot pacte n’est pas toujours énoncé, nous laissant comprendre que l’on se situe dans un imaginaire parfaitement connu et maîtrisé des lecteurs. C’est ainsi le cas à propos de Gilles Garnier, le lycanthrope de Dole qui tenait ses pouvoirs « d’un fantasme en figure d’homme, qui lui promist monts et merveilles, & entre autres choses de lui enseigner à bon compte la façon de devenir quand il vouldroit, loup ; lion, ou leopard, à son chois [6] […] ».
Il existe tout de même des versions plus élaborées de ces pactes dans les canards. Notamment celui, assez connu, d’Urbain Grandier – le prêtre accusé d’être à l’origine de la possession des Ursulines de Loudun en 1634. D’après le canardier, ce dernier a marqué de son propre sang cet accord [7]. Mais ce n’est pas le seul cas : Putifar, le démon possédant une religieuse à Louviers dans les années 1640, mena les exorcistes à la découverte d’un « papier enchanté, qui estoit comme une feuille de papier blanc, pliés sept ou huit fois, où il y avoit par-dessus quelques characteres de diverses façons, noirs, inconnus [8] […] ». Contraint par le prêtre et par les prières à la Vierge, Putisar en livre une traduction : « Je donne mon ame au grand Demon Belzebuth, & mon corps à la venerable assemblé [9] […] ».
Le sabbat des sorciers
À travers ce dernier exemple, on peut voir comment les notions de pacte et de sabbat fonctionnent ensemble. Les évocations du sabbat se retrouvent également dans un peu plus d’un tiers des canards (36 %) rassemblés pour cette étude. Cependant, ceux qui cumulent les deux notions ne représentent plus que 11 % du corpus. Dans ces cas, un tel cumul montre à quel point l’auteur a voulu diaboliser l’accusé. Ainsi, on le retrouve dans des occasionnels consacrés aux grandes affaires de possession du XVIIe siècle (Aix-en-Provence, Loudun et Louviers) ou alors à des sectes diaboliques.
Comme pour le pacte, la plupart des évocations du sabbat sont en réalité très évasives. Le plus souvent, seules des mentions du type « une troupe de Sorciers, qui estoient pres de nous, faisant leur sabat […] » sont repérables [10]. Ces dernières ne donnent aucune précision mais montrent que ce terme permettait au lecteur de se retrouver instantanément dans le registre de la sorcellerie. Comme lors des procès menés par les justices villageoises, le sabbat est donc un moyen dans ces textes de prouver le crime de sorcellerie [11]. En d’autres mots, les évocations « canardiennes » de ce rassemblement servent le même but que dans ces procès : accabler les prétendus sorciers.
Robert Muchembled affirmait au milieu des années 1980 que le sabbat relevait d’une catégorie de pensée étrangère aux acteurs paysans de ces drames car les témoins n’en parlaient jamais dans les procès et que son évocation n’apparaissait que sous la torture [12]. L’on ne peut s’empêcher de remarquer la présence de cette pratique à l’intérieur des canards, montrant sa circulation dans la société et pas seulement dans les écrits des démonologues ou des ecclésiastiques – même si nombre de canardiers étaient sans doute de cette dernière catégorie [13]. Le sabbat circulait dans l’imaginaire lié à la sorcellerie et montre que pour les lecteurs des canards, le plus souvent citadins, il était bien pratiqué par les sorciers-paysans [14]. D’ailleurs qui d’autre que des personnes déjà rôdées à l’élevage ne s’occuperait des crapauds diaboliques en ce lieu comme le montrent deux canards de 1624 et 1630 [15] ?
Au sabbat, toutes sortes de pratiques sont de mise : sacrifice au diable, pacte, sexualité mêlant incubes et succubes, messe noire, consommation d’enfants bouillis au chaudron, danses libidineuses et d’autres encore [16]. En bref, comme le dit un auteur de canards, on y fait « des choses espouvantables […] que les cheveux de la teste dresseroient d’horreur d’entendre les méchancetez & abominations qui s’y font [17] […] ». À noter qu’avec l’apparition des prêtres-sorciers au début du XVIIe siècle, de nouvelles questions apparaissent dans l’espace public : comment, par exemple, un ecclésiastique pourrait-il se rendre au sabbat, alors même qu’il officie dans la maison de Dieu la journée ? La réponse d’un canardier, dont le texte fut publié en 1619, est simple : il s’y rend en caleçon de toile car le reste de son habit est béni [18]. Les représentations évoluent ainsi en fonction des nouveaux types d’affaires qui voient le jour.
La question du transport des sorciers au sabbat n’est pas absente des canards : pour la quasi-totalité des auteurs l’évoquant, il est réalisé au moyen d’onguents, en volant, porté par un vent, parfois à pied ou à cheval [19]. En un mot ils se rendent eux-mêmes, physiquement, sur les lieux du sabbat en tant qu’événement réel. Seul un auteur va à l’encontre de ces théories en admettant volontiers que le diable transporte les sorciers en imagination, en jouant avec leurs sens [20]. Mais ceci n’est pas pour se montrer plus sceptique que les autres canardiers mais plutôt pour mieux reconnaître la réalité du sabbat et des actes commis, même si ce n’est qu’en rêve : la volonté de faire le mal et de se joindre au diable n’en est pas moindre.
Le sabbat réel est donc le plus répandu parmi les canardiers car il est beaucoup plus sensationnel qu’un sabbat en imagination, ou dans les rêves : cela remettrait en cause la réalité des événements et par conséquent la sorcellerie elle-même. Ce serait ainsi une position plus sceptique et surtout moins vendeuse pour qui recherche le spectaculaire des sorciers voués au mal : on est clairement ici dans la « quête du sensationnel » dont parlait Marianne Closson [21].
La transformation animale
Pour ce qui est de la transformation animale des sorcières, on retrouve le même schéma que dans les procès : peu d’auteurs l’évoquent (seulement 14 % des canards de sorcellerie [22]).
Tout d’abord, distinguons deux types de métamorphoses : celles opérées par les sorciers directement et celles opérées par le diable ou un démon. Bien sûr, on retrouve la lycanthropie, avec le célèbre Gilles Garnier, ou encore Théodore du Bison et ses onguents, mais ce n’est pas le seul type de métamorphose. Ici, la transformation du lycanthrope est jugée réelle [23]. Toutefois, ce n’est pas l’unique opinion représentée chez les canardiers, pour qui le point de vue de l’illusion semble être tout aussi probant. À l’instar d’un auteur qui, dans un canard de 1644, après avoir énoncé des arguments classiques tels que l’impossibilité pour le diable de modifier une création divine, affirme que « les transformations que les demons, ou les sorciers font ne sont qu’en apparence [24]. »
La métamorphose en animal peut aussi être destinée à une autre personne, à l’image du « gentilhomme portugais » changé en sanglier. Ses amis ont été charmés pendant qu’il a été endormi pour ne pas pouvoir les prévenir. Ici, la transformation n’est pas réelle mais elle a quand même failli tromper les deux hommes, tout à fait heureux qu’on leur offre un sanglier et prêts à débiter leur collègue, avant l’intervention salvatrice d’un miracle [25].
Enfin, n’oublions pas les multiples possibilités de transformation des démons eux-mêmes, afin de tromper les hommes. Outre le cas de diables « en forme de dogues », on peut trouver un « démon amoureux, lequel a poussé une jeune damoyselle à brusler une riche abbaye […] » et qui apparaissait à la jeune fille « le plus souvent en forme de petit pourceau, [qui] abusa[it] honteusement de son corps [26] […] ».
Ainsi, lorsque que la transformation est réelle – opinion pourtant uniquement défendue par Jean Bodin parmi les démonologues – elle sert plutôt des visées sensationnelles, accentuant le pouvoir maléfique des sorciers [27]. À l’inverse, lorsque l’illusion des métamorphoses est évoquée dans un but didactique, elle montre le blasphème que représentent les croyances en de trop grands pouvoirs attribués au diable, le mettant par là même au niveau de Dieu.
Cependant, la très large majorité des faits de sorcellerie est représentée par les sortilèges et autres maléfices divers. En effet, 82 % des textes du corpus en font mention. Devant une telle profusion de références, il convient d’entrer un peu plus dans les représentations que nous offrent les canardiers.
Les sortilèges
Sortilèges et maléfices
On appelle sort ou sortilège certaines paroles, caractères, drogues, etc., par lesquels les esprits crédules s’imaginent qu’on peut produire des effets extraordinaires, en vertu d’un pacte supposé fait avec le diable [28].
Voici comment Jacques Collin de Plancy définissait le sortilège, dans les pas de Furetière. Cependant, il convient d’apporter des précisions. En effet, si le sort est bien une manifestation magique d’un pouvoir du sorcier, obtenu du diable, il y avait diverses finalités qui nous permettent de les différencier. Proposons d’abord deux buts : faire le mal ou commettre un acte bénéfique pour le lanceur. Dans le premier cas, il est aisé de différencier le mal donné – c’est-à-dire la maladie provoquée par un moyen magique, que ce soit contre l’homme, le bétail, voire le végétal (les champs) – des autres formes de maléfices représentées par les images de cire, possessions démoniaques lorsqu’elles sont provoquées par un sorcier et « caractères » dont les canards ne nous offrent pas toujours l’effet qu’ils produisaient. D’un autre côté, on trouve tous les moyens magiques qui permettent au sorcier d’arriver à ce qu’il voulait : obtenir des faveurs sexuelles, voyager en s’affranchissant du temps et de la distance, pratiquer la divination, ou encore invoquer des démons. Les buts, ici, sont plus personnels ; on voit bien qu’il ne s’agit pas simplement de faire le mal pour faire le mal, l’idée est d’obtenir ce que l’on ne peut pas avoir par des moyens ordinaires. Pour bon nombre de ces catégories, ce sont celles que l’on retrouve dans la sorcellerie, devenue escroquerie, du XVIIIe siècle [29].
Ainsi, ce que l’on peut appeler assez généralement maléfices représente la majorité des mentions retrouvées dans les canards (67 %). Force est de constater qu’il n’y a pas toujours de détails permettant de comprendre à quoi pouvaient servir les objets utilisés par les sorciers et sorcières. Il en est ainsi d’« une boete où sont cincq rondeaux de velours, desquels characteres Conchine et sa femme s’aydoient pour essayer d’avoir du pouvoir par malefices sur les volontez des Grands » pour laquelle nous n’avons aucune information concernant son utilisation [30]. Encore moins de détails concernant la sorcière d’Oloron qui s’adonne aux arts magiques depuis longtemps jusqu’à ce que son mari ne découvre ses maléfices, raison pour laquelle elle décida de le tuer [31].
Les différents maléfices
Le mal donné
La majorité des procès de sorcellerie font intervenir des maléfices consistant le plus souvent à donner le mal à une victime [32]. Pour ce qui est des canards, ce n’est pas la même chose puisque seulement 16 % des sortilèges sont destinés à provoquer la maladie, que ce soit concernant des hommes ou les moyens de production alimentaire (bétail ou champs). Parmi cette première catégorie, la proportion de mal donné aux hommes et aux moyens de production alimentaire est identique. C’est-à-dire que les représentations véhiculées par les canards sont que les sorciers sont tout à fait polyvalents pour ce qui est de nuire aux hommes, aux bêtes ou aux champs. Un autre phénomène important à appréhender est que ces personnages peuvent donner le mal mais aussi le guérir, à l’image du magicien qui possédait un démon dans une fiole, Michel le menuisier. Ce dernier semblait, d’après le canardier, soigner les maladies en écrivant des formules sur des plantes magiques ; et si la rétribution était mauvaise, le patient y succombait [33].
Il en est en revanche tout autre du protagoniste de l’affaire de Louviers (1643-1647). En effet, Mathurin Picard donna un « cancer au sein » à Madeleine Bavent afin de lui fournir un motif pour quitter le couvent et semer elle aussi des charmes dans la ville [34]. Après sa sortie, le sorcier l’aurait guérie. De la même manière, Marie Bucaille est accusée dans un canard d’infliger la maladie par des maléfices puis de provoquer la guérison afin de faire croire à un miracle [35]. Contrairement aux démonologues qui sont assez friands de détails en ce qui concerne ces épisodes, les canardiers eux, sont plutôt dans le secret [36]. Seul le Récit véritable de ce qui s’est passé à Loudun […] nous offre une petite précision : pour ensorceler une femme, il suffit d’une unique goutte d’eau ajoutée à son potage, avec les suites que l’on connaît à cette affaire [37].
Dans un autre registre, mais toujours sans entrer dans les secrets de ces maléfices, l’on retrouve les maladies touchant le bétail ou les champs. Les quatre Espagnols sorciers et sorcière, figures de deux canards publiés en 1610 et 1622, faisaient sécher blés et vignes et empoisonnaient le bétail par leurs sortilèges, et ce dès qu’on les contrariait [38]. Parfois, ils pouvaient aussi contaminer l’air au moyen de poudres. De même pour Gimel Truc, le guérisseur du Vivarais, soupçonné d’empoisonnement de bétails après des rumeurs à propos d’ingrédients peu recommandables qu’il utilisait pour ses guérisons. Dans ces deux cas, il s’agit plutôt de sortilèges qui interfèrent avec le quotidien des ensorcelés : la perte de vaches ou les mauvaises récoltes étant clairement liées à des communautés rurales plutôt qu’urbaines. Bien sûr, dans les canards, les sorciers sont très régulièrement accusés de « battre la grêle » ou d’autres maux liés également aux récoltes [39]. Comme pour les maladies touchant les hommes, les canardiers ne s’attachent pas aux causes ou aux secrets magiques mais plutôt aux conséquences, soit par méconnaissance des canons démonologiques ou antiques – Boguet explique le mal donné au bétail par des « poudres, graisses, clin d’œil, touché de main ou de baguette », et bien d’autre encore – soit simplement pour attiser la haine des lecteurs envers ces personnages dont on comprenait sans doute mal comment ils agissaient, si ce n’est par l’intermédiaire du diable [40].
Les images de cire
Parmi les maléfices, on trouve également les images de cire, régulièrement citées dans les canards et destinées à provoquer la mort de la cible dans la douleur, en piquant la figurine et en la faisant fondre [41]. Cependant, encore une fois, ces figures de cire ne sont citées qu’en tant que preuves supplémentaires de la sorcellerie d’un individu et les auteurs ne nous livrent pas les détails de ces actions. La première explication est que les canardiers ne connaissaient pas tous les éléments de cette culture de la sorcellerie, qui n’était pas forcément la leur, en particulier pour celle du monde rural. Les démonologues semblaient toutefois parfaitement connaître ces pratiques, sans doute par l’expérience des procès qu’ils menaient [42]. La deuxième hypothèse est que ces représentations étaient tellement connues qu’elles n’appelaient pas nécessairement plus de détails pour être comprises.
La possession démoniaque
On apprend cependant à la lecture d’un canard qu’un simple regard ou toucher permet au sorcier d’exercer son pouvoir maléfique, pratique qui a traversé les âges et qui se retrouve dans la sorcellerie contemporaine [43]. Une jeune fille de Saintonge en fit les frais après avoir croisé une vieille femme faisant l’aumône : quand elle l’eut reçue, elle « toucha & pinça le petit doigt de cette jeune damoiselle, comme si par cet attouchement elle eut voulu donner quelque marque de sa joye [44]. » C’est ainsi que la jeune fille se retrouva possédée. Bien des façons existent d’ailleurs pour se voir dans cette situation et, au XVIIe siècle, ce sont plutôt des prêtres-sorciers qui en sont à l’origine. Leurs pratiques étaient dévoilées par les démons eux-mêmes pendant des séances d’exorcisme, à l’instar d’Élisabeth Allier, dont la possession aurait débuté quand elle n’avait que sept ans via une croûte de pain ensorcelée [45]. Endurcie par les années et les maléfices, elle ne pourrait être retirée que par un médecin dont les « drogues » auraient été bénies au préalable [46]. Un autre canardier évoque cependant une piste en 1625 : ces sorts ne sont pas vraiment du même genre que les possessions démoniaques :
Cette sorte d’esprits sont donnez le plus souvent par de mauvaises personnes portez de rancunes contre ceux qui en sont tourmentez ou contre leur proche parent, & ne sont donnez que pour un temps, pendant lequel ils ne donnent pas grand repos à ceux qui doivent estre par eux tourmentez, bien que très asseurement ils n’ont le pouvoir d’entacher en façon quelconque leurs ames, qui est un tresor reservé immédiatement à Dieu [47].
Dans le cas de cette jeune fille, l’esprit prend régulièrement possession de son corps chez elle et lance la vaisselle et les pots aux murs, jette des pierres aux passants sans jamais, toutefois, s’en prendre à son hôte [48].
On voit donc à travers ces exemples de possessions pratiquées par des sorciers, comment des croyances anciennes et païennes – celles des esprits follets, nommés ainsi par le canardier – et plus récentes de possessions démoniaques s’hybrident [49]. On ne reconnaît cependant pas encore dans ce texte « les mauvais esprits » décrits par Pierre de Lancre [50].
Les autres sortilèges
Des moyens pour obtenir des faveurs sexuelles
L’utilisation de la magie pour obtenir des faveurs sexuelles n’est pas très courante dans les canards : seuls 12 % du corpus l’abordent. Bien sûr, la première occurrence de ce genre date de 1611 et du célèbre procès de Louis Gaufridy, le prêtre de l’église des Accoules de Marseille, accusé de sorcellerie. Parmi ses confessions liées à la possession des Ursulines d’Aix-en-Provence, et publiées sous forme de canard, l’une d’elle confirme sa capacité à obtenir ce type de faveurs :
J’advoüe, comme j’ay soufflé mille filles ou femmes, prenant un extreme plaisir de les voir enflammees de mon amour : j’ay dit plusieurs fois, parlant de quelques particulieres à ses peres, Vos filles en ont autant qu’elles en peuvent porter, sans m’expliquer autrement [51].
L’auteur joue ici sur plusieurs tableaux, d’une part la sexualité dans le domaine de la religion, Gaufridy étant un ecclésiastique, et d’autre part la virginité ravie de ces jeunes filles. Cela fait de lui un personnage d’autant plus haïssable qu’il se moque après coup des pères, pour qui la virginité des filles était liée à l’honneur de la famille [52]. Le même ressort, à peu de choses près, fut utilisé vingt-trois ans plus tard dans les canards relatant l’affaire qui frappa Urbain Grandier, un autre prêtre accusé de sorcellerie.
Seule l’Histoire admirable et prodigieuse d’un enchanteur italien […] sort de ce canon [53]. Ce canard traite du seigneur Carmenio, expert magicien d’une soixantaine d’années, amoureux d’une jeune fille. Malgré la différence d’âge, il la demande en mariage à son père, qui refuse et entraîne ainsi le désir de vengeance du sorcier [54] :
… tout maniaque & furieux, ce miserable en qui les demons habitoient contrefaict une petite image de cire approchante au plus pres a la ressemblance de ceste fille, fait au milieu de sa chambre un cerne dans lequel apres avoir fait les imprecations accoustumees conjure l’esprit de fornication de le servir en sa necessic[ité], enflammer ceste pauvre fille d’un desir de Luxure envers un Asne qui estoit au logis de son pere [55] […].
Après l’avoir rendue malade puis guérie – on voit là que ce texte combine plusieurs types de sortilèges – il pousse la fille, grâce au démon de luxure, à la zoophilie, ce qui entraîne sa condamnation par la justice [56]. Le sorcier lui propose alors de la libérer de prison en échange d’une promesse de mariage. On peut le remarquer, ce récit tient plus du conte que de la presse mais les représentations qu’il charrie sont une juxtaposition des différents sortilèges dans un but très personnel.
Enfin, à la fin du siècle, un dernier cas nous rapporte une nouvelle fois l’utilisation de sorts à des fins amoureuses : l’affaire Bucaille. Dans deux occasionnels tardifs qui lui sont consacrés, outre les sortilèges destinés à la faire passer pour sainte dont nous avons déjà parlé, son confesseur, le père Saulnier, use sur elle de différentes pâtes afin d’abuser d’elle et ses consœurs [57]. Une nouvelle fois, la relation entre le directeur de conscience et la religieuse est liée à la sorcellerie par la sexualité. Ce cas est donc bien plus symptomatique des affaires qui ont jalonné tout le siècle précédent que de celles du XVIIIe siècle [58].
Transport magique et ubiquité
Pour Brian Levack, le transport magique est un élément constitutif de son concept cumulatif de sorcellerie [59]. En d’autres termes, en lien avec le sabbat, il apparaît comme un indissociable des sorciers sous toutes leurs formes. Or, dans les canards, il est loin d’apparaître systématiquement (environ 10 % en font mention). Le plus souvent, il est évoqué sans grands détails à l’instar du Véritable portrait de Sœur Marie de Saint Joseph […] qui aborde uniquement sa possibilité de faire des choses impossibles sans magie, y compris se déplacer où elle le souhaite.
Cependant, le transport magique des sorcières – le plus souvent en direction du sabbat – est un héritage de débats remontants aux environs du XIIe siècle [60]. Claude Lecouteux met en évidence trois traditions issues de cette époque : le vol sur des animaux, le vol au moyen d’un onguent et le vol sur un bâton. Pour ce qui est de cette dernière catégorie, elle n’apparaît tout simplement pas dans le corpus des canards, à l’exception peut-être d’une femme de la région de Toulouse qui se serait transportée au sabbat avec son enfant par le biais d’un violon [61]. Le cas semble tellement extraordinaire qu’il fait davantage penser à une erreur de transcription de l’imprimeur. Le vol sur des animaux n’est pas représenté dans ce corpus et ces derniers sont remplacés, parfois, tout simplement par le diable qui transporte ses sorciers – à l’instar de Gaufridy qui se penche à sa fenêtre pour être acheminé au sabbat – ou par des nuées [62].
Enfin, le vol au moyen d’onguents est de loin de le plus représenté dans le corpus. Même si peu de détails en émergent, la mention seule du mot « onguent » dans le contexte suffit comme preuve de la sorcellerie aux yeux du lecteur. L’exemple le plus parlant est sans conteste celui des sorciers de la secte des Invisibles, présentés dans un canard de 1623 et dont l’auteur nous décrit le rituel pour le départ au sabbat :
Noz Invisibles se despouillerent tous nuds, & la face contre terre, le Nigromencien qui avoit une boüette plein d’onguents & de graise leur frotta à chacun le dessus du col, les aisselles, le bout d’enbas de l’eschine du dos, les parties honteuses & le fondement, puis souffla dans l’oreille droicte de chacun, leur disant ; Allez et jouïssez maintenant de l’effect de mes promesses […]. Il ne vous reste plus que d’aller recognoistre la Cour de nostre maistre qui se tient à cent lieuës d’icy [63] […].
Conclusion
On l’aura compris, les faits de sorcellerie sont au centre de ces canards. D’une part parce que c’est l’essence la plus sensationnelle et délectable de ce phénomène – et on connaît l’attrait des auteurs et des acheteurs de ce genre de texte pour les récits à sensation. D’autre part car c’est aussi le plus connu des lecteurs d’alors. Les actes des sorciers dépassent les sorciers eux-mêmes, hormis pour quelques cas du XVIIe siècle, encore aujourd’hui célèbres. En d’autres termes, les actes précèdent les acteurs et c’est en somme assez pratique lorsque ces mêmes personnages sont parfois forgés de toute pièce.
Le corpus des occasionnels de sorcellerie est en fin de compte assez restreint par rapport aux autres thèmes des canards et sans doute à la masse publiée. Mais cela n’en fait pas pour autant un sujet laissé pour compte par les auteurs. Au premier titre, de nombreuses publications étaient locales et en fonction des affaires de justice du moment : le cas de Grandier, ayant défrayé la chronique en 1634, en est le témoin et ce n’est pas le seul exemple. On ne peut donc s’empêcher d’imaginer que de nombreuses publications locales ont eu lieu au moment des affaires de justice et ne sont pas parvenues jusqu’à nous. L’apogée des canards de sorcellerie a donc logiquement lieu sensiblement en même temps que celui de la persécution. Il est ainsi tout à fait cohérent qu’ils déclinent au cours du XVIIe siècle et cela sans compter la concurrence des nouvelles formes de presse à partir du premier tiers du siècle.
Ces publications ne sont pas à négliger en ce qu’elles nous informent sur les traditions en matière de sorcellerie et surtout sur ce qui était débattu dans l’espace public par rapport aux procès. On y trouve de nombreuses traces de croyances qui nous semblent, vu d’aujourd’hui, assez éloignées des canons du genre mais qui sans nul doute étaient alors partagées par le peuple.