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Silvia LIEBEL

Université Fédérale de Minas Gerais (UFMG – Brésil) – Département d’Histoire

Le foie et la vengeance féminine : la littérature des rues, source d’une histoire des émotions

L’auteur

Silvia Liebel est docteur en histoire moderne (université Paris XIII) et maître de conférences à l’Université Fédérale de Minas Gerais (Brésil). Elle se consacre aux mondes de l’imprimé, à la violence et à la construction de l’individu moderne, spécialement sur la scène française des XVIe et XVIIe siècles. Elle est l’auteure de Les Médées modernes : la cruauté féminine d’après les canards imprimés (1574-1651), publié chez les PUR en 2013, et de nombreux articles en portugais et anglais sur la littérature des rues.


Texte complet


Si le sexe feminin est de bon seduire, et estre facille à gaigner ; la nature par contre a donné à icelluy des moyens et artifices, pour se venger de ceux qui trompent et pippent l’honneur des filles et femmes, et de telle sorte que la vengeance bien souvent est tellement horrible et prodigieuse, qu’elle faict terreur à ceux qui la despeignent où [sic] racomptent [1].

La réflexion sur les passions et leur classification en fonction de paramètres basés sur le genre n’est pas nouvelle à l’aube des temps modernes où les discours aristotéliciens sont reformulés et auxquels s’ajouteront des préoccupations propres à la conjoncture vécue. Mais l’ampleur que cette rhétorique atteindra dès le développement de l’impression et de sa rapide diffusion en France à la fin du XVe siècle signale la conquête d’un public beaucoup plus large qui interprétera les textes – sous leur forme écrite et orale – en fonction de ses propres expériences, expériences qui contribueront à façonner de tels discours, tout en étant façonnées par eux. En ce sens, l’avertissement qui introduit cette présentation, exprimé par un canardier en 1618, servira à la fois de délimitation générique de ce qu’est le « sexe » féminin mais aussi à renforcer le besoin de le craindre et surtout de le contrôler.

Parmi des dizaines de récits décrivant méticuleusement les crimes commis par des femmes, deux s’entrelacent par leur similitude dans les motifs et l’expression des émotions féminines. Il s’agit des histoires de Cécile Palliet et Nicolle Serdinf qui racontent les drames vécus par ces jeunes filles, déshonorées et abandonnées, qui tuent la cause de leur malheur. Alors que la première, bien née et considérée comme honnête par le narrateur, est victime d’un mariage clandestin – préoccupation ravivée dans la législation française en 1579 [2] –, la seconde, une « simplette », est enlevée par un prétendant rejeté par les parents de la jeune fille – sujet d’inquiétudes liées à l’autorisation parentale exigée pour le mariage [3]. Écrites, donc, dans un contexte favorable à la réflexion autour de la cour amoureuse et des relations sexuelles avant le mariage, ces histoires mettent en scène des drames qui atteignent la jeunesse – surtout féminine – de l’époque [4].

Ces récits soulignent également certaines caractéristiques centrales des canards sanglants : ils sont publiés dans les deux premières décennies du XVIIe siècle, période d’apogée des publications du genre ; ils racontent un crime ou une faute, scénario où les femmes sont le plus présentes dans l’ensemble des sources ; ils évoquent des figures d’autorité ; ils sortent des presses parisiennes et troyennes, qui font partie des principaux pôles imprimeurs de canards. L’histoire de mademoiselle Palliet, d’ailleurs, est augmentée par l’imprimeur Nicolas Dureau de la copie d’un supposé arrêt de la cour du Parlement, ce qui renforcerait son caractère véridique. Information, actualité et authenticité sont donc imbriquées dans la présentation des canards, même si ces éléments sont loin d’être la base de centaines de pièces [5].

Les canards Vengeance et cruauté admirable d’une jeune fille, de 1618, et Histoire prodigieuse d’une jeune damoiselle de Dole, en la Franche Conté, de 1608, rapportent la ruse et la trahison subies par les jeunes filles qui ne restent pas passives face à l’abandon. Pour réaliser leur vengeance, Nicolle et Cécile ont recours à la dissimulation : elles invitent l’ancien amant pour le dîner, apparemment en accord avec leur nouvelle situation, et lui servent un repas préparé avec soin. Nicolle, « ceste Megere, seconde Philomena [6] », égorge son enfant et enlève son foie, le servant frit au traître, alors que Cécile fait un hachis du foie de sa progéniture – bien que, dans son récit, le narrateur n’ait pas eu l’estomac (ou peut-être le foie) de décrire l’acte avec précision. Toutefois, les aspects performatifs de la vengeance ne sont pas laissés de côté : dans l’acmé de la narration, les deux femmes montrent au père les morceaux du fils assassiné, condamnant sa trahison avant de le tuer. Cécile, surtout, après avoir poignardé le déloyal, « luy arrache le cœur, les yeux et la langue, comme les principaux instrumens de son malheur [7] », mettant ainsi en relief le lien avec l’une des histoires tragiques de Boaistuau dont l’auteur du canard s’est inspiré, dans laquelle la protagoniste, « insatiable en sa cruauté [8] », arrache les organes de sa victime.

La mise en scène de Cécile ne laisse aucun doute sur la légitimité de sa quête de réparation : elle expose le corps mutilé du trompeur sur la place publique, remportant même la sympathie du narrateur de son histoire. Comme elle, Nicolle se rend à la justice. Les deux femmes réclament publiquement l’honneur qui leur a été volé, et même si ce qu’elles ont fait subir à l’enfant est objet d’incrédulité et d’horreur, leurs actes deviennent analysables et sont présentés de manière à susciter la compréhension des lecteurs et lectrices.

Le choix du foie de l’enfant ingéré par son propre père comme apogée de la cruauté féminine est loin d’être accidentel dans une littérature imprégnée de références aux classiques. Allusion à Procné, personnage ovidien qui tue son enfant et sert ses morceaux à son mari pour le dîner en représailles du viol subi par sa sœur Philomène, le foie arraché devient à la fois le symbole du courage de la jeune fille trahie et celui de l’anéantissement des sentiments envers l’homme qui l’a abandonnée. Bien avant que le cœur ne vienne représenter le centre des sentiments, c’était au foie qu’un tel rôle était attribué : cible des flèches d’Éros, où Horace localise la source de l’amour, comme le rappelle Hilario Franco Junior [9], le symbolisme du foie apparaît également dans l’Ancien Testament comme offrande à Yahvé, et dans Platon qui le relie à l’âme, de sorte qu’il devient donc un organe privilégié pour la divination ; en outre, les langues romanes renforcent en général le lien entre le foie et le courage [10]. La punition éternelle de Prométhée pour son insolence envers les dieux ne laisse aucun doute : déchirer précisément le foie enferme un univers vital pour la compréhension des émotions.

L’accent mis par les canardiers sur l’utilisation du foie de l’enfant signale un choix narratif qui en dit plus sur la formation de ces auteurs anonymes, assimilables à la bourgeoisie vouée aux lettres, avec des connaissances en théologie et défenseurs des valeurs tridentines. Il s’agit d’un élément qui transcende l’infanticide, crime habituellement commis dans les canards par la suffocation ou l’étranglement, et qui fait de l’enfant un instrument pour magnifier la punition paternelle. Les préoccupations liées au crime qui est considéré comme typiquement féminin, ainsi qu’à la capacité d’action des femmes, sont ainsi signalées : celle qui donne la vie porte également les germes de la mort. Procnés et Médées, dépourvues d’amour maternel et dominées par la haine, peuvent être plus proches que ce que l’on imagine : c’est ce qu’annonce la littérature des rues.

En discutant de l’audace nécessaire pour parvenir à une revanche spectaculaire ou pour attaquer les antagonistes, les auteurs des canards sanglants s’attachent à définir ce qui constitue, à juste titre, les émotions et les sentiments féminins. Bien au-delà des exemples précédents, on ôte la vie de l’homme ainsi que son courage, trait vu comme essentiellement masculin : comme Cécile, c’est seulement armée d’un « courage viril » qu’une jeune femme arrive à poignarder l’homme qui l’avait diffamée [11] tandis qu’une autre, armée d’un pistolet – symbole de virilité –, se venge de son honneur volé par une fausse promesse de mariage [12]. Un autre canardier commande aux femmes de modérer leurs « impitoyables courages [13] », caractère qui conduit même à brutaliser les consorts. C’est investie d’un « courage du tout masle [14] » qu’une adultère accepte l’exécution après avoir comploté l’assassinat de son mari. L’ultime courage, démontré face à la mort, ne peut manquer d’être partagé par celle qui est l’objet du plus grand nombre de publications traitant d’un seul cas, la marquise d’Ancre : elle « monte courageusement sur l’eschaffaut, se resoult de mourir constamment [15] », refusant même d’avoir les yeux bandés avant le coup du bourreau. Bien que les protagonistes des canards ne puissent pas échapper au contrôle final de leurs vies et de leurs corps, elles sont capables de dominer la peur.

L’usurpation du courage masculin intègre dans les canards un scénario d’inversion des genres qui fait partie de l’expression plus large d’une société mise à l’envers, dans laquelle les femmes se jettent sur ceux qui devraient être leurs protecteurs naturels. Et elles le font précisément parce qu’ils ne le sont plus : des pères qui imposent leur volonté sur le lien matrimonial sans tenir compte des inclinations des filles, des maris abusifs et des amants déloyaux sont les objets de vengeance. L’autre aspect de cette littérature des rues est la présentation des femmes avec un penchant naturellement déviant qui cherchent à briser les interdits d’autorité (en se rebellant contre les conjoints), du sang (en recherchant l’amour fraternel) et ceux du pouvoir (en visant un statut plus élevé).

Le courage, dans le cas des héroïnes des canards, se manifeste à travers une des émotions primordiales partagées par elles, la colère. En appréhendant l’émotion à partir de son étymologie latine, ex movere, c’est-à-dire, « mettre en mouvement », et de l’ancien français qui relie l’émotion à l’agitation, l’excitation des humeurs, la caractérisation de l’univers émotionnel féminin dans les canards sanglants ne laisse aucun doute sur une nature qui cherche avant tout et de manière excessive la réparation de l’offense. L’aspect émotionnel relié aux états d’excitation, de trouble, souvent identifiés au peuple à l’aube moderne, est assez nuancé chez les canardiers, avec la mise en scène de femmes de conditions différentes. S’il y a des jugements particularisés selon les origines des protagonistes, elles partagent l’élément central dans leur caractérisation émotionnelle : une agitation intime, laquelle n’atteint pas le masculin dans la même mesure – quel que soit son rang. Plutôt qu’une caractérisation sociale on reconnaît donc une construction basée effectivement sur le genre comme principe de différence.

Entre les apparences extérieures prises par les états d’émoi et les changements dans l’intime des individus, un intime qui semble être révélé par les canardiers, se trouve un large fossé. C’est la distinction faite par le neurologue Antonio Damasio entre l’émotion (la colère), qui est publique et se déroule dans le corps, et les sentiments, privés, dont la scène est la pensée et qui sont une réponse aux émotions [16]. Dans le jugement qui peut précéder l’action, on observe la déclinaison de la colère dans les sentiments d’incrédulité, d’amertume, de ressentiment, d’angoisse et, finalement, de sang-froid. Ce sont des étapes nécessaires pour comprendre le crime raconté, car, plutôt que de diffuser une information supposée réelle et injurieuse, les canardiers en font un objet connecté à la vie quotidienne de leur public.

La souffrance engendre l’action. C’est par un froid calcul que les grandes vengeances sont orchestrées par les femmes dans les canards et qu’elles démêlent leur colère. En utilisant la formule de William Reddy [17] emotives, ou expressions émotionnelles, il est entendu que celles-ci sont à la fois descriptives et performatives, en traduisant pour les lecteurs et lectrices des canards le tourbillon de sentiments féminins qui rendent les émotions analysables. La recherche des motivations permet d’observer comment l’intention criminelle s’insuffle dans la pensée, généralement marquée par l’influence diabolique, mais qui compte toujours sur le libre-arbitre des défaillantes. Dans le passage de victimes à criminelles, les femmes réclament leur pouvoir d’action. Comprendre les émotions féminines signifie alors surtout mieux les dominer. Un canard avertissait en 1625 :

Un nombre infini d’histoires tant anciennes que modernes nous font assez voir combien peut le courrox d’une femme portée à la vengeance, car oubliant la qualité de son sexe, qui naturellement doit estre doux et amiable, lors que la fureur essore les mouvemens de sa passion, il n’y a ny cruauté, ni meschanceté qu’elle n’exerce : elle devient une Progné et une Medée en ses bouillonantes passions, ne pardonnant ny à maris ny à enfans [18].

En plus du récit du meurtre d’un homme par sa femme en Bourgogne en 1625, on observe l’extraction d’une morale. Dans la distance entre ce qui est compris comme proprement féminin et ce que les femmes sont capables de faire lorsqu’elles sont poussées dans leurs limites, le narrateur témoigne des aspects distinctifs des femmes dans la sphère émotionnelle. Le fait que l’assassinat sans préméditation soit de la légitime défense en cas de violence conjugale est marginal, ce sont les gestes de la femme sur le corps de son mari mort qui choquent : il est d’abord émasculé, sa tête est coupée, ses yeux, ses oreilles, son nez et sa barbe arrachés, puis il est démembré. Les éléments virils – l’organe sexuel et la barbe – sont doublement extraits du corps inerte.

Les « mains inhumaines [19] » qui se lavent dans le sang du conjoint pratiquent des actes cruels qui ne peuvent appartenir qu’à un « monstre horrible [20] », qualification renforcée par l’obstination de la femme à ne se pas repentir avant son exécution. On observe un récit qui emploie un vocabulaire et une vision du féminin qui contredisent sa nature qui devrait être « douce et amiable ». Un tel écart s’étend dans les rapports congénères : en plus d’être un monstre, la femme est une tigresse, « lionne enragée qui se plaît au carnage [21] », vipère, ver, sangsue. Les effets de l’excitation des humeurs sont apparemment plus graves chez le sexe fragile, le plaçant à la frontière entre l’humain et l’animal.

Pareillement, même la recherche de l’amour sensuel, initiative féminine isolée dans les canards, révèle des personnalités ayant une tendance aux excès passionnels. Des histoires ayant comme valeurs essentielles la virginité et la fidélité – valeurs qui, selon les canardiers, sont dégradées dans le contexte de publication des récits –, et qui développent les émotions féminines autour de ces valeurs, associeront la quête du plaisir au masculin. Lorsque le manque de contrôle de soi se manifeste chez les femmes, il peut conduire aussi à la poursuite de l’amour incestueux, comme la jeune fille d’Arras qui, « ravie et séduite de l’ennemy infernal [22] », enivre et séduit son frère. Enceinte, abandonnée, elle décapite son fils et expose sa tête à l’ancien amant, avant de le tuer à coups de couteau et de se suicider.

« O cruelle enragee, O tygresse ennemie de Dieu, et amye de Sathan, a [sic] tu eu le courage d’estre mere, et la meurtriere de ton sang, et la geniture de ton enfant, et de ton nepveux [23] », demande le canardier. Quand la recherche de l’interdit, généralement décrit dans la dynamique de l’homme qui insiste pour avoir des rapports sexuels avant le mariage, est initiée par la femme, soit par l’incestueuse soit par la femme âgée, cela conduit inévitablement au versement du sang. Profiter librement des plaisirs corporels implique, surtout, une libération des émotions, alors que l’on attend de la femme obéissance, ce qui démontre l’incohérence de la logique patriarcale : on souhaite la correction et le contrôle du féminin, alors que sa chute est annoncée, car sa constitution est considérée comme inférieure à celle du masculin. Le désir mène à la perversion et, suivi de l’abandon, cède la place à une colère incontrôlable. Sexe et mort deviennent ainsi deux éléments qui s’entrelacent dans cette littérature dont les titres évoquent des histoires prodigieuses, effrayantes et terrifiantes.

Le vocabulaire utilisé dans les canards ne laisse aucun doute sur la cruauté en tant que sentiment propre au genre féminin, qui transcende les actions extrêmes de certaines protagonistes. Si le crime est plus fréquent chez les hommes, ce qui doit prendre en compte une présence masculine majoritaire dans ces occasionnels, c’est par la cruauté exprimée dans l’action et dans le degré de parenté avec les victimes que le crime féminin est mis en relief. On parle de la « Cruauté d’une jeune damoiselle, a l’endroit de son propre pere, mariée outre sa volonté à un vieillard qui en devint jaloux [24] » ; de la « cruauté plus que barbare, avarice sans fonds, convoitise sans bride [25] » d’une « tigresse » qui échange un soupirant pour ses biens et devient complice de son assassinat ; de la « cruelle et desloyale qui a trahy la loyauté de son mary pour s’adonner à un brigand [26] » ; de la « mere si cruelle et desnaturee [27] » qui prend la vie de son propre fils.

Le terme « cruauté » s’applique donc à la fois à l’action violente, liée à des sentiments incontrôlables en raison de la faiblesse vue comme naturelle au féminin, et à la fierté et la rupture avec l’obéissance et la fidélité dues aux tuteurs masculins, pères ou maris. C’est dans ce second aspect que la première édition du Dictionnaire de l’Académie (1694) cite des exemples majoritairement féminins : « On dit, d’une femme qui maltraitte ses amants, qu’elle est cruelle. C’est une beauté cruelle [28]. »

Les différentes incarnations de la cruauté construites dans la littérature des rues ont pour achèvement le repentir, ultime sentiment dans la logique infaillible des canards qui décrète que tout crime mérite punition, par la justice royale et divine. Rarement absente, dans lequel cas le caractère déviant de la condamnée est renforcé, la repentance est exigée dans la confession finale et, en règle générale, montrée dans le discours adressé au public par les protagonistes. On observe ainsi le contraste entre les exécutions qui stimulent le repentir et l’exposition émotionnelle de l’accusée, construite à partir de la détermination, de la constance et, surtout, du courage. L’expiation publique, enfin, est la performance par excellence, dans la vie et dans les textes, dans une société qui construit l’ordre des conduites et des corps à partir d’exemples publics infamants.

Mais dans la confrontation entre le féminin idéal et le féminin narré, des voix usurpées sont présentées au public. En utilisant leurs plumes à la construction de personnages crédibles, assimilables aux expériences du temps, les canardiers font plus que rapporter des actions et des relations malheureuses. Un imaginaire entier sur les émotions féminines est alimenté par des hommes imprégnés d’une vision spécifique de la femme, tributaire d’une longue tradition qui se manifeste également dans la médecine et la jurisprudence de l’époque. Dans l’effort de diffuser un modèle féminin à partir de la condamnation (littérale) des contre-modèles décrits dans les canards, les auteurs décrivent un sujet forcé au silence, mais dont la voix fabriquée aspire à être une image précise. En ce sens, le nombre considérable de textes narrés à la première personne renforce la construction d’une légitimité.

Le filtre masculin qui apporte les émotions et les sentiments féminins au public doit, bien entendu, être adapté à une rhétorique spécifique et à un support matériel sans grandes prétentions, mais avec une portée considérable. Des femmes et des sentiments, donc, imaginés, montrent la relation étroite entre une histoire des émotions et une histoire des représentations. Les émotions, légitimatrices des crimes commis ou expressions considérées comme propres au genre féminin, sont représentées dans les canards à partir d’une double absence, des émotions et des sentiments proprement féminins et de leur compréhension à partir du masculin. Dans l’espace entre la logique moralisante des textes et leur appropriation différenciée par les lecteurs, compte tenu de la liberté indéniable de la lecture et des multiples possibilités de construction du sens d’un texte, comme le signale Roger Chartier [29], il reste à se demander dans quelle mesure les représentations féminines contribuent à l’internalisation des préceptes dans le sujet dominé.

Les régimes émotionnels traités par William Reddy s’appuient précisément sur des discours plus larges de genre ou de classe, soulignant leur relation avec le pouvoir. Un régime émotionnel sert aussi à excuser les sentiments éprouvés des acteurs, comme le montre Georges Vigarello à propos des interprétations légalistes du viol [30]. Et l’on peut y ajouter, naturellement, les sentiments expérimentés par les lecteurs, avides d’une littérature à sensation. Les représentations offertes par les canardiers, lecture proprement masculine de l’habitus féminin, révèlent alors comment les émotions sont aussi des pratiques, qui façonnent et sont façonnées, et donc soumises à l’historisation. Héritière de l’histoire des sensibilités réclamée par Lucien Febvre [31], l’histoire des émotions présente, ainsi, un accès privilégié à une source qui va bien au-delà de la transmission d’un fait divers.

En offrant un aperçu de ce qui constitue les émotions et les sentiments de leurs personnages dans un récit à caractère moralisateur, les canardiers prennent une part active dans la construction des comportements et la perpétuation des stéréotypes de genre dans la France des XVIe et XVIIe siècles. Construisant plus que de simples nouvelles, réelles ou fictives, qui stimulent l’imaginaire social sur les grandes peurs de l’époque (le diable, les apparitions célestes, les voleurs, les infanticides), les canards contribuent à tracer les frontières entre l’acceptable et le monstrueux. La maîtrise de soi et l’exacerbation des passions, le rejet ou l’adoption de ce qui constitue la nature humaine, et en particulier la nature féminine, sont donc au centre d’histoires qui, plongées dans le sang, se révèlent des apologistes zélées de l’ordre – bien qu’avec un penchant pour le scandaleux.

Notes

[1Vengeance et Cruauté admirable d’une jeune fille. Et le jugement et execution intervenu sur ce sujet, Paris, A. Saugrain, 1618, p. 3.

[2Après l’édit touchant les mariages clandestins promulgué par Henri II en 1556, le sujet sera renouvelé par Henri III. Par l’ordonnance de Blois de 1579, le roi amplifiait les exigences du concile de Trente sur la validité des mariages, en exigeant, outre le consentement parental, quatre témoins et la tenue d’un registre du mariage par les curés. La solennité de l’acte est donc renforcée, et il ne pouvait être réalisé qu’après les proclamations.

[3L’édit d’Henri II de 1557 fixe à 30 ans l’âge minimum pour les hommes et à 25 ans pour les femmes sans autorisation préalable, au risque, entre autres sanctions, de déshériter les jeunes. Le code Michau de 1629 renforcera la soumission des enfants aux désirs parentaux.

[4Sur l’encadrement moral des jeunes filles chez les canardiers, voir mon livre Les Médées modernes : la cruauté feminine d’après les canards imprimés (1574-1651), Rennes, PUR, 2013.

[5À propos de la nomenclature et caractérisation des canards, voir ci-haut et Silvia Liebel, « Les canards », mise à jour le 22 août 2017, dans The Literary Encyclopedia [En ligne], https://www.litencyc.com/php/stopics.php?rec=true&UID=19449 (consulté le 16 Juillet 2019).

[6Vengeance et Cruauté admirable d’une jeune fille…, op. cit., p. 6-7.

[7Histoire prodigieuse d’une jeune damoiselle de Dole, en la Franche Conté, laquelle fit manger le foye de son enfant à un jeune Gentilhomme qui avoit violé sa pudicité sous ombre d’un mariage pretendu : ensemble comme elle le fit cruellement mourir, et se remit entre les mains de la Justice pour estre punie exemplairement : le Samedy 19. jour de Novembre, 1608. Avec l’Arrest de la Cour de Parlement prononcé contre elle, Troyes, N. Dureau, 1608, p. 15.

[8Pierre Boaistuau, Histoire tragiques, éd. R. A. Carr, Paris, Honoré Champion, 1977, p. 163.

[9Hilário Franco Junior, « Entre la figue et la pomme : l’iconographie romane du fruit défendu », Revue de l’histoire des religions, 223, 1-2006, p. 40.

[10Ibid., p. 39 sq.

[11Discours veritable de ce qui est advenu à Nerac en Gascogne, d’une jeune Damoiselle qui a poignardé un Gentilhomme, lequel s’estoit faulsement vanté d’avoir ravy son honneur, Paris, G. du Pré, 1606, p. 11.

[12Histoire véritable, d’une jeune fille de Besançon, qui a tué son Amant d’un coup de Pistolet, l’ayant desbauchee sous promesse de Mariage. Arrivé le 12. Jour du mois de Juin, 1623, Lyon, P. Roussin, 1623.

[13Discours veritable d’vn homme, qui a esté extremement battu par sa femme, et deux de ses enfans. Sicut boum iugum, quod mouetur, ita & mulier nequam : qui tent illam, quasi qui apprehendit scorpionem, L’Ecclesiast, chap. XXVI, vers. 10, Lyon, F. Yvrard, ca. 1620, p. 8.

[14 Histoire prodigieuse de l’assassinat commis en la personne d’un jeune Advocat. Advenue dans Tholose, par la conspiration de sa femme, d’un Conseiller de la Cour, et d’un Religieux Augustin, ensemble le procez qui en a esté faict, et l’execution de cinq personnes qui on desja esté mis au supplice, Lyon, L. Savine, 1609, p. 14.

[15Discours sur la mort de Eleonor Galligay femme de Conchine Marquis d’Ancre. Executee en Greve le Samedy 8. de Juillet. 1617, Paris, A. Du Brueil, 1617, p. 8.

[16Antonio Damasio, Spinoza avait raison : joie et tristesse, le cerveau des émotions, Paris, Odile Jacob, 2005.

[17William M. Reddy, The Navigation of feeling : a framework for the history of emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[18Histoire veritable d’une femme qui a tué son mary. Laquelle apres exerca des cruautez inouyes sur son corps. Exécutée a Soiran en Bourgogne. Distant d’une lieu d’Aussonne Le 18 janvier 1625, Lyon, G. Paris, 1625, p. 4.

[19Ibid., p. 6.

[20Ibid., p. 12.

[21Discours veritable de l’execrable cruauté commise par une femme nommée Marie Hubert à l’endroit de Nicolas Porreau son mary, l’ayant fait massacrer par son valet. Ensemble la punition faicte d’icelle, et de Nicole Mollet sa belle mere, et de Guillaume de Launois valet, le Mardy 3. Fevrier 1609, Paris, jouxte la copie imprimée à Reims, S. de Foigny, 1609.

[22La grande cruaute et Tyrannie. Exercee en la ville d’Arras, ce 28. jour de may, 1618. Par un jeune Gentil-homme, et une Damoiselle Frere et Sœur, lesquels on [sic] commis inseste. Ensemble ce qui s’est passé durant leur [sic] impudiques amours, Paris, Ve J. du Carrois, 1618, p. 4.

[23Ibid., p. 11.

[24Cruauté d’une jeune damoiselle, a l’endroit de son propre pere, mariée outre sa volonté à un vieillard qui en devint jaloux. Executée à Villeneufve d’Agen en Agenois, le 12. Septembre dernier, Paris, S. Lescuyer, 1624.

[25Discours au vray de la cruauté plus que barbare exercé par le capitaine la Noue, lequel tenoit logis entre Bayonne et Bourdeaux, et esgorgeoit miserablement les marchands qui y venoient loger, luy, sa femme, ses deux fils, et sa fille, et son valet : Avec leur prinse et lamentable deffaite à Bourdeaux, le 7. Juin 1610, Poitiers, Jouxte la copie imprimée à Bourdeaux, P. La Fosse, (1610 ?).

[26Execution d’un capitaine, dans la ville de Lyon. Ensemble la desloyauté d’une Damoiselle envers son mary, Paris, Jouxte la copie imprimee à Lyon, (s. n.), 1626.

[27Discours tragique et pitoyable sur la mort d’une jeune Damoiselle âgée de dix-sept à dix-huit ans, executée dans la ville de Padouë au mois de Decembre dernier 1596. Avec les regrets qu’elle a faict avant sa mort. Traduit de l’Italien en François, Paris, A. Du Brueil, 1597, p. 15.

[28Dictionnaire de l’Académie Française, Paris, Ve J. B. Coignard, 1694, p. 293.

[29Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987.

[30Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions. De l’Antiquité aux Lumières, Paris, Seuil, 2016, p. 372.

[31Lucien Febvre, « La sensibilité et l’histoire : comment reconstituer la vie affective d’autrefois ? », Annales d’Histoire Sociale, vol. 3, nos 1-2, juin 1941, p. 5-20.


Pour citer l'article:

Silvia LIEBEL, « Le foie et la vengeance féminine : la littérature des rues, source d’une histoire des émotions » in Canards, occasionnels, éphémères : « information » et infralittérature en France à l’aube des temps modernes, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en septembre 2018, publiés par Silvia Liebel et Jean-Claude Arnould.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 23, 2019.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?le-foie-et-la-vengeance-feminine.html

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