…faictes justice droitement et equitablement
Contes et Discours d’Eutrapel, XXI [1]
Dernier des quatre ouvrages publiés par Noël du Fail, le recueil des Contes et Discours d’Eutrapel (1585) constitue, comme l’indique le titre, un savant mélange de récits et de dialogues, caractéristique de ce que Gabriel-André Pérouse appelle le « discours bigarré » à la fin de la Renaissance [2]. La part du narratif y est bien plus importante que dans ses ouvrages précédents, comme le constate Marie-Claire Thomine qui dénombre une bonne centaine de récits répartis sur les trente-cinq chapitres [3]. Les différents interlocuteurs, notamment les trois principaux – le roturier Lupolde et les deux nobles Polygame et Eutrapel –, parsèment en effet leurs entretiens de multiples anecdotes, le plus souvent facétieuses [4]. Or, parmi les nombreux sujets abordés dans l’œuvre, celui de la justice est sans contredit l’un des plus importants, comme permettent de le constater l’examen des titres des chapitres [5], l’omniprésence du lexique et de l’éloquence judiciaires et enfin l’abondance des gens de lois, dans le cadre enchâssant – Lupolde est un « practicien » [6] de la justice (I, t. I, 3), « un petit procureur paperassier, quelque peu véreux, aimant fort l’argent » [7], – mais aussi dans les récits enchâssés. On y trouve en effet des représentants de la justice subalterne (justices seigneuriales, justices municipales, prévôtés) [8] et de la justice intermédiaire dont les décisions sont susceptibles d’appel (bailliages et sénéchaussées, présidiaux [9]), ainsi que des représentants de la justice supérieure (les Parlements [10], cours souveraines constituées de plusieurs chambres). En allant du bas au haut de la hiérarchie, les contes mettent ainsi en scène des « seigneurs du village », des prévôts royaux et des prévôts des maréchaux [11], des baillis ou sénéchaux, des conseillers de présidiaux, des juges de cour souveraine, des membres du Conseil privé du roi [12] (« Messieurs du Conseil », X, t. I, 125), un garde des Sceaux, monsieur de Montebon (XVII, t. I, 226) et même des chanceliers de France, Guillaume Poyet [13] (IV, t. I, 36 et 54) et Michel de L’Hospital [14] (IV, t. I, 62). Autour de ces juges gravitent tous les auxiliaires de la justice [15] : ceux qui parlent et écrivent pour les justiciables – avocats et procureurs [16] – et les « chevilles ouvrières » – greffier, huissier et « sergent » [17], bourreaux [18] mais aussi « buvetiers, secretaires, chaufecires » (I, t. I, 30). Il faut évidemment ajouter chacune des « parties » (III, t. I, 57), « demandeur » et « defendeur » (VII, t. I, 93), « accusateur » et « accusé », « appellant » et « intimé » (XXI, t. II, 25) [19], puis les « tesmoins » [20], sans compter « les escholiers » en droit (XXV, t. II, 63) et les gens de lois qui n’interviennent pas dans le déroulement d’un procès comme les jurisconsultes [21] ou un « enseigneur de Loix » (IV, t. I, 61). Cet intérêt marqué pour l’univers de la justice n’a rien d’étonnant quand on sait que Noël du Fail appartient au milieu des gens de robe, achète une charge de juge au Présidial de Rennes en 1552 puis au Parlement de Bretagne en 1572 et publie en 1579 des Memoires recueillis et extraicts des plus notables et solennels arrests du Parlement de Bretagne [22].
Certes, le monde de la justice n’est pas décrit à partir de la seule expérience personnelle de Noël du Fail et doit beaucoup à la littérature, notamment aux Livres rabelaisiens [23]. Les Contes et Discours d’Eutrapel semblent en effet fortement inspirés par les personnages caricaturaux du juge Bridoye (TL XXXIX-XLIIII), des Chicquanous, huissiers du pays de Procuration qui portent les exploits aux membres de la noblesse (QL XII-XVI) [24], ou encore des Chats-fourrez, juges au col d’hermine de l’île du Guichet, sous les ordres de l’archiduc Grippe-Minaud (CL XI-XV). Néanmoins, le gentilhomme breton ne se contente pas d’imiter la satire rabelaisienne du monde judiciaire et de ses agents pédants, corrompus et prévaricateurs. Il présente aussi des exemples élogieux d’hommes de lois, « reconnus pour gens de bien » (I, t. I, 27). Surtout, la satire a clairement chez lui une contrepartie positive et reste tournée vers un idéal de « reformation » (I, t. I, 32) politique, sociale et morale. Il s’agit de restituer le « droit » dans un royaume de France tombé entre les mains de la « chicane ». Comme le dit d’ailleurs Eutrapel, la peinture des « meschans juges » n’est pas inutile dans cette perspective « car il en faut toujours pour connaître les bons » (IX, t. I, 118). À travers un riche éventail de contes, il semble donc que Du Fail cherche à brosser le portrait du juge idéal, pensé dans sa dimension socioculturelle, morale et même linguistique. Mais ce portrait n’est pas exposé de manière directe et solennelle comme dans les mercuriales, ces « discours prononcés par le procureur général ou par un avocat général lors des rentrées solennelles des parlements et ayant trait à la manière dont la justice était rendue » [25]. Il n’est pas non plus programmé dans un prologue ou dans une adresse au lecteur. Il se construit progressivement, au fil d’un dialogue polyphonique et à bâtons rompus, agrémenté d’un riche éventail de contes judiciaires qui n’excluent pas les brusques changements de registre, les touches contradictoires et les ambiguïtés.
Un portrait socioculturel
Pour Noël du Fail, trois caractéristiques sociales et culturelles semblent requises chez le juge : son appartenance à la noblesse héréditaire, sa relative richesse et sa culture livresque. En somme, le seigneur de La Hérissaye conçoit le juge idéal sur son modèle, celui d’un gentilhomme humaniste assez fortuné.
Sur le premier point, Eutrapel, Polygame et même curieusement Lupolde, paysan devenu procureur, sont intraitables : le bon juge est par essence généreux. La justice, comme d’ailleurs les autres « grandes charges publiques » (I, t. I, 35), appartient à la seule classe noble et ne doit pas tomber dans les mains des « nouveaux venus et tirez du peuple » (XXXV, t. II, 275-276). Chacun des « trois ordres », selon Polygame, doit se contenir « en son devoir, sans enjamber ne entreprendre sur les grades, privileges et preeminences les uns des autres » (I, t. I, 67). Du Fail critique autant les nobles qui dérogent que les bourgeois qui cherchent à « entreprendre trop haut » et à « hanter les grands », pour reprendre le titre du chapitre II. La bourgeoisie ne doit pas usurper les métiers de la noblesse, son apparence vestimentaire – symbolisée par une étoffe précieuse, la soie (I, t. I, 66 68) – ou encore le titre de « Monsieur » qui « appartient privativement à la seule noblesse ou juges royaux, et à nuls autres » (XXXI, t. II, 159) [26]. Au risque de troubler l’ordre naturel et divin du monde, chacun doit rester à la place qui lui a été assignée par Dieu [27]. Il en va du salut de l’État comme le montrent les exemples et contre-exemples des grandes villes antiques comme Sparte, Rome et Athènes, où l’ordre politique semble directement lié à ce conformisme social (I, t. I, 34). Cet ordre naturel s’appuie sur une autorité sacrée, le chapitre neuf de la Genèse, invoqué à deux reprises, par Lupolde puis par Polygame (XXXI, t. II, 160 ; XXXIII, t. II, 198). Il relate la malédiction de Cham ou Canaan, ancêtre du Tiers État, voué à servir ses deux frères Sem et Japhet pour s’être moqué de la nudité de son père Noé. Or, selon Polygame, dans le chapitre I, la profusion des procès remet en question la tripartition de la société et ébranle les fondements pourtant solides de la monarchie. Les charges judicaires sont en effet confiées à des roturiers de plus en plus nombreux [28], cependant que les « bonnes maisons », « anciennes races et familles » se ruinent en plaidoiries, entraînant alors des mariages contre nature entre les classes sociales, « marians et assemblans l’espervier avec la huppe, la colombe avec le milan » (I, t. I, 26), « les levriers » avec « une mastine » (I, t. I, 35), c’est-à-dire les rapaces utilisés en fauconnerie et les chiens utilisés en vénerie – la chasse est l’activité aristocratique par excellence – avec les animaux « roturiers », emblèmes des « petits mangeurs du peuple qui sont sortis de la charrue » (I, t. I, 25). Au roi de France de prendre exemple sur « Matthias Corvinus, roy de Hongrie » (I, t. I, 29-32) et de se débarrasser de ces « nouveaux juges » qui désordonnent le royaume en modifiant la condition des « gentils-hommes », des « marchands » et du « laboureur », pris d’une frénésie de plaidoiries.
En plus de sa générosité, le bon juge ne devra être, à sa nomination, ni trop riche ni trop pauvre, afin d’éviter un double écueil : il s’agit « que par telle nomination n’arrive que la pauvreté de celuy qui sera choisy ne le tienne en mespris ou que sa richesse ne le rende nonchalant » (I, t. I, 28), à l’image de Moulius et Calidanus que Caton juge respectivement trop riche et trop pauvre pour exercer scrupuleusement la charge de censeur. Chacun risque de ne pas mettre son nouvel office au service de la « chose publique » mais de nourrir au contraire des intérêts personnels, « la conservation et garde de ses biens » pour le premier, l’enrichissement pour le second.
Enfin, le bon juge devra être cultivé pour trois raisons : tout d’abord, la culture livresque est nécessaire pour accéder à la charge de juge et surtout pour la conserver d’une génération à l’autre. Polygame estime en effet que c’est ce défaut de culture qui explique la désaffection d’une grande partie de la noblesse [29]. Ensuite, « il n’est rien si injuste qu’un ignorant » (XIII, t. I, 173) : pour remplir efficacement sa fonction, le juge doit être nourri de culture biblique et classique, à l’image du « bon et savant juge » (XXI, t. II, 23) qui enseigne à un meurtrier les vertus du pardon. Enfin, le bon juge doit servir de modèle et attirer par son savoir le respect de sa charge, aux antipodes du « juge […] asnier et ignorant » (IV, t. I, 69) qui suscite la moquerie et le mépris. Le procès-verbal rédigé par un juge imbécile qui a bénéficié de la pratique généralisée de la vente des offices (XI, t. I, 153-157) montre ainsi à quel point la dignité de la charge se trouve flétrie. Le juge ignorant, persuadé qu’« il faut tout dire en un procés verbal » (XI, t. I, 156), n’attire plus le respect ni l’émulation. Le contenu de son procès-verbal, retranscrit au discours direct par le narrateur Lupolde, est rempli de détails futiles et burlesques, démontrant ainsi que le savoir doit l’emporter sur la richesse dans le choix des juges.
Ces trois caractéristiques socioculturelles sont pour Noël du Fail des préalables nécessaires à l’exercice d’une bonne justice. En effet, il estime, d’une part, que le roturier ne pourra jamais se transformer en bon juge, tout simplement parce que les vertus de la noblesse ne peuvent être imitées [30], et, d’autre part, que cette générosité, sans être dévoyée par des enjeux financiers, doit être entretenue et développée par une profonde érudition classique et biblique. Il devient alors possible dans ces conditions de conjoindre un faisceau de quatre vertus qui distinguent les « preudes gens et hommes capables » (I, t. I, 27) : l’intégrité, l’humilité, la sagesse et la charité.
Un portrait moral
Le bon juge est d’abord un homme intègre, qui ne se laisse influencer ni par le statut social des parties, ni par le souci de l’opinion publique ni même par l’appât du gain. Tout d’abord, le juge ne doit pas prendre parti « pour l’accusé ou pour l’accusateur, pour l’appelant ou pour l’intimé » (XXI, t. II, 25), il doit rester neutre envers « toutes personnes, de quelque grade, dignité, qualité et conditions qu’elles soyent » (XXI, t. II, 26) [31]. C’est d’ailleurs une grande différence avec le métier d’avocat qui consiste à soutenir la cause d’une des parties, « dont est venu ce mot : De bon advocat, mauvais juge » (XIX, t. I, 271). On ne peut être à la fois bon juge et bon avocat, tout simplement parce que les qualités requises par l’un et l’autre métier ne sont pas compatibles. Ensuite, le juge ne doit pas se soucier de l’opinion publique au moment de rendre son verdict. À ce titre, Aristophane offre un modèle idéal aux juges contemporains car il ne fonde pas son jugement sur l’opinion du peuple comme les six autres juges chargés de décider qui a « le mieux faict et composé en poësie » (XXVII, t. II, 108). Indifférent à tout calcul politique, il est le seul à porter son choix sur « celuy qui avoit depleu au peuple ». L’histoire, contée par Eutrapel, permet certes de condamner de manière générale le vice de la dissimulation, dans la lignée de l’apologue de Momus qui déplore que « l’estomach » de l’homme ne soit pas directement visible afin « de voir à l’œil les pensées, projets et fantasies qui bouillent et se remuent au fond et creux d’iceluy » (XXVII, t. II, 106). Mais elle prend un relief particulier dans un contexte judiciaire, où la flatterie et le populisme peuvent interférer avec le jugement du cœur. Enfin, le bon juge ne doit pas non plus se laisser corrompre par l’argent comme les Chats-fourrez de Rabelais, caricatures des juges prévaricateurs sous forme de monstres munis de griffes, recouverts de bonnets et portant symboliquement sur eux une gibecière ouverte pour recevoir les émoluments des procès. Cette corruption de la justice est sans doute une conséquence de la vénalité de charges de plus en plus chères, comme l’explique Polygame [32] :
Bref, en telle multitude d’officiers que nous avons, il est impossible que la plus part d’entre eux, qui ont acheté leurs estats en gros, ne les debitent et distribuent en detail et par argent (I, t. I, 18)
Les Contes et Discours d’Eutrapel abondent en histoires mettant en scène des juges ou des auxiliaires de justice vénaux. Le personnage de Lupolde semble incarner de manière exemplaire cette corruption du personnel judiciaire. Eutrapel le compare d’emblée à « une ratouëre à prendre les passans et attraper quelque piece d’argent par finesses et ruses » (I, t. I, 7), c’est-à-dire à un piège dans lequel les justiciables sont pris comme des rats. De manière significative, le recueil s’ouvre et se referme sur l’image d’une pièce de monnaie glissée à Lupolde [33]. Pourtant, à de nombreuses reprises, c’est à lui que revient le rôle de dénoncer la vénalité d’une justice qui élève des ignorants à la fonction de juge pour leur seul argent. Le procureur peu scrupuleux brille paradoxalement à croquer les mœurs de ses confrères vénaux. Il s’agit sans doute moins d’une maladresse de Du Fail dans la régie des dialogues que d’une volonté de dénier aux Contes et Discours une dimension doctorale et péremptoire. Dans le chapitre III, « De ceux qui prennent en refusant », les trois devisants s’attachent ainsi à dénoncer de concert cette corruption de la justice, même si Eutrapel parasite l’enjeu judiciaire du chapitre en ajoutant à la fin une double anecdote grivoise sur le thème de la femme endormie. Polygame ouvre le chapitre sur l’anecdote d’un procureur du roi véreux qui, après avoir vigoureusement accusé « un pauvre compagnon, appellé Vento […] d’avoir tué plusieurs cerfs et bisches aux forests du roy » (III, t. I, 51), change brusquement de discours au simple « attouchement » d’une « belle piece d’or en la main gauche ». Symboliquement, la main du juge « porte la clef des larcins et pilleries de justice », loin de l’image sacrée contenue dans l’insigne royal de la « main de justice » [34]. Mais la corruption de la justice n’est pas propre à l’âge de fer contemporain : Polygame évoque l’anecdote ancienne d’un président de cour souveraine, « faisant grand’ chere [aux] despens » des plaideurs venus le consulter et acceptant un jour « dix escus » de la part d’« un pauvre gentilhomme plaidant », non sans le blâmer pour ne pas l’avoir soudoyé de manière assez discrète (III, t. I, 55). De fait, selon Lupolde, la seule différence avec le passé, c’est que la corruption s’exerce maintenant avec plus de sournoiserie, les « courratiers » (III, t. I, 57) servant d’intermédiaires entre le juge vénal et le justiciable au grand dam de ce dernier qui se retrouve rapidement ruiné.
Le bon juge doit par ailleurs être simple et humble, l’outrecuidance étant le propre des sots [35]. Il doit se soucier davantage de sa conscience que de son apparence, l’habit ne faisant pas plus le juge que le moine. Il est ainsi significatif que dans le chapitre XVII (« Les bonnes mines durent quelque peu, mais en fin sont decouvertes »), consacré à la satire des apparences qui se substituent à la vérité de l’être, les devisants puisent de nombreux exemples dans le monde judicaire. Tout d’abord, Eutrapel compare l’épouvantail qui effraie « une infinité de chouëttes et corneilles » (XVII, t. I, 217) à un « conseiller du Parlement de Paris » envoyé par Louis XII en ambassade à Venise, « sachant bien peu, et parlant encore moins, mais bien riche » (XVII, t. I, 219). « L’homme de foin » donne certes le change aux Vénitiens mais la comparaison suggère que le pot aux roses sera bientôt découvert. Le même Eutrapel loue « un président de Bretagne » et un « garde des seaux de France » (XVII, t. I, 225-226) de savoir mettre de côté leur « grandeur publique ». Enfin, Lupolde conte l’histoire d’un « president, au pays de Normandie, qui joüoit de son estat comme d’un baston à deux bouts » (XVII, t. I, 228-229), tantôt recevant « en haut » les parties, vêtu de « sa grand’robe de Palais, faisant tresbien la grimace et le suffisant », tantôt descendant trouver les mêmes parties « par un autre et petit degré ». Le portrait qu’il se fait faire, agenouillé dans ses habits officiels devant une représentation de la Vierge, souligne moins sa piété que sa vanité extrême [36]. Les « bonnes mines » du juge, sa trogne magistrale, sa « robe rouge », son « bonnet », sont le refuge de la médiocrité [37]. Le bon juge, au contraire, doit échapper à cette tyrannie des apparences, à cette obsession des « bonnes mines et contenances » (XXXV, t. II, 274) qui touche toutes les classes de la population. C’est ce que parvient à réaliser selon Eutrapel un « juge de nostre temps, qui estoit beste de compagnie, lequel un jour, atout sa robe de soye, fut trouvé tournant la broche en la cuisine d’un chanoine ». Une telle attitude de simplicité, ajoute-t-il, « devroit servir de patron à ces faiseurs de bonnes mines par les ruës, qui aguignent sous leur chappeau si on les voit, s’ils marchent droit en pontificat, et si on les salue de loin » (IX, t. I, 114).
Le bon juge doit également être « prudent » et ne pas précipiter son jugement. Cette sagesse semble bien caractériser Polygame « qui estoit assez tardif en ses jugemens (car de fol juge breve sentence) » (X, t. I, 131). En effet, celui-ci refuse de se prononcer trop rapidement sur le caractère licite ou non de l’alchimie et évoque des témoignages contradictoires. Il est bon en effet d’examiner les choses mûrement avant que d’en juger, comme il l’explique à Lupolde dans un autre chapitre :
Polygame lors, qui mesuroit, comme homme prudent, toutes choses par poids et circonstances, dit que Lupolde, pour un homme experimenté qu’il devoit estre, se rendoit trop pront en son jugement et advis. « Dequoy vous sert, dit-il, la longue pratique et usage des affaires de ce monde, si vous n’avez apprins quant et quant, en traitant et jugeant quelque sujet et argument que ce soit, d’iceluy conduire par les moderations et extremitez qu’il appartient, qui est de savoir que c’est, comment il est, quand et où il est ? (XXXV, t. II, 271)
Le bon juge doit prendre le temps d’écouter toutes les parties, comme le bon « roy Loys XII » (XI, t. I, 150). Il doit éviter le travers qui consiste, à l’image du fat et glorieux « escholier » du chapitre XI, à « croi[re] et pren[dre] les plaintes des premiers comme deniers contez et non receus » (XI, t. I, 150). Cet « escholier sortant du college », « sire Joannes », est choisi comme arbitre d’un procès parodique qui oppose Grand-Jean de Piré et Charles Lancelot (XI, t. I, 145-153). Grand-Jean, le « demandeur », ayant parlé le premier, ce sera donc Charles le coupable. Le réquisitoire burlesque de Grand-Jean et la récusation absurde de Charles Lancelot font ressortir par contraste le sérieux et la fatuité du pseudo-juge, représenté « la gueule [ouverte] de demy-pied de large » au moment de prononcer son verdict.
Le bon juge se définit enfin par sa charité, cette vertu qui correspond aux « deux commandements » de Dieu : « le premier, d’aymer Dieu sur tout, craindre ses ordonnances et jugemens ; le second, d’aymer nostre prochain, qui sont tous hommes, comme nous-mesmes » (I, t. I, 19). Loin de se nourrir des « debats et differens des pauvres hommes » à la manière des « vautours, qui ne vivent que de la charongne des corps morts » (I, t. I, 11), le bon juge œuvre pour la paix dans le royaume, « laquelle nous est tant recommandée par ce sacré-sainct Evangile » (I, t. I, 7). Il est taillé sur le modèle du « seigneur Ingrand », « gentil-homme accort, bien nourry et honneste » (VI, t. I, 87), un de ces « médiateurs-arbitres de l’infrajustice » [38] qui, dans le chapitre VI (« L’accord entre deux gentils-hommes »), réconcilie avec beaucoup d’esprit ses deux voisins, le seigneur de Fanfreluchon et le seigneur du Fossé, en accord avec le précepte biblique cité par Lupolde : « Entr’aymons nous, entre-hantons nous » (VI, t. I, 91). Noël du Fail propose ainsi une conception sacrée de la justice, avec pour modèle historique et mythique « les roys et empereurs » qui « jugeoient les differens et procés de leurs sujets » (VII, t. I, 94) [39] ou encore les « juges du royaume de Fez » (IX, t. I, 116), parfaitement exemplaires dans leur rôle pacificateur. Cette vertu de charité s’étend également aux coupables, envers lesquels le juge idéal doit savoir se montrer clément. Dans le chapitre XXI, « Remonstrances d’un Juge à un meurdrier », que Du Fail « aurait pu intituler comme Montaigne : De la Cruauté » [40], les devisants abordent cette question de la clémence du juge. Pour Lupolde, il est nécessaire de « se souvenir d’estre homme, c’est-à-dire pitoyable » (XXI, t. II, 25), aux antipodes de l’inique « prevost des mareschaux » (XXI, t. II, 27), prêt à pendre un « escholier » sans raison valable [41]. Mais la clémence trouve ses limites dans le cas des « crimes enormes ou commis de guet à pans » car le juge ne doit pas non plus « souten[ir] le glaive au meurtrier » (XXI, t. II, 25) [42].
Toutes ces qualités sont nécessaires au juge et il en va d’ailleurs du salut de son âme. En effet, il sera lui-même jugé au tribunal de Dieu, comme Eutrapel le rappelle insidieusement à Lupolde : « ne craignez-vous point, ame damnée que vous estes, l’horrible jugement de Dieu, par devant lequel vous rendrez conte de toutes vos cautelles, impostures et actions, et peut estre dés vostre vivant » (I, t. I, 14). Le mauvais juge sera rattrapé par la justice divine au même titre que les autres pécheurs car « il est mal-aisé, voire impossible, que la peine n’accompagne le péché devant ou après midy, tost ou tard. » (XV, t. I, 193) [43]. Ainsi, les « officiers de justice » vénaux ne resteront pas impunis, « par une reversion secrete, juste et caché jugement de ce haut Dieu » (I, t. I, 17). Il en va de même des « gens d’Eglise » ou du « magistrat » qui contreviendraient à leur charge [44]. Et l’on comprend que le titre du premier chapitre repose sur une figure de syllepse : à la justice humaine se superpose en effet le spectre « des secretes punitions et jugemens terribles de Dieu » (I, t. I, 21).
Un portrait linguistique
Pour achever pleinement le portrait du juge idéal selon Noël du Fail, il faut ajouter une composante linguistique aux données socioculturelles et morales. En effet, les Contes et discours d’Eutrapel reproduisent à plusieurs reprises, au discours direct, indirect ou narrativisé, les sentences des bons et des mauvais juges, permettant ainsi de suggérer les qualités oratoires requises.
La première qualité en matière de langage judiciaire est la clarté et la concision, aux antipodes des atermoiements et des obscurités d’une certaine justice qui « entend filer et manier un procés, par ses longueurs et beautez » (I, t. I, 11-12). Certes, la « sobrieté de parler », quand elle s’accompagne de « modestie » (XVII, t. I, 216), est pour Noël du Fail une vertu humaine en général [45]. Ainsi, le chapitre XV (« De l’Amour de soy-mesme ») montre très clairement le lien qui existe entre la présomption et la prolixité pédante, en dehors du seul champ judiciaire : le glorieux compagnon de jeunesse ou le pédant gentilhomme provençal qualifié de « Magister Bemus » (XV, t. I, 190) déguisent en effet leur langage pour paraître à leur avantage. Mais cette « sobrieté de parler » recèle une importance toute particulière dans l’éloquence judiciaire qui doit absolument fuir les « subtilitez, finesses, distinctions aiguës » (I, t. I, 31), les digressions inutiles et parfois sournoises [46] ainsi que la logorrhée riche en citations de lois, à la manière de Bridoye. Du Fail stigmatise la sophistique verbeuse et stérile des hommes de lois [47], capables de démontrer le faux comme « ce docte sophiste Caillard » qui « eust bien prouvé, à fine force d’arguer, que vous eussiez disné, encore que vous n’eussiez rien mangé que vostre mords de bride » (XI, t. I, 135). La rhétorique pompeuse n’est pas au service de la justice, bien au contraire, à en juger par l’exemple du procureur du roi véreux dont la cruauté se trahit dans une harangue magistrale et une gestuelle ampoulée :
rebrassant les manches de sa robe, larges et consulaires, [il] fendoit l’air en quatre doubles pour la conservation du droict des chasses et forests du roy, haranguoit magistralement à tour de bras, jusques à estre prest de conclure furieusement à la mort (III, t. I, 51)
Seul le contact du « precieux metal » pourra apaiser la fureur meurtrière de « ce criard », au moment où il « estoit sur le haut bout de sa rethorique », prêt à prononcer la sentence capitale.
La deuxième qualité en matière de langage judiciaire est son caractère naturel. Là encore, cette qualité n’est pas propre au bon juge et Noël du Fail enjoint à chacun de « parler son vrai patois et naturel langage » (XV, t. I, 191). Cependant, le formalisme est le fléau des plaidoiries et le vice des mauvais gens de lois. Dans le chapitre IV (« Que les fautes s’entresuyvent »), consacré à la satire de l’imitation verbale et sociale, « vray siege d’ignorance, d’autant que ce qui est bon en un endroit ne vaut rien à l’autre » (IV, t. I, 65), Eutrapel s’arrête notamment sur le cas des avocats, réunis aux Grands-Jours de Bretagne, qui, « comme singes » (IV, t. I, 64), reprennent à un confrère la formule « par disposition de raison ». Le devisant stigmatise alors ces mots vides de sens qui ne servent qu’à cacher un manque d’inspiration :
Ces mots de veritablement, il est certain, grand mercy Messieurs, et autres de demy pied de long, et qu’il faut prononcer à gorge ouverte, servent à un conte de chevilles et ciment, pour bien fagoter et lier ensemble les propos et pieces rapportées au plaidoié, cependant qu’ils songent, estans ainsi esgarez, en ce qu’ils doivent dire et conclure. (IV, t. I, 64)
L’adoration de la lettre peut d’ailleurs avoir de funestes conséquences, à en juger par le conte de l’Italien, condamné à mort pour ne pas avoir prononcé la formule « J’en appelle » mais « Ad vires apostolicas » (VII, t. I, 98).
Enfin, une troisième qualité linguistique semble nécessaire au bon juge : la parole facétieuse. Le bon juge doit toujours avoir « un bon mot de reserve », à l’image du « président de Bretagne » du chapitre XVII (XVII, t. I, 226) ou encore d’« Eguinaire Baron, grand et notable enseigneur de Loix » (IV, t. I, 61). Ce dernier est à la fois « sentencieux, solide, massif et de grace poisante et faconde gravité » et « facetieux et riche en tous ses discours » (IV, t. I, 61-62). De fait, il compare les hommes de lois qui ne cessent de gloser les mêmes textes aux chiens qui pissent au même endroit que leurs compagnons. L’image est audacieuse en ce qu’elle ramène la prestigieuse glose aux fonctions naturelles des chiens. Cette « moquerie », qui constitue le sujet du chapitre XXXIII, est le signe d’un esprit vif et sage, qui refuse de se prendre trop au sérieux : lorsqu’elle se fait dans un bon esprit, elle est « le signe même de la culture […] elle est indispensable à la vie des sciences comme à l’activité des avocats et des juges » [48].
Clarté, concision, naturel et facétie : pour Noël du Fail, les qualités oratoires requises pour être un bon juge ne sont pas spécifiques à la profession, mais elles prennent un relief tout particulier quand des vies humaines et la paix du royaume sont en jeu.
Ainsi, les Contes et Discours d’Eutrapel permettent de brosser le portrait socioculturel, moral et linguistique du bon juge à la fin du XVIe siècle. En ce qui concerne la moralité du magistrat, le gentilhomme breton semble s’inscrire dans la droite lignée des exigences du pouvoir royal, telles qu’elles s’expriment dans les mercuriales. En opérant une synthèse de ces textes conservés en grand nombre, l’historien Benoît Garnot brosse en effet un « portrait idéal du ‘bon magistrat’ » qui va dans le même sens que l’œuvre fictionnelle. Les qualités requises sont la science, la probité, le courage, la prudence, la droiture, la fermeté, la vérité et la sagesse : « s’il réunit toutes ces qualités […], qui sont complémentaires les unes des autres, le bon magistrat pourra accéder à la vraie gloire, non pas celle, illusoire, qui est apportée par la guerre ou par la science et les arts, mais celle, réelle, qui consiste dans la pratique de la justice » [49]. D’un point de vue socioculturel, le portrait du juge idéal selon Du Fail s’accorde également avec les préoccupations royales. Benoît Garnot rappelle en effet que « le milieu judiciaire surveille de près le recrutement de ses membres » qui doivent répondre à des « exigences sociales » – naissance légitime, orthodoxie religieuse – et à des « exigences techniques » : « il faut avoir des capacités en droit » [50]. La composante linguistique du portrait, en revanche, est propre au conteur, le pouvoir royal se bornant à enjoindre au milieu judiciaire de rester digne et de ne pas recourir à l’injure. Il en résulte un portrait d’autant plus original et personnel que les Contes et Discours rompent avec l’univocité et le caractère moralisateur des mercuriales : le lecteur doit reconstituer les traits du juge idéal de manière active à partir de multiples anecdotes consonantes ou dissonantes, formulées par un trio de personnages facétieux.
Nicolas Le Cadet
Université Lyon II-ENS LSH