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Inès Rieul

Le public de théâtre à Rouen sous la Monarchie de juillet


Texte complet


La Monarchie de Juillet est une période fructueuse pour l’économie rouennaise et l’aménagement de la ville : Rouen devient alors une étape importante sur l’axe Paris – Londres et exerce une influence économique et artistique sur les autres villes de la région, tout en subissant elle-même l’influence de Paris. Résidant près de la capitale, les Rouennais s’y rendent pour leurs affaires et en font leur référence en matière de théâtre. D’où les exigences et la sévérité du public rouennais, redouté par les acteurs et les directeurs de théâtre.

La ville possède deux théâtres qui se différencient principalement par leur réputation et leur public, car leur répertoire est assez proche, même si, en principe, le Théâtre des Arts joue le répertoire des grands théâtres subventionnés parisiens, et le Théâtre-Français celui des théâtres secondaires. Le Théâtre des Arts est réservé à une classe instruite et aisée qui se veut connaisseuse en matière théâtrale. Le Théâtre-Français, quant à lui, est le théâtre du peuple et de la petite bourgeoisie. Mais en réalité, la distinction des répertoires et des publics entre les deux théâtres est poreuse [1].

Les amateurs de spectacles

Le théâtre est la distraction principale des Rouennais, qui exigent une qualité de spectacle égale celle des spectacles parisiens. Le public rouennais est néanmoins dénigré et critiqué par la presse parisienne, qui le juge, comme tout autre public provincial, inapte à porter un jugement sûr et réfléchi sur les spectacles et les acteurs. Le Journal de Rouen s’en défend : pour lui, le public local « a l’oreille fine, le cœur chaud et l’esprit juste […] il applaudit les bons, il laisse choir les médiocres, il siffle les mauvais. De plus, il s’est rarement trompé dans ses jugements, qui sont souvent sévères et toujours assez expéditifs. » [2] En réalité, le public de Rouen est éclairé et connaisseur en matière théâtrale. Il est au fait de l’actualité artistique de la capitale mais il est surtout redouté pour son exigence et son excessive sévérité, comme en témoigne encore ce jugement de La Dépêche de Rouen en 1906 : « Ah ! oui… Rouen… ! public éclairé mais féroce et impitoyable… les sifflets… des pommes cuites, toute la lyre, quoi ! » [3]

La presse lui reproche son attitude barbare envers les artistes, ses jugements hâtifs et la violence dans ses marques de désapprobation. Malgré tout, c’est aussi un public passionné sachant « faire un triomphe à la mesure de sa sévérité. » [4] Il entretient avec un soin jaloux cette réputation universellement connue et se montre fier de « cette renommée de Barbe Bleue de l’art. » [5]

Cette réputation a une conséquence directe sur les artistes, généralement effrayés de contracter un engagement à Rouen, car ils craignent « le parterre le moins facile à contenter de toute la province. » [6] C’est pourquoi généralement les séjours des acteurs à Rouen sont relativement brefs.

Pendant une partie du XIXe siècle, « aller à Rouen », en termes d’argot, signifiait d’ailleurs « aller à sa perte », et dans le langage théâtral, « être sifflé ». En revanche, pour les artistes qui réussissaient à faire partie de la troupe, cela signifiait la consécration et une possible carrière à Paris. L’admission dans une compagnie avait la valeur d’un « brevet de capacité » [7]. Ainsi Rouen a souvent envoyé des artistes à Paris après les avoir formés, comme Samson (1793-1871), toléré d’abord puis aimé du public rouennais. Il fit une carrière assez brillante et écrivit de nombreuses pièces (comme Un Veuvage, La Famille Poisson), forma la tragédienne Rachel dont il lança la carrière. Citons aussi Mélingue, créateur des premiers rôles de cape et d’épée du théâtre de Dumas, qui débuta à Rouen sous le pseudonyme de M. Alexandre, avant d’être repéré par Marie Dorval lors d’une de ses tournées. Partis de Rouen, ils ont rapidement fait carrière dans les théâtres parisiens.

Le théâtre à Rouen est au centre de toute activité. C’est la principale, voire la seule distraction des habitants de la ville et aussi la préoccupation continue des esprits après les affaires industrielles pour lesquelles il n’y a jamais de trêve, même au théâtre.

Après 1830, quand la Monarchie de Juillet a rendu à la scène une certaine liberté avec l’abolition de la censure, un goût ardent pour le théâtre se développe à Rouen. Au point que la Revue de Rouen affirme en 1833 : « Si vous fermez les théâtres, vous auriez à l’heure même une révolution ; comme le peuple a su en faire une en 1830 pour conserver ses journaux. »

Selon le conseil municipal, le théâtre joue un rôle social régulateur, et contribue à l’ordre public :

L’Expérience nous a prouvé que chaque fois que la ville est privée de spectacle, l’ordre public y perd quelque chose.
Les délits pour tapages nocturnes dans les rues et dans les lieux publics, sont beaucoup plus fréquents dans ces moments-là…
C’est parce que nous avons toujours envisagé les théâtres comme intimement liés aux questions d’ordre public, que nous avons été conduits à défendre leur cause. [8]

La principale différence entre une salle de théâtre à Paris et à Rouen réside dans l’organisation de son public. En effet, selon le Journal de Rouen  : « une salle de spectacle à Paris, est une vaste ruche où bourdonnent quinze ou dix-huit cents frelons qui sont étrangers les uns aux autres, les rangs, les fortunes, les conditions les plus éloignées entre elles sont confondues. » [9] À Rouen, en revanche, chaque fortune a sa place bien marquée comme le mentionne un journaliste du Journal de Rouen de 1836 : « Le banquier ne se trouve pas exposé à s’asseoir près de son bottier, le riche manufacturier ne court pas le danger d’être coudoyé par l’ouvrier . » [10] Chacun occupe la place que sa fortune lui assigne.

Le Théâtre Français comporte 1021 places, dont le prix varie de 2F50 à 75 centimes. Pour avoir un élément de comparaison, rappelons qu’un homme travaillant dans les manufactures gagne environ 2F, une femme 1F et un enfant 50 centimes.

On compte :

- 36 loges à 2F50.
- 200 Premières à 2F.
-  10 Baignoires à 1F75.
- 225 Secondes à 1F25
- 250 Troisièmes à 60 centimes.
- 300 places au Parterre à 75 centimes. [11]

Le Théâtre des Arts, quant à lui, est plus grand (1873 places) et accueille un public plus aisé. Le prix des places est par conséquent plus élevé. Il comporte :

- 286 loges et stalles à 4F.
- 25 Baignoires à 3F50.
- 213 places aux Premières et au Parquet à 3F.
- 54 places aux pourtours à 2F50.
- 275 Secondes à 2F.
- 280 Troisièmes à 1F25.
-  140 Quatrièmes à 50 centimes.
-  140 places pour les officiers à 1F50.
- 600 places au Parterre à 50 centimes.

Un public particulier : le parterre debout et l’abonné

Le parterre debout est une des plus curieuses et des plus anciennes institutions locales. Il est situé au rez-de-chaussée, derrière le parquet et peut contenir cinq à six cents personnes. Cette « vaste arène » [12]n’a pas toujours été conservée dans les autres théâtres de province. C’est le seul lieu dans le théâtre où toutes les conditions sociales sont mélangées :

L’employé, le commis, le négociant, le courtier, se coudoyaient dans ce forum ouvert à tous, qui, en bourgeron, qui, en tricot de laine, d’aucuns sans bas, sans cravate, couverts de déchets de coton, de poussière de charbon. [13]

Le parterre est, selon Christian Goubault, un « foyer de discordes théâtrales » [14] car son public est, comme le dit la Revue de Rouen, un « juge inflexible, un despote parfois terriblement cruel. » [15] Comme la plupart des publics de province [16], il est indiscipliné et tapageur, comme en témoigne cette anecdote relatée dans un article du Journal de Rouen de 1832 :

Ces messieurs du parterre ont prétendu qu’on leur avait manqué de respect, parce que deux ou trois personnes leur tournaient le dos. Et là-dessus ils se sont mis à faire un tapage infernal, et à vociférer les plus grossières apostrophes pour obtenir réparation de ce qu’ils regardaient comme une insulte. Mais, en bonne conscience, est-il possible d’insulter des gens qui, dans un lieu public où se trouvent des femmes en grand nombre, se permettent les expressions ordurières que prodiguaient messieurs les susceptibles du parterre ? Si vous voulez qu’on vous respecte, commencez par vous respectez vous-mêmes. On n’en doit pas moins blâmer cependant ceux qui, connaissant les dispositions du parterre, se font un jeu de provoquer, par leur obstination dans un acte insignifiant au fond, de pareils scandales. Il y a des gens qui accusent la société actuelle de pécher par excès de civilisation ; s’ils eussent été au spectacle de dimanche, ils n’auraient pu soutenir du moins que le public rouennais pèche par excès de civilité. [17]

Ce sont ces nombreux tumultes et incidents qui ont fait la réputation du public rouennais.

Le Colibri, comme il l’a fait pour d’autres personnages importants du théâtre, suivant le genre alors à la mode de la physiologie [18], décrit de façon caricaturale l’abonné de province comme étant le cauchemar des acteurs et du directeur car il se plaint sans arrêt, et se montre jaloux de ses prérogatives. D’après le type qu’en dressent les journaux, il a en moyenne entre vingt-cinq et quarante-cinq ans, il est rentier ou commerçant, car il est rare que le petit fonctionnaire ou l’employé de bureau ait le goût, le temps et les moyens de s’abonner.

Il considère le théâtre comme « sa propriété, […] son bien, sa chose, et malheur à qui tenterait de l’en déposséder ! » [19]. Il a sa place réservée, sa banquette de prédilection où il trône chaque soir. Rien au monde ne lui ferait manquer une première représentation ou un début car le théâtre est sa première préoccupation, comme le souligne le journaliste du Colibri :

L’abonné règle ses habitudes sur celles du théâtre ; il se lève, dîne et se couche aux heures qui lui sont prescrites par le programme de l’affiche, il n’a de repos que les jours de relâche, ce jour-là il est malheureux : il ne peut manger et dormir à ses heures.

Dans les théâtres de province où la claque n’est pas encore très développée, l’abonné fait la loi. Il impose son jugement et ses sympathies à tout un public. Il dispense les applaudissements et les sifflets ; c’est pourquoi il est souvent décrit avec une clef forée et un large battoir à deux mains.

Parce qu’il a payé cinq cents francs pour l’année, il se croit maître du théâtre. Quand il ne se plaint pas à haute voix, il le fait par écrit en faisant publier dans la presse une lettre adressée au directeur. C’est une lettre du 31 octobre 1829 adressée Félix-Paul Dutreih, alors directeur du Théâtre des Arts, que J.E. Bouteiller nous donne à lire. Elle illustre l’état du théâtre de Rouen en 1829-1830 et les multiples plaintes des abonnés :

Monsieur,

Ce n’est pas sans beaucoup de raisons que tant de plaintes se sont élevées depuis quelques temps contre la nouvelle administration théâtrale. C’est une machine dont les ressorts sont relâchés, et dont l’avenir serait compromis si les avis qu’elle a reçus restaient sans effet. J’ai aussi quelques questions à adresser à M. le directeur. Il y répondra, je n’en saurais douter.
Pourquoi, condamnés depuis six mois aux pauvretés du répertoire, n’avons-nous obtenu, pour prix de notre patience et notre résignation, que deux pièces nouvelles ?
Pourquoi, pendant les ouvertures d’opéras, un vacarme horrible se fait-il entendre sur le théâtre, et sommes-nous ainsi privés de jouir en paix du zèle et du talent de nos musiciens ?
Pourquoi pareil bruit, venant des coulisses, trouble-t-il les acteurs en scène, au point que l’un des jours derniers M. Ernest fut obligé de réclamer le silence avec assez d’humeur ?
Pourquoi la salle est-elle aussi mal éclairée, et pourquoi le lustre ne jette-t-il qu’une lueur trouble et incomplète ?
Pourquoi les quinquets des corridors, et notamment celui placé dans un des escaliers qui conduisent au parquet, sont-ils en si mauvais ordre qu’il faut recevoir sur ses habits l’huile qui s’en échappe ?
Pourquoi ne pas établir dans le foyer une sonnette qui annonce le levée du rideau, comme cela existe partout ?
Pourquoi le spectacle du lendemain n’est-il pas affiché avant le commencement de la dernière pièce ?
Pourquoi toutes ces choses et beaucoup d’autres ? […
Je pourrais adresser à M. Paul d’autres questions. J’espère qu’il saura répondre à celles-ci en faisant cesser les négligences qu’elles accusent. S’il protestait que rien n’est moins fondé que ces doléances, je lui répondrais, à mon tour, que des faits vaudront mieux que des protestations, et que tout récemment il affirmait avoir encore tout accordé à M. Boieldieu pour la mise en scène des Deux Nuits, tandis que M. Boieldieu affirmait de son côté, dans son cercle nombreux, n’avoir jamais pu obtenir de M. Paul qu’une basse et une contre-basse fussent ajoutées à l’orchestre.

Agréez, etc.
Un Abonné. [20]

L’influence de la presse parisienne sur les goûts des spectateurs


Le développement de la presse théâtrale et sa popularisation ont créé un nouveau besoin, celui d’un avis critique sûr à propos des spectacles et autres manifestations artistiques.

La proximité de Paris, accrue par l’ouverture de la ligne de chemin de fer, en mai 1843, oblige le directeur du Théâtre des Arts à contenter rapidement sa clientèle en ce qui concerne le choix et la qualité des pièces, car le public est très au courant de l’actualité artistique de la capitale. Les Rouennais ramènent donc de Paris un jugement sur les pièces et ont tendance à manquer de spontanéité dans leurs avis quand ils voient cette même pièce à Rouen. Notons tout de même qu’il s’agit des classes les plus aisées pouvant se payer le voyage. Pour les autres, c’est la presse parisienne qui vient à eux, comme le souligne Le Journal de Rouen de 1836 : « Tous les lundis, les journaux de Paris parlent à la province de chaque parade ou de chaque drame noir éclos dans le chef lieu des lumières et du département de la Seine. » [21]

Ainsi, l’influence parisienne sur le public est inévitable. Ce dernier rencontre de plus en plus de difficultés pour aller voir un spectacle en étant vierge de toute idée préconçue. Le spectacle est précédé de sa réputation, favorable ou défavorable. Mais il faut tout de même préciser que ce public n’entérinait pas toujours l’opinion de Paris et qu’il parvient tout de même à s’en démarquer. Une forte concurrence se crée donc entre les deux villes. En effet, des pièces qui connaissent un succès retentissant à Paris peuvent se trouver sifflées à Rouen.

La presse, paradoxalement, critique et condamne l’attitude du public alors qu’elle en est en partie responsable. L’influence de Paris est telle que même les critiques s’en plaignent.

Une spécialité provinciale : les débuts des acteurs

Par où commencer ? Les oreilles me tintent, ma tête bourdonne, je suis encore tout abasourdi de ce bruit assourdissant, de ce tumulte effroyable, de cet infernal tintamarre que l’on appelle les débuts ! Pour moi, je suis d’avis que tous ceux qui viennent à Rouen pendant ces terribles épreuves méritent d’être applaudis, sinon pour leur talent, au moins pour leur courage. [22]

Les débuts des artistes n’existent qu’en province. À Rouen, le public s’y livre avec fureur et la salle du Théâtre des Arts ainsi que celle du Théâtre-Français sont toujours pleines en de pareilles occasions.

Les Parisiens ne comprennent pas l’importance des débuts dans la ville de province. Peu importe à l’habitant de Paris, qu’un acteur tombe ou réussisse, qu’il soit engagé ou non : si l’acteur lui déplaît, il ira dans un autre théâtre où les sujets seront plus à son goût. Le directeur de Paris peut engager à son gré les artistes, parce que dans la capitale, le public se divise en vingt théâtres, et la concurrence suffit pour forcer les directeurs à une bonne composition de troupe.

En province, au contraire, le public se montre très difficile pour les débuts, qui constituent un événement extrêmement important de l’année théâtrale. À cette époque de l’année on ne parle que de cela, comme en témoigne La Revue et Gazette de Paris  : dans « les cafés, les réunions, la politique, les commérages, les petites intrigues, tout est oublié ; les débuts, voilà, la plus grande affaire, l’unique occupation des oisifs. » [23]

Le chroniqueur du Journal de Rouen voit arriver avec une fatigue anticipée ceux de 1836 :

Nous voici entrés dans cette période de l’année théâtrale si agitée, si poignante pour les artistes, si fastidieuse pour le public, si pénible pour les écrivains chargés de retracer les annales des théâtres de province. Il s’agit de cette méthode antique, mais barbare dans ses effets, de faire un triage des acteurs qui doivent exercer, pendant toute une année, les divers emplois dont se compose le répertoire. L’usage a consacré le sifflet comme témoignage de répulsion ; cet usage est exécrable, il faut le dire : mais jusqu’à présent on n’a pas trouvé une autre méthode pour remplacer les errements de nos théâtres. [24]

Pour être définitivement admis, chaque artiste proposé à l’engagement de la troupe doit, quels que soient ses antécédents, accomplir trois débuts dans trois œuvres différentes. [25]

Jusqu’en 1852, les débuts étaient individuels. L’artiste pouvait être refusé dès sa première apparition en scène. C’est le commissaire de police qui proclamait l’admission ou le refus de l’artiste. On conçoit l’intérêt que montraient les habitués à ne pas recevoir légèrement un acteur. Une fois les trois débuts terminés, l’admission ou le refus sont en principe définitifs pour une année. Il pouvait cependant arriver qu’un artiste accomplisse un quatrième début pour protester contre la rigueur du public dont il avait été l’objet.
Tout artiste, s’il désirait continuer à appartenir à la troupe pendant les campagnes suivantes, devait satisfaire à une seule épreuve dite « rentrée », et correspondant à son entrée en scène.

Plusieurs débuts individuels – 1er, 2e et 3e – pouvaient avoir lieu en même temps. Le public, embrouillé, et désorienté, ne savait plus à qui s’adressaient les applaudissements et les sifflets. Dans ce cas, le commissaire de police s’efforçait de parlementer avec la salle et de faire respecter une certaine discipline.

De cette épreuve dépendaient le plaisir et la qualité de la saison ; c’est pourquoi les habitués étaient très investis dans le choix de leurs acteurs, comme l’explique Louis Malliot : « Un étranger qui n’a jamais vu cérémonie de ce genre ne peut s’en faire une idée. La première fois qu’il y assiste, il serait fondé à se croire dans une réunion d’hommes en proie à un délire affreux. » [26]

Le public rouennais a pour réputation de « jouer au domino » [27] la destinée et l’existence des artistes qui se présentent sur la scène. Le début d’un comédien est le jour le plus orageux de sa vie car une énorme pression s’exerce sur lui et il peut lui arriver de perdre tous ses moyens, d’autant que le public ne l’accueille jamais très favorablement à son entrée en scène. En général, il reste silencieux et attend de voir ce dont il est capable, ce qui est particulièrement déstabilisant pour lui.

Les spectateurs rouennais sont particulièrement chauvins, comme l’indique cette remarque du Qui-Vive ?  : « il n’est pas de théâtre en France qui puisse songer à rivaliser avec celui de Rouen » [28] . De ce fait, il leur arrive très souvent de favoriser des acteurs de Rouen ou de la région :

Les intrépides amateurs qui ont applaudi M. Vignerot de Rouen ont prouvé plus d’esprit de camaraderie que de sentiment de l’art, et se sont montrés fidèles à une maxime fameuse que nous pourrions retourner ainsi : « Je suis Rouennais, mon pays avant tout ! [29]

Un acteur peut devenir en peu de temps l’idole du parterre et l’effroi du directeur. Enfant chéri de la troupe et favori du parterre, tout lui est permis. Il devient si important que la direction peut le solliciter pour résoudre les problèmes en cas de réclamations du public, avec lequel il vient s’expliquer, même si le règlement le lui interdit formellement.

La violence au théâtre : luttes et injures entre spectateurs

Le public prend très à cœur les intérêts du théâtre. Il se fait entendre bruyamment, et se laisse parfois aller à la violence, tant au Théâtre-Français qu’au Théâtre des Arts. En général, les hostilités commencent de la même façon : deux partis organisés dans un esprit de totale opposition se combattent. Au-delà des insultes, l’affrontement dégénère parfois en rixe, comme lors de cet incident relaté dans le Journal de Rouen de 1842 :

À partir de ce moment a commencé un vacarme effroyable, qui même au parterre, a dégénéré en une affreuse mêlée. Les deux partis y sont venus aux mains, se sont invectivés, ont entrepris réciproquement de mettre à la porte leurs champions et leurs chefs de file. C’est au milieu de cette bagarre et de ces scènes de pugilat que s’est terminé le troisième acte, réduit à l’effet d’une simple pantomime. [30]

Il arrive même que le théâtre soit saccagé : moulures, banquettes, chaises, lustre sont alors abîmés… Les projectiles volant de tous côtés ne sont plus de petits trognons de choux ou des pommes cuites mais des objets blessant les personnes qui tentent de fuir. En général, une personne donne le signal en arrachant un banc par mécontentement. Le saccage n’est cependant pas une spécialité rouennaise car un article du Colibri décrit comment le public du théâtre de Nantes a manifesté sa désapprobation en détruisant la salle de spectacle :

L’irritation gagne toutes les têtes ; les projectiles pleuvent de tous côtés. Ici ce sont des fragments de banquettes, violemment arrachés, qui sont lancés avec force des troisièmes galeries de l’orchestre ; là les chaises des premières loges, les tabourets des secondes, viennent brusquement s’entasser aussi dans l’orchestre, en renversant force pupitres et quinquets, défonçant les timbales, brisant les basses et tout ce qu’ils rencontrent. On remonte le grand lustre avec précipitation. Les tringles en fer destinées à fermer les stalles deviennent des armes agressives. Les garçons de théâtre s’empressent de sauver les instruments et autres objets ; ils sont atteints et forcés à la retraite ; de la salle on passe au vestibule et du vestibule à la salle : partout l’émeute, partout la dévastation. Le lustre placé sous le péristyle est des plus maltraités. [31]

Il arrive qu’une telle catastrophe soit évitée de justesse. Dans ce cas, on ne manque pas de se féliciter de ce quasi-miracle en faisant état d’un progrès dans les mœurs de la population rouennaise, comme ici dans le Journal de Rouen de 1836 :

La soirée d’hier a été une des plus orageuses et des plus désordonnées dont les annales du Théâtre des Arts aient gardé le souvenir. On n’en est pas venu, grâce au ciel jusqu’à casser et briser le mobilier de la salle, comme cela s’est vu quelquefois, et il y a évidemment progrès dans nos mœurs sous ce rapport : mais quel progrès ? Il n’y a eu de cassé et de brisé que les oreilles des bons citadins que la curiosité avait fourrés dans cette galère […]. Si l’on continue de ce train, nous finirons par être, dans quelques centaines d’années d’ici, un peuple débonnaire et civilisé. En attendant, nous aurons encore à traverser bien des mauvais jours. [32]

La Monarchie de Juillet n’a pas radicalement changé le public rouennais mais l’a fait évoluer. Cette évolution se traduit principalement par la montée de la violence dans le théâtre et le changement de statut des spectateurs dû à leur prise de pouvoir. Le théâtre n’est plus seulement un lieu de divertissement mais un endroit qu’il veut contrôler. De ce fait, les spectateurs s’impliquent dans sa gestion et son fonctionnement. Ils sont omniprésents et se donnent un droit de regard sur tout ce qui le touche.

Les bourgeois et les abonnés rouennais ont conscience de ce nouveau pouvoir. Leur enrichissement récent dû à la reprise économique ne fait qu’accroître leur fierté et leur sentiment de supériorité sur tous les autres membres du public. Les abonnés payent, ils s’approprient le théâtre qui devient « leur chose » et veulent des spectacles dignes de leur condition. Vivant sous l’influence parisienne, ils veulent concurrencer ou tout du moins égaler la capitale en demandant toujours plus d’effets scéniques et de bons acteurs.

Le public rouennais a fièrement bâti sa réputation sur son attitude dans la salle de spectacle et sur son intransigeance. Mais les scènes de violence, même si elles sont très fréquentes, iront en s’atténuant avec de brusques accès de fièvre tout au long de l’histoire du théâtre rouennais. En 1882, les luttes sont à peu près circonscrites entre le rez-de-chaussée (parterre, parquet) et les spectateurs des galeries supérieures. Et même si à la fin du siècle leur énergie semble revenue, quelques années plus tard, la réputation de « croque-mitaine » [33] des spectateurs rouennais n’est plus qu’une légende.

Notes

[1Voir l’article de Claude Millet et Florence Naugrette, « Un faubourg de Rouen ? Le théâtre à Rouen sous la Monarchie de Juillet », Province-Paris. Une topographie littéraire du XIXe siècle, actes du colloque de Rouen, textes réunis par Yvan Leclerc et Amélie Djourachkovitch, Publications de l’Université de Rouen, 2000.

[2Le Journal de Rouen, n° 182, 1er juillet 1853.

[3« Les débuts au Théâtre des Arts, ce qu’en pensent les artistes, les officiels, le public !! », La Dépêche de Rouen et de Normandie, 2 novembre 1906.

[4Jean Pierre Chaline, Les Bourgeois de Rouen, une élite urbaine au XIXe siècle, Paris, Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1982, p. 213.

[5La Dépêche de Rouen et de Normandie, 2 novembre 1906.

[6Christian Goubault, La musique, les acteurs et le public au Théâtre des Arts, Rouen, CRDP, 1979, p. 17.

[7Ibid.

[8La Clochette, n°52, 21 décembre 1834.

[9Journal de Rouen, 6 mai 1836, n°127.

[10Ibid.

[11Salles de spectacle de Rouen (état et situation), ADSM, 4T81.

[12Le Journal de Rouen, n°127, 6 mai 1836.

[13Christian Goubault, ouvrage cité, p. 16.

[14Ibid.

[15La Revue de Rouen, 1833, p. 307

[16Voir Alain Corbin, « L’agitation dans les théâtres de province sous la Restauration », dans Le Temps, le désir et l ’horreur, Paris, Flammarion, 1991.

[17Journal de Rouen, n°304, 30 octobre 1832.

[18Voir dans ce volume la communication de Florence Naugrette sur les physiologies de spectateurs de province.

[19Le Colibri, n°12, 12 juin 1836.

[20Jules-Edouard Bouteiller, Histoire complète et méthodique des Théâtres de Rouen depuis leur origine jusqu’à nos jours, tome III, Rouen, Giraoux et Renaud puis Métairie, 1867, p. 417.

[21Journal de Rouen, n°227, 14 août 1836.

[22Revue de Rouen, 1837, premier semestre, p. 301.

[23Revue et Gazette de Paris, 2e année, n°52, 27 décembre 1835.

[24Le Journal de Rouen, n°128, 7 mai 1836.

[25Christian Goubault, ouvrage cité, p. 18.

[26Louis Malliot, La Musique au théâtre, Paris, Amyot, 1863, page 317, cité par Ch. Goubault.

[27Journal de Rouen, n°145, mercredi 25 mai 1842.

[28Qui-Vive ?, n°1, 8 mai 1836.

[29Le Colibri, n°333, dimanche 7 juillet 1839.

[30Journal de Rouen, n°148, samedi 28 mai 1842.

[31Le Colibri, n°171, dimanche 16 décembre 1837.

[32Journal de Rouen, n°133, jeudi 12 mai 1836.

[33La Dépêche de Rouen, 10 novembre 1906, « Les débuts au Théâtre des Arts. Ce qu’en pensent les artistes, les officiels, le public. »


Pour citer l'article:

Inès Rieul, « Le public de théâtre à Rouen sous la Monarchie de juillet » in Le Public de province au XIXe siècle, Actes de la Journée d’étude organisée le 21 février 2007 par Sophie-Anne Leterrier à l’Université d’Artois (Arras).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 2, 2009.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?le-public-de-theatre-a-rouen-sous.html

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