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Witold Konstanty Pietrzak

Université de Łódź

Le sentiment de culpabilité dans le récit bref en France au XVIe siècle

L’auteur

Witold Konstanty Pietrzak est professeur de littérature française à la Chaire de Philologie Romane de l’Université de Łódź, Pologne. Il se spécialise dans la production narrative brève du XVIe siècle, en particulier dans l’« histoire tragique ». À part de nombreux articles il a publié Le Tragique dans les nouvelles exemplaires en France au XVIe siècle (Łódź, 2006), qui porte sur la rhétorique et l’idéologie du récit bref de cette époque. Il s’intéresse aux questions de rhétorique et de poétique de la nouvelle et de la tragédie humanistes. Il prépare une édition critique de la Continuation des histoires tragiques de François de Belleforest.


Texte complet


Jean Delumeau s’est autrefois penché sur la culpabilisation des fidèles par l’Église et la « prédication de la peur » dans l’Europe occidentale sous l’Ancien Régime. Il a analysé le dolorisme et la « maladie du scrupule » en observant entre autres les angoisses de la mort chez des personnes parfois très pieuses. L’historien a aussi découvert plusieurs procédés communs aux ouvrages de prédication : apostrophe à l’auditeur creusant un fossé entre le « je » accusateur du prêtre et le « vous » des ouailles terrorisées par l’inculpation ; développement de thèmes macabres inspirant l’horreur et l’épouvante ; théâtralisation et mise en place de l’actio rhétorique, c’est-à-dire recours à la mimique et aux gestes [1]. Or les observations de Delumeau, basées avant tout sur les traités d’enseignement pastoral des XVIe et XVIIe siècles, concernent les moyens d’endoctrinement recommandés par les autorités de l’Église de même que la mentalité pour ainsi dire ordinaire des petites gens dont le péché le plus grave est le défaut de foi ou, comme le précise Robert Muchembled, la persistance, dans les campagnes, des superstitions archaïques propres à l’animisme [2]. Le sentiment de culpabilité est donc inculqué à ces pécheurs de l’extérieur, pour les fautes qu’ils ont perpétrées en tant que communauté irrespectueuse des devoirs du chrétien ; il est à la fois métaphysique et collectif [3]. Certaines formes du récit bref du XVIe siècle représentent en revanche des individus qui ont enfreint des lois humaines, et en particulier le code pénal : ce sont des criminels. À l’interprétation religieuse de leur acte punissable, mettant en cause leur salut, s’ajoute alors une exposition juridique, et la culpabilité qui point dans leur for intérieur découle du sentiment de leur responsabilité liée à la conviction de l’imminence d’un châtiment inexorable. La culpabilité de ces personnages est par conséquent tout individuelle. L’objectif de cet article sera donc de montrer que le processus de culpabilisation s’est déclenché en France dès la première moitié du XVIe siècle en épousant le mode de la fiction littéraire ; il s’agira de voir aussi les formes d’expression qu’il emprunte.

1. Définition de la culpabilité [4]

L’homme endoctriné par le curé du village ou de la paroisse urbaine démunie devient l’objet d’une véritable manipulation. Menant à domicile une vie dure soumise aux soucis quotidiens de la subsistance matérielle, il se trouve entraîné, à l’église, dans un flot d’images et d’émotions au départ étrangères à sa conscience. Qui plus est, les idées qu’on essaye de greffer sur sa vision du monde se caractérisent par un haut degré d’abstraction, c’est pourquoi le message du prédicateur se heurte dans un premier temps à la résistance : le pauvre sait à peine reconnaître les crimes dont on l’accuse. À force, cependant, de subir les effets de l’énergie rhétorique qui rayonne sur lui au cours du sermon, frappé d’angoisse, il en vient à capituler, à entrevoir sa faute, à se croire pécheur. Voilà moins la figure d’un hors la loi dangereux pour la communauté civile de ses confrères que celle d’une victime du système de christianisation forcée.

En raison de l’idéologie véhiculée par le commentaire auctorial qui est essentiellement catholique, le portrait de l’homme que permet de reconstituer le récit bref du XVIe siècle possède certes des affinités avec le croquis du pauvre présenté plus haut. Comme celui-ci, le criminel sait qu’il appartient à la communauté des chrétiens ; que ses devoirs vis à vis du Seigneur et de l’Eglise sont loin d’être remplis avec la foi et l’engagement qu’on attend de lui ; que, par conséquent, il participe au péché d’Adam au même degré que les autres, en s’exposant à l’ire de Dieu et en remettant en question sa paix éternelle. Tous ces facteurs sont propices à l’éclosion du sentiment de culpabilité et vont se manifester, comme nous le verrons par la suite, dans certains lieux du discours narratif.

Mais cette similitude entre les deux héros de la culpabilisation est moins intéressante que la spécificité de ce dernier, qu’on peut reconstituer à partir de la philosophie morale du XVIe siècle, et en particulier à partir des Essais de Montaigne [5]. En effet, puisqu’il a commis une infraction spécifique à la loi, le criminel sait que le traitement qu’il peut redouter de la part de la justice publique sera individualisé et adapté à son cas. Il se sent différent des autres et cette altérité, fondée sur l’irruption du mal, fait de lui un réprouvé au sens du terme à la fois religieux et social. La malice l’ayant précipité dans la déréliction, le criminel se trouve souvent réduit à la lourde présence de son « moi » où règnent le souvenir de la faute perpétrée et l’expectative de la punition. « Quiconque attent la peine, il la souffre ; et quiconque l’a meritée, l’attend. La meschanceté fabrique des tourmens contre soy » [6]. Partagé entre le regret d’avoir commis le forfait et la crainte que lui inspire l’avenir, le criminel sombre donc dans la souffrance. Cette réaction émotive joue un rôle essentiel dans la formation de son sentiment de culpabilité : impossible à partager avec les autres, pratiquement incommunicable par la parole, elle consacre l’individu comme sujet unique de l’expérience de la douleur. La conscience du crime doit alors être envisagée sur deux plans. D’une part c’est la connaissance lucide de ce crime compris en tant qu’un fait accompli accessible à la raison et transmissible aux autres : on peut en préciser les acteurs, déterminer les circonstances, rechercher les causes, s’interroger sur les conséquences ; nous sommes là à proximité du discours juridique. D’autre part, il s’agit d’une perception subjective de ce même fait, générant une attitude affective chez le sujet criminel qui seul est capable d’en éprouver le malaise ; cette attitude s’exprime par une poétique et une rhétorique de la culpabilité qui vont se déployer dans la fiction littéraire.

À force de se prolonger, cette activité psychique peut mener à l’apparition d’images obsessionnelles qui le persécutent à l’état de veille ainsi que pendant le sommeil : « à mesme qu’on prend le plaisir au vice, il s’engendre un desplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations penibles, veillans et dormans » [7].

La fréquentation forcée de son « moi » privilégie en même temps le développement de l’œil intérieur. L’opinion des autres et l’état de tension résultant de la certitude qu’on a qu’il va bientôt falloir payer de sa vie l’acte répréhensible dont on est responsable sont deux facteurs qui aiguisent le jugement critique sur ce dernier. Le regret s’approfondit et le criminel en vient à boire le calice du repentir. La philosophie morale de l’époque nous apprend que cet état est congénère de la force qui l’a provoqué, c’est-à-dire du mal :

La malice hume la plus part de son propre venin, et s’en empoisonne. Le vice laisse, comme un ulcere en la chair, une repentance en l’ame, qui, tousjours s’esgratigne et s’ensanglante elle mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs ; mais elle engendre celle de la repentance, qui est plus griefve, d’autant qu’elle naist au dedans ; comme le froid et le chaut des fiévres est plus poignant que celuy qui vient du dehors [8].

Par ailleurs, la métaphore de l’abeille qui perd son dard après la piqûre renforce l’analyse du mal. Celui-ci ressemble en effet à « la mouche guespe [qui] picque et offence autruy, mais plus soy-mesme, car elle y perd son éguillon et sa force pour jamais » [9].

Or, il faut distinguer entre deux types de criminels. Les uns violent la loi sous l’effet d’un mouvement brusque de l’âme qui échappe au contrôle de la raison ; ils commettent des crimes passionnels qui supposent la possibilité du repentir : « On peut desavouër et desdire les vices qui nous surprennent et vers lesquels les passions nous emportent ». Les autres n’entrent en conflit avec les normes juridiques qu’après une période de préparation quand ils couvent dans leur âme le projet du forfait en attendant le moment propice pour frapper le plus fort ; puisque la raison et la volonté coopèrent en eux avec le désir de faire mal, le repentir dans leur cas n’est pas possible : les vices « qui par longue habitude sont enracinés et ancrés, en une volonté forte et vigoureuse, ne sont subjects à contradiction » [10]. Il semblerait donc, en théorie, qu’un criminel invétéré ne soit pas capable de revenir sur ses positions et de s’accuser dans son for intérieur de ce qu’il a fait. Montaigne ne croit pas à la conversion de ce genre d’êtres endurcis dans leurs vices [11] ; Pierre Charron, qui copie les réflexions de Montaigne parfois à la lettre [12], présume que, dans leur cas, le repentir n’est pas possible sans l’intervention de Dieu, « sans une touche extraordinaire du ciel » [13].

Tout en se rapprochant de plusieurs idées déjà soulevées par la critique, le sentiment de culpabilité qu’on voit émerger des paragraphes précédents garde son caractère propre. De par sa genèse et sa cause il diffère de l’état spirituel de la victime de la culpabilisation étudiée par Jean Delumeau : ici nous avons les effets de l’idéologie catholique inculquée aux fidèles dans le cadre de l’impérialisme psychologique pratiqué par l’Eglise post-tridentine dont l’alibi sont leurs péchés collectifs ; là, le produit émotif d’une âme tourmentée par une faute mortelle qui exige une punition appropriée au cas individuel.

D’autre part, ce sentiment de culpabilité reste en rapport avec le concept de l’individu et celui du « moi », strictement liés entre eux. Charles Taylor a montré que la notion moderne d’identité naît sous l’Ancien Régime comme effet de deux facteurs : primo, accroissement de l’intérêt, au XVIe siècle, pour la condition humaine envisagée au niveau de l’expérience individuelle subjectivée et exclusive de l’expérience des autres ; cette recherche qui fait valoir la raison et la liberté de pensée trouve chez Montaigne, d’après le philosophe, une expression décisive ; et secundo, affirmation de la vie ordinaire, supposée dans l’Ancien Testament et radicalisée par les réformateurs du XVIe siècle, en tant que résultat de la critique des dogmes catholiques tels que la sainteté de la hiérarchie ecclésiale, l’importance des œuvres pour le salut et la médiation du prêtre entre Dieu et le fidèle ; elle conduit à l’intériorisation de la foi, puis à la mise en valeur du travail, du mariage, de la famille, c’est-à-dire des préoccupations de la vie matérielle [14]. Terence Cave, à son tour, s’interroge sur le statut discursif du « moi » à la même époque. En partant d’une réflexion de Pascal sur la nature du « moi » qui serait distinct du corps aussi bien que de l’âme, il cherche dans l’histoire le moment où ce pronom s’impose sous sa forme substantivée. C’est encore une fois chez Montaigne qu’on peut découvrir, selon le critique, le premier emploi intentionnel de cette forme. L’émergence du « moi » en fonction de substantif serait ainsi concomitante à celle de l’identité moderne [15].

La fiction brève du XVIe siècle apporte à ce problème sa propre contribution. Aux transformations intellectuelles et spirituelles qui, au seuil de la modernité, bouleversent la culture de l’Europe occidentale, elle oppose l’image d’un être amené à sonder les profondeurs de son « moi » dans le contexte du forfait qu’il a commis. Agité de diverses émotions pénibles, le criminel découvre les signes de son identité dans la souffrance dont la nature et la cause le distinguent de ses compatriotes ; à mesure qu’il médite sa coulpe, la conscience de son « moi » de malfaiteur grandit et les contours de sa subjectivité s’accusent. Le sentiment de culpabilité du criminel s’exprime par ce qu’il fait, domaine de la poétique, et par ce qu’il dit ou qu’on dit de lui, domaine de la rhétorique.

2. Poétique de la culpabilité

Avec les ressources mimétiques du récit qui permettent au conteur de représenter ce que font les personnages, nous sommes dans la sphère de la poétique conçue selon la définition aristotélicienne étroite de la ποίησις, « création de la structure événementielle ». Les actions mais aussi les gestes et la mimique, liés aux éléments de description psychologique et morale qui établissent les rapports de cause à effet entre diverses séquences narratives sont autant de repères interprétatifs qui concourent à une caractéristique indirecte des protagonistes. Il est alors possible de retrouver les comportements typiques des héros qui se sont rendu compte de leur culpabilité et qui par conséquent se tiennent pour criminels. Ces attitudes apparaissent dans les épisodes qui, sans former la trame principale de l’histoire, surviennent dans un lieu précis du discours narratif : dans la phase qui suit le crime.

Il faut préciser en marge que, dans les nouvelles exemplaires au XVIe siècle, la notion de crime recouvre un champ assez vaste. D’un côté, sur le plan objectif du code pénal de l’époque, il s’agit d’actes passibles du châtiment le plus sévère, qui supposent la participation de la volonté et la présence de l’intention criminelle, par exemple l’homicide ou l’adultère [16]. De l’autre côté, dans l’optique subjective de certains individus qui respectent un code moral des plus austères, sont considérés comme des crimes les actes qui d’ordinaire ne méritent pas d’être punis ; plus loin, nous allons en voir quelques exemples.

Tentative de fuite

Le motif de la fuite est bien connu des histoires d’amour où maintes fois les amants se résolvent à quitter la maison paternelle en quête de leur bonheur [17]. Cette fuite volontaire doit être différenciée de la fuite forcée par les circonstances quand le protagoniste, animé par la peur de la punition, veut échapper à la justice. Dans ce dernier cas, fuir est le premier réflexe de celui qui pressent que dans son comportement il y a eu quelque chose qu’il risque de payer cher. La décision de prendre la fuite témoigne que, chez un criminel qui jusque là agissait sans reconnaître la gravité de ce qu’il faisait, la crainte de subir les conséquences pénibles de l’acte commis émerge à la surface de sa conscience.

Ce réflexe est parfois efficace, du moins dans un premier temps. Après avoir entendu sa femme confesser au prêtre le menu de ses infidélités passées, le jaloux de Milan poignarda son épouse, puis « se sauva, et s’enfuit sur la terre des Venitiens, craignant d’estre surpris sur la chaude-cole par la justice » ; malheureusement pour le meurtrier, les parents de la femme « le poursuivirent et le feirent tailler en pieces » [18]. Amoureuse d’un joueur de violon mais forcée à épouser un autre homme, Dom Fiaco, Florence tue son mari la nuit des noces puis, revêtue de ses habits, quitte le pays pour entrer au service d’un Moscovite, brutal si on fait confiance à un lieu commun de l’époque, ce qui serait pour elle un châtiment [19]. Pour s’ébattre en liberté avec le procureur Tolonio, la dame de Chabrie a commis plusieurs homicides. À la nouvelle que son amant, saisi par la justice, a avoué sa faute, l’héroïne,

se sentant coupable du tout, et craignant ce, qui depuis avint, qu’il ne decelast toutes leurs pratiques, et confessast tant de meurtres perpetrez en sa maison, delibera de s’enfuir, et eviter la tempeste plustost que voir, et sentir les esclairs, esclats, et foudres d’icelle voler, et choir sur sa teste.

La dame se retire d’abord dans son château de campagne ; puis, poursuivie, elle s’en va dans une autre ville. Volée par son serviteur, elle regrette sa vie passée : « elle commençoit des ja à se repentir de ses meschancetez, et enormitez, et estoit devenue de bonne ribaude une vieille bigotte » [20]. Signe de dégradation sociale qui devient l’unique châtiment de ses crimes, elle finira ses jours comme gouvernante.

D’autres fois cependant la fuite finit mal. Ayant trompé son mari, la femme du noble capitaine Alin est surprise en flagrant délit d’adultère avec son amant, capitaine lui aussi, mais fils de savetier : « la damoiselle, apprehendant la mort, se precipita de la plus haute fenestre de la chambre dans les dovez du chasteau, où elle se trouva toute brisée et rompue tellement que voulant se relever pour s’enfuir, se trouva immobile presque de tous ses membres » [21]. On comprendra mieux l’état d’âme du protagoniste si l’on se souvient que cette scène n’est pas la première où la pauvrette a eu un rapport physique avec son amant et que, déjà, son infidélité lui a inspiré un profond remords.

Un cas très intéressant à ce propos, à la fois plus tragique et plus émouvant, est celui d’une dame qui avait un appétit sexuel peu ordinaire. Toujours épris de son épouse, le mari, qui est déjà au courant de ses excès, veut qu’elle s’amende et qu’elle reconnaisse sa faute ; c’est pourquoi il l’enferme dans sa chambre pour lui donner le loisir de la méditation, sans la priver toutefois de son luxe. Mais, après un moment d’hésitation, la femme refuse de corriger ses mœurs et c’est alors qu’elle est incarcérée dans le château. Grâce à un concours de circonstances favorable, elle prend la fuite en sautant du haut de la tour : elle « se jetta en bas courageusement, et fut toute moulue et brisée de ceste cheute ». Le véritable sentiment de culpabilité viendra juste avant la mort quand, épuisée de blessures et violée par des brigands, elle sera sur le point de mourir ; et le narrateur de formuler une idée que nous avons déjà vue : « le peché qui l’avoit rendue desagreable à Dieu, et aux hommes, estoit le punisseur de soi-mesme » [22]. Le motif de la fuite, élément de la topique narrative des histoires tragiques, est donc ici réinterprété. Au lieu d’être la conséquence d’une culpabilité grandissante, il en devient la cause essentielle.

Auto-punition et suicide

Le personnage qui tente de fuir agit sous l’influence d’une impulsion subite. Il voit approcher un grand danger : la tension du sang augmente dans les veines, la panique s’empare de son âme tandis que les facultés intellectuelles se trouvent assoupies. La décision – rendre les armes ou se sauver – doit être prise à l’instant et forcément elle sera irréfléchie. Ce type de héros garde encore l’espoir d’éviter le danger et de reconstruire sa vie ; l’appréhension de sa culpabilité est un pressentiment, une sensation vague plutôt qu’un sentiment parvenu à la surface de la conscience. Il en va autrement des protagonistes qui prennent le loisir de méditer leur cas. Souvent, quand ils comprennent qu’ils se sont dévoyés, leur sens moral leur dévoile l’horreur de l’acte qu’ils ont commis. Se tenant pour coupables, ils deviennent le premier juge qui ordonne une sentence à l’adresse de leur « moi ». Certains entendent faire violence à leur corps. Le philosophe Secundus veut savoir s’il existe au moins une femme chaste au monde, sa mère. Il la met à l’épreuve, elle échoue. Le lendemain il lui dit son identité et elle en meurt. Secundus se trouve coupable de cette mort malheureuse et, « voulant reparer en quelque façon le mal duquel se sentoit le seul auteur, resolut de ne jamais parler, se punissant en ce en quoy il avoit delinqué afin que la peine fust conforme au peché » [23]. Le cas de Combabe est plus violent. Serviteur et amoureux d’une reine, il décide de se castrer pour éviter le déferlement d’une passion qu’il juge coupable mais qu’il réussit à tenir en bride. Il a le sens d’une faute qu’il n’a pas encore faite [24].

Mais le plus souvent les personnages conscients de leur culpabilité vont plus loin, ils décident de se donner la mort. Les tragédies de jalousie qui représentent des héros possessifs à l’extrême sont à ce propos très significatives. Quand ces individus se croient trahis, c’est leur « moi » profond, « privé », qui se trouve blessé – par opposition aux tragédies de vengeance dont les protagonistes se sentent offensés dans leur « moi » social, « public ». Les jaloux commettent donc des crimes qui sont la conséquence de la blessure faite à leur point sensible, et lorsqu’ils s’aperçoivent de leur transgression, un geste auto-punitif vient couper le fil de leur vie [25]. Les représentations que nous en donnent les conteurs sont parfois d’un grand intérêt littéraire.

Le cas certes le plus connu est celui de la demoiselle violée à son insu par le cordelier [26]. Dans une belle scène qui conjugue l’hypotypose avec l’analyse psychologique, la reine de Navarre montre un personnage qui, faisant une expérience véhémente de la conversion – elle se réforme après avoir longtemps observé les principes catholiques –, s’inculpe de cet adultère involontaire à l’idée que sa foi, inspirée précisément par les frères mineurs, a été jusque là fondée sur l’outre-cuidance. La demoiselle se suicide.

Un autre exemple, qui mériterait d’être aussi connu que le précédent, vient de Bénigne Poissenot. L’auteur raconte l’histoire d’une jeune fille qui attrape le mal d’Italie en dormant avec sa servante. Un jour, se faisant soigner par le médecin, elle est aperçue par son ami – dans une position, selon elle, indécente. Désormais, la pauvre se sentira indigne de lui et ne verra plus que la mort comme le seul remède à son déshonneur. « Il faut que je meure, je mourray, et n’y aura ame vivante qui m’en puisse empescher » [27]. Et elle mourra, de tristesse, avec le sentiment de la honte la plus cuisante, en montrant que, chez un être esclave d’une morale austère jusqu’à l’excès, l’obsession de la culpabilité peut conduire à l’anéantissement.

Engrossée par les bons soins de Ponifre, Fleurie attend son enfant dans l’ignorance du père. Ayant perdu sa réputation de fille chaste, « honteuse de son enfantement et déplaisante de vivre après la mort de son honneur, [elle] s’étoit constituée en une prison volontaire, passant sa vie en si grande angoisse que c’étoit chose trop piteuse de la voir tant souffrir ». Or le temps s’écoule, Ponifre devient son mari et, un jour de fête, révèle le secret de ses amours avec Fleurie qu’il avait soûlée à l’aide des chambrières, et violée. La pauvre fille accuse les malfaiteurs et obtient pour eux la peine de mort. On pourrait présumer que, délivrée des soupçons les plus infâmes, Fleurie va commencer une nouvelle vie. Mais rien de tel. Comme les héroïnes de Marguerite de Navarre et de Poissenot, elle nourrit un sentiment de culpabilité morbide qu’alimente encore le souvenir de son premier amant tant chéri mais perdu, Herman. La voici qui, regrettant son bonheur passé et ne pouvant vivre dans l’opprobre, se suicide par un moyen singulier :

Adonc, d’une constance forcenée et quasi furieuse, print le vaisseau où le vin bouillonnoit, lequel elle avala tout plein jusques à la dernière goutte, sans s’émouvoir de rien pour l’extrême douleur, jusques à ce que les intestins rôtis par cette démesurée ardeur se retroissirent et dérompirent de telle violence, qu’il fallut que la mort vînt en hâte mettre paix en eux, chassant la belle âme de son pénible corps [28].

Nous avons donc là, encore une fois, l’exemple d’une héroïne intransigeante quand elle est amenée à évaluer sa prétendue faute. Ce suicide, dont on a affirmé qu’il était indigne d’un genre tragique [29], semble au contraire frapper par l’extrême cruauté que la fille exerce contre elle-même et par le courage dont elle fait preuve pour le commettre. Ces caractères, plutôt que de mettre en cause sa pureté générique, apportent à l’histoire de Jacques Yver une dimension plus universelle, plus démocratique, en montrant qu’une pauvre bourgeoise poussée par son sentiment de culpabilité à un acte d’horreur peut elle aussi mériter la qualification de personnage tragique.

Bien évidemment, dans les récits brefs du XVIe siècle, les femmes ne sont pas les seuls personnages à se suicider, les hommes le font aussi. Au lieu, cependant, de passer en revue d’autres exemples, il convient de souligner que tous ces gestes de désespoir traduisent, dans la couche des objets représentés, une culpabilité qui en quelque sorte arrache des profondeurs confuses de l’âme le « moi » du criminel, supposé ou réel.

3. Rhétorique de la culpabilité

Par opposition à la poétique qui fait parler les faits eux-mêmes, la rhétorique libère la puissance de la parole du sujet d’énonciation. À la première personne on peut, au XVIe siècle, non pas tant raconter des actions – encore que les Angoisses douloureuses d’Hélisenne de Crenne en donnent un exemple –, que dire ce que l’on pense [30], ce que l’on éprouve, ce dont on se réjouit et surtout ce dont on souffre. La question est alors de savoir si le « moi » de l’écrivain participe à la mise en forme du sentiment de culpabilité et comment le personnage coupable d’un crime donne à savoir son expérience de la faute.

La voix auctoriale

Les nouvellistes du XVIe siècle se contentent rarement de raconter des événements sans vouloir en même temps en tirer un sens figuré capable de révéler une vérité cachée et utile. On sait bien aujourd’hui que certains auteurs d’histoires tragiques aiment à s’ingérer entre les personnages de fiction et le lecteur. Leurs commentaires, plus ou moins développés, portent entre autres sur le sentiment de culpabilité. Tantôt on se contente d’une brève mention : pour éclairer le renversement dans l’attitude du roi Édouard, Boaistuau dit qu’il a été « vaincu d’un remors de conscience » [31] ; tantôt, on insiste sur la souffrance du protagoniste et on anticipe sa vie future : « Le peché, écrit la reine de Navarre sur la mère incestueuse, ne fut pas plus tost faict que le remordz de sa conscience luy amena ung si grant tourment que la repentance ne la laissa toute sa vye » [32]. Ailleurs, on fait une digression contenant un parallélisme entre Œdipe et le personnage dont on raconte l’histoire [33].

Mais le véritable maître du procédé est Belleforest. Son dessein habituel est, dans cette espèce d’interventions, de guider le lecteur à travers les méandres du monde représenté en vue d’une leçon de morale salutaire. Mais il n’est pas rare de voir le conteur adoucir son ton d’éducateur imbu de sa supériorité et suspendre le récit dans un but explicatif, son discours permettant alors de mieux faire comprendre les mécanismes psychiques des héros. Ainsi, le jeune homme qui a longtemps entretenu une relation incestueuse avec sa marâtre devine tout de suite la raison pour laquelle le châtelain, messager de son père, vient l’incarcérer. Juste avant cette prise de conscience par l’infortuné amant, le narrateur essaye d’élucider le trouble de son âme :

O force et extreme vigueur de la conscience ! qui ronge si vivement les cœurs, que ceux, qui se sentent coupables de quelque faict, au moindre sifflement de vent, et à toute fueille d’arbre qu’ils entendent mouvoir, il leur semble voir un bourreau devant leurs yeux, et sentent un continuel supplice, qui jamais ne leur donne repos : d’où advient le plus souvent, que le peu d’asseurance de ceux, qui sont ainsi bourrellez par le ver interieur du jugement de leur esprit propre, donne indice certain de la chose, qui sans cela (peut-estre) eut esté en doute [34].

Si ce n’était que Belleforest et Montaigne puisent à une source commune, on pourrait avancer l’hypothèse, certes peu vraisemblable, que celui-ci copie celui-là ; par exemple, dans « De la conscience » on lit : « prima est hæc ultio, quod se / judice nemo nocens absolvitur » (« Le premier châtiment c’est que nul criminel / Ne s’absoudra jamais quand lui-même est son juge », Juvénal, XIII, 2-3). Au reste, cet intertexte est ici affublé d’amplifications dans le goût du Commingeois qui se complaît à rendre son analyse plus efficace par l’emploi d’une image empruntée à la nature.

La parole des coupables

Souvent taxées de verbiage, les paroles des protagonistes n’en possèdent pas moins leur énergie propre. Celle-ci, obtenue par un emploi concerté d’arguments topiques et de figures de style tragique, est censée produire dans l’âme du lecteur l’impression de la vie intérieure du personnage. Quelque artificielle qu’elle puisse paraître dans une perspective anachronique, la parole du personnage est un moyen d’auto-présentation rhétorique et en même temps un instrument d’analyse qui lui confère une certaine épaisseur psychologique. Parmi les formes que les paroles rapportées du criminel peuvent épouser dans le récit bref, il convient de relever ici la lamentation. Ce type d’énoncé apparaît dans un lieu précis de la narration : juste avant l’exécution de la peine capitale. Plus que les autres formes d’expression verbale du personnage – comme les discours de séduction ou les dialogues constituant un échange de renseignements –, la lamentation doit non pas convaincre le lecteur, mais le persuader, c’est-à-dire agir sur ses émotions ; d’où le poids du pathos, proportionnel à la véhémence des sentiments qui animent le héros. Enfin la lamentation s’exprime à la première personne, grâce à quoi elle acquiert le statut de la parole vivante. À l’instar de l’orateur qui renforce l’effet de son discours par les moyens de l’actio rhétorique, les héros de récits brefs mettent à profit le langage du corps : ils versent des larmes, éprouvent des palpitations au cœur, lèvent leurs yeux au ciel, etc., ce qui dramatise leur situation.

Dans sa réécriture de la Chatelaine de Vergi Marguerite de Navarre met en scène un criminel particulier. De fait, le gentilhomme a révélé au duc le secret de sa parfaite amitié et, respectant un code moral inflexible, il considère cette révélation comme une trahison, et celle-ci, comme un crime ; au reste, il ne se trompe guère, car sa parole a eu sur la chatelaine un effet meurtrier. Caractéristique du genre, la lamentation qu’il profère auprès du corps de son amante en dit beaucoup sur son sentiment de culpabilité. Elle est saturée d’exclamations : « O moy, trahistre, meschant et malheureux amy », « O ma langue, pugnye soys tu », « Helas, m’amye » ; d’interrogations oratoires :

pourquoy esse que la pugnition de ma trahison n’est tumbée sur moy, et non sur celle qui est innocente ? Pourquoy le ciel ne me fouldroya le jour que ma langue revella la secrette et vertueuse amytié de nous deux ? Pourquoy la terre ne s’ouvrit pour engloutir ce faulceur de foy ?

et d’antithèses : « Vous cuydant garder, je vous ay perdue ; vous cuydant veoir longuement vivre avecques honneste et plaisant contantement, je vous embrasse morte ». Essayant de comprendre son rôle dans la tragédie, le gentilhomme avoue explicitement sa faute, même s’il aperçoit une circonstance atténuante : « pour estre ignorant, je ne laisse d’estre coulpable ». Mais le trait peut-être le plus significatif de la lamentation est qu’elle imite le discours judiciaire, à cette différence près que l’accusé est en même temps l’accusateur et qu’au tribunal de la justice se substitue le for de la conscience : « Je m’accuse doncques, moy seul, de la plus grande meschancetté qui oncques fut commise entre amys ». Or, l’accusateur cède ensuite le pas au juge qui prononce la sentence et au maître des hautes œuvres qui l’exécute : « Si je sçavois ung plus infame bourreau que moymesmes, je le prierois d’executer vostre trahistre amy » [35]. Le sentiment de culpabilité qui au cours de cette lamentation devient de plus en plus intense atteint son comble dans le geste suicidaire du jeune homme.
Chez Belleforest nous trouvons une rhétorique semblable, mais des données mimétiques et des intentions auctoriales bien différentes. Le comte Hughes a souillé la couche paternelle en nouant une relation charnelle avec sa marâtre. Aux yeux des juristes contemporains c’est un véritable criminel, coupable d’inceste et d’adultère. Le père les condamne tous les deux à la mort. Or, son messager vient trouver le jeune comte en compagnie de « deux beaux peres cordeliers, gens de bonne doctrine, et vie approuvée du peuple ». On connaît la sympathie du Commingeois pour les frères mineurs, mais la présence des franciscains dans cette histoire ne devrait pas être surestimée : c’est une invention de Bandello. Pour mieux juger de l’imitation, voire de l’émulation de Belleforest avec son modèle, il convient de rappeler la scène décrite par le conteur italien :

Quella stessa sera il fiero padre mandò dui fratri di quelli degli Angeli al conte Ugo, dicendoli che al morire si preparasse. Egli intesa la cagione di tanto inopinato annunzio et del suo infortunio, amaramente il suo peccato pianse e a sofferir la meritata morte con grandissima contrizione si dispose, e tutta la notte in santi ragionamenti e detestazione del suo fallo consumò. Mandò anco a chieder perdono al padre de l’ingiuria contro quello fatta [36].

On voit que l’évocation des cordeliers est ici très sobre, les notes laudatives étant un ajout de l’adaptateur. Parmi elles on relève un signe idéologique, la « bonne doctrine » des frères : à supposer que la conversion du criminel se fera grâce à l’enseignement catholique salutaire. De plus, Belleforest spécifie les rôles des religieux par rapport au comte, l’un venant « pour luy porter nouvelles tristes, et espouventables de sa mort » et l’autre « pour l’induire à repentance de son peché, et à prier Dieu, qu’il eust pitié de son ame ». Ce partage du travail, absent de chez Bandello, permet de faire valoir l’importance de l’institution ecclésiale, car le prêtre s’y voit investi de la fonction de conseiller, de consolateur et de médiateur entre Dieu et le criminel. Quant à la conversion elle-même, décrite par l’Italien à la troisième personne, elle se réduit dans la novella à quelques traits à peine signalés, tels que l’amertume des larmes, la préparation à la mort méritée, la réprobation de la faute. Chez Belleforest, en revanche, elle prend la forme d’une lamentation développée qu’accompagnent les pleurs du héros :

Ah ! chair infaite, et charogne puante, est-ce pour tes plaisirs, qu’il faut que je meure aujourd’huy ? O malheureux que je suis ! non de mourir, puis que c’est par le commandement de celuy, de qui j’ay estre : mais pour estre le motif de sa colere, et cause de son deuil, et pour avoir mis un trouble en sa maison, qui ne se passera, ou oubliera pas si tost, que je souhaiterois bien. Las ! Monseigneur, et pere, pardonnez l’offense de ce detestable, qui a autrement usé vers vous, que ne doit faire l’enfant vers son pere. Je confesse que je suis le plus miserable, qui onc nasquist de mere, et le plus detestable, que le soleil regarde aujourd’huy. Helas ! bon Dieu, ne permets point que mon ame ainsi souïllée, serve de pasture à ce vieil serpent, et lyon affamé, qui ne faict que nous environner, et pour nous decevoir, et pour nous faire choir en sa fosse. Aye pitié, seigneur, aye pitié de moy, et ne permets que le sang de ton fils soit vainement espandu pour moy. Las ! je meurs, non pas pour la confession de ta foy, et pour avoir glorifié ton nom devant les hommes, ains pour ma seule meschanceté, et pour la multitude de mes demerites. Ce que (apres la faute commise contre ta sainte majesté) me grieve le plus, c’est la tristesse de celuy, qui se resent, et doit resentir de mon meschef, et deshonneur. Mais, mon Dieu, je te prie le consoler : et me donner la force, pour endurer paciemment ce supplice infame et cruel, que je voy apresté devant mes yeux [37].

Exclamations, répétitions expressives, hyperboles, mais aussi humiliation et accusation de soi : autant de composantes formelles qui constituent la structure de cette lamentation. Si la conversion du jeune homme qui s’y manifeste ne fait pas douter de sa sincérité – témoin la réaction du messager qui, « voyant la repentance du prince, esmeu de compassion, se mit à plourer » –, on ne peut pas manquer de deviner, derrière ses paroles, la présence de l’auteur. En effet, le discours du comte se construit autour de deux thèmes liés à la mort imminente : la reconnaissance du péché vis à vis de Dieu et la prise de conscience de la faute à l’égard du père. Le premier de ces thèmes est naturel dans le contexte des derniers aveux du chrétien repenti qui est sur le point de terminer sa vie. Il rappelle la confession du fidèle soumis à l’endoctrinement par le prédicateur, processus que décrit Jean Delumeau. En outre, preuve du souci pédagogique de Belleforest, le discours chargé de ce thème contient des éléments d’éloquence religieuse prêts à servir. Le deuxième thème, qui au demeurant semble dominer dans la lamentation du comte, présente par contre la puissance paternelle comme une autorité qu’on peut offenser aussi gravement que celle de Dieu. Simple coïncidence ? Non, il semble plutôt que l’auteur plaide une cause fort discutée de son temps, en se ralliant à la propagande en faveur de la « santé » de la famille, qui a pour but le raffermissement du pouvoir du père.
Indépendamment de ces desseins cachés, nous voyons dans la lamentation du comte Hugues comment cette forme hautement formalisée au point de vue rhétorique donne l’accès au « moi » du personnage. Passant de l’ignorance à la connaissance de sa faute, le héros aperçoit l’altérité de sa situation : seul sur l’échafaud en face des autres, autrefois confrères d’une communauté dont il faisait partie, maintenant observateurs d’un spectacle exemplaire dont il sera l’acteur unique. Dernière épreuve d’un « moi » qui vient juste de se dégager des ténèbres de l’ignorance, cette ascension morale, le protagoniste va la payer de sa vie.

Pour apprécier la juste valeur du sentiment de culpabilité dans le récit bref au XVIe siècle, il faut tenir compte de ses desseins idéologiques et moralisateurs. D’abord, avant tout avec les recueils de Belleforest, le genre véhicule la propagande de la doctrine de l’Eglise catholique : le crime interprété comme un péché donne lieu à la représentation d’un individu qui, oubliant Dieu, s’est égaré du droit chemin, mais qui, au seuil de la peine de mort, se convertit, exprime son repentir et, soucieux de son salut, appelle à la miséricorde du Seigneur. Ensuite, intention liée à la précédente, le récit bref contient la promotion d’une spiritualité intériorisée. Construit autour de la figure d’un criminel, donc chargé a priori d’un message négatif, il s’adresse cependant aux personnes qui ne sont pas entrées en conflit avec la justice – c’est du moins ce qu’on peut présumer. Si au lieu d’être des « histoires à faire peur » les nouvelles en question sont des discours narratifs générateurs d’une crainte rationalisée [38], c’est entre autres dans la rhétorique de la culpabilité que le lecteur peut trouver un avertissement contre les dangers de la dégradation morale mais aussi, quand il en aurait besoin, des moyens pour exprimer sa componction, et ceci quel que soit son péché. Or, chose essentielle, puisque le récit bref représente les faits de la vie quotidienne, en l’occurrence les faits criminels, nous assistons là à la laïcisation de la culpabilité. Bien que serti de la métaphysique religieuse, le sentiment de la faute qu’on y trouve découle des actes motivés par la recherche du bonheur terrestre, celui-ci pouvant varier entre l’accomplissement d’un amour parfait ou la satisfaction d’une passion désordonnée. Somme toute, la figure du criminel conscient de son « moi » semble bien, comme la mentalité des ouailles terrorisées par le prédicateur, indiquer la voie qu’empruntera la spiritualité occidentale dans les siècles à venir.

Witold Konstanty Pietrzak
Université de Łódź

Notes

[1J. Delumeau, Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident (XIIIe-XVIIIe siècles), Fayard, 1983, passim et en part. chap. X et XI.

[2R. Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècles), Paris, Flammarion, 1978, p. 57-135.

[3Ce sentiment de culpabilité se propage en fait dès le milieu du XVIe siècle, entre autres sous l’influence de l’augustinisme qui « se caractérise [...] par l’affirmation d’une culpabilité partagée par l’ensemble de l’humanité et participant de la nature actuelle des hommes » ; Th. Pech, Conter le crime. Droit et littérature sous la Contre-Réforme : Les histoires tragiques (1559-1644), Paris, Honoré Champion, 2000, p. 71.

[4C’est un problème que j’ai effleuré dans mon livre Le Tragique dans les nouvelles exemplaires en France au XVIe siècle, Łódź, Wydawnictwo Uniwersytetu Łódzkiego, 2006, p. 339-342. Il s’agissait là de montrer que la prise de conscience du péché par les personnages fait voir en eux des êtres fragiles, victimes de la misère de leur condition.

[5Tout en affirmant que la résipiscence est pour lui un état d’âme étranger, Montaigne écrit un chapitre, « Du repentir », qui « met au jour avec une précision étonnante le noyau problématique d’où émergera le récit confessionnel moderne » ; t. Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, p. 166.

[6Montaigne, Essais, « Bibliothèque de la Pléiade », Livre II, chap. V, « De la conscience », p. 347.

[7Ibid.

[8Ibid., Livre III, chap. II, « Du repentir », p. 784.

[9Ibid., « De la conscience », p. 347.

[10Ibid., « Du repentir », p. 785.

[11« ...Je ne puis pas concevoir qu’ils soient plantez si long temps en mesme courage sans que la raison et la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et l’entende ainsi ; et le repentir qu’il se vante luy en venir à certain instant prescript, m’est un peu dur à imaginer et former » ; ibid., p. 790.

[12Cf. par exemple le fragment suivant : « La repentance est interne, internement engendrée, parquoy plus forte que toute autre, comme le chaud et le froid des fievres est plus poignant que celuy qui vient de dehors. [...] Elle n’est pas de tout peché, comme a esté dit, non de celuy qui est inveteré, habitué, authorisé par le jugement mesme, mais de l’accidental et advenu par surprinse ou par force » ; P. Charron, De la sagesse, éd. A. Duval, Paris, Rapilly, 1827, Livre II, chap. III, « Vraie et essentielle preud’hommie », p. 107 ; la métaphore de l’abeille y est reproduite littéralement, p. 104 ; pour trouver plus d’exemples, voir p. 103-110. Voir Fr. Kaye, Charron et Montaigne : du plagiat à l’originalité, Ottawa, Editions de l’Université d’Ottawa, 1982.

[13P. Charron, op. cit., p. 106.

[14Ch. Taylor, Les Sources du moi. La formation de l’identité moderne, Paris, Éditions du Seuil, 1998, IIe et IIIe parties.

[15t. Cave, op. cit., p. 111-127.

[16Claude Le Brun de La Rochette, auteur des Proces civil et criminel (1609), distingue quatre catégories de crimes : « les crimes sexuels (il parle alors, comme ses confrères de ‘paillardise’), ceux qui portent atteinte à la propriété (réunis sous le titre générique de ‘larcin’), ceux qui portent atteinte aux personnes (désignés sous le titre d’‘homicide’), et enfin ceux qui blessent directement la majesté divine et/ou humaine (les cas de lèse-majesté) » ; Th. Pech, op. cit., p. 191.

[17C’est un thème qu’aborde entre autres B. Poissenot, Nouvelles histoires tragiques, éd. J.-Cl. Arnould et R. A. Carr, Genève, Droz, 1996, n° 1.

[18François de Belleforest, Le Troisieme tome des histoires tragiques, Turin, Cesar Farine, 1569, f° 107 v° et 108 r°.

[19Vérité Habanc, Nouvelles histoires tant tragiques que comiques, éd. J.-Cl. Arnould et R. A. Carr, Genève, Droz, 1989, n° 5.

[20François de Belleforest, Continuation des histoires tragiques, Paris, Gilles Robinot, 1559, n° 10, f° 234 r° et 236 v°.

[21Vérité Habanc, op. cit., n° 4, p. 199-200.

[22François de Belleforest, Le Septiesme tome des histoires tragiques, Paris, Emanuel Richard, 1583, n° 8, f° 246 v° et 247 r°.

[23Bénigne Poissenot, L’Esté, éd. G.-A. Pérouse et M. Simonin, Genève, Droz, 1987, Première Journée, n° 2, p. 87.

[24Ibid., Deuxième Journée, n° 2.

[25Voici quelques exemples de ces histoires : François de Belleforest, Continuation, op. cit., n° 4 et 11 ; id., Le Troisieme tome, op. cit., n° 5 et 9 ; Jacques Yver, Le Printemps, éd. P.-L. Jacob, Paris, Desrez, 1841, n° 3.

[26Marguerite de Navarre, Heptaméron, éd. R. Salminen, Genève, Droz, 1999, n° 23.

[27Bénigne Poissenot, Nouvelles histoires tragiques, op. cit., n° 5, p. 225.

[28Jacques Yver, op. cit., n° 2, p. 564-567.

[29G.-A. Pérouse, Nouvelles françaises du XVIe siècle. Images de la vie du temps, Genève, Droz, 1977, p. 197-198.

[30L’exemple de Montaigne vient tout de suite à la pensée. Mais son cas n’est pas isolé. Il faut signaler aussi une foule de mémorialistes français qui écrivent leurs textes en marge de l’institution tout en voulant définir leur « moi » d’écrivain. Voir N. Kuperty-Tsur, Se dire à la Renaissance. Les mémoires au XVIe siècle, Paris, Vrin, 1997.

[31Pierre Boaistuau, Histoires tragiques, éd. R. A. Carr, Paris, Honoré Champion, 1977, p. 44.

[32Marguerite de Navarre, op. cit., n° 30, p. 282.

[33Bénigne Poissenot, L’Esté, op. cit., Première Journée, n° 2, p. 88.

[34François de Belleforest, Continuation, op. cit., n° 5, f° 115 r°.

[35Marguerite de Navarre, op. cit., n° 70, p. 494-495.

[36Matteo Bandello, Tutte le opere, éd. Fr. Flora, Verona, Arnoldo Mondadori, t. I, 4e éd., 1966, La Prima parte de le novelle, n° XLIV, p. 523.

[37François de Belleforest, Continuation, op. cit., n° 5, f° 118 v°-119 r°.

[38J.-Cl. Arnould, « Peur ou crainte dans les histoires tragiques de la seconde moitié du XVIe siècle », Peur et littérature du Moyen Âge au XVIIe siècle, éd. P. Debailly et F. Dumora, Textuel n° 51, 2007, p. 103-116.


Pour citer l'article:

Witold Konstanty Pietrzak, « Le sentiment de culpabilité dans le récit bref en France au XVIe siècle » in Juges et criminels dans la narration brève du XVIe siècle, Volume d’études préparé au cours du séminaire tenu à Rouen les 25 et 26 février 2010 sous la direction de Jean-Claude Arnould.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 4, 2010.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?le-sentiment-de-culpabilite-dans.html

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