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Célia BUSSI

Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3 – LECEMO-CIRCE

Le théâtre de narration, un espace privilégié de la délibération

L’auteur

Professeur certifiée et docteur en Études italiennes, Célia Bussi est spécialiste du théâtre italien. Son précédent métier (chargée des relations publiques dans une Scène nationale) a enrichi sa connaissance du monde du théâtre, mise ensuite à profit pour ses recherches universitaires (transpositions scéniques de l’œuvre d’Eduardo De Filippo en France et en Italie, théâtre de narration et histoire nationale / internationale).


Texte complet


Le teatro narrazione, courant de la nouvelle dramaturgie italienne appelé en France « théâtre de narration [1] » ou « théâtre-récit », et dont la première génération d’auteurs-acteurs s’est pleinement développée dans les années 1990, constitue une hybridation des genres particulièrement riche, du fait de sa forme théâtrale fondée sur le récit. Dans cette contribution, nous nous proposons de réfléchir plus particulièrement sur la mise en scène du conseil et de la délibération par les chefs de file du théâtre de narration.

Plusieurs pièces de ce courant de la nouvelle dramaturgie italienne assument une dimension de théâtre civique et politique, revendiquée par ses auteurs-acteurs. Ces derniers s’attachent, en effet, à raconter sur scène les tragédies qui ont traumatisé l’Italie contemporaine mais aussi d’autres pays du monde et à en retrouver les véritables responsables. Pour mettre à nu ces événements souvent polémiques, ces auteurs du théâtre de narration puisent leurs racines dans la tradition des conteurs qu’ils réexploitent. Ce théâtre historique pousse alors le spectateur à réexaminer le passé et à se demander si ces tragédies n’auraient pas pu être évitées. L’analyse de plusieurs pièces montrera que, par de nombreux aspects, l’écriture des pièces du théâtre de narration peut être définie comme une dramaturgie du conseil et de la délibération. Nous nous intéresserons, en particulier, au spectacle Il racconto del Vajont (1993), forme très aboutie de « théâtre-récit » : dans cette pièce, Marco Paolini et Gabriele Vacis retracent la catastrophe du Vajont, considérée depuis toujours comme une « catastrophe naturelle », alors que plusieurs erreurs humaines semblent avoir conduit au désastre. Aussi Marco Paolini n’hésite-t-il pas à convoquer l’assemblée des spectateurs afin d’essayer d’établir la vérité.

La nature de la plupart des pièces du théâtre de narration ainsi que les sujets qu’elles traitent requièrent la constitution d’un conseil qui se doit de délibérer et de donner son avis sur les tragédies : celles-ci font d’abord l’objet d’une enquête puis d’un « procès théâtral ». Parmi les projets civiques dont l’objectif est de questionner l’Histoire obscure, il convient de mentionner Corpo di Stato. Il delitto Moro de Marco Baliani (1998) : dans ce spectacle qui s’attache à remémorer les attentats des « années de plomb », l’auteur-acteur revient sur l’enlèvement et le meurtre d’Aldo Moro – le président de la Démocratie chrétienne – par les Brigades rouges pour examiner les zones d’ombres de cette tragédie qui, réécrite, devient collective. Plusieurs spectacles du théâtre de narration cherchent, à travers une très grande rigueur documentaire, à lever le voile sur les mystères de l’histoire et à faire apparaître la vérité. Dans I Tigi-Canto per Ustica (2000), Marco Paolini s’intéresse aux arcanes de la tragédie de l’avion mystérieusement abattu au-dessus de l’Adriatique en 1980. Dans U 238 (2003), le même auteur s’interroge et nous interroge : ne pouvons-nous pas établir un lien entre l’exposition des militaires italiens à l’uranium appauvri et les pathologies sévères qu’ils développèrent par la suite ? Les autorités italiennes affirment, elles, qu’il n’existe aucune preuve… Quant à Roberta Biagiarelli, elle s’occupe d’événements à l’échelle internationale lorsqu’elle tente de percer l’incertitude de l’histoire dans les deux pièces A come Srebrenica (1998) et Tchernobyl Report (2004). Dans La Pecora niera (2011), livre et spectacle qui ont nécessité quatre ans de recherche, Ascanio Celestini va jusqu’à mettre en accusation des établissements publics italiens – les hôpitaux psychiatriques – grâce au témoignage d’infirmiers, de médecins et de patients : alors qu’ils devraient être fermés en Italie depuis la loi Basaglia de 1978, certains hôpitaux psychiatriques restent en effet actifs. Comment ne pas évoquer aussi le spectacle Supplici a Portopalo (2010) mis en scène par Gabriele Vacis et joué par Vincenzo Pirrotta ? Ce récit raconte comment 283 immigrés ont trouvé la mort au large des côtes italiennes dans la nuit de noël 1986. Le procès s’est pourtant conclu par l’absolution du seul et unique accusé retenu. Représenté sur le lieu même du drame, ce spectacle vise à mettre à l’épreuve l’individu et à instaurer un débat démocratique autour de l’un des plus grands naufrages advenus en Méditerranée depuis l’après-guerre. Afin de pouvoir délibérer, le conseil tenu par le comédien et le public s’appuie à la fois sur les témoignages des migrants et sur des fragments de la tragédie d’Eschyle Les Suppliantes.

À travers ces quelques exemples, il est déjà possible de mettre en évidence les ambitions dont le théâtre de narration est porteur. Avec leurs spectacles, les auteurs-acteurs s’efforcent de rechercher, voire de rétablir la vérité sur certains faits occultés ou oubliés, pour récrire des pans entiers de la mémoire collective. Marco Baliani déclare, d’ailleurs, à propos de Corpo di Stato. Il delitto Moro :

Di Aldo Moro da tempo sappiamo ? Dove, come, quando, chi l’ha ucciso, chi l’ha tenuto prigioniero, tutto sembra molto visibile. Eppure istintivamente percepiamo inquieti che la verità è ancora lontana e che le cose nascoste sono ancora più pesanti di quelle visibili [2].
« D’Aldo Moro que savons-nous ? Où, quand, comment, par qui il a été tué, qui l’a retenu prisonnier, tout semble très clair. Mais en même temps nous sentons et nous savons que tout n’a pas été dit, que la vérité est encore loin et que les choses cachées pèsent plus encore que celles qui sont visibles [3]. »

C’est pourquoi tous les représentants du théâtre de narration s’accordent sur le temps dédié aux recherches afin de pouvoir, en quelque sorte, résoudre une enquête laissée sans réponse : témoignages, articles de presse, les auteurs-acteurs dépouillent tout le matériel à leur disposition pour trouver des indices. Il ne s’agit pas d’un simple travail sur la mémoire – qui aurait une perspective de commémoration – mais d’une revisitation de l’histoire qui doit déboucher sur une prise de conscience du public.

Cette exigence de vérité et de participation du public se traduit aussi bien par le contenu des pièces que par les circuits de diffusion retenus : dans le but d’impliquer les citoyens plus que les simples spectateurs, ces spectacles sont représentés davantage dans des espaces publics – places, parcs, universités – que sur des scènes de théâtre.

Tout comme les avocats d’un procès, les auteurs de ces pièces prennent parti dans l’affaire qu’ils relatent : ils mettent ainsi souvent en cause les dirigeants qui ont laissé se produire la tragédie, mais ils en appellent aussi à la responsabilité collective. Dans le théâtre de narration, le spectacle repose tout entier sur la présence d’un acteur-narrateur, seul sur scène, qui, par le corps et la voix, débat d’un événement dramatique et obscur avec une assemblée des spectateurs. De la sorte, le comédien s’adresse à la conscience du public qui, plus que spectateur, est considéré comme un représentant du peuple.

Fondé sur un dispositif théâtral des plus épurés, le théâtre de narration n’adopte aucun artifice scénique contribuant à l’illusion. Il place au centre du spectacle le récit que le comédien produit et soumet au public lequel, tel un conseil de jurés, devra émettre son avis après la représentation.

Pour illustrer notre propos sur la mise en scène de la délibération par les chefs de file du teatro narrazione, il convient de réfléchir sur Il racconto del Vajont, souvent présenté comme le « spectacle-manifeste » du théâtre civique. Parallèlement aux représentations, Marco Paolini a publié le texte du spectacle [4] ainsi qu’un livre de notes, Quaderno del Vajont [5], qui retrace le parcours de l’écriture, de la représentation théâtrale à la retransmission télévisée : cette publication montre à quel point la genèse du spectacle et son impact sur le public revêtent un rôle important aux yeux de l’auteur-acteur. Le spectacle est né, en effet, en dehors des théâtres, lors de répétitions ouvertes au public ou de représentations sur les places publiques, dans les usines, les églises, les centres sociaux, les hôpitaux et les écoles. Représenté dans des lieux propices aux échanges et à la réflexion, ce spectacle a été également joué sur les lieux de la catastrophe pour une retransmission télévisée en direct sur Rai Due [6].

Le spectacle tire son titre du nom d’un torrent, le Vajont, qui s’étend de la région du Frioul-Vénétie Julienne à la Vénétie. La construction du barrage du Vajont a provoqué un éboulement monstrueux du mont Toc dans le lac artificiel. Le soir du 9 octobre 1963, l’immense vague qui s’ensuivit anéantit les villages alentour et fit plus de 2000 victimes. Depuis l’apparition de l’homme, il s’agit du plus important éboulement de terrain au monde après celui qui est arrivé en Inde, dans le massif du Pamir en 1911. Peut-on parler de catastrophe naturelle ou bien sont-ce des erreurs humaines qui ont conduit à une telle tragédie ?

À la suite du drame, un procès fut instruit et se tint en 1969. Dans les notes en appendice de la pièce Il racconto del Vajont, on apprend que l’accusation demanda, pour tous les prévenus, une peine de prison de 21 ans : ces derniers étaient accusés non seulement d’homicides involontaires multiples mais aussi du fait qu’ils auraient pu prévoir les deux catastrophes, éboulement et inondation. Après le passage devant la Cour d’appel, seuls deux accusés sur sept furent reconnus coupables avec, respectivement, six et quatre ans et demi de prison. Par la suite, la Cour de cassation réduisit encore la durée d’incarcération et ne reconnut coupables les deux accusés que d’un seul sinistre, l’inondation.

Face à cette sentence pour le moins clémente, huit années après les faits, Marco Paolini décida de revenir sur cette affaire afin de la soumettre au public qui devait exercer, le temps du spectacle, la fonction de juge. L’auteur-acteur explique ainsi le titre complet du spectacle Il racconto del Vajont – orazione civile (Le Récit du Vajont – oraison civique) :

Nel caso del Vajont autorevolezza significa acquisire la legittimità di testimoniare. Era nato come « racconto », è diventato « orazione civile » nell’arco di quattro anni. Perché questo processo si compia, perché il tono con cui le cose vengono raccontate acquisti la responsabilità di essere, quando occorre, requisitoria, non solo è necessaria una presa di coscienza, ma bisogna anche trasformare il racconto in testimonianza.
« Pour l’affaire du Vajont, être digne de foi signifie acquérir la légitimité de témoigner. La pièce est née comme un “récit” et elle est devenue “oraison civique [7]” en l’espace de quelques années. Pour que ce processus s’accomplisse, pour que les choses soient racontées avec un ton qui doit être, quand il le faut, accusateur, il faut non seulement une prise de conscience mais aussi une transformation du récit en témoignage [8]. »

Au journaliste qui lui demande si « c’est cela qui fait de [son] théâtre une sorte de tribunal », Marco Paolini affirme que « c’en est l’une des clés ». L’auteur-acteur assume ainsi pleinement le caractère conflictuel de son spectacle. Il faut noter que Marco Paolini adopte cette attitude dans cette œuvre mais aussi dans de nombreuses autres pièces. Au sujet du spectacle I-TIGI. Racconto per Ustica, il explique ainsi sa conception de la justice :

Perché credere di sapere come è andata non esenta dal cercare ancora di sapere come è andata. Perché una giustizia che non risolve non è giusta né se condanna né se assolve. Perché rassegnarsi a non pretendere verità nel passato rende cinici nel futuro… Perché per peggiorare il mondo non serve essere criminali, basta a volte esser smemorati.
« Parce que penser savoir comment cela s’est passé ne dispense pas de chercher encore à savoir comment cela s’est passé. Parce qu’une justice qui ne tranche pas n’est pas juste si elle ne condamne pas ou si elle n’absout pas. Parce que se résigner à ne pas exiger la vérité dans le passé rend cynique dans le futur. Parce qu’il n’est pas nécessaire d’être criminel pour que le monde aille plus mal : il suffit parfois de ne plus avoir de mémoire [9]. »

Afin de réviser, en quelque sorte, le procès sur la catastrophe du Vajont, Marco Paolini construit son spectacle comme s’il s’agissait d’un plaidoyer. L’exposition des faits, preuves à l’appui, se fait chronologiquement – mois par mois, jour après jour – et de manière très rigoureuse.

On note chez l’auteur-acteur la volonté de remonter aux origines du drame pour mettre en lumière les toutes premières failles du projet. L’une des raisons de la tragédie est à rechercher dans le passé lointain, en 1929, lorsque naît le projet du barrage : la faible quantité de ressources fossiles en Italie a entraîné le développement effréné de l’énergie hydraulique. C’est pourquoi – nous explique l’auteur – le projet est devenu, au fur et à mesure des années, plus ambitieux jusqu’à la conception d’un barrage démesuré, défiant les lois de la nature. Dans sa présentation des faits, Marco Paolini n’oublie pas de mentionner les dommages collatéraux, les victimes qu’il faut ajouter à celles de la tragédie finale : la société d’électricité n’a pas hésité à exploiter l’ignorance des paysans qui ont vendu leur terre pour trois fois rien ou ont été expropriés parce qu’ils ne possédaient pas d’acte notarié prouvant la possession de leurs terres. Comme le rappelle l’auteur, on compte, en tout, 400 expropriés sur 2000 habitants, ce qui correspond à une famille sur deux.

La deuxième cause du drame qu’invoque Marco Paolini serait à trouver dans la négligence des premiers signes de risque durant les travaux. À l’apparition de fissures sur le barrage, personne n’a demandé à ce qu’un rapport d’expertise soit réalisé. Pire encore : lorsqu’un géologue a mis en évidence le caractère inévitable d’un éboulement du mont Toc, ce dernier a été remercié et remplacé par un autre à qui l’on intima l’ordre de minimiser la gravité de la situation. Dans le but de faire, à tout prix, avancer ce projet dont la réalisation était disproportionnée face à la réalité, la société d’électricité employa son énergie à faire taire toutes les forces d’opposition : c’est ainsi que fut intenté un procès à la seule journaliste qui osa, à l’époque, dénoncer la démesure des travaux. Marco Paolini, tel un avocat de l’accusation, ajoute que n’a été respectée aucune des autorisations émanant de la Commission d’évaluation du projet et visant à limiter le niveau d’eau maximal.

L’auteur-acteur continue son argumentaire en précisant la façon dont a été gérée la catastrophe : la situation étant pilotée à distance, depuis Rome, aucun ordre d’évacuation des habitants n’a été donné.

La place que Marco Paolini accorde, dans son spectacle, au procès qui a suivi le drame est finalement très peu importante puisque que l’essentiel tient dans l’épilogue d’une page environ. Dans sa pièce, l’auteur ne tient pas à rejouer le procès qui a déjà eu lieu, mais à le réviser en exposant, de nouveau, les faits dans un souci d’exhaustivité. Le spectacle se transforme alors en audience et il ne faudra pas moins de 3 h 30 pour que Marco Paolini parvienne à convaincre l’assemblée de spectateurs.

Le caractère profondément juridique du Racconto del Vajont nous est d’ailleurs confirmé par la présence, dans la pièce, de plusieurs termes appartenant au champ lexical du procès : « réquisitoire », « les victimes », « les responsables », « les accusés », « les preuves », « enquêter sur le mobile des assassins », « J’appelle deux témoins ».

Comme nous pouvons le remarquer avec ce dernier exemple, le narrateur parle directement à la première personne dans son spectacle : c’est pour lui un moyen d’assumer pleinement son implication personnelle dans le réexamen de cette catastrophe. Le tout début de la pièce consiste même en une autobiographie : l’auteur plonge dans ses souvenirs d’enfance et se met à nous raconter les voyages qu’il effectuait en train afin de rejoindre le lieu de ses vacances. À cette occasion, il passait par un village de montagne – Longarone – qui a été, depuis, complètement détruit lors de la catastrophe du Vajont. L’auteur se remémore alors le matin du 10 octobre 1963 où il vit sa mère en pleurs dans la cuisine alors que la radio annonçait que « Longarone n’existe plus [10] ». Mais ce bref récit autobiographique ne dure pas : comme le précise Marco Paolini, « il y a une toute petite partie autobiographique au début mais quand on découvre l’histoire, quand on commence à s’en occuper, on ne peut pas revenir en arrière [11]. »

Les passages fictionnels sont rares, voire inexistants. Marco Paolini invente seulement quelques détails pour tenir en haleine le spectateur :

La nonna con lo schioppo l’ho inventata. E anche il sidecar. Però quando faccio parlare gli imputati non invento niente. […] Sul resto, per tenerti sveglio, ogni tanto ci metto un po’ di teatro, ma sugli atti del processo no.
« La grand-mère avec le fusil, je l’ai inventée, avoue-t-il. Et aussi le sidecar. Cependant, quand je fais parler les accusés, je n’invente rien. […] À propos du reste, je mets un peu de théâtre de temps en temps pour vous tenir éveillés mais sur les actes du procès, non [12]. »

La fiction se retrouve ainsi vite écartée et laisse à la réalité toute la place qu’elle mérite. Aucun des personnages de la pièce n’est fictif : le spectateur se retrouve face à des personnes réellement impliquées dans la tragédie et incarnées par l’auteur-acteur. Dans Quaderno del Vajont, Marco Paolini réaffirme sa « décision de mentionner des noms [13] ». Le spectacle est, en effet, ponctué par des questions telles que : « Qui est la SADE ? », « Et qui est Giuseppe Volpi ? », « Et qui est le géologue du Vajont ? Giorgio Dal Piaz [14]. »

Marco Paolini s’est emparé de cette affaire du Vajont avec la rigueur qu’exige le genre documentaire. Au moment de la création du spectacle (1996), presqu’aucun ouvrage n’existait sur la catastrophe. L’auteur s’est alors beaucoup intéressé au livre de Tina Merlin [15], la seule journaliste qui avait osé à l’époque couvrir cette tragédie, ce qui lui valut d’être poursuivie devant les tribunaux. Les autres sources du spectacle sont des documents bruts, officiels, qui permettent à l’auteur de s’approcher de la vérité. Se fondant sur les rapports des commissions d’enquête ministérielle et parlementaire ainsi que sur la sentence du juge instructeur, le spectacle procède comme une enquête, rendue publique à l’assemblée de spectateurs. Marco Paolini produit même des preuves, des éléments d’accusation présents dans les actes du procès sur lesquels il a travaillé pendant plus de quatre ans. Durant le spectacle, il cite alors une lettre particulièrement troublante, adressée au géologue chargé de déterminer si le risque d’un éboulement était à prévoir :

Carissimo Edo,
riteniamo indispensabile che tu mostri preventivamente la relazione al professor Dal Piaz. Se anche dovrai a seguito del colloquio attenuare qualche tua affermazione, non cascherà il mondo.
« Très cher Edo,
Nous considérons qu’il est indispensable que tu montres préalablement ton rapport à Monsieur Dal Piaz. Même si tu dois, suite à ton entretien, atténuer quelques-unes de tes affirmations, le monde ne s’écroulera pas [16]. »

Grâce à l’examen attentif des actes du procès, Marco Paolini semble s’ériger en juge de cette affaire, comme le suggère le passage suivant :

Ci sono anche aspetti molto delicati, come le posizioni processuali delle persone chiamate in causa, che cambiano a seconda dell’ottica, del punto di vista. Noi abbiamo le arringhe degli avvocati che difesero Longarone e che quindi sostengono una determinata visione delle cose. Poi abbiamo le sentenze. E dopo che è uscito il libro ci hanno scritto i periti di parte per precisare le responsabilità dei loro assistiti. […] Solo incrociando tutte queste informazioni, si arriva alla verità.
« Il y a aussi des aspects très délicats, comme les positions prises au procès par les personnes poursuivies, lesquelles changent, selon l’optique, le point de vue. Nous avons les plaidoiries des avocats qui défendirent Longarone et qui soutiennent donc une certaine vision des choses. Puis nous avons les sentences. Et après la sortie du livre, les experts qui étaient de parti pris nous ont écrit pour préciser les responsabilités de leurs protégés. […] C’est seulement en croisant toutes ces informations que l’on arrive à la vérité [17]. »

Afin de posséder une vision d’ensemble qui puisse donner une entière légitimité à sa pièce, Marco Paolini recoupe les actes du procès avec les témoignages qu’il a lui-même recueillis.

Ho conosciuto alcuni specialisti, geologi, ingegneri, e ciascuno di loro aveva molti elementi più di me nel suo campo specifico, ma nessuno aveva un quadro di riferimento, una diversa chiave di interpretazione dei fatti. Ho condiviso questo lavoro con collaboratori e spettatori, con testimoni e protagonisti di questa storia […] Ogni cambiamento comportava un peggioramento momentaneo della qualità teatrale del racconto, perché i passi nuovi non erano fluidi e sicuri come gli altri. Ma è su questo, sulla consapevolezza di non mentire, che ho costruito l’orazione.
« J’ai connu quelques spécialistes, géologues, ingénieurs et chacun d’entre eux avait beaucoup plus d’éléments que moi dans son domaine spécifique, mais personne n’avait un cadre de référence, une clé d’interprétation des différents faits. J’ai partagé ce travail avec des collaborateurs et des spectateurs, avec des témoins et des protagonistes de cette histoire. […] Chaque changement comportait une détérioration momentanée de la qualité théâtrale du récit car les nouveaux pas n’étaient pas aisés et sûrs comme les autres. Mais c’est sur ceci, sur la conscience de ne pas mentir, que j’ai construit l’oraison [18]. »

En ce qui concerne la question de « la détérioration momentanée de la qualité théâtrale du récit », l’étude de la genèse du texte montre, en effet, que Marco Paolini privilégie sans cesse la recherche de la vérité. Les entretiens que l’auteur réalise avec les témoins, assimilables à des dépositions, font continuellement évoluer le spectacle en quatre ans : comme un procès se déroulant sur plusieurs jours, la pièce se modifie au fur et à mesure des témoignages récoltés au fil des jours. Le livre Il racconto del Vajont pourrait alors être conçu comme la transcription des différentes audiences. Dans ses notes de mise en scène, Marco Paolini insiste tout particulièrement sur les changements constants auxquels le spectacle a été soumis :

Ogni volta che abbiamo scoperto qualcosa che non tornava, abbiamo corretto il racconto quella stessa sera, così abbiamo corretto il libro da un’edizione all’altra, così come continueremo a fare ogni volta che abbiamo una nuova informazione : verifichiamo alla fonte, dopo di che eventualmente cambiamo. Da un punto di vista teatrale è terribile : per esempio avevo preparato e calibrato tutto per la ripresa televisiva e poi nei due giorni in cui eravamo lì al Vajont è arrivato l’avvocato Giacomini, che da trent’anni segue la vicenda : è entrato nella roulotte e per un’ora mi ha raccontato un sacco di cose. Sono uscito dalla roulotte ed ero sconvolto : « Se è così, bisogna cambiare il finale ! » E l’abbiamo cambiato. In due ore, in mezz’ora. Questo è accaduto ogni volta che arrivava una nuova testimonianza, la sera stessa demolivamo quello che avevamo appena raccontato.
« À chaque fois que nous avons découvert quelque chose qui n’était pas exact, nous avons corrigé le récit le soir même. Nous avons ainsi corrigé le livre d’une édition à une autre, tout comme nous continuerons à le faire chaque fois que nous aurons une nouvelle information : nous vérifions à la source, après quoi nous changeons éventuellement. D’un point de vue théâtral, c’est terrible : par exemple, j’avais tout préparé et calibré pour la retransmission télévisée et puis, durant les deux jours où nous avons été là, à Vajont, l’avocat Giacomini est arrivé. C’est lui qui suit cette affaire depuis trente ans. Il est entré dans la caravane et pendant une heure il m’a raconté un tas de choses. Je suis ressorti de la caravane bouleversé : “S’il en est ainsi, il faut changer le dénouement !” Et nous l’avons changé. En deux heures, en une demi-heure. Cela s’est passé ainsi à chaque fois qu’un nouveau témoignage arrivait : le soir même nous démolissions ce que nous venions de raconter [19]. »

Comme dans la plupart des spectacles se réclamant du théâtre de narration, le comédien se retrouve, dans cette pièce, seul sur scène pour raconter son histoire. Comment Marco Paolini parvient-il alors à donner voix au chapitre à tous les témoins, experts, juges qu’il a rencontrés ? Par un contrôle très mesuré des mouvements du corps et une expressivité particulière du visage, le comédien réussit à faire s’exprimer tous les témoins dont la moindre déclaration pourrait se révéler essentielle quant à l’issue du procès / spectacle. Il n’est donc pas rare qu’à un moment donné le récit s’arrête et laisse place au style indirect libre ou au style direct qui donnent vie à des scènes dialoguées. Pour rester proche avec la réalité, Marco Paolini n’hésite pas non plus à employer le dialecte utilisé dans la région du barrage du Vajont.

Afin de maintenir l’attention du spectateur, l’auteur-acteur parsème sa pièce d’un humour fondé sur l’introduction de quelques scènes cocasses et jeux de mots. Mais bien vite il se rappelle à l’ordre, s’interdisant d’employer un langage trop imagé : « Oh, enfin, ça suffit avec les métaphores [20]. » Pour convaincre le spectateur de la véracité de son récit, Marco Paolini semble emprunter aux avocats l’art de la plaidoirie. Dans sa prise de parole devant l’auditoire que représente le public, le comédien manie la langue de manière à frapper l’esprit de chacun : l’accumulation de questions oratoires, mais aussi le rythme des phrases donnent à la pièce un style qui se rapproche de l’éloquence judiciaire. « Le passage du témoignage à l’oraison fait peur, avoue Marco Paolini. J’avais terriblement conscience que je devais utiliser la rhétorique pour arriver jusqu’au bout [21]. »

Une dernière question se pose quant aux réelles répercussions de cette pièce sur le public auquel le comédien adresse plusieurs questions, tout au long du spectacle. Marco Paolini soutient, pour sa part, l’utilité de sa démarche :

Di tutte le cose che ho fatto quella è stata la più giusta, la più utile forse. […] Tutti quelli che incontro e che hanno visto Vajont in televisione sono in qualche modo segnati dalla vicenda, dal nuovo modo di considerare le cose, da un’idea di verità ristabilita.
« De toutes les choses que j’ai faites, celle-ci a été la plus juste, peut-être la plus utile. […] Tous ceux que je rencontre et qui ont vu Vajont à la télévision sont, en quelque sorte, marqués par cette histoire, par la nouvelle façon de considérer les choses, par le fait que la vérité a été rétablie [22]. »

Si l’on s’en tient au chiffre de l’audimat (trois millions et demi de spectateurs pour une pièce de 3 h 30 retransmise à la télévision), force est de constater que le spectacle a suscité l’intérêt des Italiens qui, le temps d’une représentation, ont pu assumer pleinement leur rôle de citoyens. On peut, d’ailleurs, souligner l’efficacité de ce genre de dramaturgie qui, après avoir soumis au spectateur le réexamen d’une affaire jugée trop hâtivement, l’incite à réfléchir, discuter et délibérer en fonction des nouveaux témoignages qui lui auront été présentés.

Notes

[1Sur le théâtre de narration en Italie voir en particulier : Simone Soriani, Sulla scena del racconto. A colloquio con Marco Baliani, Laura Curino, Marco Paolini, Ascanio Celestini, Davide Enia, Mario Perrotta, postface de Gerardo Guccini, Civitella in Val di Chiana, Zona, 2009.

[2Marco Baliani, Corpo di stato. Il delitto Moro, Milano, Rizzoli, 2003, p. 9.

[3Marco Baliani, Corps d’état, l’affaire Moro, trad. Olivier Favier, Paris, Éditions de l’Amandier, 2012, p. 10.

[4Marco Paolini, Gabriele Vacis, Il racconto del Vajont, Milano, Garzanti, 1997, 78 p.

[5Marco Paolini, Oliviero Ponte di Pino, Il quaderno del Vajont, Torino, Einaudi, 1999, 119 p.

[6Vajont 9 ottobre ’63 est le titre de la retransmission télévisée de la mise en scène du Racconto del Vajont réalisée en octobre 1997 sur les lieux de la tragédie.

[7Le terme « oraison civique » est à entendre non pas dans un sens religieux mais dans celui de « prière pour tous les personnes mortes dans la catastrophe », d’écrit littéraire qui se doit d’éveiller le sens de la responsabilité collective.

[8Dans l’ensemble de cet article, c’est nous qui traduisons les passages extraits du Quaderno del Vajont. Marco Paolini, Oliviero Ponte di Pino, Il quaderno del Vajont, op. cit., p. 64.

[9Marco Paolini, Daniele Del Giudice, I-TIGI Canto per Ustica, Torino, Einaudi, coll. « Stile libero », 2001, p. 7.

[10« Longarone non c’è più  », Marco Paolini, Gabriele Vacis, Il racconto del Vajont, op. cit., p. 4.

[11« c’è una piccolissima parte autobiografica all’inizio ma quando si scopre la vicenda, quando si comincia a occuparsene, non si può tornare indietro  », Marco Paolini, Oliviero Ponte di Pino, Il quaderno del Vajont, op. cit., p. 65.

[12{} Marco Paolini, Gabriele Vacis, Il racconto del Vajont, op. cit., p. 22.

[13« fare i nomi  », Marco Paolini, Oliviero Ponte di Pino, Il quaderno del Vajont, op. cit., p. 10.

[14« Chi è la SADE ?  », « Chi è Giuseppe Volpi ?  », « E chi è il geologo del Vajont ? Giorgio Dal Piaz  », Marco Paolini, Gabriele Vacis, Il racconto del Vajont, op. cit., p. 11, p. 12, p. 22.

[15Tina Merlin, Sulla pelle viva. Come si costruisce una catastrofe. Il caso del Vajont, Verona, Cierre Edizioni, 2003.

[16Marco Paolini, Gabriele Vacis, Il racconto del Vajont, op. cit., p. 39.

[17Marco Paolini, Oliviero Ponte di Pino, Il quaderno del Vajont, op. cit., p. 49.

[18Ibid., p. 57.

[19Ibid., p. 52.

[20« Oh, insomma, basta con le metafore.  », Marco Paolini, Gabriele Vacis, Il racconto del Vajont, op. cit., p. 15.

[21« Il passaggio da testimonianza a orazione fa paura. Avevo la terribile consapevolezza che dovevo usare la retorica per arrivare fino in fondo.  », Marco Paolini, Oliviero Ponte di Pino, Il quaderno del Vajont, op. cit., p. 56. Pour le terme « oraison », voir la note 7.

[22Ibid., p. 87-88. 


Pour citer l'article:

Célia BUSSI, « Le théâtre de narration, un espace privilégié de la délibération » in Dramaturgies du conseil et de la délibération, Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en mars 2015, publiés par Xavier Bonnier et Ariane Ferry.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 16, 2016.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?le-theatre-de-narration-un-espace.html

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