Avant de regarder comment tragique et comique s’articulent, se « lient » dans le théâtre médiéval, il convient de définir les deux termes proposés par le titre du colloque. En effet « tragédie » et « comédie » sont des mots étrangers au théâtre médiéval. On distingue depuis la fin du XIXe siècle un théâtre religieux et un théâtre profane [1]. Le tragique et le comique sont, il est vrai, d’autres mots. Mais si le comique est bien présent dans le théâtre médiéval, le tragique demande une explication.
Dans le théâtre profane et comique – tel est le titre du livre de Jean-Claude Aubailly en 1975 – on distingue d’ordinaire trois grands genres : les farces et les sotties, mais aussi les moralités [2].
Farces et sotties sont jouées pour faire rire. Charles Mazouer, dans son Théâtre français du Moyen Âge [3], intitule le chapitre concernant ce théâtre « la floraison du théâtre du rire au XVe siècle ». Mais le mot de « comédie » n’est pas utilisé. Seule La Farce de maître Pathelin passe parfois pour être la première comédie [4].
Le théâtre comique ou profane est facile à identifier. Bernadette Rey-Flaud a rédigé un livre entier dans lequel elle s’interroge sur ce qu’était une farce médiévale : « la farce ou la machine à rire [5] ». Bernadette Rey-Flaud a essayé d’identifier le ressort du rire dans les farces. Son souci était aussi de savoir quels textes considérer comme de véritables farces et d’inclure ou exclure dans le genre à l’aide d’analyses presque mathématiques tel ou tel texte. On ignore même comment il faut entendre le mot « farce » (faut-il trouver l’étymologie dans « farcir » ? ou « farcer » ?).
Les sotties comme les monologues ou les sermons joyeux sont plus nettement satiriques. Les sotties ont été éditées dans la collection des Anciens textes français par Émile Picot en 1902-1912 [6] Il mêle dans ces volumes des textes intitulés « farces » où jouent des fous ou des sots et d’autres intitulés « sotties ». Marie Bouhaïk a décrypté d’ailleurs ce qu’elle appelle la « construction d’un genre [7] ». Les moralités sont à la frontière entre théâtre « sérieux » et théâtre profane ou comique. Les trois genres – farces sotties et moralités – ont connu leur plus important développement aux XVe et XVIe siècles.
Les moralités proposent au spectateur une explication allégorique du monde et bien que profanes, elles ne sont pas forcément du ressort du comique. La volonté des historiens du théâtre a toujours été de cataloguer ces pièces dans des genres, ce qui est voué à l’échec car les frontières sont mouvantes : c’est même peut-être ce qui définit ces textes et il n’est pas toujours facile de distinguer entre farce et moralité, farce et sottie etc. Plus important pour définir ces différents types de théâtre comique est l’expression « par personnages » qui indique à mon sens la véritable appartenance de ces textes à la « performance », mot utilisé aujourd’hui pour identifier le théâtre.
Le théâtre comique existe aussi avant le dernier siècle du Moyen Âge. Je ne citerai que le Jeu de Robin et Marion et le Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle, dit le bossu [8]. Ce théâtre profane est d’une grande richesse et propose tous les ressorts du comique.
On oppose traditionnellement le théâtre profane au théâtre religieux On parle face au théâtre profane de théâtre religieux. Nous avons conservé bon nombre de miracles joués au XVIe siècle dont 40 miracles de la Vierge « mis par personnages » ; des mystères hagiographiques dont un certain nombre s’est perdu et des mystères de la Passion dont trois grands auteurs se dégagent – Eustache Mercadé d’Arras, Arnoul Greban de Paris et Jean Michel dont la Passion fut jouée à Angers. Tous ces textes ne sont pas des tragédies et le propos n’est pas tragique, le but du mystère étant d’annoncer la rédemption humaine par la venue du Christ. À l’issue du procès de Paradis, après une discussion entre les vertus et Dieu sur le devenir de l’homme, la sentence est en effet la rédemption de l’homme par la Passion du Christ. Cet épisode apparaît et fut joué en « prologue » des mystères de la Passion.
Le tragique existe pourtant bien. Certains passages reconnaissent le destin tragique de l’homme pêcheur (ou celui des païens voués à l’enfer). D’autres montrent l’angoisse des hommes devant la mort et la tristesse qu’ils peuvent ressentir face à la disparition des leurs.
Le premier texte en français, qui appartient au théâtre religieux, au XIIe siècle, le Jeu d’Adam, représente « par personnages » le péché originel. Dans cet ordo representationis Ade, la destinée de tous les hommes, – Adam et Ève, chassés du paradis, Caïn et Abel, leur progéniture – est d’être emportés en Enfer par les diables. Ce jeu se situe avant l’invention du purgatoire, et même si Jésus Christ est descendu aux limbes et en a ramené les prophètes et les personnages jadis « au sein d’Abraham », la rédemption de l’homme pécheur n’est qu’évoquée et la venue du Christ paraît fort lointaine face aux personnages de diables qui emportent les personnages en Enfer.
On trouve dans ce jeu les premières lamentations du théâtre médiéval, celles d’Adam :
Allas ! pecchor, que ai jo fait ?
Or sui mort sanz nul retrait.
Senz nul rescus sui jo mort
Tant est chaite mal ma sort !
Mal m’est changé ma venture :
Mult fu ja bone, or est mult dore.
Hélas ! pêcheur qu’ai-je fait ?
Je suis mort pour avoir forfait.
Sans nul remède je suis mort
Tan je suis déchu de mon sort !
Comme a changé ma destinée,
Naguère encore si fortunée [9].
Ces lamentations sont du ressort du tragique, ou tout au moins elles sont destinées à émouvoir les spectateurs.
C’est dans ce type de situation qu’il faut chercher le tragique dans les pièces du théâtre religieux. Le Miracle de Théophile de Rutebeuf [10] – miracle du XIIIe siècle dans lequel le clerc Théophile donne son âme au diable mais est sauvé après s’en être repenti par l’intervention de la Vierge Marie, et qui peut passer pour un des premiers miracles de Notre Dame – met en scène Théophile désespéré d’avoir donné son âme au diable. Il se lamente une première fois avant même d’avoir donné la charte à Satan, puis très longuement (12 quatrains) plusieurs années après avant de demander l’aide de la Vierge. Théophile qui est venu voir Salatin « qui parloit au diable quant il voloit » se lamente :
Ha ! Laz, que porrai devenir ?
Bien me doit li cors dessenir
Quant il m’estuet a ce venir.
Que ferai, las ?
Se je reni saint Nicholas
Et saint Jehan et saint Thomas
Et Nostre Dame,
Que fera ma chetive d’ame
Elle sera arse en la flame
D’Enfer le noir.
La me covendra remanoir.
Ci avra trop hideus manoir,
Ce n’est pas fable. (v. 101-113)
Théophile, malgré la peur atroce qu’il ressent devant le diable, donne la charte. Plusieurs années se passent avant que Théophile se repente :
Hé ! las, chetis, dolenz, que porrai devenir ?
Terre, comment me pués porter ne soustenir
Quant j’ai Dieu renoié et celui voil tenir
A segnor et a mestre qui toz maus fet venir ? (premier quatrain, v. 384-387)
Ensuite il prie la Vierge, qui refuse d’abord de l’entendre, puis va arracher la charte au diable et lui piétine la panse du diable.
Les lamentations de la Vierge au pied de la croix appartiennent au même ressort du tragique. Les lamentations de Notre Dame dans Le mystère de la Passion d’Angers de Jean Michel [11] (1486) sont particulièrement bien venues, comme d’ailleurs l’ensemble de la pièce.
Voici un fragment de ces lamentations [12].
Nostre Dame
Mere sans consolacion,
Des dolentes la plus piteuse,
O mort dolente et rigoreuse,
Regarde le dueil ou je suis.
Je te reclame et tu me fuys ;
Mort, comme peulx-tu consentir
Mon cuer telle angoisse sentir
Que ne l’abas et desconfis ?
Mon Dieu, mon saulveur et mon filz,
Vecy l’eure de ton trespas.
Helas, he, ne me laisse pas,
Qui pour toy tant gemis et pleure !
Et me souffist que avec toy meure ;
Tout bien auray quant je mourray
Et, quant sans toy cy demourray,
Ce me sera mort plus que dure.
Jesus
O Pater in manus tuas
Commando spiritum meum […]
Ces deux exemples appartiennent au genre du planctus lié depuis longtemps à la musique ; or c’est le propre du théâtre médiéval de lier intimement musique et parole. Ce genre existe depuis longtemps indépendamment du théâtre [13].
Après ces quelques exemples de théâtre profane et religieux et de la présence du tragique dans le théâtre religieux, nous pouvons nous tourner vers la problématique de ce colloque. Quel lien y-a-t-il entre comique et tragique dans ce théâtre ?
Nous avons évoqué le scénario du Miracle de Théophile, pièce profondément angoissée, et pourtant le comique n’est pas très éloigné : la Vierge piétine la panse du diable et les mimiques de celui-ci prêtaient peut-être à rire, en même temps que le public éprouvait du soulagement à voir Théophile – Faust médiéval – sorti des griffes du diable.
En réalité le théâtre médiéval présente un mélange presque ontologique du tragique et du comique. Charles Mazouer [14] dit ainsi qu’il faut « se débarrasser de la dichotomie qui hante notre culture théâtrale depuis la Renaissance, celle du tragique et du comique. Ces catégories sont grecques ; elles ne sont ni bibliques ni chrétiennes. Ce n’est qu’à partir de la Renaissance que le théâtre occidental se pensera en opposant à nouveau des pièces tragiques et des pièces comiques ».
D’abord, le théâtre médiéval mélange sur la scène successivement farces ou moralités et mystères. Ainsi en 1496 à Seurre, on joua le Mystère de Saint Martin [15] écrit par Andrieu de la Vigne et en son milieu la Moralité de l’Aveugle et du boiteux et la Farce du meunier. De même au milieu du Mystère de saint Fiacre à 25 personnages « cy est interposé une farsse [16] » dit le manuscrit. On pourrait multiplier les exemples.
Cette insertion de farces au milieu des mystères a même mené les historiens du théâtre médiéval à trouver l’origine du mot « farce » dans cette situation particulière : la « farce » serait la pièce qui « farcirait » le texte « sérieux » du miracle ou mystère religieux. Il semble que cette hypothèse ne soit pas valide [17]. Il existe en effet des pièces comiques jouées en dehors de tout texte religieux. Il faut plutôt chercher l’identité de la farce dans le verbe « farcer » plutôt que farcir. Le verbe « farcer » désigne très tôt le fait de jouer une pièce destinée à faire rire. Le mot « farceur » se trouve d’ailleurs dans des textes d’archives, des contrats d’associations de « farceurs » avec le sens de « jouer des farces [18] ».
Les personnages comiques d’autre part ne sont pas l’apanage du théâtre profane. Les miracles et les mystères accueillent aux côtés de la Vierge Marie ou du Christ des personnages comiques. Les personnages de bourreaux (qu’on appelle « tirans » dans les mystères), de vilains ou de fous, sans compter les diables [19] se multiplient au fil du temps.
Les diables qui font vacarme et « diablerie » dans la gueule d’enfer sont là pour amuser le public beaucoup plus que pour donner le frisson.
Ils sont très présents pour la première fois dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, toute une hiérarchie diabolique soumise à Lucifer. Le passage où Satan rapporte à Lucifer la naissance du Christ est très amusant. L’histoire est inversée : il n’a pas réussi à faire commettre un seul péché à Marie.
Voici un fragment traduit dans l’édition de poche de la Passion d’Arnoul Greban [20] :
SATAN. – En un mot comme en cent, c’est une sainte. J’ai vu Judith, Esther, Rachel et Lia : aucune comparaison ; elle les surpasse toutes.
CERBÈRE. – Ce que tu dis là est plutôt inquiétant pour nous, Satan !
SATAN. – Et encore je ne vous ai pas dit le plus beau : cette Vierge a eu un enfant et je ne sais ni quand ni comment elle l’a fait. Ce dont je suis sur c’est qu’elle n’a connu aucun homme ; et pourtant elle a accouché d’un garçon ; et pour notre malheur, car le bruit court que c’est lui le Christ qui doit venir racheter le genre humain.
Le diable reste présent dans le Mystère de la Passion de Jean Michel (1486) : Satan est même au pied de la croix et parle le premier juste après la mort du Christ..
JÉSUS. – O Pater in manus tuas (v. 28 388)
Commando spiritum meum […]
Ycy se fera tremblement de terre et le voile du temple se rompt par le milieu, et plusieurs morts tous ensevelis sortiront hors de terre de plusieurs lieux et yront deça et dela.
SATHAN. – près de la croix
Haro, haro, je brays en vain ! (v. 28 396)
Dyables infernaulx enragés,
Vengez mon dueil, vengés, vengés
vengez mon malheur desconfit !
Haro, je suis si tres despit
Que je creve de malle raige !
Haro, tous les dyables, j’enrage !
Ce Jesus qui est mort, en somme,
C’est Dieu qui c’est voulu faire homme,
C’est le filz de Dieu triumphant :
Je le congnoys bien maintenant
Jamais ne l’avoye au vray sceu. (v. 28 407)
Les diables se caractérisent par leur mode de parole. Ils crient : en effet depuis la chute de Lucifer, ils sont condamnés à ne s’exprimer qu’en criant. Et ce mot « haro » qui a un sens très particulier en Normandie avec la clameur de haro, est aussi le cri-lamentation qui les caractérise. « Haro j’enrage » est la parole des diables [21].
Dans le Mystère de saint Martin, une didascalie indique : « Icy sortent les deables de leurs secretz, l’un cy, l’autre la, avecques feu et fouldre orrible, crians et braillans comme il appartient [22] ».
La présence des diables génère une opposition fondamentale entre musique païenne et diabolique et musique chrétienne et divine qui est mélodieuse [23] Les grossièretés, les insultes, les imprécations parodiques forment une fantaisie verbale qui est en soi du comique.
Les recherches poétiques même appartiennent au comique. Ainsi dans le Mystère de saint Martin d’Andrieu de la Vigne, le diable Berith dit une balade de chant royal dont tous les vers se terminent par -c et -ac. dont voici un exemple (v. 55-96) :
BERITH. – Prince dampné, scrupuleux coac
Germa maudit, corps d’infernal eschac,
insaciable cornu, tigre estopic,
bec jaulne infect, temeraire ypodrac,
fol enraigé, qu’as-tu mengé ? Poac ! poac !
que te fault-il, paillart, puant aspic ?
et dans le Mystère de saint Didier [24], la parole satirique du diable (avec des finales en
« -bre ») est comprise comme un jargon par le personnage du fou lui-même, qui pourtant s’exprime lui-même dans une langue qui fait rire.
LUCIFER. – Holà ! dyables il convient
Le bouter en quelques ténèbres,
Et puis ainsin qu’il appartient
Tormentez luy teste et cérèbre,
Corps, face et palpèbre,
Boultez ou latèbre,
De nostre délubre,
Puis qu’on le térèbre
Par force illecèbre,
Turbide et lucubre
LE FOL. – Qu’esse que Lucifer célèbre ?
Je n’entend point ce fort latin,
C’est alement ou bedouyn,
Selon ce que je puis entendre.
Les personnages de fous – le fol – se trouvent aussi dans les mystères. Le Christ en effet a guéri plusieurs « démoniaques » –pouvoir qui est encore dévolu ensuite aux clercs exorcistes – et le personnage du fou, du « desvé » a été fort utilisé pour faire rire mais aussi pour assener quelques vérités et participer à la satire. C’est le rôle des sots dans les sotties, c’est déjà celui du Desvé mais aussi de Wallet dans Le Jeu de la feuillée [25]. Ces deux personnages représentent l’un le desvé, un fou qu’on pourrait dire tragique – un enfant malade qui a perdu l’esprit– et l’autre un sot, personnage résolument comique.
L’une de ses tirades le dit bien d’ailleurs :
Saint Acaire, merde de Dieu,
Donne moi beaucoup de purée de pois ;
Car je suis, pour sûr, un sot avéré
Et je suis bien content de te voir.
Et je t’apporte, je crois bien
Mon neveu, un bon fromage gras.
N’attends pas pour le manger. (v. 344-350)
Ces deux personnages montrent aussi que le théâtre comique peut lui aussi délivrer un message ambivalent sur l’âme ou la destinée humaine [26].
Le rôle du fou est souvent du ressort de l’improvisation. Nous en avons la preuve dans le manuscrit du mystère de saint Vincent, dans lequel le rôle est resté en blanc – l’acteur ayant peut-être oublié de rapporter son roulet ou ayant improvisé.
Le comique de langue est lui aussi présent très tôt, mêlé au théâtre religieux, à la performance d’un théâtre a priori « sérieux ».
Dans le jeu de saint Nicolas de Jean Bodel [27], le dieu Tervagans s’exclame :
TERVAGANS. – Palas aron ozinomas
Baske bano tudan donas
Geheamel cla orlaÿ
Berec he panteras taÿ
LI PREUDOM(qui n’y comprend rien). – Rois, que voloit-il ore dire ?
Le roi lui explique :
Preudom il muert de duel et d’ire
De ce c’à Dieu me sui turkiés. (v. 1511-1518)
On observe une même utilisation d’un langage spécifique au diable comme aux dieux païens dans le miracle de Théophile [28], lorsque Salatin invoque le diable :
Salatin. – Bagahi laca bachabé
Lamac cahi achabahé
Karrelyos
Lamac lamec bachalyos
Cabahagi sabalyos
Baryolas
Lagozatha cabyolas
Samahac et famyolas
Harrahya
Le jargon comme ces langues incompréhensibles ont été illustrées par la farce de maître Pathelin dans laquelle les jargons breton, franglais, limousin ou normand permettent à Pathelin d’échapper au drapier. Le jargon franco-anglais est une des grandes réussites du jeu saint Loys [29], édité par Darwin Smith, dans lequel les Anglais ne savent plus parler français à la grande joie des spectateurs. Ces passages en jargon sont le signe du mélange du sérieux et du rire, et dans les discours du fou, le signe d’un lien avec un autre monde mystérieux.
C’est au jargon qu’ont été condamnés les hommes après la chute de la tour de Babel. L’épisode est représenté dans le Mystère du Viel Testament [30]. Alors que les charpentiers préparent « du plomb pour la couverture » de la tour, ils parlent dans une langue incompréhensible :
GASTE BOY. – Oriolla gallaricy
Breth gathahat mirlidonnet
Juidamag alacro brouet
Mildafaronel adaté
NEMBROTH. – Vella nostre ouvraige gasté
CASSE TUILLEAU. – Quanta queso a lamyta
La seigneurie la polita
Volle dare le coupe toue ?
CHANAAM. – Qu’esse cy ? Faut-il qu’on se joue
De nous ? Mais d’où vient cest erreur ?
CUL ESVENTÉ. – Bianath, acaste folleur
Huidebref abastenyent
CHUS. – Bref je ne scay d’où cecy vient ;
Jamais ne vis tel fantasie
PILLE MORTIER. – Rotaplaste a la casie
Emy maleth a lacastot
JETRAN. – Nous perdons icy temps, Nembroth
Car nous pouvons assez cognoistre
Que Dieu ne nous veult point permettre
Que ceste tour parachevons.
Dans ce registre, le comique est présent dès l’origine, dès les drames liturgiques [31]. Dans un Jeu des rois du XIIe siècle [32], les rois mages parlent « en leur langue » et Hérode qui parle latin, n’y comprend rien. C’est la première occurrence il me semble de ce jargon qui farcit les textes les plus sérieux, à défaut d’être tragiques.
HÉRODES . – Quid vis edissere nobis ?
Quem osculetur Herodes, faciendo eum sedere in dextera parte sui.
Alter[le second roi mage] in dextera Herodi dicat : Ase ai ase elo allo crazai nubera satai lomedech amos ebraisim loasetiedet inbedo addoro otiso bedoranso I et o iomo bello o illa et cum marmoysen aharon et cum cizarene ravidete qui adonay moy
Hunc osculando jubeat Herodes sedere juxta priorem.
Tercius [le troisième roi mage] in sinistra Herodi dicat : O some tholica lama ha osome tholica lama ma chenapi ha thomena
De quo Herodes faciat ut de prioribus, quibus
Herodes dicat :
Regem quem queritis, natum esse quo signo didicistis ?
Magi econtra :
Illum natum esse didicimus in oriente stella monstrante [puis ils montrent l’étoile à Hérode et annoncent apporter l’or, l’encens et la myrrhe].
Le comique – provoqué ici par le jargon et peut-être les gestes mal connus des acteurs – est donc lié au texte religieux dès les premières occurrences connues. Ce qui apparaît là dans les drames liturgiques, c’est le jeu, la performance qui introduit le rire au sein du plus sacré : le personnage de Jésus Christ nouveau né. Dans un autre drame liturgique de la même époque – à Rouen – le personnage de Balaam et son ânesse est déjà du théâtre comique joué pareillement dans l’église lors du drame de la Nativité. Un ange invisible barre la route de l’ânesse qui parle avec son maître.
Le comique pourrait bien au Moyen Âge être fondateur du jeu théâtral au sein même du théâtre religieux, ce qui pose la question de la place du rire [33] dans l’église et face au texte des Évangiles.
Cette question même a été posée en 1989 par Jacques Le Goff, dans un article fondateur intitulé « Rire au Moyen Âge » repris en 1997 dans les Annales sous le titre « Une enquête sur le rire ». Piroska Nagy, dans Le don des larmes au Moyen Âge, a souligné combien le christianisme a voulu constituer un système « rire/pleurer ; rire/larmes » et, selon la formule de Jacques Le Goff, « limiter le rire et les larmes à l’horizon du péché et du salut [34] ».
Il n’est donc pas étonnant de constater le lien indissoluble entre théâtre comique et théâtre religieux. Indissoluble peut-être pas. En effet « dans la chrétienté médiévale, on a ri et pleuré en dehors de ces fondements et de ces perspectives [35] ».
Nous l’avons constaté pour le champ théâtral avec les farces ou les sotties. La satire existe depuis fort longtemps. Dans le Jeu de Robin et Marion [36], on rit en chantant. Le roi rit aussi en regardant le Dit des quatre offices d’Eustache Deschamps [37], qui est une satire de la domesticité de la cour, gagnée par le Carnaval et l’inversion déjà présents dans le roman de Fauvel. Le Panetier, l’Echançon, le Saucier et le Cuisinier rivalisent pour s’imposer à la première place.
Il existe donc un rire indépendant du religieux, peu commun peut-être si l’on pense que le Carnaval et ses rites d’inversion sont bien inclus dans l’année liturgique. Mais ce rire existe bien.
Si l’on regarde les textes de théâtre qui nous sont parvenus, le rire apparaît avec le jeu, dès les drames liturgiques où s’opère le mélange entre comique et théâtre sérieux. Quand la censure vient à bout du théâtre « religieux », au XVIe siècle, en interdisant les mystères comme les sotties des basochiens, c’est du rire dont elle veut se débarrasser ; et c’est alors que s’opère la scission entre comédie et tragédie. L’apparition de la comédie au XVIe siècle comme d’ailleurs celle de la tragédie serait donc la mise au pas du rire.
La dernière parole peut rester au Jeu de Saint Nicolas de Jean Bodel dont les derniers vers prononcés par le sénéchal sont [38] :
LE SÉNÉCHAL. – Tervagan, du ris et du pleur/
que feïstes, par vo doleur/
verrés par tans le prophesie.