Depuis les trente dernières années, bon nombre des commentaires sur le chapitre des Essais de Montaigne intitulé « Des Cannibales » ont conforté l’interprétation de l’ensemble du chapitre comme tableau d’un âge d’or où les Cannibales préfiguraient le mythe du bon sauvage et incarnaient un art de vivre selon la nature loué par l’auteur, dans une sorte de jardin d’Éden dont nous serions déchus (avec ce que cela peut impliquer théologiquement [1]) . Deuxièmement, ces études ont défendu la thèse selon laquelle le lien social cannibale fondé à la fois sur l’anthropophagie ritualisée à l’égard des ennemis et la fusion avec les semblables sur le modèle de l’amitié − telle que Montaigne l’analysait en réfléchissant sur sa relation unique et parfaite avec La Boétie − constituait un modèle de fonctionnement social suivant le schéma de l’assimilation symbolique de l’autre [2]. Les deux aspects de cette présentation sont d’ailleurs liés entre eux, et reliés au Discours de la servitude volontaire de La Boétie (davantage qu’aux Essais, à mon sens), puisque selon Frank Lestringant, « mieux que les prédécesseurs des siècles passés [les Anciens], les Cannibales sont parvenus à cette fusion unanime, conforme au dessein de la nature, ‘qui ne veut pas tant nous faire unis que tous uns’ [3] ». La fusion heureuse de ces hommes serait conforme à un plan naturel et divin.
Nous voudrions montrer que cette lecture des Cannibales comme société idéale est incompatible avec la conception montanienne du lien social, telle qu’elle est interrogée partout ailleurs dans les Essais, et que le chapitre I, 31 ne la dément pas, dans la mesure où il montre comment la société cannibale, non seulement, comme le dit Philippe Desan [4], « échappe au politique », mais encore n’est pas même sociale, puisqu’elle dissocie ce qui doit être pensé ensemble (l’agressivité et l’affection) et, en annulant la différence à autrui dans le don de soi (par fusion ou sacrifice), supprime la relation entre les individus.
Le chapitre Des Cannibales pose donc bien la question de savoir comment penser humainement (et non plus religieusement) les liens qui peuvent fonder une véritable société [5] dans le respect des individus. Mais il ne fournit pas la résolution du problème, par la construction d’un modèle naturel et idéal où le cannibalisme aurait la vertu d’assimiler l’autre comme autre. Il montre plutôt quels en sont les éléments constitutifs (l’ambivalence des passions humaines), en laissant le problème entier, ou si l’on préfère en l’éludant, ce qui n’est pas étonnant pour un « peuple enfant » (selon la formule du chap. III, 6) qui devait être formé, et donc se prêtait moins à faire preuve de maturité dans le traitement politique des affects, qu’à donner à ses observateurs potentiels (issus d’un monde plus ancien) l’occasion d’y réfléchir pour eux-mêmes.
Le mal comme lien nécessaire
Les Cannibales éludent en effet le problème du mal en ce qu’ils clivent l’amitié qu’ils réservent à leurs membres à l’intérieur de la communauté, de la haine qu’ils réservent à leurs ennemis à l’extérieur : « toute leur science ethique ne contient que ces deux articles, de la resolution à la guerre et affection à leurs femmes [6] ». Ils peuvent être bons les uns avec les autres, parce que, suivant sans le savoir les conseils d’un Machiavel, ils extériorisent leurs passions mauvaises par la guerre [7]. Les liens d’affection au-dedans et la reconnaissance mutuelle ne sont possibles que parce que la conflictualité, ou si l’on préfère les instincts hostiles, sont assouvis au dehors. Tel est le cas selon Montaigne du patriotisme en général qui ne supprime pas notre propension à la haine d’autrui, mais l’assouvit en lui proposant un objet plus éloigné. De ce fait, il faut concéder à Frank Lestringant que « le conflit contradictoirement alimente la concorde générale [8] ». Mais il faut alors ajouter que cette remarque ne concerne pas seulement les Cannibales, qu’elle est valable pour tout peuple, tels ces Français qui, se réjouissant de trouver un compatriote en Hongrie, se rallient et se recousent ensemble sur la base d’un dénigrement de « tant de mœurs barbares qu’ils voient [9] ».
Parce qu’ils sont également sujets à ces passions hostiles et agressives qui inclinent à la cruauté, les Cannibales ne font pas exception quant à la participation à la barbarie : ils éprouvent comme tout homme cette propension naturelle ou « instinct à l’inhumanité [10] » qui est en nous, et qui est si naturelle, que même les enfants l’éprouvent, se délectant comme les adultes de la souffrance infligée à autrui, et ce même « au milieu de la compassion [11] ».
Il y a pour Montaigne une nécessité du mal qui n’a rien d’augustinienne, puisqu’elle se rapprocherait plutôt du manichéisme, ou encore de la conception antique (platonicienne, aristotélicienne, stoïcienne) du mélange nécessaire des biens et des maux dans le monde, que l’on retrouve d’ailleurs chez Machiavel. En effet, loin de considérer que le péché est un non-être, et le mal une cause déficiente [12], Montaigne considère que le mal est un principe actif et efficient sans lequel les conditions fondamentales de notre vie seraient détruites, déshumanisées : « qui [en] osteroit les semences en l’homme, detruiroit les fondamentales conditions de nostre vie [13] ». En d’autres termes, il y a une substantialité du mal constitutif de l’humaine condition et de la société humaine : « en toute police […] les vices y trouvent leur rang et s’employent à la cousture de nostre liaison, comme les venins à la conservation de notre santé [14] ». Le mal n’est donc pas incompatible avec le lien social, et il le constitue souvent en partie (sauf chez les Cannibales qui l’ont rejeté au dehors), parfois en totalité. C’est pourquoi, à la différence de La Boétie [15], Montaigne conçoit comme possible une république d’homme vicieux qui fonctionnerait selon des rapports commodes et justes [16], et ce sans avoir besoin de la rapporter à une cité de Dieu dont cette société des amis du crime serait l’envers.
De même, il n’y a pas pour Montaigne, comme dans la tradition paulienne et augustinienne, une impuissance de la volonté à faire le bien (qu’elle veut pourtant) depuis le péché d’Adam, par excès d’amour propre (qui tend à priver autrui de ce que l’on désire réserver à soi), mais une volonté du mal, de faire souffrir autrui et de jouir de la souffrance infligée. Et les Cannibales ont nécessairement part à cette férocité humaine qui fait « qu’il n’y a point de beste au monde tant à craindre à l’homme que l’homme [17] ». C’est même par leur participation naturelle à ce penchant au mal, penchant à détruire autrui et à en jouir, qui est pour Montaigne le pendant négatif d’une propension à s’attacher à autrui et à se lier d’amitié, que les Cannibales, comme chaque homme, portent la forme entière de l’humaine condition.
Comme l’écrit très justement Celso Martins Azar Filho, si en raison de leur mode de vie naturel les Cannibales étaient épargnés par le mal, la nature jouerait alors « comme un prétendu a priori qui en vérité occulte[rait] l’universel anthropologique de l’humanitas [18] ». Ajoutons que cette conception de la nature entrerait alors en contradiction avec l’humanisme de Montaigne selon lequel, paradoxalement, pour faire partie de l’humaine condition, il faut aussi être mauvais. Les Cannibales de Montaigne et selon Montaigne ne peuvent pas être tout bons. De ce fait, ce n’est pas parce que Montaigne accorde une valeur morale à un acte répugnant comme le cannibalisme qu’il fait entrer le cannibalisme dans la forme de l’humaine condition [19], mais au contraire parce que le Cannibale est barbare comme nous, parce qu’il manifeste un instinct à l’inhumanité et à la cruauté qui est en nous, qu’il est humanisé dans le discours des Essais.
À force de vouloir lire en Montaigne ce qu’il n’y a pas : une morale du péché et non une éthique de la jouissance, une peinture d’un paradis perdu par la Chute, et non la description d’un peuple moins corrompu par la civilisation que nous (thème lucrétien et non chrétien en I, 31), on ne voit pas que les Cannibales, par leur cannibalisme même, qui « représente » c’est-à-dire exprime et réalise une extrême vengeance, sont barbares. Montaigne ne donne pourtant aucune légitimité à la colère comme source de vengeances violentes, puisqu’il lui consacre au contraire un chapitre (II, 31), dans lequel il énonce explicitement que le désir haineux de se venger ne justifie en rien la colère et son assouvissement par des actes cruels et criminels.
Certes, les Cannibales sont moins répréhensibles que nous, premièrement parce qu’ils assouvissent leur soif de destruction sur leurs ennemis et non sur leurs proches (comme les pères français qui rouent de coups leurs enfants, ou les chrétiens de France qui se livrent à des guerres fratricides) ; deuxièmement, parce qu’ils mangent les hommes qu’ils ont combattus une fois qu’ils sont morts, au lieu de les manger vivants comme nous − et ce n’est pas une métaphore : Montaigne a vu des hommes vivants livrés en pâture aux chiens et aux cochons [20] − ; troisièmement, parce qu’ils se plaisent à torturer leurs prisonniers psychologiquement en leur décrivant le sort qui leur est réservé (être mangés), au lieu de les torturer physiquement comme nous. Mais en dévorant leurs ennemis par excès de haine [21], ils n’en participent pas moins à une culture du carnage.
Juger de la société cannibale
Il s’agit bien de culture. Les lois de la nature étant perdues [22], y compris pour les Cannibales, qui en sont seulement plus proches, ce que Montaigne appelle « nature » se révèle être dans le développement de I, 31 une invention culturelle meilleure que d’autres. D’ailleurs, à la page 581 de l’« Apologie de Raymond Sebond », Montaigne illustre ce constat que les lois naturelles sont perdues par la pratique cannibale qui consiste à manger son père, et qui prend sens compte tenu de ce qu’elle signifie pour le peuple en question, ici, en II, 12, l’affection et la piété filiale. Mais précisément ce n’est pas le cas de tout cannibalisme, et certainement pas de celui dont il parle en I, 31. Car il ne faut pas se méprendre : les lois sociales (artificielles), y compris les pires (celles qui heurtent le plus notre sensibilité et souvent à juste titre), sont si nécessaires aux hommes que, sans elles, c’est-à-dire en s’en remettant aux passions naturelles qui les gouvernent, ils s’entre-mangeraient les uns les autres [23], par les guerres au sens figuré (les conquérants du Nouveau Monde qui s’« entredévorent [24] »), ou par l’anthropophagie au sens propre (les Cannibales). La violence exercée sur autrui dans l’anthropophagie pratiquée par les Cannibales du chapitre I, 31, en tant qu’elle assouvit une passion de haine qui porte à une vengeance extrême, n’est pas surmontée par le sens culturel que l’on est susceptible de lui trouver (par exemple, tout simplement, dans la ritualisation de la vengeance). Certes, le prisonnier consent à être tué en refusant de s’avouer vaincu, mais son inflexibilité ne peut être prisée outre mesure par l’essayiste, du moins si l’on se souvient que ce dernier cherche à sortir des rapports de force dans les relations sociales, en faisant l’éloge de l’homme mêlé et flexible qui, grâce à une âme à plusieurs étages qu’il s’est forgé, cède, quand il l’estime juste [25].
Il ne faut pas donc pas, en idéalisant les Cannibales, ou en ne retenant que le sens symbolique de leurs pratiques que Montaigne reconnaît en effet, refuser de voir que, du point de vue de l’essayiste, sous les différences culturelles dans la ritualisation de la violence, les passions de destruction sont les mêmes d’un peuple à l’autre et ne diffèrent que dans la mise en œuvre des moyens pour les assouvir effectivement. Ne voir que des métaphores cannibalistiques dans les Essais revient à minimiser la violence des Cannibales et même renier la réalité de l’anthropophagie par sa réduction symbolique [26]. Les Cannibales n’ont donc pas un rapport plus symbolique que nous au carnage, ni plus naturel. Ils se livrent à cette « horreur barbaresque [27] » que nous connaissons bien, et que nous devons condamner en eux comme en nous.
Ainsi, loin de renoncer à juger du cannibalisme, Montaigne cherche à le faire de manière plus équitable : sur l’échelle de la barbarie, les Cannibales sont moins barbares (c’est-à-dire moins cruels) que nous. Mais ils le sont davantage que les Gaulois qui, d’après les récits de César, lors du siège d’Alésia, ont mangé leurs semblables (enfants et vieillards), par nécessité, pour soutenir le siège, et non pas pour assouvir gratuitement, sans gain, leur soif de destruction. Rappelons que la guerre cannibale d’après I, 31, est gratuite, qu’elle n’a pas pour fin de conquérir des territoires, ni de s’emparer de biens, mais de trouver la gloire en versant le sang, ce qui n’est pas le cas de nos ancêtres. Ces derniers, par leur pratique d’un cannibalisme de subsistance, sont donc moins blâmables que ceux qui pratiquent un cannibalisme ritualisé (culturel) fondé sur la vengeance [28].
En procédant de la sorte, Montaigne suit avant l’heure l’épistémologie de l’anthropologue moderne, par son évitement même de plusieurs écueils méthodologiques [29]. Il ne s’agit pas en effet de réprouver le cannibalisme comme une sauvagerie choquante, à partir d’une civilisation (la nôtre) jugée supérieure, parce qu’elle aurait domestiqué ce qu’il y avait de mauvais en la nature brute. Il ne s’agit pas davantage, après avoir dégagé des valeurs de l’observation des coutumes, de relativiser les cultures les unes par rapport aux autres, de prétendre que, tout étant culturel, tout est différent et égal, pour finalement s’interdire toute critique, y compris la condamnation des injustices, des inégalités et des cruautés. Il ne s’agit pas non plus de déprécier notre société comme devant expier les vices de la civilisation, afin de se conformer aux normes d’une société exotique idéalisée au nom de la nature, et encore moins de regagner par le rachat la pureté de l’âme qui précède la corruption de la première nature (qu’incarneraient les Cannibales). Pour Montaigne, ce serait « prendre à vice notre être », être ingénieux à nous malmener [30].
Nous sommes certes coupables d’avoir détruit ce monde nouveau, ce monde enfant qui aurait dû être formé à la vie sociale d’une manière qu’il reste à définir. Mais nous ne devons pas pour autant faire des Cannibales un peuple tellement autre, qu’on ne puisse plus comprendre son fonctionnement social et le juger. Les Cannibales sont hommes, en tant qu’hommes, ils sont naturellement sociaux, se tiennent les uns aux autres par la parole comme nous [31] et se heurtent aux autres peuples avec une dose d’agressivité et de cruauté par lesquelles nous leur ressemblons aussi.
La société cannibale sans soudure sociale véritable
Si les Cannibales ne peuvent en rien nous servir de modèle social, c’est précisément parce qu’ils ont trop peu de « soudeure humaine [32] » : en dissociant le traitement des passions de l’amitié/amour (au-dedans) et de la haine/hostilité (au dehors), ils ont évité le mélange précieux des biens et des maux par lequel les équilibres sociaux se construisent artificiellement [33], et ont rendu impossible l’articulation entre le privé et le public sur la base de leur distinction. Rejetant le mal au dehors, le Cannibale ne connaît comme relation sociale avec les siens que l’amitié, où chacun est la moitié l’un de l’autre, comme ils s’appellent eux-mêmes [34], conformément à ce que dit Montaigne par ailleurs de sa relation avec La Boétie dans son chapitre sur l’amitié [35]. Les commentateurs l’ont souvent fait remarquer [36], mais pour idéaliser cette relation en l’érigeant en modèle d’une société harmonieuse, fraternelle, voire mystique, où les individus se donnent dans un rapport extatique à la communauté chrétienne [37].
Pourtant, Montaigne ne souscrit nulle part dans les Essais aux propos du Discours de la servitude volontaire de La Boétie qui propose en effet une transposition de lien d’amitié ou familial, privé, à l’échelle politique [38] : être moitié les uns les autres, fusionner, n’est pas pour Montaigne un modèle de relation sociale. Ce serait même contradictoire : dans le chapitre I, 28 intitulé « De l’amitié », Montaigne analyse sa relation avec son ami comme étant unique, « indivisible » et par conséquent incompatible avec la multiplicité et la civilité qui rassemblent dans la différence [39]. L’amitié parfaite exclut tout bienfait puisque, la distinction entre le mien et le tien étant abolie, les âmes ne peuvent rien se prêter, ni se donner. Seul le don de soi est possible, la personne se confondant avec l’autre, sans reste, sans quant à soi. Étendue au niveau social, la relation d’amitié parfaite dont s’inspire le récit du chapitre « Des Cannibales » ne peut être qu’un sacrifice de soi à la communauté que Montaigne condamne partout dans les Essais comme une impulsion dénaturée [40], y compris lorsque les victimes sont consentantes [41], et encore plus lorsqu’elles le font au nom d’une sainte fureur qui valorise la violence et la cruauté, après les avoir retournées contre elles-mêmes [42].
La société doit se confronter à l’altérité dans ce qu’elle peut avoir de conflictuel et renoncer à une intégration par fusion, suivant le modèle de l’intégration familiale. Là encore, ce n’est qu’en vertu d’une idéalisation de la famille, idéalisation absente de la conception montanienne du lien social, que les commentateurs ont pu se réjouir de voir au sein de la grande famille du peuple cannibale, tel que Montaigne la décrit en effet en I, 31 [43], un modèle d’unanimité fraternelle susceptible d’être transposé avec enthousiasme à la communauté politique en général [44]. Si on lit en effet le chapitre II, 8 (« De l’affection des pères aux enfants ») consacré à la relation familiale, et à la relation filiale en particulier, on découvre un même mouvement que dans le chapitre consacré aux Cannibales : la valorisation de la relation parentale fondée sur des liens d’affection dit naturels dans un premier temps (p. 387), est contestée dans sa naturalité quelques pages plus loin, à partir du constat de son peu de solidité (p. 399), ce qui la rend assimilable à des « liaisons civiles » (p. 395), en ce qu’elles peuvent avoir d’incommodant et même de conflictuel : « femmes, fils et valets, autant d’ennemis à nous » (p. 394). Ce vers quoi achemine le chapitre, c’est alors à construire la relation pour instaurer l’affection filiale, sur la base de dons matériels (les bienfaits d’un père généreux à l’égard de ses enfants dans la transmission de sa fortune), de l’instauration d’un sentiment mutuel d’estime fondé sur le mérite, et de l’instauration progressive d’une familiarité (apprendre à être franc dans l’expression même de son amour).
Le fait même que le sentiment d’estime soit fondé sur le mérite implique que la société ait pour modèle ces amitiés communes dont Montaigne parle souvent de manière péjorative, parce que la défiance y est mêlée (I, 28, p. 188), qu’on s’y tient par obligation civile (III, 3, p. 829) qu’on ne s’y donne qu’à demi, avec retenue (p. 821). Elles constituent pourtant la condition d’une relation sociale où l’on prête à autrui sans s’ôter à soi [45], c’est-à-dire avec une certaine vigilance. Chacun doit en effet avoir conscience de la conflictualité qui a été intégrée dans toute relation sociale bien comprise (c’est-à-dire selon les amitiés ordinaires ou vulgaires) et qui fait que le lien, aussi affectueux soit-il, nous fait aimer comme ayant un jour peut-être à haïr [46], conformément à l’ambivalence des sentiments et à la réversibilité des passions.
Comme relation d’affection (de convenance mutuelle du désir et de consentement) à « bâtir » dans la conflictualité, la relation maritale s’avère alors être une relation sociale exemplaire, puisque c’est au sujet de cette « convention » que Montaigne trouve particulièrement appropriée la déclaration de Plaute « ‘homo homini’ ou ‘Deus’ ou ‘lupus’ [47] » (l’homme est à l’homme, ou un dieu ou un loup). On est très loin ici encore de la société cannibale, où la communauté des femmes (polygamie) et leur soumission aux maris, selon le critère incontesté de la vaillance guerrière, empêchaient toute relation d’individu à individu au sein d’un couple, tout jugement d’appréciation réciproque, et par conséquent tout conflit. Dans le quotidien de nos sociétés occidentales, en réalité, selon Montaigne, la relation conjugale, aigre-douce, est toujours et « naturellement » orageuse : « il y a naturellement de la brigue et riotte entre elles et nous ; le plus estroit consentement que nous ayons avec elles, encore est-il tumultuaire et tempestueux [48] ». Et les amours libres (non conjugales) n’y changent rien en matière de rivalité, puisque selon Montaigne l’amour se nourrit de difficultés et d’obstacles qui rendent désirable la « piperie » des femmes (et non leur soumission), parce qu’ils sont la condition même de leur érotisation, d’après une conception de l’érotisme assez « musclée » : « c’est contre la nature de l’amour s’il n’est violent, et contre la nature de la violence s’il est constant [49] ». Et à ceux qui s’en étonnent et crient à la dénaturation, Montaigne enjoint de regarder en eux si l’inclination à la variété et nouvelleté n’est pas incompatible avec des mœurs amoureuses réglées et pacifiées par lesquelles les hommes pourraient aimer les femmes dans la douceur, la mesure, et la concorde, comme chez les Cannibales.
Ainsi, la relation sociale est pensable selon le modèle de l’amitié commune (et non de l’amitié unique et parfaite dont s’inspire le chapitre « Des Cannibales ») qui est susceptible de démultiplier les relations selon différents aspects jugés dignes d’estime : « Les amitiés communes, on peut les départir : on peut aymer en cettuy-ci la beauté, en cet autre la facilité de ses mœurs, en l’autre la libéralité, en celuy-là la paternité, en cet autre la fraternité, et ainsi du reste [50] ». Ce schéma en effet est seul compatible avec l’instauration d’une fonctionnalité du lien, propre à toute société civile, grâce à laquelle on s’en remet à quelqu’un sous tel ou tel aspect, pour qu’il nous serve, qu’on le serve, ou qu’on échange des services et des bienfaits.
Conçu de la sorte, le lien ne dénature pas les relations d’affection, mais permet au contraire leur instauration et leur démultiplication différenciée, à partir de la constitution de la personne civile, dans sa distinction avec la personne privée. De son arrière-boutique, si le sujet peut se soustraire à « la communauté conjugale, filiale, et civile [51] » lorsqu’il juge ces obligations civiles contraignantes, il ne s’accomplit vraiment en tant qu’être social que lorsqu’il accepte d’y revenir, tout en sachant que la conflictualité n’en est jamais absente, et qu’il devra rechercher la concorde dans l’adversité : « J’aime une société et familiarité forte et virile, une amitié qui se flatte en l’aspreté de la vigueur de son commerce, comme l’amour es morsures et esgratigneures sanglantes. Elle n’est pas assez vigoureuse et genereuse si elle n’est querelleuse [52] ».
On pourrait objecter que les guerriers cannibales, s’essayant les uns les autres, ne sont pas étrangers à cette relation sociale. Et il faut reconnaître que la relation des guerriers cannibales entre eux est la seule qui soit compatible avec ce que Montaigne pense comme lien social, si on la transpose sur le plan de la conversation (voir le chapitre « De l’art de conferer »), conversation qui, sans éviter la contrariété, pacifie les mœurs, par l’usage de la parole.
Toutefois, préférant qu’on lui nie quelque chose, plutôt qu’on abonde nécessairement en son sens, dans le but de se sentir réellement deux avec son interlocuteur [53] (et non « uns »), Montaigne préserve toujours une logique de la différence dans la relation avec autrui distincte de la logique de l’identité qui prévaut dans la société cannibale.