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Amélie CALDERONE

Université Lyon 2

Les Deux Héritages de Mérimée : un théâtre libre dans la Revue des deux mondes

L’auteur

Amélie Calderone est agrégée de l’Université et docteur de l’Université Lyon II en langue et littérature du XIXe siècle. Elle a soutenu en 2015 une thèse intitulée Entre la scène et le livre. Formes dramatiques publiées dans la presse à l’époque romantique (1829-1851). Ses recherches portent sur le théâtre romantique, notamment sur les relations entre presse et théâtre au XIXe siècle. Elle collabore actuellement à l’édition critique des Œuvres complètes de George Sand aux éditions Honoré Champion, sous la direction de Béatrice Didier.


Texte complet


Le grand malheur de passer pour folle ! Ce n’est qu’à ce prix-là qu’on a la liberté de faire tout ce qu’on veut.
(Mérimée, Les Deux Héritages ou Don Quichotte, II, scène 1)

Le 1er juillet 1850 paraît dans la Revue des deux mondes une pièce de Mérimée, intitulée Les Deux Héritages ou Don Quichotte. La « Moralité à plusieurs personnages » – tel est son sous-titre – diffusée dans la revue de François Buloz, voit le jour après vingt ans durant lesquels Mérimée s’est épanoui dans le conte et dans ses fonctions d’Inspecteur des Monuments historiques. La pièce inaugure au mitan du siècle une deuxième phase de la production théâtrale de l’auteur [1], après celle, prolifique, des années 1825-1830 [2]. Elle témoigne ainsi de la continuité de l’attrait pour un domaine – le théâtre –, dans lequel Mérimée s’est aussi illustré, même s’il a fallu attendre le récent renouveau des études mériméennes pour que la postérité s’en souvienne [3]. Il faut admettre que les rapports de Mérimée au genre dramatique sont singuliers : les pièces de l’auteur se font de plus en plus rares au fil de sa carrière et, à deux exceptions près, elles n’ont pas connu les feux de la rampe du vivant de leur créateur [4]. Mérimée n’a d’ailleurs jamais cherché à les faire représenter : il entend composer un théâtre destiné à la lecture, dont la mise en scène est toute mentale. Serait-ce à dire qu’il produirait un théâtre non dramatique et anti-théâtral ? Paradoxalement, les œuvres narratives de l’écrivain ont fait l’objet de nombreuses adaptations scéniques, depuis la Carmen de Bizet jusqu’à La Périchole d’Offenbach, en passant par Le Pré-aux-Clercs d’Hérold. Tout porte à croire que les productions de Mérimée sont porteuses d’un potentiel dramatique qui n’aspire qu’à se concrétiser. Pourquoi, alors, ses pièces ne sont-elles pas jouées ? Sans doute faut-il invoquer la liberté créatrice du dramaturge, profitant de la seule diffusion sur le papier pour concevoir un théâtre hardi, novateur voire expérimental. Il serait ainsi l’auteur d’un théâtre libre, « impossible [5] » peut-être, au regard de la censure et des attentes des spectateurs, mais trouvant en l’organe de presse de Buloz un support de diffusion idoine : la prestigieuse et exigeante revue accueille en effet, pratiquement depuis ses débuts en 1829, des pièces non données dans les salles parisiennes [6].

C’est du moins ce qu’invite à penser la double analyse du contexte de composition et du devenir scénique des Deux Héritages. La pièce est rédigée en un moment de conflit entre Mérimée et la scène théâtrale de son temps : en 1850, Le Carrosse du Saint-Sacrement est donné au Théâtre-Français mais, accusé d’anticléricalisme, le texte est mutilé après une « première » laborieuse. Il n’y aura finalement que six représentations [7]. Tout porte à croire que cet épisode donne à Mérimée une conscience accrue des limites du spectacle dramatique de son temps, également perceptibles dans la refonte que devront subir Les Deux Héritages pour accéder à la scène. L’œuvre, en effet, sera adaptée par Ernest Legouvé en 1876 [8], et les modifications profondes qu’elle devra subir pour être incarnée attestent que Legouvé avait perçu le potentiel dramatique d’une pièce cependant trop audacieuse pour être offerte telle quelle aux spectateurs de son temps.

Mérimée et le théâtre en 1850 : la scène effarouchée

Sans doute inspirée par la réussite scénique que connaît Alfred de Musset après le succès d’Un caprice au Théâtre-Français, le 27 novembre 1847, la comédienne Augustine Brohan demande à Mérimée, dès 1848, d’adapter Le Carrosse du Saint-Sacrement en vue d’une représentation scénique [9]. Si l’écrivain refuse dans un premier temps, il finit par se laisser séduire, et Le Carrosse est finalement donné le 13 mars 1850. À l’époque, les pièces à lire de Musset triomphent à la scène. Libre et fantaisiste, le théâtre de ce dernier est souvent rapproché de celui de Mérimée [10] : l’on pouvait espérer un succès. Mais ce fut un échec. La correspondance de l’auteur n’en porte pas la moindre trace [11], néanmoins les feuilletons dramatiques de l’époque en éclairent les raisons [12].

Si Théophile Gautier, dans La Presse [13], défend la pièce, c’est parce qu’il note que le public s’est « ému » (le terme se veut railleur par euphémisme) en voyant un évêque sur les planches. Cherchant à déciller ses lecteurs, et à ouvrir les spectateurs français à d’autres goûts en matière artistique, il tente d’offrir un nouveau regard sur l’œuvre, depuis des yeux étrangers. Il attribue en effet la réprobation du texte de Mérimée à une mentalité proprement française : selon lui, « les Espagnols, aussi bons catholiques que nous pour le moins, ne verraient là rien de choquant », parce qu’il y a en France une « gêne inconnue aux catholiques méridionaux ». Dans Le Siècle, le 25 mars, Charles de Matharel [14] est d’avis « que le public a eu très fort raison » de « siffler de la façon la plus complète » la Périchole, et de faire « les doux yeux » à l’évêque de Lima. Le libertinage amoureux de l’héroïne du Carrosse, sa vénalité, mais également la représentation railleuse d’un vice-roi et d’un membre du clergé, sont assurément perçus comme scandaleux aux yeux de la sévère moralité de l’époque. De celle du moins attendue au Théâtre-Français, qui demeure un lieu sensible, cherchant à se démarquer des scènes secondaires accueillant nombre de spectacles grivois ou accusés de corrompre les mœurs [15]. Mais c’est sans doute la critique de Jules Janin, dans Le Journal des débats du 18 mars, qui est la plus instructive :

Ce vieux Molière, même quand il est cru, conserve encore la pelure de l’oignon ; et même, quand il pousse le détail à l’excès, il se sauve par la gaîté, par la bonne grâce ; ici au contraire, la gaîté est triste, la bonne grâce est absente, l’expression est brutale, le mot est cru, l’oignon est coupé par tranches, l’eau de vie a été achetée au cabaret, et la Périchole, toute dépouillée des grâces de l’artiste (qui font pardonner tant de diamants et tant de carrosses), n’est plus qu’une effrontée de beaucoup d’esprit qui foule aux pieds un Cassandre impotent et imbécile ! – Comédie espagnole, je veux bien, mais une de ces comédies improvisées dans un de ces moments où les beaux esprits se croient tout permis [16].

Janin, non sans jubilation, déploie sa verve ironico-satirique pour vilipender un langage « cru », à son goût trop brutal et trop prosaïque, sans raffinement, à partir d’une réplique de la pièce (l’un des amants de la Périchole, le toréador Ramon, « boit de l’eau de vie et […] mange des oignons crus [17] »). Pas assez chastes, trop peu gazés, les dialogues de Mérimée auraient cependant pu trouver grâce aux yeux du « prince des critiques » s’ils avaient, à l’instar de Molière, tenu du franc comique. Or, l’unique gaîté que Janin perçoit dans l’ouvrage mériméen est à ses yeux « triste » : elle procède d’un rire ironique, engendré par la satire. Le journaliste, en somme, condamne sévèrement ce que nous analysons aujourd’hui comme une liberté toute moderne prise avec les conventions comiques : le rachat final de l’héroïne a heurté les attentes morales des spectateurs de 1850. Le texte de Mérimée est trop original pour les planches :

Lisez-les ! [ces « comédies improvisées » par des « beaux esprits »] C’est votre droit ; donnez-vous ce spectacle dans votre fauteuil, rien de mieux, et vous avez raison ; le livre imprimé a des droits que n’a pas la comédie parlée ; on se raconte à soi-même, ou dans une réunion d’amis, des choses que l’on n’oserait jamais dire en public. La comédie a ses licences, le conte a les siennes, et ce ne sont pas les mêmes licences [18].

La « gaîté finale » réhabilitant subitement et in extremis la pécheresse libertine, « malséante [19] » pour Janin, fut jugée indécente par nombre de spectateurs : le texte est obscène, au sens étymologique, trop explicite et exposé déjà en lui-même pour faire l’objet d’une surenchère spectaculaire, pour être prononcé et montré devant une collectivité. Mérimée serait-il dès lors condamné à écrire un théâtre uniquement réservé à l’espace du livre ?

« Je me sens particulièrement impropre à écrire pour le théâtre [20]. » Les Deux Héritages : un anti-théâtre ?

Fait étrange, Mérimée ne cherche pas à se défendre : nulle invocation méprisante, fruit d’un orgueil de créateur blessé, comme on peut en trouver chez Sand, Musset ou encore Vigny [21], ne se fait jour chez lui. Au contraire : l’écrivain abonde souvent dans le sens de ses détracteurs, et la récurrence de ses autodénigrements invite à les penser plus sérieusement qu’une simple coquetterie ou fausse humilité d’artiste. Sa correspondance témoigne non seulement d’une perception aiguë des bornes du théâtre de son temps, mais également d’une appréhension intransigeante de ses propres limites. À Augustine Brohan, il présente ainsi « deux petites objections » à laisser représenter Le Carrosse du Saint-Sacrement :

Premièrement, cela a été écrit à une époque où il y avait un peu de courage à se moquer des vice-rois et des évêques. Maintenant ces pauvres gens sont si bas que je me fais scrupule de rire à leurs dépens. En second lieu, la pièce, si pièce il y a, a obtenu, il y a vingt ans, tout le succès auquel elle pouvait prétendre. Je me souviens qu’elle obligea Madame la duchesse de Berry à se désabonner à la Revue de Paris. Remettre en lumière quelque chose d’aussi léger me semble un peu dangereux. Le public ne pense pas à mal : j’ai quelque peur de le mettre de mauvaise humeur en me jetant à sa tête [22].

Les objections avancées par Mérimée, à la vérité, se contredisent : si dans un premier temps il sous-entend que la pièce ne ferait plus polémique en cette fin de Monarchie de Juillet, il confie ensuite sa « peur » face au caractère potentiellement « dangereux » de l’œuvre. En mettant en perspective ces remarques et les reproches de Janin, on comprend tout le discernement et la lucidité dont faisait preuve Mérimée. Ses scrupules sont justifiés. Néanmoins, deux ans plus tard, en 1850, il court le risque, alors même que, les institutions religieuses ayant entre temps recouvré leur pouvoir [23], l’anticléricalisme de la pièce n’en paraît que plus polémique. Tout se passe ainsi comme si Mérimée hésitait entre la séduction d’un scandale, et l’angoisse d’un échec. Intervient enfin une troisième série d’objections, non moins instructive, car elle concerne l’esthétique de l’œuvre en question :

Troisième objection. Je viens de relire Le Carrosse du Saint-Sacrement et je trouve, malgré mes entrailles paternelles, que cela ne ressemble nullement à une comédie. Les scènes sont cousues à la diable les unes au bout des autres, et mille défauts, qui passent à la lecture, deviendraient énormes à la représentation.
Voilà mes objections, madame. Je serais bien enchanté, d’ailleurs, si ma saynète pouvait vous servir de canevas. Mais il faudrait bien des broderies pour en cacher la grossièreté. Malheureusement, je suis tout à fait incapable de vous aider à en faire quelque chose de présentable. Je n’ai pas la moindre habitude de la scène et je me sens particulièrement impropre à écrire pour le théâtre [24].

Mérimée déclare in fine qu’il pèche dans la construction de ses pièces. Songeons qu’à l’époque, Eugène Scribe est à l’apogée de sa carrière, et qu’il a su pousser à la quasi-perfection la technique de la « pièce bien faite » héritée de Beaumarchais. Il est à cet égard révélateur que ce prolifique dramaturge affirmait qu’« écrire un ouvrage n’est rien, en composer le plan est tout [25] ». Mérimée perspicace, pressent combien Le Carrosse du Saint-Sacrement, même vingt ans après son écriture, demeure à contre-courant du goût dominant. Plus que les polémiques dont la pièce est porteuse, c’est ainsi son esthétique novatrice qui semble être un véritable obstacle à sa réussite scénique.

Aussi n’est-il pas surprenant de constater que ce sont ces mêmes scrupules esthétiques qui sont à l’origine, la même année, de la composition des Deux Héritages. Legouvé, dans l’introduction à la Fleur de Tlemcen [26] récapitule l’histoire de la pièce. Mérimée aurait paradoxalement composé l’œuvre afin de prouver à un de ses amis comédien, M. Provost, qu’il ne possédait pas les qualités nécessaires à l’écriture dramatique. L’auteur aurait ainsi affirmé qu’il lui manquait « [l]e don de l’optique théâtrale, l’art de peindre les choses pour être vues de loin » :

La distance où l’on place un objet en change toutes les proportions. J’écris pour être lu, pour être lu lentement, je suis propre à faire du dramatique sur le papier ; mais pour la scène… […] Soyez-en sûrs, il y a, dans la composition d’une œuvre théâtrale, des nécessités de concessions et de convenu, des grossissements ou des atténuations de la vérité, des conditions spéciales de ce qu’on appelle intérêt, enfin une science à la fois supérieure et inférieure, une science de l’effet, à laquelle je ne saurais ni atteindre ni m’astreindre.

Mérimée se souvient-il alors de son récent échec à la scène ? Peut-être [27]. Quoi qu’il en soit, il juge que son écriture dramatique est antithéâtrale, non propice à une adaptation spectaculaire, parce qu’étrangère à cette « science de l’effet » tant goûtée à l’époque. De ce constat seraient nés Les Deux Héritages. Après lecture publique de la pièce, M. Provost aurait convenu que celle-ci, quoique non exempte de qualités, n’était pas « propre à réussir au théâtre ». Elle est finalement éditée dans la Revue des deux mondes le 1er juillet 1850. Pourtant, même sur papier, l’ouvrage mériméen n’a visiblement pas trouvé son public :

Le succès fut médiocre. La pièce passa inaperçue. La nouvelle forme cherchée par l’auteur l’avait-elle gêné dans le libre développement de ses dons naturels, je ne sais, mais l’ouvrage sembla obscur, peu intéressant, et bientôt il disparut de la mémoire de presque tous les lecteurs [28].

La démarche de Mérimée, sentie comme novatrice, demeura incomprise par ses contemporains. La refonte tardive de Legouvé s’opèrera en deux étapes. L’œuvre devient d’abord un amusement de société destiné à être joué en présence d’amis. Mérimée et M. Provost auraient ainsi assisté à l’une des représentations, à Paris. Un an plus tard, la comédienne Mlle Delaporte, en partance pour la Russie, aurait demandé à Legouvé « une petite comédie à trois ou quatre personnages, qui lui fournît un rôle important de jeune première ». La Fleur de Tlemcen fut, si l’on en croit Legouvé, la réponse à cette demande.

De la « moralité » de Mérimée à la « comédie » de société de Legouvé : un théâtre expérimental adapté

Le remaniement qu’opère Legouvé laisse percevoir combien la pièce originelle avait de quoi dérouter spectateurs et lecteurs de l’époque. Les Deux Héritages peuvent en effet se lire comme un véritable dévoiement de comédie. C’est d’ailleurs sous cette appellation générique qu’Ernest Legouvé produit sa pièce en 1876. Afin de rendre lisible cette œuvre peu connue, nous en rappellerons brièvement les éléments constitutifs. La trame est en fait double : après treize ans passés en Algérie, Saqueville, qui vient d’hériter une immense fortune à la place de son neveu Louis, revient le voir. Le jeune homme est fat, vénal, arriviste, opportuniste ; il entretient une comédienne cupide, quoique charmante et non dénuée de dignité (Clémence), tout en manœuvrant pour être élu député de Morlaix en dépit de son trop jeune âge. Louis doit s’unir à Julie, fille de la marquise Montrichard, avec laquelle Saqueville – ce fut la cause de son départ en Orient – n’avait pu se marier. Si la marquise est veuve depuis peu, ce qui ravive les espoirs de Saqueville, elle s’est entourée de M. Sévin, sorte de Tartuffe directeur de conscience la poussant à une morale des plus rigoureuses, lui interdisant entre outre un second mariage.

Le sujet choisi par l’auteur aurait de quoi séduire un auteur comique : une double intrigue amoureuse, une peinture de la société de l’époque scindée entre aristocratie désargentée et bourgeoisie parvenue fortunée, et un enjeu pécuniaire, autour de la question de l’héritage ; autant d’éléments spécifiques aux comédies.

Mais Mérimée aime à déjouer les attentes : s’il commence sa pièce sur une tonalité inscrivant l’œuvre dans la lignée de la verve moliéresque, le lecteur ou spectateur qui s’attendrait à la réalisation d’un schéma de convention est vite déçu. La scène d’exposition s’ouvre en effet sur les calembours animaliers et autres confusions de Félix, valet de Louis, faisant des « cornes » à l’ouvrage de « J.-B. Kermouton » sur « l’amélioration des races ovines », dont il pense qu’il s’agit d’une « question d’œufs [29] ». Plusieurs éléments cependant pondèrent cette appartenance générique. Le dessin des personnages, d’abord. Si le lecteur peut, dans un premier temps, se croire face à des types – l’oncle romanesque pour Saqueville, le jeune ambitieux pour Louis, la jeune fille effrontée pour Julie, le tartuffe pour Sévin, la coquette devenue prude pour la Marquise de Montrichard –, il s’avère que tous, sont en réalité dépeints de manière plus complexe que l’on ne pourrait s’y attendre. C’est là manifester le refus « des grossissements ou des atténuations de la vérité [30] ». Rejetant « l’effet » facile, Mérimée est en quête de profondeur dans la construction de l’intériorité de ses personnages. Tour à tour attachante ou exaspérante, Julie est à la fois vertueuse et coquette (si elle se consacre aux jeunes filles de l’asile de Notre-Dame de Repentance, elle voudrait que leur habillement soit luxueux [31]), romanesque et lucide (elle tombe sous le charme des aventures algériennes de Saqueville, mais perçoit le tartuffe en Sévin), libre et fantasque (elle s’oppose à sa mère et à Sévin concernant la lecture des romans [32]), mais aussi immature et puérile (« En effet, on nous défendait cela [d’aimer] au couvent, et de nous manger les ongles [33]. »). Saqueville, quant à lui, aurait tout du héros monolithique humble et courageux, du type du philosophe détaché des matérialités du monde (et notamment de l’argent, contrairement à son neveu Louis) grâce à son expérience de vie ; du protagoniste en lequel s’unissent brave chevalier médiéval et moraliste moderne. Pourtant, il est aussi désigné comme anachronique sinon uchronique par ses comparses militaires (ils le surnomment ironiquement Don Quichotte lorsqu’ils apprennent qu’il conserve les cheveux d’une femme dans un médaillon [34]) ; il est violent (face au refus de la Marquise de se remarier avec lui, il renverse une chaise [35]), voire malotru (ne souhaite-t-il pas que la Marquise soit ruinée suite aux dettes laissées par son défunt mari afin de pouvoir faire sa fortune [36] ?). L’on pourrait multiplier les exemples à l’envi : Mérimée est ostensiblement en quête d’illisibilité de ses protagonistes, en vertu d’une complexification des types comiques.

Aussi les scènes attendues dans une comédie traditionnelle sont-elles amenées à dysfonctionner. Alors que le lecteur espère avec impatience le moment des retrouvailles entre les anciens amants que sont Saqueville et la Marquise, il assiste en fait à une scène d’éloignement, dans laquelle chacun reste fermé à l’autre et plaide en faveur de ses propres ambitions : le dialogue, d’emblée miné par les ambitions antagoniques qui habitent chaque personnage, tourne rapidement à la confrontation. La Marquise, insistant sur son rôle de mère, désire que Saqueville lègue son héritage à Louis afin que Julie en bénéficie, tandis que Saqueville, muré dans un passé idéalisé, souhaite ressusciter une histoire d’amour qui n’a plus raison d’être :

SAQUEVILLE. – […] Un seul mot – je vous l’ai déjà dit. Je vous aime comme il y a treize ans. Vous êtes libre. M’aimez-vous encore ?
LA MARQUISE. – Oh ! Colonel, ne parlons pas de cela. Je suis une vieille femme, et j’ai une fille à marier [37].

Refuser le cadre générique comique, c’est rejeter un monde fictif dans lequel tous les bonheurs sont possibles, en dépit des démentis de la réalité et de la vérité ; c’est in fine éliminer un monde idéal, providentiel et de pure convention. Aussi, lorsque Saqueville sauve Julie tombée dans un canal en plongeant à sa rescousse, Louis tente-t-il de déciller son oncle : « Que diable ! Vous auriez pu la repêcher sans vous jeter à l’eau [38]. » Le pragmatique neveu congédie le héros chevaleresque qu’a voulu être son oncle dans les abîmes de l’uchronie littéraire. Toutes les étapes attendues dans la comédie dissonent, jusqu’au dénouement qui évince non seulement le mariage du couple de jeunes gens (Julie et Louis), mais également celui des anciens amants plus âgés (la Marquise et Saqueville). L’« explicit feliciter » qui clôt la pièce dans la publication en revue vaut ainsi comme exhibition auctoriale de cette liberté prise avec les schémas conventionnels comiques [39].

En fait, c’est l’appellation générique même de Mérimée, « moralité à plusieurs personnages », qui est à interroger. La fin des années 1830 a vu un regain d’intérêt en faveur du théâtre médiéval, et notamment de cette forme vouée à mettre en scène un épisode moralisateur grâce à des allégories [40]. Nous serions toutefois bien en peine de chercher une « moralité » dans l’œuvre de notre auteur. Le texte, d’une part, en contient au minimum deux : Julie tisse une sentence de la Bible condamnant l’hypocrisie (« Malheur aux hypocrites parce qu’ils n’entreront pas au Royaume des cieux [41]. »), et la condamnation de l’opportunisme revêt également la forme proverbiale (« Tu as voulu courir deux lièvres à la fois, et tu les as manqués l’un et l’autre [42]. »). Certes, les deux sentences convergent : l’enseignement serait que la fin ne justifie pas les moyens. Néanmoins, ces moralités sont liées à Saqueville, autrement dit, à un personnage dénoncé comme caduc : elles proviennent comme lui de cet espace-temps romanesque où il est condamné à retourner au dénouement (exclu de la société comique, Saqueville quitte Paris pour l’Algérie). Dès lors, quelle légitimité peuvent avoir ces « moralités » ? Et ce, d’autant plus que la fin de la comédie consacre les personnages hypocrites et opportunistes, les cyniques, au sens moderne du terme : Sévin (qui marie son fils à la riche fille de M. de Kermouton), et Louis, qui profite de l’héritage de la comédienne Clémence, laquelle, non dupe, généreuse et légère, accepte gaiement la situation [43]. La « moralité », si elle existait, serait en définitive bien ironique, et tiendrait de cette « gaîté triste [44] » que Janin condamne dans l’adaptation du Carrosse.

Si la pièce possède virtuellement tous les éléments d’une comédie, elle ne les réalise pas, parce que Mérimée opère en sourdine un travail de fusion expérimentale des formes dramatiques en détournant certaines de leurs caractéristiques.

Les modifications opérées par Legouvé, des années plus tard, afin d’aboutir à La Fleur de Tlemcen, le confirment : l’auteur évince tous les éléments qu’il juge trop originaux [45].

Son remaniement progressif aboutit à écarter les personnages de Louis (et donc de son valet Félix ainsi que de son électeur M. Kermouton) et Clémence, en d’autres termes, les personnages cyniques qui permettent chez Mérimée un retournement ironique de la « moralité » de la pièce. Legouvé attend d’une comédie le traditionnel happy end. Pour ce faire, il ne conserve qu’une intrigue : celle du mariage de Julie. Il applique en fait au texte mériméen l’ancienne conception aristotélicienne du théâtre, ainsi que le suggère M. Provost :

Tout le monde enfin de s’écrier : « Quel malheur qu’on ne voie pas ces trois scènes sur le théâtre ! » – « Sans doute, disait Provost mais il faudrait pour cela y ajouter une véritable exposition, un nœud, un dénouement, enfin, en faire une pièce [46]

La prégnance du canon aristotélicien éclaire les choix dramaturgiques de Legouvé. Dans sa version, de surcroît, le mariage final a lieu, mais entre Julie et Saqueville, au prix d’un sacrifice maternel. Julie devient ainsi la véritable héroïne, le point de focalisation de la pièce :

[I]l me sembla qu’on pouvait trouver la suite et le dénouement de la pièce dans le développement de ce seul rôle ; qu’on pouvait compléter le personnage par le contraste, faire sortir naturellement de l’ingénue une petite héroïne, les ajouter l’une à l’autre, les fondre l’une dans l’autre, enfin nous montrer une de ces métamorphoses de caractère si fréquentes dans la vie, et si avantageuses au théâtre, où éclatent tout à coup, sur le même visage, l’émotion après le rire, l’énergie après la grâce [47].

Aux yeux de Legouvé, la pièce de Mérimée est en fait inachevée : il entend ainsi la compléter en lui donnant un centre, Julie, parfaitement lisible pour le spectateur d’alors, comme invite à le penser le démonstratif générique induisant le savoir préalable du lecteur (« une de ces métamorphoses »). La jeune fille devient le point focal de l’œuvre, et ce d’autant plus que la pièce de Legouvé, devant nourrir les théâtres de société, sert de faire valoir à sa comédienne principale. Les nombreux monologues de l’héroïne, ses reparties bien prodiguées, ses tirades en morceaux de bravoure ont ainsi pu permettre à Mlle Delaporte de déployer tous ses talents d’actrice [48].

Afin de parfaire le texte selon la tradition comique, il le dépouille de ses ambiguïtés au profit d’une intelligibilité immédiate des personnages. Il est à cet égard révélateur que les monologues – entrée possible pour le spectateur dans l’âme des personnages – se multiplient dans le texte de Legouvé, jusqu’à l’artifice. Ceux de la marquise notamment prolifèrent et ôtent toute possibilité de liberté interprétative au public, et ce, dès la scène d’exposition :

LA MARQUISE, seule. Toilette de femme de quarante ans. – Le colonel Saqueville revient !… Il revient aujourd’hui ! Je vais le revoir !… Lorsque, il y a dix ans, il partit pour l’Afrique, désespéré et me maudissant, il ne se doutait guère que ce cœur était plus déchiré que le sien. Mais je n’étais pas libre ; mon mari, le marquis de Montrichard, vivait encore… J’eus la force de cacher à M. de Saqueville jusqu’à mes regrets !… Mais aujourd’hui… Aujourd’hui qu’il va me retrouver veuve… Oh, aujourd’hui… (Avec inquiétude et regret) c’est dix ans plus tard ! Alors nous étions du même âge. Maintenant… Il est encore jeune ; je ne le suis plus. L’âge des romans est passé pour moi ; surtout en ce moment, quand je vais marier ma fille à son neveu. Allons ! Ne pensons plus qu’à être grand-mère ! Étouffons sous ce bonnet ce qui reste de jeunesse sur mon visage [49] !…

Selon le procédé traditionnel de l’exposition dramatique, Legouvé dissémine déjà tous les éléments de sa pièce dans le monologue d’ouverture. Le dénouement y est présent en germe, dans les paroles comme dans les costumes : la Marquise est trop âgée pour connaître un nouvel amour, la raison voudra que le mariage entre sa fille et Saqueville soit plus assorti. Ainsi, si la Marquise, dans le texte de Mérimée, apparaît devant son ancien amant avec un bonnet pour être sûre de ne pas le séduire [50], elle devient a contrario, chez Legouvé, pour un temps du moins, une coquette concurrente de sa fille, troquant sa coiffe contre des parures pour charmer son ancien amant [51]. Legouvé, d’une part, rapproche le personnage d’un type comique identifiable, et introduit, d’autre part, un obstacle passager au mariage final de l’héroïne, suivant en cela la tradition des schémas comiques. Le personnage de Sévin est également caractéristique du travail de simplification de Legouvé : opérant en sous-main chez Mérimée, il n’est plus aussi cynique dans La Fleur, où il se voit simplement accusé de tartufferie par Julie. Dans le texte originel en effet, au fil de la pièce et des dialogues, le lecteur est amené à comprendre qu’il s’agit là d’un véritable hypocrite agissant, subrepticement, pour ses propres intérêts. Dès la fin de l’acte II, Louis s’adresse à lui pour faire obtenir à l’un de ses électeurs potentiels, un bourgeois fortuné, M. de Kermouton, une décoration. Sévin précise : « mais dites-lui alors que c’est moi qui ai parlé au ministre [52]. » À l’acte IV, Kermouton propose pour Louis sa fille en mariage à Saqueville, qui se fait un honneur de refuser, son neveu étant engagé. Kermouton insiste : « On m’avait pourtant dit qu’avec mademoiselle de Montrichard rien n’était encore conclu. Je ne sais si vous êtes informé que feu M. le marquis de Montrichard a laissé des affaires… embarrassées, dit-on [53] ? » Si le lecteur à ce stade de l’intrigue peut croire encore à une circulation de rumeurs, il comprend à la scène 4 de l’acte VI, en apprenant le mariage de la fille de Kermouton avec le fils de Sévin, que ledit directeur de conscience n’était qu’un loup dans la bergerie des Montrichard, qui a opéré dans l’ombre à son avantage. L’évolution de l’intrigue est ainsi rendue nécessaire par les motivations profondes et les agissements des personnages. Rien de tel chez Legouvé : son texte est tout entier tourné du côté de l’explicite, et Sévin est réduit à un « petit tartufe » qui « est odieux [54] » à Julie.

Enfin, là où Mérimée s’attache à décevoir son lecteur en montrant l’inéluctable séparation définitive des anciens amants, Legouvé fait en sorte que son spectateur aspire au mariage entre Julie et Saqueville, et comble son désir. L’« achèvement » de l’œuvre originelle trouve à ses yeux son apogée dans l’union entre la jeune première et le héros de guerre dont elle tombe amoureuse. Et si ce mariage implique le sacrifice d’une mère pour sa fille, celui-ci confère un sens moral à une pièce pleine de bons sentiments. Le désir du spectateur est assouvi, et ce d’autant plus que le dramaturge fait tout pour que Julie apparaisse comme un épigone de sa mère. En insistant sur la ressemblance des deux femmes, Legouvé satisfait tous les désirs du spectateur amené à concevoir qu’à travers Julie, c’est aussi la Marquise qui achève son histoire d’amour [55]. Le dramaturge se conforme ainsi au goût du public sous Napoléon III, qui voit triompher l’école du bon sens, le drame bourgeois exaltant la vertu, la famille et la moralité, usant et abusant de ressorts pathétiques, et dont les exemples canoniques sont les pièces d’Augier ou de Dumas fils.

La réaction supposée de Mérimée, lors de la représentation parisienne de La Fleur de Tlemcen, est à cet égard éclairante : « […] vous avez fait exactement le contraire de ce que j’imaginais. Si j’avais marié Julie, je lui aurais donné un amant au bout d’un an de mariage [56] ! » Le contraire de ce qu’imaginait Mérimée, c’est peu ou prou une comédie de mœurs telle qu’on les goûtait sous le Second Empire, consacrant, sans prise de risque esthétique ni morale, les valeurs bourgeoises que sont la moralité, la famille, ou le mariage, en vertu de mondes fictifs dramatiques foisonnants de bons sentiments.

Les Deux Héritages, tentative de renouvellement du genre dramatique par fusion et distanciation des formes établies que sont la moralité et la comédie, poursuit le travail de dévoiement et de reconfiguration des genres déjà exploré par Mérimée entre 1825 et 1830 [57]. Ils sont également la preuve qu’un théâtre exclusivement proposé à l’imagination de lecteurs n’est pas synonyme de production anti-théâtrale. Au contraire, c’est parce qu’elle possède un véritable potentiel dramatique que la pièce de Mérimée dénonce en creux, par sa hardiesse, les scléroses et les insuffisances de la scène à l’époque de sa création. La lecture fut la garante de la liberté du dramaturge ; et la Revue des deux mondes, l’assurance d’un support d’exposition et de publicité favorable à un texte désinvolte, que l’incarnation matérielle aurait en son temps rendu intempestif.

Bibliographie

BOURDENET, Xavier et NAUGRETTE, Florence (dir.), Mérimée et le théâtre, actes de la journée d’études du 28 novembre 2014 (Université Paris-Sorbonne), organisée par le CELLF (Université Paris-Sorbonne), le CÉRÉdI (Université de Rouen), le CRP19 (Université Sorbonne-Nouvelle), et la Société Mérimée. (c) Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) », no 14, 2015, en ligne : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?merimee-et-le-theatre.html.

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Notes

[1Outre Les Deux héritages, Mérimée édite Le Faux Démétrius (qui devient Les Débuts d’un aventurier lors de la publication en volume) en 1852, ainsi qu’une traduction de L’Inspecteur général de Gogol en 1853.

[2Mérimée publie le Théâtre de Clara Gazul composé de six pièces en 1825 ; La Jaquerie et La Famille de Carvajal en 1828 ; Le Carrosse du Saint-Sacrement et L’Occasion en 1829 ; puis Les Mécontents (1810) en 1830.

[3Voir Pierre H. Dubé, Bibliographie de la critique sur Prosper Mérimée (1825-1993), Genève, Droz, 1997. Un aperçu des travaux actuels sur Mérimée est également donné dans Xavier Bourdenet, Antonia Fonyi, Anne Geisler, Thierry Santurenne et Alain Schmitt, « Bibliographie de la critique littéraire et historique sur l’œuvre de Mérimée, 1994-2005 » (Cahiers Mérimée, no 2, 2010, p. 131-154). Une bibliographie annuelle figure en outre dans chaque numéro des Cahiers Mérimée. L’étude du théâtre de l’auteur a ainsi bénéficié de cette redécouverte récente de l’écrivain : une journée d’études Mérimée et le théâtre, actes de la journée d’études du 28 novembre 2014 (Université Paris-Sorbonne), organisée par le CELLF (Université Paris-Sorbonne), le CÉRÉdI (Université de Rouen), le CRP19 (Université Sorbonne-Nouvelle), et la Société Mérimée, sont édités en ligne : http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?merimee-et-le-theatre.html, dir. Xavier Bourdenet et Florence Naugrette, Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloques et journées d’étude (ISSN 1775-4054) », no 14, 2015. Notons également que l’édition critique et scientifique du Théâtre complet de l’auteur est actuellement en cours, sous la direction de Sylvain Ledda. Enfin, mentionnons un article consacré aux Deux héritages : Oscar Mandel, « Nouveau regard sur Mérimée dramaturge (première partie) », Revue d’histoire littéraire de la France, 2001, no 4, p. 1217-1231 ; et « deuxième partie », ibid., no 5, p. 1383-1398.

[4Hormis les divertissements mondains destinés à la cour impériale à la fin de sa carrière, seules deux pièces de Mérimée ont été représentées : L’Amour africain (en 1827 aux Nouveautés) et Le Carrosse du Saint-Sacrement (en 1850). L’auteur, dans les deux cas, n’était pas à l’initiative de ces créations. Il y eut également un projet d’adaptation du Faux Démétrius en mélodrame par Augier et Mérimée, mais il n’a jamais vu le jour. Voir Augustin Filon, Mérimée et ses amis, Paris, Hachette, 1894, p. 218.

[5Voir Bernadette Bost, Jean-François Louette, Bertrand Vibert (dir.), Impossibles théâtres XIXe-XXe siècles, Chambéry, Comp’Act, 2005.

[6L’exemple le plus connu est Musset, qui publie dans la Revue la plupart de ses comédies-proverbes après avoir connu un « four » traumatique lors de la représentation de sa Nuit vénitienne en 1830, et ce jusqu’à Bettine en 1851 (même si dans ce cas, la pièce est représentée). Au début de sa carrière, Mérimée avait procédé de même : Le Carrosse du Saint-Sacrement, L’Occasion, et Les Mécontents (1810) avaient été édités en 1829-1830 dans la Revue de Paris, ensuite rachetée par François Buloz.

[7La France de l’époque se souvient encore de la mort tragique de l’archevêque de Paris, Denys Affre, victime d’une balle perdue alors qu’il tentait d’apaiser les combats sur les barricades de juin 1848, ce qui explique en partie l’accueil hostile du public et de la critique. La comédie de Mérimée ne demeure cependant pas sans postérité, puisqu’elle a inspiré au moins deux œuvres majeures : La Périchole, opéra-bouffe de Jacques Offenbach, sur un livret de Meilhac et Halévy (le 6 octobre 1868, au Théâtre des Variétés) ; et le film de Renoir, Le Carrosse d’or, sorti en 1953.

[8La pièce de Legouvé, devenue La Fleur de Tlemcen, est publiée entre le 24 et le 26 août dans Le Temps, avant d’être recueillie dans Théâtre de campagne, collectif préfacé par Ernest Legouvé, Paris, Paul Ollendorf, 1876.

[9Voir l’échange de lettres retranscrit par Augustin Filon, dans Mérimée et ses amis, op. cit., notamment p. 212-214. Patrick Berthier cependant donne une autre explication dans sa préface au Théâtre de Clara Gazul, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1985, p. 21 : la comédienne aurait été conseillée par Arsène Houssaye, alors administrateur de la Comédie-Française, lequel estimait peu Mérimée. Est-ce à dire que Houssaye aurait délibérément lancé Mlle Brohan vers un échec inéluctable afin d’humilier un auteur qu’il dépréciait ?

[10Voir Sylvain Ledda, « Musset et Mérimée, dramaturges de la fantaisie », Écritures XIX, no 6, Prosper Mérimée, Caen, Lettres Modernes Minard, 2010, p. 53-66.

[11La correspondance de Mérimée s’avère déceptive pour le chercheur avide des sentiments et jugements de l’auteur sur ses œuvres et les arts de son temps, dont il ne parle presque jamais. Voir Prosper Mérimée, Correspondance générale, éd. M. Parturier, Toulouse, Privat, 1943-1972.

[12Pour un aperçu plus général des rapports de Mérimée aux critiques de son temps, voir Barbara T. Cooper, Mérimée dramaturge devant la critique (1825-1870), thèse de l’université du Wisconsin, University Microfilm, Ann Arbor, Michigan, 1974.

[13Théophile Gautier, « Revue des théâtres », La Presse, 18 mars 1850. Les citations qui suivent procèdent toutes de cette source.

[14Charles de Matharel, « Revue des théâtres », Le Siècle, 25 mars 1850. Nous modernisons l’orthographe d’époque dans toutes les citations de presse.

[15Charles de Matharel ajoute un développement sur le dispositif policier mis en place pour la représentation de Charlotte Corday, jouée dans le temple de Molière à partir du 23 mars 1850. Morale publique et politique sont bien des sujets délicats au théâtre (ibid.).

[16Jules Janin, « La semaine dramatique », Journal des débats, 18 mars 1850.

[17Prosper Mérimée, Le Carrosse du Saint Sacrement, Théâtre de Clara Gazul, éd. citée, p. 322.

[18Jules Janin, « La semaine dramatique », art. cité.

[19Ibid.

[20Lettre à Mlle Brohan, 16 septembre 1848. Augustin Filon, Mérimée et ses amis, op. cit., p. 214.

[21Les exemples sont connus, nous citerons seulement pour mémoire l’un des plus célèbres, celui de Musset qui, après le « four » que fut sa Nuit vénitienne, décide de dire « adieu à la ménagerie, et pour longtemps » (Lettre à Prosper Chalas, citée par le frère de l’auteur. Paul de Musset, Biographie d’Alfred de Musset, Paris, Charpentier, 1877, p. 98). Notons toutefois que d’après Arsène Houssaye (mais peut-on réellement s’y fier ?), Mérimée aurait été affecté par son échec au Théâtre-Français : « Il me demanda […] quelle pièce on sifflait et ne pouvait croire que ce fut la sienne, n’ayant jamais été sifflé, ni dans son œuvre ni dans sa vie. Il me dit comme Pradon : “Je vais siffler avec tout le monde.” Mais il eut beau faire semblant de rire, il était atteint et il m’en voulut toute sa vie de cet échec imprévu. » Cité par Augustin Filon, Mérimée et ses amis, op. cit., p. 217.

[22Lettre à Mlle de Brohan, 16 septembre 1848, Augustin Filon, Mérimée et ses amis, op. cit., p. 212-213.

[23Ibid., p. 215. Augustin Filon écrit : « Les rois et les vice-rois avaient regagné du terrain, s’étaient rassis pour un temps sur leurs trônes ou leurs demi-trônes. Les évêques tenaient le haut du pavé, faisaient des lois et faisaient la loi. »

[24Ibid., p. 213-214.

[25Eugène Scribe cité par Jean-Claude Yon. Voir Jean-Claude Yon, Eugène Scribe : la fortune et la liberté, Saint-Genouph, Nizet, 2000, p. 91.

[26Ernest Legouvé, Théâtre de campagne, éd. citée, p. 227-232. Les citations qui suivent proviennent de cette source (Legouvé souligne dans la référence suivante).

[27La chronologie approximative de Legouvé ne permet toutefois pas de dater avec précision les événements. Six mois se seraient écoulés entre la discussion avec M. Provost et la lecture publique, puis deux semaines seulement avant l’édition dans la Revue des deux mondes. Le défi lancé par Mérimée à Provost serait donc intervenu avant le four du Carrosse (durant les répétitions ?) ; la composition et la publication, en revanche, seraient postérieures.

[28Nous soulignons.

[29Prosper Mérimée, Les Deux Héritages, éd. Eugène Marsan, Paris, Le Divan, 1928, I, 1, p. 3.

[30Mérimée cité par Ernest Legouvé, Théâtre de campagne, op. cit., p. 217.

[31Prosper Mérimée, Les Deux Héritages, op. cit., II, 1, p. 49.

[32Ibid., II, 1, p. 48.

[33Ibid., V, 2, p. 121.

[34Ibid., II, 1, p. 55-56. Ces cheveux sont ceux, évidemment, de la Marquise.

[35Ibid., III, 4, p. 93.

[36Ibid., IV, 1, p. 103.

[37Ibid., III, 4, p. 90.

[38Ibid., II, 6, p. 74.

[39Revue des deux mondes, 1850, t. 7, p. 79. L’expression n’est pas reprise dans l’édition en volume de la pièce.

[40Les impressions de moralités se multiplient entre 1831 et 1839, chez deux éditeurs notamment : Sylvestre et Techener. L’avertissement de la Moralité de Mundus, Caro et Demonia (Paris, Sylvestre, 1838, p. I-II) semble témoigner de cette mode : « On a découvert, il y a quelques années, une cinquième pièce, imprimée avec un caractère plus gros, dans ce format singulier qui permettait aux amateurs de théâtre du XVIe siècle de les porter aux représentations […]. » Pensons également à Une larme au diable de Gautier (sur le mode certes parodique), à Don Juan de Maraña de Dumas, ou encore au personnage de Pierre Gringoire dans Notre-Dame de Paris de Hugo.

[41Prosper Mérimée, Les Deux Héritages, éd. citée, II, 3, p. 63 (voir Matthieu, 23 : 13). Cette condamnation ressurgit lorsque Saqueville s’emporte contre son neveu (« Au moins ne sois pas hypocrite. Avoue ton amour de l’argent », VI, 4, p. 134).

[42Ibid., VI, 7, p. 141-142.

[43Il n’est d’ailleurs pas anodin que, lorsque Julie tisse son proverbe, elle propose innocemment de donner sa tapisserie à Sévin, et à Louis (ibid., II, 3, p. 63).

[44Jules Janin, « La semaine dramatique », art. cité.

[45Notons que sa refonte a une ambition double : d’une part, il transforme la « moralité » en comédie, et d’autre part, il adapte cette comédie au théâtre de société.

[46Cité par Ernest Legouvé, Théâtre de campagne, éd. citée, p. 230.

[47Ibid. Nous soulignons.

[48Voir à ce sujet Jean-Claude Yon et Nathalie Le Gonidec (dir.), Tréteaux et paravents. Le théâtre de société au XIXe siècle, Paris, Créaphis, coll. « Silex », 2012. À titre d’exemple, la comédienne dut passer du rire à la gravité subitement, lorsque, venant de jeter son bouquet à Saqueville pour lui signifier son amour, Julie se rend compte que le colonel n’a pas ramassé sa fleur : « Julie, riant plus fort – Est-ce qu’il aurait pris mon bouquet jeté pour une déclaration ?… Ha ! Ha ! Je le voudrais bien !… Ha ! Ha ! Ha !… (S’interrompant tout à coup de rire.) Eh bien, au fait… Je ne suis pas née pour mentir !… Je lui ai jeté parce que je l’aime… » (Ernest Legouvé, La Fleur de Tlemcen, éd. citée, scène 13, p. 273). Un autre exemple se fait jour lorsque la futile Julie devient « tout à coup sérieuse » (ibid., scène 7, p. 256).

[49Ibid., scène 1, p. 235.

[50Voir l’innocente interrogation de Julie qui, parfois douée d’une grande acuité, reste totalement aveugle en ce qui concerne sa mère et Saqueville : « Mère, pourquoi donc êtes-vous allée mettre cet affreux bonnet sur vos beaux cheveux ? » Prosper Mérimée, Les Deux Héritages, éd. citée, II, 4, p. 66.

[51La réplique de Julie : « Car, imaginez-vous qu’elle a la manie d’enfouir ses beaux cheveux sous le plus affreux bonnet ! » (Ernest Legouvé, La Fleur de Tlemcen, éd. citée, scène 3, p. 243) fait pendant à un monologue de la Marquise se muant en coquette : « J’ai encore ma chevelure de vingt ans… Si je la chargeais de protéger, de parer ce visage… » (Ibid., scène 6, p. 251-252).

[52Mérimée divise sa pièce uniquement par des chiffres romains, mais nous emploierons le terme d’« acte » pour plus de commodité. Les Deux Héritages, éd. citée, II, 7, p. 76.

[53Ibid., IV, 1, p. 101.

[54Ernest Legouvé, La Fleur de Tlemcen, éd. citée, scène 3, p. 249.

[55La Marquise s’adresse à Saqueville, en montrant Julie : « me voilà… à vingt ans… telle que vous m’avez connue !… Elle me ressemble… n’est-ce pas ? » (ibid., scène 14, p. 277-278).

[56Ibid., p. 232.

[57Voir notamment Xavier Bourdenet et Florence Naugrette (dir.), Mérimée et le théâtre, op. cit., ainsi que Florence Naugrette, « La distanciation dans le Théâtre de Clara Gazul  », Littératures, no 51, 2004, p. 49-60, et Sylvain Ledda, « Le comique dans le Théâtre de Clara Gazul  », Cahiers Mérimée, no 5, 2013, p. 57-73.


Pour citer l'article:

Amélie CALDERONE, « Les Deux Héritages de Mérimée : un théâtre libre dans la Revue des deux mondes » in Théâtres en liberté du XVIIIe au XXe siècle. Genres nouveaux, scènes marginales ?, Actes du colloque international organisé les 31 mai et 1er juin 2013 par Valentina Ponzetto à l’Université de Genève avec le soutien du Fonds National de la recherche Suisse ; publiés sous la direction de Valentina Ponzetto (FNS / Université de Lausanne) avec la collaboration de Sylvain Ledda (CÉRÉdI – EA 3229).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 19, 2017.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?les-deux-heritages-de-merimee-un.html

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