Et si c’eût été à moi, à [...] représenter [Caton] en sa plus superbe assiette, c’eût été déchirant tout ensanglanté ses entrailles, plutôt que l’épée au poing, comme firent les statuaires de son temps. [1]
Ce propos inattendu constitue les dernières lignes du chapitre 13 du Livre II des Essais intitulé « De juger de la mort d’autrui ». Ce chapitre rejoint les méditations qui esquissent, depuis le début du Livre I, ce qu’on pourrait appeler un petit traité du « mourir » [2]. Il y est question d’un ensemble d’individus, illustres ou moins illustres, qui partagent ce trait d’avoir affronté la mort sans fléchir, à la différence de l’expérience commune. Nous avons tendance, pense Montaigne, à surévaluer l’importance de notre existence et de ce fait, nous atermoyons devant le dernier obstacle, que celui-ci soit subi naturellement ou qu’on décide d’accomplir soi-même le geste ultime. Accepter l’heure fatale en toute sérénité n’est pas chose aisée : on estime pouvoir lui échapper d’une manière ou d’une autre, en pensant que « Nous entraînons tout avec nous » car « nul de nous ne pense assez n’être qu’un » [3]. Sur le constat de cette faiblesse somme toute bien humaine, qui concerne l’homme du « moyen étage », Montaigne ne porte nul jugement de valeur. La dernière partie du chapitre est en revanche consacrée à des exemples historiques qui démentent les pages qui précèdent : sont alors examinées des fins volontaires pour l’essentiel, parmi lesquelles Montaigne élit celles qui sont, dit-il, des « morts étudiées et digérées », c’est-à-dire des modèles de sérénité assumant par leur geste ultime et libre leur choix d’une issue sereine dont le modèle est sans conteste Socrate : il représente le paradigme de l’« heure fatale » idéalisée [4], semble-t-il, par Montaigne. Cependant, évoquant pour finir Caton d’Utique, l’auteur déclare préférer au geste impeccable de Caton d’Utique tel qu’il est immortalisé par la statuaire antique, se donnant la mort le Phédon à la main, ce qu’il désigne par la curieuse expression de « second meurtre », lorsque le philosophe se déchire dans un second temps les entrailles, et c’est celui-là, dit-il, qu’il aurait pour sa part retenu, s’il avait été « statuaire ». À travers cette rêverie sur l’autre geste « bien plus furieux que le premier », cette fin de chapitre laisse ainsi entrevoir l’hésitation de Montaigne entre deux types de suicide, deux types de « belle mort » : celle fixée par le beau geste dans l’instant ultime, idéale d’un point de vue éthique ou l’issue spectaculaire et furieuse, plus intéressante d’un point de vue esthétique. Nous nous proposons donc de réfléchir sur cette hésitation de Montaigne car il semble bien que la réflexion sur « l’homicide contre soi » dans les Essais présente ici quelque détours imprévus. Ce passage des Essais soulève au moins trois questions :
D’une part, pourquoi Montaigne ne retient-il que la dimension à la fois violente, sanglante et spectaculaire du suicide de Caton ? Le premier « meurtre », pour reprendre l’expression employée, ne suffisait-il pas à chanter la louange du héros républicain ?
D’autre part, Montaigne remarque le caractère « bien plus furieux » du geste final : de cette « fureur » manifeste, proche de la démence, l’aura de Caton stoïcien ne sort-elle pas ternie, comme écornée ? En particulier, la condition d’autonomie du suicide stoïcien est-elle encore pleinement réalisée ?
Quelle est enfin la signification de cette fascination qui ressortit a priori plutôt à l’esthétique qu’à l’éthique ?
Cette évocation des derniers moments de Caton d’Utique pose problème en ce qu’elle met à mal la représentation qui lui est traditionnellement attachée. C’est Cicéron qui, le premier, insiste sur l’exaltation entourant la mort de Caton. Se donner la mort, et persister dans sa résolution, là où d’autres, en Afrique, se sont rendus à César, c’était correspondre à l’« incroyable autorité » dont la nature l’avait doté, qu’il avait « encore fortifiée par sa fermeté » et qui le conduisait à « mourir plutôt qu’à être forcé de voir la face d’un tyran » [5]. La mort de Caton contribue à constituer le personnage en exemplum au cours du premier siècle [6]. Sénèque, en particulier, reprend le motif de la mort de Caton à maintes reprises dans le corpus des Lettres [7] et dans ses traités. Dans le De Providentia, il insiste beaucoup plus longuement sur ce que Montaigne désigne par l’expression de « second meurtre » et ne met l’accent sur l’aspect horrifiant du geste que dans la mesure où il exalte l’apothéose de la « sortie » [8] de Caton. C’est la version de Plutarque qui contribue plus tard à fixer les motifs du suicide du républicain stoïcien accompli dans la sérénité et en pleine conscience, au terme d’une réflexion longuement mûrie. Parce qu’il est soucieux de sa liberté, Caton refuse d’accorder la légitimité à César, dont il a constaté la stature de tyran, une fois le Rubicon franchi. Retiré à Utique, Caton choisit de se donner la mort non par crainte de celui qui est le vainqueur politique face à Pompée vaincu mais dans un geste de défi et de protestation, en cohérence avec ses choix politiques. La scène présente toute une série des traits du suicide « philosophique » comme chef-d’œuvre d’autonomie : il est accompli en pleine conscience et au terme d’une réflexion par un sujet qui revendique sa liberté et entend s’affirmer ainsi jusque dans son dernier acte [9]. C’est Plutarque qui, dans sa Vie de Caton, offre la version la plus détaillée du dernier jour du personnage et de sa dernière nuit. Il narre à loisir comment, d’abord retenu par ses proches qui l’en dissuadent jusqu’au dernier moment par leurs pleurs et leurs supplications, Caton se frappe enfin puis, parce que son coup n’a pas suffi, est recousu et pansé par un médecin. Redoublant alors d’efforts, il se relève, ôte les pansements imposés et arrache ses entrailles à pleines mains.
L’acharnement mis en œuvre pour aller jusqu’au bout de l’acte a pour conséquence inattendue de colorer de manière très particulière les derniers instants du personnage. Caton relisait, dit-on, − l’anecdote est rapportée par Plutarque − le Phédon la nuit qui précéda son suicide. La préparation du suicide se trouve de la sorte inscrite dans le sillage de celui de Socrate, qui, dans les dernières pages du dialogue de Platon, se prépare à boire le poison préparé par le médecin. Mais le parallèle s’arrête là : en lieu et place d’une dernière heure sereine, Caton s’acharne sur lui-même dans une mise en scène spectaculaire longuement décrite par Plutarque. Il devait mourir à la manière de Socrate, geste éthique autant que politique puisqu’il s’agit, selon les historiens contemporains, de signifier de manière tactique à son adversaire politique son refus obstiné de toute reconnaissance de souveraineté. Mais le modèle socratique qu’il élit se refuse obstinément au dernier moment, ou plus exactement les circonstances propres à la mort de Caton ne le permettent pas. Trop d’intimes auprès de lui ? Socrate avait écarté toute présence féminine susceptible de perturber l’instant, admonesté ses amis [10] et les dernières pages du Phédon mettent en scène une fin pleinement philosophique [11]. En revanche, Caton garde dans la demeure familiale tous ses proches, profondément alarmés. Le récit de Plutarque relate la fin du héros de manière à la rendre dramatique. La « sortie raisonnable » − εὔλογος έξαγωγή [12] − se transforme en scène d’horreur [13]. À la fin du chapitre « de juger de la mort d’autrui », c’est la version de Plutarque dans sa Vie de Caton que Montaigne inscrit en arrière-plan de son propos. Il ne retient du récit du suicide que les dernières lignes, qui mettent en scène sa dimension spectaculaire :
Mais afin que le seul Caton pût fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin lui fit avoir mal en la main dequoi il se donna le coup : pour qu’il eût le loisir d’affronter la mort et de la colleter, renforçant le courage au danger au lieu de l’amollir. Et si c’eût été à moi, à le représenter en sa plus superbe assiette, c’eût été déchirant tout ensanglanté ses entrailles, plutôt que l’épée au poing comme firent les statuaires de son temps. Car ce second meurtre fut bien plus furieux que le premier. [14]
Montaigne ne pose pas ici la question de la légitimité du suicide du sage, qui a fait en revanche l’objet du chapitre « Coutume de l’Ile de Céa » [15] et dont on sait qu’elle est au centre de la réflexion du courant néo-stoïcien contemporain [16]. La problématique se trouve déplacée : il ne s’agit plus de se demander si le sage peut ou non se suicider mais de constater qu’il peut le faire dans un geste qui s’apparente à la démence. Le moment ultime seul retenu par Montaigne est-il l’expression d’un échec magistral ? Autrement dit, peut-on légitimement s’y « reprendre à deux fois » du point de vue du telos stoïcien ? Un second point fait ici problème : la promotion de la fureur élevée au statut de puissance créatrice, quand on sait la méfiance de Montaigne pour ce qui relève des manifestations de la folie, même élevée au rang de marque distinctive du génie [17]. Pourquoi l’auteur adopte-t-il cette posture de « voyeur », de manière transitoire mais suffisamment présente et forte au point de se rêver en sculpteur ? Et quelle est la signification de cette fascination ?
Il faut remonter au livre I où Montaigne élabore de Caton un portrait qui occupe essentiellement le chapitre 37, « Du jeune Caton ». Le héros républicain fait partie de ceux qui rejoignent « jusques dans les nues, la hauteur inimaginable d’aucunes âmes héroïques », desquelles Montaigne, « rampant aux limon de la terre » [18], se sent à une distance infinie tout en manifestant pour elles son admiration la plus vive [19]. L’auteur procède à la réhabilitation des actes du Stoïcien [20]. Celui-ci ne s’est tué ni par crainte de César, ni par ambition personnelle comme certains ont pu le prétendre. Contre la cécité morale des détracteurs passés de Caton (parmi lesquels saint Augustin [21]), assimilables aux détracteurs contemporains de toute action noble, Montaigne affirme une adhésion sans condition aux valeurs dont ce héros est le modèle : « Ce personnage-là fut véritablement un patron que nature choisit pour montrer jusques où l’humaine nature pouvait atteindre. » [22] La valeur intangible de certaines âmes, qui portent la vertu à l’héroïsme, est un présupposé définitif, comme l’indiquent a posteriori les additions de 1588 ou manuscrites au chapitre, qui ne modifieront pas cet avis mais l’accentueront encore. De même, la tranquillité de Caton avant de se donner la mort n’est pas discutable, elle sert d’argument dans le chapitre « Du dormir » (I, 44) [23], où Montaigne en fait un exemple illustre d’impavidité parmi d’autres, illustrant la constance de ces « grands personnages, aux plus hautes entreprises et importants affaires » capables de « se tenir si entiers en leur assiette que de n’en accourcir pas seulement leur sommeil. » [24] Même si son jugement s’est modifié au fil des additions de sorte qu’on assiste à un transfert de son admiration de Caton à Socrate à partir de 1588 [25], Montaigne ne remet pas pour autant en question l’accord de la conduite de Caton au moment de sa mort avec les préceptes stoïciens [26]. Il estime que la réaction du personnage est hors norme [27] parce qu’elle est en accord avec son tempérament [28] :
Il me semble lire en cette action je ne sais quelle éjouissance de son âme, et une émotion de plaisir extraordinaire, et d’une volupté virile, lorsqu’elle considérait la noblesse et hauteur de son entreprise. Deliberata morte ferocior. Non pas aiguisée par quelque espérance de gloire, comme les jugements populaires et efféminés d’aucuns hommes ont jugé – car cette considération est trop basse pour toucher un cœur si généreux, si hautain et si roide – mais pour la beauté de la chose même en soi laquelle il voyait bien plus à clair, et en sa perfection, lui qui en maniait les ressorts, que nous ne pouvons faire. [29]
Montaigne admire donc le personnage [30], lui qui se revendique du « moyen étage ». Caton rejoint, dans son panthéon, ces grandes figures du passé avec lesquelles seuls quelques contemporains peuvent prétendre rivaliser [31]. Mais alors que la plupart du temps l’objet de l’éloge admiratif est un point de morale, le plus souvent une vertu, il est des passages du texte, dont celui-ci, où la nature de l’admiration est moins attendue. Il semble en effet qu’apparaisse un critère inédit pour « juger de la mort d’autrui » : celui de la valeur esthétique. Ce regard décalé que Montaigne porte sur la vision de Caton dans ses derniers instants témoigne de toute évidence d’une admiration proche de l’enthousiasme. L’auteur, très curieusement, s’imagine à présent en sculpteur, posture inédite de l’écrivain qui semble bien être unique dans l’ensemble des Essais [32]. La statue fantasmée est l’équivalent de ce lieu du discours qu’est l’ecphrasis [33], ou au moins d’une amorce d’ecphrasis d’un objet qui n’existe pas encore et n’a jamais existé puisqu’il n’est que rêvé par Montaigne à l’irréel du passé (« Et si c’eût été à moi à le représenter... ») et qui serait la transposition dans la pierre ou dans le bronze du texte de Plutarque. Le traitement artistique du motif du « second meurtre » n’a en effet d’autre réalité que dans les quelques lignes qui le fixent ici. Ce faisant, Montaigne aurait fait un choix différent de celui des « statuaires » du temps de Caton qui, dit-il, l’ont représenté « l’épée au poing ». C’est un autre point de trouble du passage : on ne connaît pas de statues antiques représentant le suicide de Caton dans l’une ou l’autre de ses versions [34]. À quoi Montaigne fait-il donc allusion ? Il est possible qu’il superpose des souvenirs de représentations picturales beaucoup plus récentes peut-être vues pendant son séjour en Italie [35]. Il s’avère néanmoins que les représentations peintes du suicide de Caton sont rares avant le XVIIe siècle et inexistantes dans une version sculptée. Il semble ainsi que Montaigne cristallise son attention sur un certain type de représentation à partir de réminiscences de lecture projetées sur sa rêverie [36], témoignant ainsi une tentation pour le spectaculaire assez inédite chez lui jusqu’ici.
Comme l’a rappelé Gabriel-André Pérouse [37], l’admiration dans les Essais conserve son sens latin d’« étonnement » mais contient également un jugement d’ordre esthétique sur ce qui fait l’objet de l’admiration. Ce pour quoi Montaigne s’enflamme ici relève de ce double mouvement, dans une sorte de suspens momentané de la pleine compréhension, parce qu’on touche là au sublime qui provoque une « inintelligibilité provisoire », pour reprendre l’expression de Gabriel-André Pérouse. C’est illustration de ce que dit ailleurs Montaigne lorsqu’il remarque que certaines œuvres exceptionnelles échappent parfois dans leur mystère à la pleine conscience de leur créateur « par les grâces et beautés qui s’y trouvent, non seulement sans l’intention, mais sans la connaissance même de l’ouvrier. » [38]. Montaigne ne veut pas retenir l’ensemble de la scène du suicide, mais procède à l’agrandissement d’un détail particulier, l’équivalent d’un moment qu’il isole ainsi parce qu’il oriente, lui semble-il, la signification de la scène et du geste accompli [39]. Rêver de cristalliser l’heure fatale de Caton dans le paroxysme de « fureur » du « second meurtre », c’est élire le moment que Cicéron et Sénèque tendent à effacer de la légende de Caton, c’est désigner l’instant ultime, qui est manifestation de la vertu à son acmé, à la contemplation et à la méditation du spectateur. On se rappelle l’importance accordée par Montaigne à la manière de mourir : « Au Jugement de la vie d’autrui, je regarde toujours comment s’en est porté le bout » [40]. Cette sculpture rêvée serait moins le récit d’un « ratage » suivi d’un acharnement de cruauté qu’un moment découpé dans la durée de la scène : ce que Montaigne revendique là, c’est l’œil esthétique qui, une fois surmontée la surprise constituée par l’énigme et l’effroi offerts au regard, est seul capable d’extraire en l’isolant l’éthique de l’existence de Caton [41]. La statue rêvée aurait peut-être retenu et fixé quelque chose de l’essence de la vertu.
En effet, ce qui est en jeu relève, semble-t-il, de la représentation de l’héroïsme à travers le dernier geste, assumé, accompli en toute lucidité, qui est moins acharnement sanglant qu’héroïsme poussé à l’extrême et qui donne à voir le sublime. Montaigne manifeste ce qui relève de la fascination pour cette vision fantasmée d’une certaine forme d’irreprésentable. Ce que le « second meurtre » « bien plus furieux que le premier » aurait représenté au vif, c’est cette vision idéale qui fait comprendre en un coup la vertu. La sculpture rêvée par Montaigne a son équivalent ailleurs, sur le célèbre bouclier d’Énée, autre ecphrasis, achevée celle-là, déployée par Virgile dans le livre huit de l’Énéide. Montaigne en reprend le motif dans les dernières lignes du chapitre « Du jeune Caton » [42]. Par un tour de prétérition (« mais je ne suis pas ici à même pour traiter ce riche argument »), il laisse alors la parole aux cinq poètes latins qu’il « fait lutter ensemble [...] sur la louange de Caton », immortalisée dans leurs vers. Et c’est, on s’en souvient, à Virgile que revient la palme : « Et le maître du chœur, après avoir étalé les noms des plus grands Romains en sa peinture, finit en cette manière : his dantem jura Catonem » [43]. Ce qui frappe Montaigne dans ce vers, c’est la manière dont Virgile marque le héros romain : celui-ci est fixé sous les traits de celui qui donne des lois aux hommes, attitude qui se situe bien au-delà de la situation de conflit évoquée par les autres poètes. Par ce geste en effet, Caton transcende l’Histoire en se posant en législateur de l’héroïsme. D’une certaine manière, c’est là encore faire preuve de démesure : à la démesure de l’exaltation héroïque dans le double suicide répond celle de la raison héroïque dans le geste juridique élu par Virgile. Ces deux aspects de la vertu héroïque de Caton ne se contredisent pas, ils se répondent et se corroborent, soulevant l’enthousiasme de Montaigne [44]. D’un chapitre à l’autre des Essais, il y a ainsi correspondance et circulation du sens : par ce rêve de sculpture, l’auteur contribue à son tour et à sa manière à l’élaboration du mythe de Caton, mais dans un sens précis. Des plus rares ou des « plus notables hommes », Montaigne voudrait « pour les juger à [sa] mode » qu’on le laissât les « éclairer de plus près » que par les « apparences externes » [45]. C’est ce qui a lieu dans la fin du chapitre « de juger de la mort d’autrui ». Observer de près l’exception que constitue Caton, c’est le mettre en scène au moment où le geste ultime exprime au plus haut point sa vertu. Recousu par son médecin, retenu par son entourage, Caton avait l’occasion d’échapper à la mort, mais ce faisant, manquait son accomplissement héroïque. Ce qui fascine sans aucun doute Montaigne, c’est que l’acharnement du personnage à mener à son terme son suicide, loin d’être un signe de démence, est l’expression de la vertu en soi, « du plus haut étage ». Quand elle est ainsi attachée à la représentation de l’« homicide contre soi », il semble bien que la notion de « fureur » rencontre la faveur de Montaigne [46]. Dans la réitération assumée du geste se trouve confirmée l’autonomie du suicide du sage. C’est en effet dans ce geste-là que Caton rencontre son accomplissement.
Ce que Montaigne donne ainsi à voir en cette fin de chapitre, c’est une rêverie sur une sculpture absente, celle qui met en scène le suicide de Caton d’Utique. Deux fois absente même, pourrait-on dire, puisque la première version, celle du premier geste n’existe pas avant le XVIe siècle, et que la seconde, celle qui fixe le « second meurtre », n’existe pas encore. Par un curieux détour du hasard ou des circonstances de l’histoire de l’art, elle existe cependant pour nous depuis la sculpture de Philippe-Laurent Roland, qui proposa en 1782 un Caton d’Utique comme morceau d’agrément à l’Académie, sculpture disparue [47] et dont une esquisse en terre cuite se trouve au Louvre. Allongé sur une couche surélevée, Caton, renversé en arrière s’arrache les entrailles de la main droite tandis que de la gauche, il serre à pleine main son vêtement ou le drap qui recouvre le lit. Aux pieds du lit, l’épée abandonnée et des livres épars, dont un encore ouvert : probablement le Phédon de la légende. Le suicide est en cours d’accomplissement, le visage est crispé par la douleur, l’acte, cette fois fatal, en voie d’achèvement. On comprend mieux, à observer cette petite figurine de terre cuite, toute la différence entre la signification de ce geste avec le précédent, le premier. Non loin, dans la cour Puget se dresse, hiératique, le grand marbre de Jean-Baptiste Roman commandé pour la cour du Louvre et achevé en 1840 par François Rude : saisi avant le geste fatidique, Caton y apparaît debout, l’épée saisie par la poignée de la main droite et pointée vers l’arrière, le Phédon dans la main gauche, à hauteur de regard. Nu, le personnage est partiellement drapé dans sa toge qui lui recouvre la tête. Campé sur des deux pieds, le personnage représente certitude et sérénité, assurance de l’attitude [48]. Il s’agit bien là d’une autre manière de fantasmer la mort du héros en l’imaginant dans une posture que le récit de Plutarque ne propose pas. Là, le héros stoïcien républicain est représenté dans sa dimension de symbole, dominant le passant de toute sa hauteur impressionnante. Montaigne reconnaît cette manière d’immortaliser l’héroïsme, très classique, mais il ne l’élit pas. Les « morts étudiées et digérées », sans doute les estime-t-il mais il ne se serait pas pour autant rêvé « statuaire » pour les représenter. Seule la fin sublime de Caton est à même de soulever un enthousiasme non simulé, gagnant à la pointe du chapitre le lecteur qui demeure sur cette vision étrange [49], où sont bousculées les représentations conventionnelles des belles morts volontaires. « Essayer » la mort pour Caton, c’est la prendre au collet dans l’horreur de l’éviscération, geste terrible qui a partie liée avec cette poésie dont la fureur ne « pratique point notre jugement » mais « le ravit et le ravage », la seule pour laquelle il vaille que l’on se rêve en artiste.