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Annie Rouxel et Nathalie Brillant-Rannou

Université Montesquieu Bordeaux 4, IUFM, CELAM Rennes 2

Lire avec son corps : l’écoute de soi lisant


Texte complet


Être « d’abord et tout entier seulement odeur de rose… »
(J. Gracq)

En ce début du XXIe siècle, la recherche sur la réception des œuvres – littéraires et plastiques – se caractérise par un changement de paradigme. Les investigations des chercheurs concernent moins l’œuvre elle-même et le discours analytique qu’elle suscite que la relation intime qui se noue dans la rencontre entre l’œuvre et le sujet. 

De fait, la tradition scolaire et universitaire d’une lecture désincarnée, orpheline, où domine l’analyse formelle est décriée de longue date par la critique : tendance à la généralisation qui ruine l’unicité du texte [1] (Riffaterre), « décodage rationalisant plus ou moins compliqué » [2] (Picard), rigidité d’une « petite technique pédagogique […] desséchante » [3] (Compagnon), ensemble de remarques savantes qui inspirent à J.-M. Delacomptée [4] le vœu suivant : « un peu moins de science, un peu plus de conscience » ! Sous sa forme d’exercice codifié prônant une observation objective des formes textuelles, la lecture littéraire apparaît comme un malentendu, comme l’échec programmé d’une rencontre dont le texte et le lecteur font les frais. Mais, c’est avant tout de la mise hors-jeu du sujet lecteur que témoigne cette instrumentalisation [5].

Désormais, c’est donc le sujet lecteur et ce qui le constitue qui retiennent l’attention des chercheurs. On s’intéresse à ses affects, à sa réception singulière, à sa créativité. Le colloque toulousain de 2008 consacré au « texte du lecteur » et à ce qu’il révèle de l’activité lectrice au cœur de la lecture a exploré les modalités d’élaboration des textes de lecteurs et le matériau dont ils sont faits : fragments verbaux, rythmes, images mentales, éléments fantasmatiques....

Aujourd’hui, la réflexion s’engage sur les émotions et leur rôle cardinal dans la réception des œuvres littéraires ; Alexandre Gefen, par exemple, a organisé à Bordeaux 3 ces deux dernières années un séminaire « Émotions de la littérature » ; à présent, il lance un programme de recherche prévoyant la réalisation d’un Dictionnaire des émotions. Cet intérêt contemporain pour les émotions n’est pas spécifique au champ littéraire. Il est entre autres partagé par les historiens qui organisent en juin prochain, un colloque L’émotion de l’espace privé à l’espace public, XIXe, XXIe siècles dont certaines problématiques intéressent l’enseignement des lettres : par exemple, la question : « Comment les différents discours normatifs rendent-ils compte, suscitent, mettent en forme, encadrent et utilisent les émotions ? ».

La réflexion présentée aujourd’hui entre en résonance avec toutes ces recherches. Elle s’intéresse à la source de l’émotion esthétique, à la lecture comme expérience et comme événement. Elle s’appuie sur des expérimentations conduites en lycée et à l’université pour capter l’émergence des sensations, des affects, des mouvements de pensée qui affleurent au seuil de la conscience et vont constituer le terreau de l’expérience esthétique. Il s’agit pour les lecteurs d’être à l’écoute de leur corps pour ressentir les effets de l’œuvre sur eux-mêmes ; il s’agit donc de lire avec son corps. L’expression n’est pas nouvelle. En 1989, dans Lire le temps [6], M. Picard écrivait : « Le vrai lecteur a un corps. Il lit avec ». Nombreux sont aujourd’hui les récits d’expériences de lecture où la violence des réactions émotionnelles est décrite en termes très physiques.

L’un des plus saisissants est sans doute celui où Georges-Arthur Goldschmidt évoque la commotion que fut sa rencontre avec Le Procès de Kafka :

La première phrase fut un véritable coup de boutoir en pleine poitrine, elle me coupa le souffle, d’emblée, je sus que j’avais trouvé enfin mon livre. […] C’était à hauteur de poitrine une présence massive, continue. […] Dès cette première phrase, la lecture fut comme aucune autre, plus vive, plus vigilante que d’habitude, avec cette fois, la certitude immédiate de ne pas être exclu [7].

Mais, dans l’expérience commune, la réception émotive n’a pas souvent cette acuité. Elle n’est pas « la hache qui brise la mer gelée en nous » [8]. Les réactions, quand elles existent, sont ténues, confuses, incertaines. Il n’est pas aisé de mener des investigations sur soi lisant, de saisir ce qui est fugitif et mobile et constitue le matériau source de la relation esthétique.

Au cœur de la lecture, une posture « d’écoute flottante », d’empathie, de disponibilité à soi et au texte est alors requise, pour jouir de « l’aura » des choses et capter au seuil de la conscience, les tropismes, les fulgurances qui éclairent fugitivement des significations puis retombent dans la nuit opaque d’où elles ont jailli.

Dans son ouvrage Pensée et langage [9], en exergue à son chapitre 6 « La pensée et le mot », Vygotski cite Osip Mandelstam : « J’ai oublié le mot que je voulais dire et ma pensée, désincarnée, retourne au royaume des ombres » [10]. Étudiant le processus de la pensée verbale « depuis la première sensation confuse jusqu’à sa formulation » [11], le psychologue russe a décrit la structure spécifique du langage intérieur, langage pour soi, essentiellement constitué de prédicats et combinant les mots en une sorte d’« agglutination » au sein de laquelle ils sont saturés de sens [12]. Toute la difficulté, pour les jeunes lecteurs consiste à faire advenir les mots pour exprimer ce qui est latent en eux, les déborde et leur échappe ; ou encore, à conceptualiser à partir de données sensorielles ou émotives. Dans les expérimentations présentées, (issues d’une recherche qualitative à visée à la fois théorique et didactique) c’est une forme de maïeutique qui est sollicitée pour cet avènement de la signification ; ou, pour le dire autrement, ce qu’il convient de construire, c’est la compétence au questionnement, non du texte ou du sujet lecteur, mais de la relation qui s’établit entre eux. Démarche à la fois heuristique et métacognitive, qui se révèle féconde aussi bien en lycée qu’à l’université.

1. Au lycée : exposition au texte et logique associative

1. 1. S’exposer au texte

Formalisé par Nathalie Brillant-Rannou – auteur d’une thèse sur la réception de la poésie intitulée Le lecteur et son poème – le premier dispositif expérimental consiste en un questionnaire très précis soumis aux lycéens après la lecture d’un recueil de haïku. Il vise à décrire le processus d’élaboration des textes singuliers des lecteurs à partir desquels se fonde aujourd’hui l’enseignement de la lecture littéraire au lycée. Le questionnement concerne successivement la fonction imageante de la lecture, les reconfigurations énonciatives et narratives du texte lu, les affects, les sensations et les éléments de la bibliothèque intérieure sollicités. Il porte donc, non sur les résultats de la lecture, mais sur le processus lui-même, sur la lecture en acte. Il s’agit pour le lecteur, en l’occurrence pour l’élève, d’être au plus près de sa relation au texte, d’expérimenter une lecture sensible, sensuelle dans laquelle il engage tout son être. En effet, selon Jacques Leenhardt :

Dans l’activité lectrice concrète, le travail imaginaire dépasse constamment les limites déterminées par les modalités du fonctionnement de l’intelligence humaine. S’il les dépasse, c’est parce que la lecture, comme activité spécifiquement humaine, met en jeu la totalité des aptitudes qui sont les nôtres. On peut par conséquent dire que le corps humain dans sa totalité constitue le siège du processus de lecture [13].

Voici donc le protocole d’observation de soi lisant élaboré par Nathalie Brillant-Rannou [14] :

Document 1 - Matrice d’enquête pour observer la configuration des textes de lecteurs de poésie.

Ce qui importe ici, c’est tout d’abord d’instaurer la présence à soi et au texte ; c’est ensuite la conception ouverte du questionnement qui offre la médiation de mots pour identifier des effets du texte. En nommant ces effets, en sélectionnant les termes appropriés parmi l’éventail des possibles, le lecteur empêche que ne s’évanouisse ce complexe d’impressions et de sensations qui l’habite pendant sa lecture. Mais, si les mots donnent accès à des traces de lecture, celles-ci motivent ensuite la réflexivité du sujet : le lien ou l’imbrication entre impressions, sensations et compréhension est constamment souligné ou réactivé (comme on peut le voir dans la section « Retours de lecture » (Q10) du power-point. Finalement, l’activité métacognitive est au cœur de ce dispositif.

Dans la situation expérimentale pour laquelle cette enquête a été conçue, les réponses collectées auprès de 48 lycéens éclairent les modes d’appropriation et de reconfiguration du texte que les élèves privilégient. 

Regardons, à partir d’un exemplier, quelques-unes de ces réponses. Au préalable, voici les haïku proposés à la lecture :

Document 2 : Haïku, Le printemps, in Haïku présentés et transcrits par Philippe Jaccottet [15]


Document 3 : Exemplier

L’étude des « procédures intimes de réception » met en lumière deux traits majeurs de l’activité lectrice chez les lycéens : d’une part, la prégnance de la fonction imageante et la créativité qui la caractérise, d’autre part, l’infinie variété des reconfigurations énonciatives.

Ainsi, les images mentales produites à la lecture sont-elles souvent [16] éloignées du monde figuré par le poème. Souvent plurisensorielles [17], ce sont parfois aussi des « méta-images » qui indiquent que « le texte intime du lecteur n’est pas strictement analogique mais habité du regard sur lui-même » [18]. Quant à l’énonciation, elle est parfois effacée [19], parfois assumée par le lecteur qui entend sa propre voix [20], parfois entièrement et mystérieusement recomposée.

Ces premiers résultats sont prometteurs [21] et ouvrent des abîmes à nos recherches. Dans le même temps, ils découvrent aux élèves eux-mêmes la richesse et la complexité des formations sémantiques largement inconscientes ou préconscientes qui surviennent durant la lecture. Ils les invitent à renoncer à l’alibi ou l’illusion d’une lecture « objective », purement cérébrale, et à adopter une posture sensible source d’émotions esthétiques et d’intuitions interprétatives.

Mais, il convient aussi de signaler les limites de ce mode d’investigation. Certes, le questionnement aide le lecteur à tirer du magma où elles se terrent les sensations qui naissent à la lecture et à en dresser l’inventaire ; mais en se laissant habiter par elles, en les rendant présentes à la conscience, le lecteur ne risque-t-il pas d’être confronté à son propre chaos intérieur ? Que faire de ces fragments d’impressions ? Comment peuvent-ils devenir le ferment d’une démarche interprétative ? Les choses ne sont pas simples et le risque d’atomisation des effets du texte en une juxtaposition de ressentis rappelle les dérives de l’analyse formelle et l’éclatement du texte en micro-repérages que le lecteur est ensuite impuissant à fédérer pour élaborer une signification.

Pour l’heure, ce qui importe, c’est la richesse de cette expérience sensible qui révèle aux sujets lecteurs ou amateurs d’art l’existence en eux-mêmes de ressources latentes que l’activité réflexive peut désormais explorer pour ouvrir la voie à des interprétations. Se pose encore la question de l’intériorisation de cette démarche et de son réinvestissement dans les lectures ultérieures.

1. 2. Mise en relation, pensée analogique

Lié à la pratique de la lecture cursive, le second dispositif réside en la tenue d’un journal de lecture qui éclaire et construise le geste de mise en relation entre le texte et soi. L’objectif étant de redonner à la lecture son plein rayonnement sur le sujet lecteur, les lycéens sont conviés à réfléchir aux rapports qu’ils tissent entre l’œuvre lue et eux-mêmes – leur histoire personnelle, leurs lectures, leurs savoirs sur monde. La logique associative est donc requise afin qu’ils perçoivent des enjeux personnels dans l’œuvre lue.

Cette démarche, largement transgressive eu égards aux habitudes scolaires trouve sa légitimité dans les pratiques des grands lecteurs qui « utilisent » le texte pour penser, pour vivre tout simplement. Le journal d’un lecteur d’Alberto Manguel [22] est exemplaire à cet égard. Cette manière de lire est également soutenue par certains théoriciens de la lecture qui veulent rendre à l’acte de lire sa dimension profondément libre et intime. Ainsi Jean Bellemin-Noël [23] met-il en cause

[…] la nécessité même, qui nous est toujours apparue comme une évidence, d’accorder un statut privilégié au référentiel littéraire. Pourquoi, après tout, nous paraît-il naturel de traiter l’univers culturalisé des textes autrement que les objets du monde relevant de notre expérience ordinaire (c’est-à-dire celle qui n’est pas médiatisée par la littérature) ?

De fait, ce qui pourrait apparaître comme une solution de facilité pour les jeunes lecteurs sollicités est en réalité un acte d’émancipation par rapport à une norme scolaire qui entrave ou gomme tout ancrage personnel de la lecture. Les lycéens doivent oser exister et s’écouter pour lire à partir d’eux-mêmes. L’expérience menée en classe de seconde à partir de la lecture du scénario de Daï Sijie, Balzac et la petite tailleuse chinoise, a mis en lumière les différents types d’associations et d’opérations réalisés par les lycéens : lien avec des souvenirs personnels, interlecture, activité fantasmatique, élaborations d’interprétations symboliques.

Document 4 : Exemplier


Ce qui domine dans les journaux de bord, ce sont des « scripts » ou l’évocation de situations motivée par l’œuvre. Le premier extrait est à ce titre exemplaire. On y voit comment, à la lecture, la sensation de pluie est ressentie physiquement et déclenche la mémoire du lecteur à tel point que le souvenir envahit tout le discours, déplaçant l’objet du commentaire du texte vers le lecteur. L’interlecture avec l’évocation de Jeanne Chéral et les souvenirs littéraires (Balzac et Dumas) occupe aussi une place importante.

Les réactions pulsionnelles et l’activité fantasmatique se perçoivent dans le plaisir sadique ressenti par plusieurs élèves à l’évocation de la carie du chef du village. Elles affleurent discrètement avec l’évocation du « voyeurisme ». Le récit d’un cauchemar motivé par le rapprochement avec les visions qui troublent le narrateur révèle encore les liens entre corps et psychisme et illustre la fonction de résilience attendue inconsciemment de la lecture.

Enfin, la logique associative joue aussi au niveau symbolique, comme on peut l’observer dans les deux derniers extraits.

Ce type de journal de bord participe d’un apprentissage de la liberté du lecteur. Cette démarche peut apparaître comme une invitation au solipsisme ; en réalité elle vise à libérer le lecteur de l’autocensure qui prive la lecture de sens et d’enjeux personnels.

2. À L’UNIVERSITÉ : approche phénoménologique, autoanalyse, autolecture

2. 1. Ancrage corporel de l’imaginaire

Des démarches fondées sur les mêmes principes ont été mises en place à l’Université Rennes 2 par des étudiants de master pour décrire les processus effectifs de réception. Toujours appréhendée dans sa dimension d’expérience vécue, la lecture est décrite de l’intérieur, dans une approche phénoménologique. En accord avec le propos de Sartre dans son Esquisse d’une théorie des émotions [24] - « nous ne devons pas interroger la conscience du dehors […] on doit chercher en elle sa signification » - ils se sont livrés à une autoanalyse des manifestations de leur imaginaire, surgies à la lecture d’une œuvre.

De fait, ces expériences de lecture montrent la nécessité de l’immersion du lecteur dans le texte. Celle-ci ne peut advenir sans cette posture de disponibilité, d’empathie que Maldiney nomme la transpassabilité, c’est-à-dire « la réceptivité accueillante à l’événement » [25]. Le lecteur doit « se laisser être la chose du texte » [26], se désapproprier pour investir le texte. C’est à cette condition que son imaginaire se déploie et se confronte à celui du texte qu’il va reconfigurer sensiblement. 

Ainsi, commentant avec une extrême précision ses réactions – angoisse, fantasme, rejet – à la lecture de L’Amour de Marguerite Duras, une étudiante déclare-t-elle :

Il semble que la forme et l’esthétique de l’œuvre peuvent avoir autant d’impact que le contenu. Si le processus de représentation est saisissable à premier degré par la production d’images mentales, il apparaît que dans certaines œuvres, telles celles de Marguerite Duras, il est fortement affecté par les réactions émotionnelles voire corporelles. […] L’activité fictionnalisante du lecteur a donc à voir avec l’imagination certes, mais également, et au moins autant, avec les affects et le corps.

C’est finalement cet enracinement corporel de l’imaginaire qui la conduit à une impasse, une mélecture. Aussi, lorsque le texte résiste et prive le lecteur de toute possibilité de référentialité, lorsqu’il se dérobe à toute entreprise d’élaboration de signification se produit alors un conflit des imaginaires au terme duquel le lecteur doit renoncer à ses délires [27] pour rencontrer l’imaginaire de l’œuvre. Voici la conclusion à laquelle parvient l’étudiante après l’analyse de sa lecture déceptive :

Les études qui tentent chaque fois un peu plus de cerner les processus et la nature de l’investissement du sujet lecteur dans la lecture d’une œuvre se révèlent extrêmement légitimes et enrichissantes. Si certains ont pu critiquer le rôle de la subjectivité du lecteur ainsi que l’intervention et la légitimité mêmes de cette subjectivité dans la lecture d’une œuvre ou d’un texte littéraires, il me semble au regard de ce travail sur une expérience de lecture personnelle et son analyse, que même les « délires » du sujet lecteur peuvent être finalement riches de sens et déclencheurs de la compréhension et de l’interprétation d’une œuvre [28].

Une autre étudiante [29], après avoir analysé sa lecture d’Hypérion [30], conclut :

[…] lire ce n’est pas seulement aborder un texte ; c’est s’en imprégner et le poursuivre à sa manière. Le souvenir d’un livre se construit entre autres grâce aux images mentales construites à la lecture : nous l’avons vu, ces productions de l’esprit, souvent arbitraires et impromptues résultent d’un échafaudage complexe d’associations d’idées et sont totalement subjectives.
L’entité « livre » dépasse alors le simple objet, il devient une atmosphère tout entière, et plus tard, un souvenir riche ponctué d’images mentales ou pourquoi pas d’images « sensibles » (sonores) fortes.

2.2. Autolecture :corporéité de la réception

À un autre niveau encore, il est loisible d’évoquer ici l’expérience d’autolecture à laquelle s’est livrée Nathalie Brillant-Rannou au cœur de sa thèse. Se soumettant à un protocole rigoureux [31], elle étudie, entre autres, l’ancrage expérientiel de la lecture – ancrage mémoriel, émotionnel et référentiel qui a pour effet d’amener le texte à soi en le reliant à ce qui l’excède et qui appartient en propre à la vie du lecteur. Ce faisant, elle rejoint la problématique du corps, puisque selon G. Kleiber : « le réalisme expérientiel prône que la pensée est « corporalisée » ; les structures conceptuelles proviennent de notre expérience corporelle et n’ont de sens que par là. » . Outre les quatre opérations qui mettent en jeu la concrétisation imageante, la cohérence mimétique, l’activité fantasmatique et la composante axiologique, N. Brillant-Rannou met en lumière d’autres facteurs impliqués dans la configuration du texte de poésie, en particulier la dimension pathique [32] qui est une relation d’immédiateté au monde dans laquelle « sujet et objet sont indivis … Celle-ci passe par le corps dans la mesure où il est sentant et non perceptif. La perception implique en elle une visée objectivante qui réduit le sentir au profit de la connaissance. » [33]

Enfin , c’est encore le corps qui est désigné lorsqu’il s’agit d’analyser le plaisir, la jouissance ou le déplaisir que provoque la lecture du texte poétique. « Plaisir musculaire », « corps ravi du lecteur », N. Brillant-Rannou convoque le corps « physique, physiologique au centre de l’expérience de lecture ». Et, elle ajoute : « L’identité du sujet se joue dans ce corps. L’épreuve sensorielle de la lecture de poésie est une façon de constituer et de solliciter ce corps et donc ce sujet » [34] Contre une tradition occidentale qui oppose émotion et cognition, plaisir et cognition, N. Brillant-Rannou plaide pour un enseignement qui ferait de la sensorialité, de l’émotion, du plaisir du lecteur des leviers pour la lecture. En cela, elle rejoint le point de vue du médecin anthropologue Jean-Claude Ameisen, qui, dans son émission [35] Sur les épaules de Darwin, souligne les liens étroits qui existent entre émotion et cognition – « ressentir pour mieux comprendre et mieux comprendre pour ressentir » - et affirme que l’émotion artistique est « au cœur de ce qui nous fait humain ». C’est bien l’un des enjeux de la littérature. C’est aussi une invitation à faire dialoguer les arts, démarche encouragée par la littérature elle-même qui tisse dans son écriture des liens serrés avec l’image, le cinéma mais aussi la musique.

3. Métaphores et synesthésies : l’art pour dire sa réception (ou comment déballer son pique-nique)

Reste pour finir la question du commentaire pour rendre compte de la rencontre effective avec une œuvre. Celle-ci, on l’a vu, ne peut advenir que si le sujet l’accepte, la désire et se rend disponible : la réceptivité sensorielle à une œuvre d’art est un comportement qui relève de l’acculturation, sociale ou scolaire. Mais comment dire l’expérience esthétique ?

Si l’on observe les écrits des élèves ou des étudiants, on constate que la logique associative favorisée par l’écoute flottante conduit, dans les reformulations à des fragments d’écriture littéraire, des transpositions métaphoriques ou anecdotiques jugées seules aptes à rendre compte de l’événement. Ces expériences confrontent le lecteur à la question de l’écriture et aux apories du commentaire abstrait, purement conceptuel.

Écrivains et poètes ont eux-mêmes souligné les limites d’une telle écriture :

[…] il n’y a pas de discours organisé de la communication intime avec le livre – écrit Julien Gracq – et le professeur, lui, cherche le fil qui dépasse de la pelote et qui va permettre ostensiblement de la dévider. Mais le secret d’une œuvre réside bien moins dans l’ingéniosité de son organisation que dans sa matière : si j’entre sans préjugé dans un roman de Stendhal ou un poème de Nerval, je suis d’abord et tout entier seulement odeur de rose [36]

L’écrivain plaide pour « la libre imprégnation qui permet de jouir d’une œuvre », d’en ressentir l’effet « analogue à celui de l’électricité », d’en découvrir de manière globale la couleur et le parfum.

Le poète Salah Stétié [37] écrit quant à lui :

[…] ce qu’il y a de plus désolant toutes les fois qu’on parle de poésie, c’est l’obligation de recourir à un langage abstrait – et d’analyste – qui semble couper au sécateur la fleur du poème ainsi tué. Le propos tenu autour du poème est un propos aride comme le sable et comme lui stérile. Rendre compte de la fleur en termes de sable est la difficulté, que dis-je, l’impossibilité à laquelle, pour obstiné qu’il soit, se heurte l’analyste. »

André Gide témoigne pareillement : « Que dire sur un texte ? L’essentiel échappe à la prise » [38]. D’autres se livrent à des transpositions poétiques, comme Richard Millet qui transcrit musicalement les inflexions de la langue française [39] ou Vladimir Jankélévitch [40] qui assimile l’effet d’ironie au stacchato.

Finalement, si l’on observe le discours de la critique, on a le sentiment que seul l’art peut parler de l’art. Roland Barthes, Gérard Genette, Michel Charles, J. Bellemin-Noêl, tous ont souligné le statut littéraire du commentaire [41]. Les commentaires sont des œuvres. Pour écrire la lecture et approcher l’émotion esthétique, ils substituent à l’écriture purement conceptuelle une écriture poétique, métaphorique, symbolique. Tous sont présents dans leurs commentaires ainsi que l’écrit Bonnefoy dans son étude sur les peintures noires de Goya : « je sais bien que beaucoup de ce que je suis prend la parole, même si c’est pour me guider dans l’exploration que je me propose. » [42]
Ces remarques invitent à libérer la créativité des élèves et des étudiants dans la recherche poétique d’équivalences aux émotions et sentiments ressentis. Il s’agit alors d’aller bien au-delà de l’écriture d’invention très normalisée qui s’est mise en place au lycée depuis 2001 et de promouvoir dans la transdisciplinarité artistique la créativité de la réception.

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Notes

[1Mickael RIFFATERRE, La Production du texte, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1979, p. 8.

[2Michel PICARD, La Lecture comme jeu, Paris, Minuit, 1986, p. 96.

[3Antoine COMPAGNON, Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998, p. 11.

[4Jean-Michel DELACOMPTÉE, « Un peu moins de science, un peu plus de conscience », in Le Français aujourd’hui, n°145, Le littéraire et le social, avril 2004.

[5Ibid., p. 164-168.

[6Paris, Minuit, 1989, p. 133

[7Georges-Arthur, GOLDSCHMIDT Le Poing dans la bouche, Paris, Verdier, 2004, p. 66-67.

[8Franz KAFKA, Correspondance, lettre à son ami Oscar Pollak, 27 janvier 1904 » (trad. Marthe ROBERT), dans Œuvres complètes, éd. Gallimard, 1984, vol. 4, p. 575.

[9« Pensée et langage », in Bernard SCHNEUWLY et Jean-Pierre BRONCKART (dir.), Textes de base en psychologie, Vygotski aujourd’hui, Paris, Delachaux et Niestlé, 1985.

[10Ibid., p. 67.

[11Ibid., p. 71.

[12Ibid., p. 82-88.

[13Jacques LEENHARDT., « Les instances de la compétence dans l’activité lectrice », in Michel PICARD (éd.) La Lecture littéraire, Clancier-Guénaud, Paris, 1987 , p. 310.

[14Nathalie BRILLANT-RANNOU, « Questions sur le texte du lecteur de poésie », in Catherine MAZAURIC, Marie-José FOURTANIER et Gérard LANGLADE (dir) Textes de lecteurs en formation – Actes du colloque Le texte du lecteur – Toulouse, 23-10-2008 – Berne, Peter Lang, coll. ThéoCrit, vol. 3, p. 139-150.

[15Haïku, présentés et transcrits par Philippe JACCOTTET, collection Les immémoriaux, Editions Fata Morgana, 1996.

[16À deux exceptions près, dont Étienne (exemplier Q3). Voir en revanche la réponse de Sophie (Q3)

[17Voir encore la réponse de Sophie (Q3). « La fonction imageante de la poésie concerne toute la panoplie du sentir » constate Nathalie BRILLANT-RANNOU, article cité, p. 148..

[18Article cité, p. 148. Voir la réponse de Léa (Q3) qui propose une figuration fantasmée de la situation de réception

[19Réponses d’Étienne et d’Anne-Sophie (Q6 et Q8)

[20Voir la réponse d’Adélie (Q6)

[21Ce protocole d’investigation se révèle efficace si l’on en croit différents indicateurs :
Longueur des productions orales ou écrites. Le lecteur n’est plus démuni : il sait interroger sa relation au texte. À ce stade de la lecture, il n’y a pas de norme.
Prise en compte de la diversité des champs interrogés (images mentales, sensations, émotions).
Singularité assumée dans l’énonciation, dans l’expression de l’intériorité, des doutes.
Ouverture à la polysémie ; énoncé d’hypothèses interprétatives, relative acceptation de l’opacité du texte

[22Alberto MANGUEL, Journal d’un lecteur, Actes Sud, coll. Babel, 2006. La quatrième de couverture indique qu’Alberto Manguel a « choisi de relire, une année durant, ses livres de prédilection tels qu’ils lui semblent refléter le chaos du monde contemporain » et qu’il pratique « une lecture aléatoire suivant notre impression du moment ».

[23Jean BELLEMIN-NOËL, Plaisirs de vampire, Paris, PUF, 2001, p. 13.

[24Jean-Paul SARTRE, Esquisse d’une théorie des émotions, Hermann, coll. « Philosophie », Librairie générale française, (1938(, 1995.

[25Henri MALDINEY, Penser l’homme et sa folie, ed. J.Million, 1997, p.424.

[26Paul RICŒUR, Temps et récit, II, 1984

[27Pierre BAYARD, Qui a tué Roger Acroyd ? Paris, Minuit, p. 106-113.

[28Oriana BARON, Une expérience de lecture littéraire, L’Amour, de Marguerite Duras, dossier de master 2 recherche, Université de Rennes 2, 2009.

[29Élodie KERNALEGUEN, Se souvenir de ses lectures, Musique et images mentales, dossier de master 2 recherche, Université Rennes 2

[30Dan SIMMONS, Hypérion, 1989, Pocket n°5578.

[31Une mise à l’épreuve dont elle signale les limites, puis une analyse très fine, distanciée, de ses propres réactions recueillies antérieurement dans ces conditions de réalisation.

[32Erwin STRAUSS, Du sens des sens, p. 400.

[33Antonio RODRIGUEZ, Le Pacte lyrique, p. 103

[34Thèse, p. 529.

[35AMEISEN J.-C., « Pierres de rêve », Sur les épaules de Darwin, France Inter, 5 mars, 2011.

[36Julien GRACQ, En lisant en écrivant, José Corti, 1980, p. 174.

[37Salah, STETIÉ L’Interdit, José Corti, 1993, p.43-44.

[38André GIDE, Si le grain ne meurt, (1924), Paris Gallimard, Folio, 1965 ; p. 202.

[39Richard, MILLET Ma vie parmi les ombres, Gallimard, Folio, 2003, p. 279 : « un français venu du XIXe siècle dont c’étaient là les ultimes lueurs, un peu comme la musique si mélancolique de Rachmaninov, les quatre derniers lieder de Strauss ou les immenses adagios de Mahler sont au cours du XXe siècle la persistance du grand chant romantique ; persistance ironique, calme ou désespérée, jetant sur le futur une lumière ombreuse mais aussi éclairante que celle des théoriciens d’un art nouveau ».

[40Vladimir JANKÉLÉVITCH, L’Ironie, Champs Flammarion, 1964.

[41Voir la section de Plaisirs de vampire (op. cit.) intitulée « Du style en critique » dans laquelle Jean Bellemin- Noêl, citant R. Barthes, G. Genette et M. Charles, fait le point sur la « littérarité » du commentaire (p.187-193) et précise que le but est bien moins de décrire ou d’expliquer que de recréer l’émotion esthétique.

[42Yves BONNEFOY, Goya, les peintures noires, William Black & co ed, 2006.


Pour citer l'article:

Annie Rouxel et Nathalie Brillant-Rannou, « Lire avec son corps : l’écoute de soi lisant » in Du récepteur ou l’art de déballer son pique-nique, Actes du colloque organisé par Bérengère Voisin, les 26 et 27 mai 2011, publiés sous la direction de Bérengère Voisin .
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 6, 2012.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?lire-avec-son-corps-l-ecoute-de.html

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