Toute comparaison est, préalablement, défectueuse ;
et aussi impossible, dès qu’on rapproche des esprits,
la disparate fulgure et eux échappent ou se volatilisent
jusque dans leurs traits évidents. [1]
Dans le numéro d’Europe de 1998, publié à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Mallarmé, Henri Justin commence l’article qu’il consacre « aux jugements fracassants portés sur Poe par Mallarmé [2] », avec ces quelques lignes :
La vénération dont Mallarmé a entouré, « le Pur entre les Esprits » peut laisser rêveur. Sa traduction des poèmes de l’Américain, toujours rééditée, déconcerte. Il n’est guère que son admiration pour la percée esthétique réalisée par Poe dans quelques essais célèbres qui emporte immédiatement l’adhésion [3].
Mallarmé, mauvais traducteur de Poe, mauvais poète : la relation se serait-elle construite sur une manière de malentendu [4] ? Beaucoup l’ont pensé comme le souligne Henri Justin. Et si la lecture de Mallarmé est le fruit d’une admiration mal placée, est-il vraiment utile de s’y arrêter ? Pour M. Justin, l’enthousiasme de Mallarmé ne devient, dans l’effet, raisonnable, qu’avec le recul et parce que « Poe a construit avec ses textes une véritable usine de transformation du romantisme en structuralisme [5] ». Ainsi s’explique la « chaîne de vénération qui court » de Baudelaire, Mallarmé et Valéry jusqu’à Jakobson et aux formalistes : la fascination de Mallarmé pour le « cas littéraire absolu » ne recueillerait du sens que dans ce contexte, théorique a posteriori. Et sans doute en recueille-t-elle, en effet, dans la manufacture du structuralisme, pour le structuralisme, mais nous ferons ici un autre choix. Dans le contexte de la genèse de l’œuvre de Mallarmé, la fascination de celui-ci pour Edgar Poe s’inscrit comme une construction qui garantit l’autorité et la genèse des formes. Il faut donc l’analyser historiquement et dans ses termes propres.
Miroirs
À commencer par ce simple fait, Mallarmé n’est pas le premier à utiliser l’Américain comme une figure-relais : Poe constitue dans ce domaine, pour le XIXe siècle français, une véritable fiction d’autorité.
La première opération a consisté, pour la grande majorité de ses contemporains, à détacher Edgar Poe de la littérature américaine. D’ailleurs, considérer le poète de Baltimore comme un écrivain qui n’aurait jamais eu l’esprit vraiment américain est déjà presque une tradition américaine à la fin du XIXe siècle. Malcolm Cowley le formule de manière très explicite en 1945 [6] : il serait plus juste, écrit-il, d’appeler le poète de Baltimore « AidgarPo », avec l’accent français s’il vous plaît. Remy de Gourmont ne le lui aurait sans doute pas contesté, lui qui voulait que Poe appartînt à la littérature française. Ni non plus Mallarmé présentant ses traductions :
Extérieurement du moins et par l’hommage matériel, ce livre, achevant après un laps très long la traduction de l’œuvre d’histoires et de vers laissée par Edgar Poe, peut passer pour un monument du goût français au génie qui, à l’égal de nos maîtres les plus chers ou vénérés, exerce chez nous une influence. Toute la génération dès l’instant où le grand Baudelaire produisit les Contes inoubliables, jusqu’à maintenant qu’elle lira ces Poëmes, a songé à Poe tant qu’il ne serait pas malsonnant, même envers les compatriotes du rêveur américain, d’affirmer qu’ici la fleur éclatante et nette de sa pensée, là-bas dépaysée d’abord, trouve un sol authentique [7].
Mais il ne s’agit pas seulement de francisation. Dans le régime littéraire initié par le Romantisme où la valeur de l’œuvre repose sur l’auteur-personne, Edgar Poe est un auteur-personnage. Et ce personnage présente une disposition à la métamorphose, une propriété étonnante d’exploitation que l’histoire littéraire n’a peut-être jamais reproduite et qui se perpétue encore [8]. La légende noire de Poe a été largement élaborée dans le Memoir de Rufus W. Griswold et, malgré toutes les dénégations qui ont suivi, elle semble être attachée pour longtemps encore à l’Américain. Cette fable au succès inattendu a produit un avatar dans l’histoire littéraire française : AidgarPo, le poète maudit qui fascina Baudelaire et Mallarmé. Celui-ci le fit entrer, par l’intermédiaire de son « Tombeau », dans l’anthologie de Verlaine qui porte ce titre, Les Poètes maudits. Anthologie qui, à son tour, contribua à la consécration du stéréotype du génie incompris, caractéristique de l’histoire de l’autorité romantique de tout le XIXe siècle ; et avatar, enfin, qui, s’offrant à la fois comme filtre et comme miroir à toute une génération, a acquis une dimension très différente de celle qu’avait voulu l’anthologiste.
Edgar Poe, en ce sens, appartient bien à l’histoire de la littérature française pour autant que celle-ci est elle-même construction ou, plutôt, pluralité de constructions.
Il faut donc, avant tout, se souvenir de la place particulière que Poe a prise dans le XIXe siècle français : elle constitue le contexte de la lecture de Mallarmé. Rappeler, donc, le grand succès du « Corbeau » dont le protagoniste est souvent confondu avec l’auteur et qui s’ajoute encore à la danse macabre des images de Poe, déviant, maudit, incompris, alcoolique versant dans la démence ou détective de génie… Rappeler les illustrations de Manet et celles de Gustave Doré ou d’Odilon Redon. Rappeler Gérard de Nerval qui mentionne Poe dans un rêve des Nuits d’Octobre [9]. Barbey d’Aurevilly qui lui a consacré quatre articles dont l’ambivalence repose largement sur la présentation par Baudelaire de l’Américain en ivrogne malheureux. Évoquer Taine ou Villiers de l’Isle-Adam, Remy de Gourmont, Huysmans et sa bibliothèque, Proust. Breton, qui dans le premier manifeste fait de Poe un surréaliste « dans l’aventure [10] ». Car, pour aussi ambigus qu’ils aient pu l’être, comme Villiers, Poe a eu en France bien d’autres admirateurs que ceux constitués en triade par une certaine tradition critique : Baudelaire, Mallarmé et Valéry. Et d’autres dévotions encore que les françaises ; anglaises comme celle de Tennyson, de Thomas Hardy, de Yeats ; des admirations déclarées pour ses contes comme celles de Wells, Conan Doyle ou Jules Verne ; d’autres qui glorifient le caractère insolite de l’œuvre, celles de Joyce ou Kafka, Nietzsche, Conrad, Dostoïevski… Ces listes ne sont pas exhaustives. Parmi tous ceux-là, cependant, la puissance de la figure du poète maudit est telle que cette admiration ne se dit pratiquement jamais sans équivoque. Excepté, peut-être, chez Mallarmé.
Dans ce jeu de miroirs, comme le dirait T. S. Eliot [11] (lui même ambigu à propos d’Edgar Poe qu’il jugea, comme Baudelaire parfois [12], enfantin d’esprit mais, comme Henri Justin, bon critique), Baudelaire transforme Poe pour Mallarmé et Mallarmé le change encore pour ceux qui l’ont suivi, Valéry, les Symbolistes, Marie Bonaparte ou Eliot lui-même… Comme si Poe et son œuvre offraient à chacun un miroir particulier, recomposant l’autorité de celui qui s’y regarde à partir de l’image que lui-même forme de l’Américain : « Toute la génération dès l’instant où le grand Baudelaire produisit les Contes inoubliables, jusqu’à maintenant qu’elle lira ces Poëmes, a songé à Poe […] ».
Mais n’est-ce pas, d’une autre manière et pourtant tout aussi certainement, ce qui arrive à la figure de Mallarmé [13] ? Mallarmé, lu, dans À rebours, par un personnage de fiction, des Esseintes, qui ordonne qu’on le classe à part [14]. Mallarmé personnage, en quelque sorte, du roman de Huysmans, qui lui confère sa notoriété auprès du grand public [15]. Et, surtout, Mallarmé auteur d’une pensée qui a fécondé pratiquement tout le XXe siècle et inauguré des courants parfois si éloignés de leur source qu’ils lui semblent étrangers. Lui-même a beaucoup contribué à cela. Sa correspondance, c’est bien connu, donne de multiples aperçus d’un « conte » que la critique a immortalisé comme la « crise de Tournon », et dont Igitur sera le condensé [16] – Igitur dont on trouve des accents dans la présentation de Poe, « victime glorieuse volontaire » :
Qui sait si […] si l’alcoolique de naissance qui tout le temps qu’il vécut ou accomplit son œuvre, si noblement se garda d’un vice héréditaire et fatal, ne l’accueillit, sur le tard, pour combattre à jamais avec l’illusion latente dans le breuvage le vide d’une destinée extraordinaire niée par les circonstances [17] !
Ainsi, si le personnage de Mallarmé dans l’histoire littéraire est loin d’égaler, en potentialités fictionnelles du moins, celui d’Edgar Poe, il n’en demeure pas moins qu’il procède lui aussi d’une composition – qui doit beaucoup à l’Américain, tant du point de vue de la figure elle-même que de ses finalités : garantir la valeur de l’œuvre et en conditionner la lecture. Si tel est le cas, ces compositions doivent dire quelque chose, pour chacun des auteurs, de la genèse de l’œuvre et du lecteur qu’elles cherchent à constituer. Aussi faut-il revenir sur la construction du personnage d’Edgar Poe telle que Mallarmé en hérite et à la transposition qu’il opère, pour lui-même, d’une figure quasi obligatoire pour la littérature française du XIXe siècle.
Rémunération héroïque
Est-ce sous l’effet du démon de la perversité ? Rufus Wilmot Griswold, ennemi juré de Poe, devient, à la mort de celui-ci, son ayant droit littéraire. L’expression qui décrit, en anglais, ce qui s’en est suivi, est character assassination. Et Edgar Poe l’exemple le plus souvent cité aujourd’hui encore, de loin. Mais character, en son sens complexe de caractère ou type, et de personnage, dit aussi ce que Edgar Allan Poe est devenu par l’effet même de cet « assassinat [18] » : le cas littéraire absolu, selon l’expression de Mallarmé.
Sarah Helen Whitman, la Helen des sonnets [19], elle-même poète et un bref moment fiancée d’Edgar Poe, l’a défendu, dès après sa mort étrange, contre les attaques de Rufus Griswold et son Memoir of the Author. Fin 1859 (Poe meurt en 1849), elle publie, à New York [20], Edgar Poe and his critics. C’est un événement dans une guerre qui, comme celle du Désert des Tartares, n’a jamais eu ni engagement ni fin véritable mais se répète inlassablement dans les mêmes termes – qui sont aussi précisément ceux, transposés dans l’imagerie apocalyptique, du « Tombeau d’Edgar Poe ». Mallarmé, d’ailleurs, apprécie de prendre directement part au processus. En Angleterre, John Henri Ingram, biographe et éditeur d’Edgar Poe, a dressé la bannière des défenseurs de l’Américain. Il écrit à Helen Whitman en janvier 1873 ; Mallarmé le connaît, peut-être par Swinburne. Ingram met en contact Helen et le poète français qui lui envoie un exemplaire du Corbeau. Dans la lettre qu’il lui adresse le 4 avril 1876 (la première de sept lettres connues), Mallarmé est « enthousiasmé » à l’idée d’entrer dans la légende du Maître :
Non seulement dans l’espace (qui n’est rien) mais dans le temps (fait pour chacun de nous de toutes les heures que nous jugeons dignes de retenir et de ne pas laisser fuir) votre vœu [de recevoir un exemplaire du Corbeau] me sembla venir de si loin ! Car enthousiasmé par l’œuvre de Poe depuis mon enfance, il y a bien longtemps déjà que votre nom se mêle au sien dans mes sympathies très anciennes et très intimes : tant un des plus délicieux retours de souvenirs que l’homme puisse connaître m’a visité à ce moment-là [21].
Ce sont bien les termes de la vénération qui s’entendent dans ce passage et si la « visitation » prend la forme d’un « retour de souvenirs », elle n’en est que plus pieuse [22], défaisant les catégories de l’espace et du temps, accueillant l’enthousiasme dans une élection qui dure depuis l’enfance [23], traitant Hélène comme un témoin sacralisé par l’ancienne présence du Maître.
Comme toute dévotion, celle de Mallarmé a ses rites et ses textes de loi.
Les malentendus et les entendus
C’est certain, l’attachement de Mallarmé [24] est ancien – ou, du moins il veut qu’il en soit ainsi et son admiration est loin de porter uniquement sur les textes théoriques de Poe. On connaît l’histoire des « glanes » : neuf poèmes de Poe sont parmi les quelque huit mille vers que recopie le lycéen. Parmi les textes qui marquent la déférence, on cite beaucoup la lettre « autobiographique » à Verlaine, de novembre 1885, dans laquelle il assure avoir appris l’anglais pour lire Edgar Poe. Poe apparaît à de multiples reprises dans la correspondance. Ainsi, dès janvier 1864, à propos de « L’Azur », comme on l’a vu plus haut [25]. Deux ans plus tard – il est question d’Hérodiade – il dit, à Henri Cazalis encore, écrire un poème « digne de Poe et que les siens ne surpasseront pas ». « Pour te parler avec cette assurance, ajoute-t-il, moi qui suis la victime éternelle du Découragement, il faut que j’entrevoie de vraies splendeurs [26]. » En 1870, il mentionne à Catulle Mendès la préparation « pour la Sorbonne, [d’]une thèse, dédiée à la mémoire de Baudelaire et à celle de Poe [27] ». En 1892, en réponse à Charles Morice qui lui demandait une page à propos de la philosophie dans la poésie, il répond « Je révère l’opinion de Poe, nul vestige d’une philosophie, l’éthique ou la métaphysique, ne transparaîtra ; j’ajoute qu’il la faut, incluse et latente [28] ». Ce ne sont là que quelques exemples, pris dans le temps long de la genèse de l’œuvre, auxquels il faut encore ajouter que, durant toutes ces années, la traduction des poésies de Poe revient régulièrement dans les lettres de Mallarmé [29].
Si la Correspondance montre l’importance de la « philosophie de la composition » de Poe pour Mallarmé, ce qu’il publie à son sujet met l’accent sur une autre fonction attribuée au « Maître » : la figure de Poe, intercesseur ou prophète, forme du lien, presque messianique, qui révèle les élus.
Le « Tombeau d’Edgar Poe » est, bien entendu, le plus célèbre des textes que Mallarmé dédie à l’Américain [30] ; « Tel qu’en Lui-même enfin, l’éternité le change / Le Poëte » y est « devenu le Poète majuscule au destin exemplaire [31] ». Moins commenté, de loin, il y a encore le court médaillon consacré à Poe, qu’il faut lire, nous y reviendrons, avec celui de Whistler (le suivant dans les Divagations), puisque Poe apparaît « personnellement » à Mallarmé « depuis Whistler [32] » et que le peintre, « exception d’art souveraine », répond au poète, « cas littéraire absolu », dans les derniers mots de chacun des portraits. Poe se manifeste aussi dans cet autre, dédié à Tennyson « vu d’ici », qui fait de lui un médiateur – prophète, saint ou ange, comme on voudra, introduisant l’auteur des Idylles du roi au « temple de Poésie » :
L’homme, qui a résumé tant d’exception, vient de mourir, et je pense qu’un considérable deuil flotte à la colonnade suave du temple de Poésie, édifice à l’écart. Que son ombre y soit reçue avec les termes mêmes de l’hyperbole affectueuse qu’au temps de jeunesse, à lui illustre mais encore futur, dédia l’enthousiasme de Poe : « l’âme poétique la plus noble, qui jamais vécut ».
Enfin, il faut mentionner la notice aux traductions, que Mallarmé dédie à la mémoire de Baudelaire, comme un autre tombeau, et qu’il fait précéder de ces phrases :
À la mémoire de Charles Baudelaire
Que la Mort seule empêcha d’achever, en traduisant l’ensemble de ces poëmes, le monument magnifique et fraternel dédié par son génie à EDGAR POE.
Tous ces jalons, même brièvement évoqués, découvrent que, non seulement Poe fournit à Mallarmé une « méthode de composition » mais qu’il l’introduit aussi dans une fiction d’histoire littéraire où la figure du « maître » orchestre un jeu de miroirs complexe, renvoyant à chacun, selon chacun, une autorité paradoxale et sans cesse différée, occupée, au moins partiellement, par le point de vue d’un autre. Mallarmé s’inscrit ainsi, comme Igitur, dans la lignée indéfinie de ses ancêtres et la dévotion qu’il montre inlassablement à l’égard de l’Américain se présente aussi comme la piété filiale du dernier héritier d’une « race vouée à l’annulation du hasard » ; aventure dont le conte inachevé a tenté le récit non pas, comme on l’a trop souvent écrit, en tant que compte-rendu d’une expérience, mais en tant que fiction créatrice d’un personnage [33]. Le portrait de Poe, esquissé dans le médaillon cité plus haut, le dit bien, comme le fait que Mallarmé ne laisse jamais la part de la légende noire entrer dans la composition de l’image structurante [34] que lui fournit Edgar Poe : celui-ci est une « personne analogue » d’Igitur, lui-même analogue de Mallarmé.
Une rapide comparaison avec Baudelaire le montrera d’autant mieux que celui-ci est le grand médiateur, le génie « fraternel » d’Edgar Poe.
L’écran Baudelaire
Aucun des textes que Mallarmé consacre à Poe ne présente en effet les ambiguïtés que l’on trouve chez Baudelaire et qu’il faut évoquer un instant. À première vue, les déclarations de celui-ci révèlent une dévotion au moins égale à celle de Mallarmé :
Je puis vous marquer quelque chose de plus singulier et presque incroyable : en 1846 ou 47, j’eus connaissance de quelques fragments d’Edgar Poe ; j’éprouvai une commotion singulière ; ses œuvres complètes n’ayant été rassemblées qu’après sa mort en une édition unique, j’eus la patience de me lier avec des Américains vivant à Paris pour leur emprunter des collections de journaux qui avaient été dirigés par Poe. Et alors je trouvai, croyez-moi, si vous voulez, des poèmes et des nouvelles dont j’avais eu la pensée, mais vague et confuse, mal ordonnée, et que Poe avait su combiner et mener à la perfection. Telle fut l’origine de mon enthousiasme et de ma longue patience [35].
Cet enthousiasme se retourne quelque peu avec le temps, comme en témoigne la lettre du 18 février 1865 à Mme Paul Meurisse, qui marque bien l’ambiguïté de Baudelaire à l’égard de l’Américain :
j’ai perdu beaucoup de temps à traduire Edgar Poe, et le grand bénéfice que j’en ai tiré, c’est que quelques bonnes langues ont dit que j’avais emprunté à Poe mes poésies, lesquelles étaient faites dix ans avant que je connusse les œuvres de ce dernier [36].
On a déjà montré, depuis au moins les années cinquante [37], combien Baudelaire a emprunté le texte de ses notices à des articles nécrologiques ou à Poe lui-même (The Poetic principle dans les Notes nouvelles) et l’ambiguïté qui en découle. Les formules les plus célèbres, et les plus violentes, de Baudelaire sont en fait presque toutes littéralement traduites. Par exemple dans la notice de 1856 la phrase : « Il n’existe donc pas en Amérique d’ordonnance qui interdise aux chiens l’entrée des cimetières » est tirée de la préface de l’édition anglaise de James Hannay des Poeticals Works de Poe. Baudelaire s’inspire largement de Griswold et lui-même contribue abondamment à la construction du personnage noir de Poe en le déclarant opiomane et alcoolique. Poe a-t-il servi de repoussoir à Baudelaire, comme l’affirme Michel Brix [38] qui a montré combien Baudelaire se sert de la figure de Poe pour régler ses comptes avec Hugo ou Lamartine et Chateaubriand ? Sans doute. Et que le titre de Mon cœur mis à nu soit pris aux Marginalia [39] n’enlève rien à cette ambiguïté, bien au contraire. Dans la construction de sa propre fiction d’autorité, Baudelaire se confond avec Poe, ses traductions, ses notices, la critique qu’il en fait et qu’il fait aussi de ceux qui le comparent à l’Américain, tout cela montre combien c’est le mode de la possession qui l’emporte pour l’auteur des Fleurs du mal.
Ce n’est pas le cas de Mallarmé.
Le mort analogique
La figure d’autorité ambiguë qu’a constituée la réception de l’Américain aux États-Unis et en Europe (bien sûr à travers Baudelaire en France) forme une sorte d’écran (au double sens du terme) pour la lecture de son œuvre. Sur cet écran, les textes de Poe se déploient, pour pratiquement tous ses lecteurs du XIXe siècle, dans l’association et la dissociation d’avec la figure de l’alcoolique déviant, génial autant qu’autodestructeur. Si l’écran a si bien fonctionné c’est sans doute que la figure de Poe correspond, de manière presque parfaite, aux stéréotypes de l’autorité romantique : renvoyer à Poe c’est donc, nécessairement, discuter cette position d’autorité pour mieux la décomposer et s’y substituer. C’est la méthode de Baudelaire présentant l’Américain.
Mais ce dispositif – dramatisation d’une autorité ambivalente vouée à disparaître dans le principe de la genèse des formes – est lui-même au cœur des contes de Poe. Dans l’œuvre critique de Poe, comme dans la plupart de ses contes, existe, en effet, une personne analogique, ambiguë, qui tient la place de l’autorité. Elle est figurée, d’une part, par un narrateur toujours presque déjà mort (ou même suspendu dans la mort comme M. Valdemar [40]), ce qui suppose que d’autres prennent le relais, – et, d’autre part, par Dupin, artiste et mathématicien, qui cherche les rapports dissimulés dans l’apparente confusion du monde pour en révéler (au narrateur comme au lecteur) la simplicité cachée. Dupin, détecteur plutôt que détective, que l’on pourrait presque représenter dans le sens latin d’Igitur : donc [41]. Il incarne, dans le monde des hommes et du récit, le modèle du détective céleste d’Eurêka, liant la genèse du texte et la création divine dans un même fonctionnement herméneutique, esthétique autant qu’éthique, celui de l’intrigue. Plot est en effet le terme utilisé par Edgar Poe dans les deux cas.
Si Baudelaire comprend plot comme un « plan » dans la célèbre formule de Eurêka, « The Universe is a plot of God [42] », Mallarmé, c’est du moins la thèse que nous développons ici, entend très tôt, dans l’idée de Poe, le processus de dramatisation [43] que suppose pour lui une poétique de l’effet. C’est ce qu’il signifie dans la lettre qu’il adresse, en janvier 1864, à Henri Cazalis et qui présente « L’Azur » :
[…] plus j’irai, plus je serai fidèle à ces sévères idées que m’a léguées mon grand maître Edgar Poe.
Le poème inouï du Corbeau a été ainsi fait. Et l’âme du lecteur jouit absolument comme le poète a voulu qu’elle jouît. Elle ne ressent pas une impression autre que celles sur lesquelles il avait compté.
[…] Tu le vois, pour ceux qui […] cherchent dans un poème autre chose que la musique du vers, il y a là un vrai drame. Et ça a été une terrible difficulté de combiner, dans une juste harmonie, l’élément dramatique, hostile à l’idée de Poésie pure et subjective, avec la sérénité et le calme de lignes nécessaires à la Beauté [44].
Le drame lie ici tous les éléments du texte pour un lecteur, constituant le lien herméneutique, sur le modèle du plot de Poe, comme une pratique d’investigation « se réfléchissant » entre auteur et lecteur. Mais si la méthode de l’intrigue est rigoureusement suivie, ses données ne sont plus les mêmes. La représentation de l’azur en un « ciel mort » qui « passe, indolent et vainqueur », pour hanter un « moi » auquel Mallarmé s’identifie explicitement ; sa demande finale à Henri Cazalis, d’oublier « toute allusion à moi » pour lire « froidement » les pages de la lettre comme « un article d’art », tout concourt, certes, à renforcer la fiction d’autorité que constitue « le détective cosmique » incarné par Poe. Mais l’intrigue de Mallarmé, dans un univers qui n’est plus divin, raconte déjà une autre histoire, celle qui inscrira, dans le devenir de l’œuvre, le « drame » comme l’interprétation orphique de la terre, fonction de la littérature, et la rémunération du défaut des langues, comme rapport philosophique du « vers » au monde. Cependant le drame que constitue l’impersonnalisation nécessaire à une vision « une » de l’Univers pour « délimiter l’œuvre [45] », est déjà l’élément le plus frappant de la « crise de Tournon », d’autant qu’il se donne, explicitement, dans les termes d’une « lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé, heureusement, Dieu [46] ». Au delà de Tournon et de Besançon, la fiction d’autorité établissant le lien entre un narrateur (représenté comme un lecteur impuissant devant la confusion du monde ou du langage) mort ou presque, et la quête des rapports, leur construction par le poème dans la représentation d’une autorité « retranchée [47] », demeure jusqu’à prendre la forme de la « disparition élocutoire du poète » dans Crise de vers.
Les éléments de l’intrigue herméneutique de Poe sont donc récurrents. Mallarmé s’en saisit non pas pour fonder une poésie « pure » ou « objective » mais, tout au contraire, pour fonder une poétique sur le processus de dramatisation de la subjectivité que constitue sa (prétendue) disparition.
« Ce singulier morceau de prose »
The Philosophy of Composition rêve, avant Mallarmé, un poème dont chaque mot, chaque son, la durée même de chaque son, concourt à l’effet désiré, de même que, dans le conte, chaque élément apporte au dénouement induit par l’intrigue. La vraisemblance, la durée ou la nature de l’effet, comme la dimension de l’œuvre, sont des variables qui relèvent de chaque poème. Créer une sensation par les moyens les plus conscients et les plus précis, tel est le but de l’œuvre qui « joue de l’âme des autres », introduisant ainsi le lecteur au « sentiment poétique » ou à « l’impression du beau ». L’effet doit être vague, indirect, suggéré, pour ne pas aliéner le lecteur dans la matérialité du connu ou, au contraire, le perdre dans les détours de la fancy. Le lecteur percevra alors, dans l’unité de l’effet du poème, comme l’analogie de l’unité de la Création divine : the Universe qui est la somme des relations induites par la Création et que l’imagination [48], affirmée dans Eurêka comme la part divine de l’homme, représente et masque à la fois. La poésie n’imite donc pas la nature, elle ne la décrit pas, elle s’en éloigne au contraire, dans la recherche de l’effet, pour en signifier les rapports de manière nouvelle, dans des combinaisons inhabituelles qui composent l’intrigue que forme, comme celle de Dieu, toute œuvre véritable.
The Philosophy of Composition ne s’entend que dans ce contexte. Il s’agit de « raconter, pas à pas, la marche progressive qu’a suivie [49] » la composition du Corbeau et, pour cela « de reprendre le chemin par lequel il est arrivé à son dénouement. » La valeur de l’œuvre, attestée dans le texte par l’accueil que le poème a reçu [50], témoigne du bien fondé de la méthode. La mélancolie, dramatisation de la subjectivité par excellence et « le plus légitime de tous les tons poétiques », est donnée comme le meilleur champ possible de l’effet pour garantir la composition d’un poème qui « satisfît à la fois au goût populaire et au goût critique ». De tous les moyens « scéniques » de l’effet, le refrain est le plus universellement employé en même temps que toujours susceptible de « nouveauté ». La variation est le registre tout indiqué pour cette nouveauté dans le contexte du refrain et, par « facilité », un mot unique, en fin de stance, est alors choisi qui doit lier mélancolie et sonorités « vigoureuses ». Ce sera nevermore qui s’impose comme naturellement, ou pour paraphraser Mallarmé à propos du « ptyx », qui est appelé comme par la magie de la genèse du texte. À partir de là toutes les circonstances qui forment le récit, corbeau et narrateur compris, vont apparaître. En conséquence de quoi le « poème a trouvé son commencement par sa fin ». La réciprocité de la cause et de l’effet, qui représente pour Poe l’abolition du hasard et la meilleure signification de l’unité divine de la Création, se trouve là exposée de manière exemplaire à propos du poème.
Bien évidemment, c’est un conte, le conte d’un conte. Et Mallarmé, s’il l’ignore peut-être en 1864, le sait bien lorsqu’il écrit dans la présentation de sa traduction des poèmes :
Presque tout le monde a lu ce singulier morceau de prose où Poe se complait à analyser son Corbeau, démontant, strophe à strophe, le poème pour en expliquer l’effroi mystérieux, et par quel subtil mécanisme d’imagination il séduit nos âmes. La mémoire d’un examen quasi sacrilège de chaque effet, maintenant, poursuit le lecteur, même emporté par le cours du poëme. Que penser de l’article […] sauf que c’est un pur jeu intellectuel [51] ?
Le traducteur cite même, à l’appui de sa remarque, une lettre de Suzan A. Wirds qui relate comment l’idée est venue à Poe « suggérée par les commentaires et les investigations des critiques, que le poème aurait pu être ainsi composé. Il avait en conséquence produit cette relation, simplement à titre d’expérience ingénieuse. Cela l’avait amusé et surpris de la voir si promptement acceptée comme une déclaration bona fide [52]. »
Ce serait donc en réponse aux enquêtes mal menées des critiques que le détective Poe aurait fourni la fiction exacte de l’intrigue du poème ; une fois encore, l’effet a produit sa cause. « Révélation très piquante » dit Mallarmé si l’on se souvient des querelles à propos de « la théorie poétique très neuve qui venait tout à coup d’une lointaine Amérique ». Mais peut-être, ajoute-t-il, est-ce à tort car l’idée portée par cette fiction n’est pas nouvelle :
[…] l’art subtil de structure ici révélé s’employa de tout temps à la disposition des parties, dans celles d’entre les formes littéraires qui ne mettent pas la beauté de la parole au premier plan, le théâtre notamment [53].
Et Mallarmé de conclure que Poe, dans un pays « qui n’avait pas à proprement parler de scène » [ !] rabattit les procédés du théâtre sur la poésie lyrique, « fille avérée de la seule inspiration. Tout l’extraordinaire est dans cette application, nouvelle, de procédés vieux comme l’art. » Il n’y a donc pas mystification : « ce qui est pensé l’est ; et une idée prodigieuse s’échappe des pages. À savoir que tout hasard doit être banni de l’œuvre moderne et n’y peut être que feint ; et que l’éternel coup d’aile n’exclut pas le regard lucide scrutant les espaces dévorés par son vol [54]. » Si Mallarmé entend bien le plot de l’Américain comme un drame, tout cela est « très Poe » dans l’inversion de la cause et de l’effet : n’explique-t-il pas, somme toute, la philosophie de la composition de son « maître » par la lecture qu’il en fait ?
Avec The Philosophy of composition, Edgar Poe produit la fiction de la genèse d’un poème qui, en retour, valide son auteur dans un rôle très particulier, celui de son absence même en tant que personne ou volonté. En effet tous les éléments du poème concourent logiquement à sa construction et l’auteur n’a fait que les mettre en rapport. Il n’est pas plus le créateur, en ce sens, de son poème que Dupin ne l’est des crimes de la rue Morgue qu’il est le seul à savoir lire. Il faut maintenant rapprocher cette fiction d’autorité de l’autorité selon Mallarmé.
« Edgar Poe » ou l’analogue
Le « médaillon » tiré de Portraits du prochain siècle, recueil collectif dirigé par Roisnard en 1894, et que Mallarmé reprend dans les Divagations, condense le procédé d’anonymation qui révèle, littéralement pour lui, le véritable génie et « le cas littéraire absolu ». Nous le citons ici dans son intégralité :
Edgar Poe personnellement m’apparaît depuis Whistler. Je savais, défi au marbre, ce front, des yeux à une profondeur d’astre nié en seule la distance, une bouche que chaque serpent tordit excepté le rire ; sacrés comme un portrait devant un volume d’œuvres, mais le démon en pied ! sa tragique coquetterie noire, inquiète et discrète : la personne analogue du peintre, à qui le rencontre, dans ce temps, chez nous, jusque par la préciosité de sa taille dit un même état de raréfaction américain, vers la beauté. Villiers de l’Isle-Adam, quelques soirs, en redingote, jeune ou suprême, évoqua du geste l’Ombre tout silence. Cependant et pour l’avouer, toujours, malgré ma confrontation de daguerréotypes et de gravures, une piété unique telle enjoint de me représenter le pur entre les Esprits, plutôt et de préférence à quelqu’un, comme un aérolithe ; stellaire, de foudre, projeté des desseins finis humains, très loin de nous contemporainement à qui il éclata en pierreries d’une couronne pour personne, dans maint siècle d’ici. Il est cette exception, en effet, et le cas littéraire absolu [55].
Depuis la « confrontation de daguerréotypes et de gravures », à rebours et par glissements successifs, se construit d’abord la personne analogique. Poe apparaît « depuis Whistler », comme si le peintre était le révélateur, ou que le point de vue permettant à Mallarmé de se représenter Poe était nécessairement un autre – tel, un instant, Villiers. C’est de la même manière que Mallarmé évoque le Poe de Baudelaire. Le médiateur en est, cette fois, Delacroix. C’est ainsi en effet que Mallarmé introduit, dans la notice à ses propres traductions, la biographie de Baudelaire, s’en démarquant par la même occasion [56] :
La biographie de Poe n’est plus à faire chez nous : le suprême tableau à la Delacroix, moitié réel et moitié moral dont Baudelaire a illustré la traduction des Contes (ce chef d’œuvre d’intuition française traduit précède une édition anglaise) hante à bon droit les mémoires. Les notes rapides qu’on va peut-être feuilleter se rattachent par quelque point à la conception et à l’exécution des poëmes : sans que j’empiète davantage sur la critique littéraire [57].
Ainsi la différence de lecture entre Baudelaire et Mallarmé est-elle représentée dans la différence entre Delacroix et Whistler… Dans le médaillon, la (dé)construction des points de vue ne s’arrête pas là : après Whistler, on l’a dit, Villiers et, au delà encore, pour représenter « le pur entre les esprits », « l’ombre tout silence », vient l’image de l’aérolithe, celle du Tombeau, projetée depuis des « desseins humains finis » – la fin des temps – comme une révélation, une Apocalypse peut-être, celle toujours de la constellation mais pour personne.
Et le jeu des miroirs révèle ainsi qu’en son point focal nulle image ne se forme. Il n’y a rien, ni personne. Si Edgar Poe est « le cas littéraire absolu » c’est qu’il révèle depuis le futur ce qu’est l’auteur : éclatement « en pierreries d’une couronne pour personne ». Dans le portrait jumeau qui lui est consacré, l’œuvre de Whistler, dans la même perspective, « rend, de la beauté le secret : joue au miracle et nie le signataire ». Ainsi l’autorité mallarméenne suit-elle, dans l’analogie, un processus d’anonymation dont l’impersonnalisation de Tournon a été l’une des expressions et la « disparition élocutoire du poète » le pendant pour la genèse des formes, philosophie de la composition.
Comment ne pas évoquer « ces narrateurs censés dire un texte qui les fabrique et les détruit » et que Poe lance « aux avants postes de l’énonciation » ? « Lui, en sous main, compose » écrit Henri Justin. Lorsqu’il se représente, ajoute-t-il, c’est en « très petit homme en habit noir […] L’écrivain est celui dont la parole s’est retirée [58] ». Il ne faut pas s’y tromper, cependant, le procédé ne consiste pas seulement à représenter un auteur impuissant, en mal de reconnaissance ou pris dans la tragédie d’une langue « trouée ». Ce n’est pas tant, pour Mallarmé ou Poe, que la parole s’est « retirée », c’est plutôt que la subjectivité du « compositeur » orchestre, dans le procès de son évanouissement en tant que personne, le lien entre les différentes parties de l’œuvre comme une intrigue ou un drame étudié pour captiver son lecteur. Claude Richard l’avait déjà laissé entendre en ce qui concerne Edgar Poe : si les figures de la dissolution du narrateur sont multiples, si Poe invente même le narrateur amnésique, ce narrateur, littéralement fantôme, suppose un autre qui trouve son accomplissement dans le détective cosmique, celui pour qui les choses tombent à leur place, donc. Anonyme par la vertu de la composition. Cela explique sans doute pourquoi la figure de Poe est « si peu personnalisée » dans le Tombeau [59].
L’anonyme autorité
L’idée, chez Mallarmé, est ancienne et a d’abord été exprimée en termes d’impersonnalité. En témoigne ce célèbre passage d’une lettre à Henri Cazalis de 1867 :
C’est t’apprendre que je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, – mais une aptitude qu’a l’Univers Spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi [60].
Sur le modèle du détective céleste, l’auteur va céder « l’initiative aux mots ». Il n’est plus Stéphane Mallarmé (déjà retiré d’Étienne), il devient cet igitur, anonyme qui, plus tard, « remplace la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase. » Une autre occurrence de cette fiction d’autorité se trouve, sans surprise, dans le sonnet en -yx où Mallarmé la formule entre parenthèses,
(Le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le néant sonore).
Quant au « Tombeau d’Edgar Poe », il reprend les termes et les images de Tournon, parmi lesquels la lutte avec la « vieille aile osseuse », devenue combat « du sol et de la nue » que la Tombe, « Calme bloc ici bas chu d’un désastre obscur », a pour fonction de dissocier pour le futur, dans le geste divin de la création [61] :
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.
Dans cette perspective, « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », c’est déjà rémunérer « le défaut des langues », là où l’inexistence d’un Dieu justifie « philosophiquement » le vers, « complément supérieur ». Dans Crise de vers, si
L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés [62]
c’est pour que s’inscrive, à plusieurs, « sur l’espace spirituel, le paraphe amplifié du génie, anonyme et parfait comme une existence d’art ».
Une ordonnance du livre de vers poind innée ou partout, élimine le hasard ; encore la faut-il pour omettre l’auteur […] Quelque symétrie, parallèlement, qui, de la situation des vers en la pièce se lie à l’authenticité de la pièce dans le volume, vole, outre le volume, à plusieurs inscrivant, eux, sur l’espace spirituel, le paraphe amplifié du génie, anonyme et parfait comme une existence d’art [63].
L’ordonnance du livre, la disparition élocutoire du poète mort « personnellement », le caractère pluriel de l’autorité du « génie » qui forme une « existence d’art » ordonnent, dans le passage, un processus au terme duquel l’anonyme – aboutissement à la fois de la genèse des formes dans le poème et de la construction de la fiction d’autorité dont Poe fournit la figure centrale – garantit la valeur de l’œuvre, pendant de l’écriture des astres que l’homme « poursuit noir sur blanc », et autorise le vers qui, « philosophiquement, rémunère le défaut des langues, complément supérieur [64] ». La genèse de l’auteur, appelée à garantir celle du poème dans les termes de la fiction analogique que Mallarmé construit dans la correspondance comme dans l’œuvre elle-même, se voit, en retour, garantie par l’œuvre elle-même. Réversibilité « très Poe » encore. Reste à voir selon quel procédé s’opère l’autorisation du vers, c’est-à-dire sa subjectivation dans le procès de l’anonymation de l’auteur. Ce sera l’analogie, dont il faut immédiatement souligner qu’elle ne va jamais sans ironie chez Mallarmé, comme chez Poe d’ailleurs.
Analogie
L’analogie est un mode de liaison.
Elle exprime l’identité de rapports unissant deux à deux les termes de plusieurs couples d’éléments, d’êtres ou de phénomènes. Un dictionnaire analogique, par exemple, regroupe les mots par rapports de sens. L’analogie suppose que, sous la diversité des apparences, puisse exister une identité foncière, même partielle. Elle s’affirme préalablement à la figure : elle est nécessaire à la comparaison, à la métaphore, à l’oxymore… mais ne les explique pas. Elle a force argumentative mais pas valeur logique : il existe une tradition de défiance vis à vis d’elle – même si (ou peut-être aussi en raison du fait qu’)elle a structuré la pensée médiévale – sans doute parce qu’elle applique la logique propre à un fait particulier à un autre fait particulier. Pour les Grecs, l’analogie a fondé la régularité de la langue. Mais, si elle porte la norme, elle provoque aussi sa subversion et donc son évolution : l’attraction analogique est responsable d’un grand nombre de fautes d’orthographe et joue donc, en cela même, un rôle important dans la réorganisation des systèmes linguistiques.
Dans une culture qui a divinisé le Verbe, l’analogie peut soutenir sa part d’ombre : Dieu est le garant du langage. Mais dans une approche fondée sur l’injonction de ne « jamais confondre le Langage avec le Verbe [65] », elle est le sujet d’une « mésestime » indéniable, « on la prendrait pour une grande éponge se promenant au hasard sur la grammaire pour en brouiller les formes » écrit Michel Bréal. Dans son Essai de sémantique, il lui consacre un chapitre qui se termine ainsi :
Poussée trop loin, l’analogie rendrait les langues trop uniformes et, par suite, monotones et pauvres. Le philologue, l’écrivain, seront toujours, par goût comme par profession, du côté des vaincus, c’est-à-dire des formes que l’analogie menace d’absorber. Mais c’est grâce à l’analogie que l’enfant, sans apprendre l’un après l’autre, tous les mots de la langue, sans être obligé de les essayer un à un, s’en rend maître dans un temps relativement court. C’est grâce à elle que nous sommes sûrs d’être compris, même s’il nous arrive de créer un mot nouveau. Il faut donc regarder l’analogie comme une condition primordiale de tout langage : si elle est une source de clarté et de fécondité, ou si elle a été une cause d’uniformité stérile, c’est ce que l’histoire individuelle de chaque langue peut seulement nous apprendre [66].
Le texte est de 1897 mais les idées qu’il présente dans ce court passage sont bien sûr plus anciennes [67]. En fait, elles pourraient bien offrir un contexte intéressant au « Démon de l’analogie » comme on le verra. Mais l’analogie est aussi au centre du dispositif qui lie, pour Edgar Poe, l’univers et le poème dans l’effet produit par un acte esthétique conçu comme une intrigue. Et c’est sans doute d’abord en tant que tel qu’il intéresse Mallarmé.
L’analogie, pour Poe, inscrit avant tout, matériellement, dans le texte, la variation ou modulation comme principe poétique « en vue de la création d’un effet maximum d’inattendu » : la poétique de l’effet dépend d’une égalité ou récurrence (à commencer par la rime, le mètre, le rythme) qui fournit un cadre ou contexte nécessaire au surgissement de l’inattendu et, surtout, à sa lisibilité :
« Mais, dit Lord Bacon (avec quelle pertinence), il n’y a pas de beauté exquise sans une certaine étrangeté dans les perceptions. » Si vous omettez cet élément d’étrangeté, d’inattendu, d’originalité – appelez-le comme vous voudrez – vous perdez aussitôt tout ce qui dans la beauté est éthéré. Nous perdons, nous nous privons de ce qui est inconnu, vague, de ce qui demeure incompris car le don nous est fait avant que nous ayons le temps de l’examiner et de le comprendre. En un mot nous perdons tout ce qui identifie la beauté de la terre et la beauté du ciel telle que la promettent nos rêves.
La perfection de la rime ne saurait s’obtenir que par la combinaison de deux éléments : l’égalité et l’inattendu. Mais de même que le mal ne peut exister sans le bien, de même c’est de ce que l’on attend que procède l’inattendu [68]].
D’autre part si l’analogie est au cœur du principe poétique c’est que la poésie va réfléchissant (au double sens du terme dans le contexte de Poe) la création divine qui, comme le montre Eurêka, est elle-même un acte esthétique. La création poétique, par analogie, peut atteindre à quelque chose de la vérité dans l’effet produit (et non dans une connaissance exposée par exemple). Dupin, pour qui l’imagination et l’analyse sont une seule et même chose, voit les liens secrets qui unissent les choses de l’univers. Cette analogie n’est pas de nature platonicienne, comme on veut souvent l’entendre, puisqu’elle prend effet dans le fonctionnement du langage – ce qui fait du poème une « aventure linguistique » commune à Dieu et aux hommes, selon l’expression de Claude Richard [69].
On trouve l’analogie au cœur de la poétique mallarméenne. Ainsi dans ce passage, maintes fois commenté, de La Musique et les Lettres.
La Nature a lieu, on n’y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs inventions formant notre matériel.
Tout l’acte disponible, à jamais et seulement, reste de saisir les rapports, entre temps, rares et multipliés ; d’après quelque état intérieur et que l’on veuille à son gré étendre, simplifier le monde.
À l’égal de créer : la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut.
Semblable occupation, suffit, comparer les aspects et leur nombre tel qu’il frôle notre négligence : y éveillant, pour décor, l’ambiguïté de quelques figures belles, aux intersections [70].
L’analogie est, en quelque sorte, contexte de toute relation littéraire au monde : elle permet les rapports et, dans la poétique mallarméenne, disparaît à leur profit, « éveillant » ainsi la figure belle lorsque ces rapports entrent en résonnance ou qu’ils se recoupent, « aux intersections ». Mais, comme l’écrit Bréal, même si elle permet quelque mot nouveau, le poète et le philologue seront toujours vaincus par elle. L’autorisation du vers, qui suppose la disparition élocutoire du poète, peut tout aussi bien se solder par la transformation de celui-ci en « personne ». « Le Démon de l’analogie », constitue alors une version ironique de ce « drame » qui permet, comme chez Poe, de lier la fiction d’autorité et le principe de genèse des formes. Dans ce contexte, le lien que le conte de Mallarmé expose avec « Le démon de la perversité » est loin d’être anecdotique.
Analogie et perversité
Le titre du poème en prose de Mallarmé fait en effet écho à un autre titre, « Le démon de la perversité [71] », en anglais The Imp of the Perverse. C’est ce titre « emblématique » que retient Huysmans lorsqu’il aborde « le profond et étrange Edgar Poe » qui « plus que tout autre répondait, par d’intimes affinités aux postulations méditatives de des Esseintes ». Le « chirurgien spirituel » de cette « clinique cérébrale », écrit-il, a « particulièrement scruté le domaine de la volonté [72] ». Et, en effet, le conte de Poe présente le récit de l’inévitable déroute de la volonté aux prises avec une pulsion primitive et fondamentale qui semble déjouer la chaîne causale et que, faute de mieux, le narrateur appelle « The Imp of the Perverse ». Le titre de Baudelaire trompe cependant. Le français lie fatalement perversité et perversion alors que l’anglais signifie aussi, et sans doute avant tout dans le contexte, l’entêtement et le goût de la contradiction. Imp ne signifie pas « démon » mais lutin ou, à la rigueur, diablotin. Le titre français amplifie donc les connotations morales, métaphysiques ou, dès la fin du siècle, psychanalytiques, accentuées encore pour le lecteur par la présentation que Baudelaire fait de Poe.
Le narrateur du conte décrit le « sentiment » qu’il tente de rendre par l’adjectif substantivé « perverse » : « a radical, primitive, irreducible sentiment » « [an] innate and primitive principle of human action, a paradoxical something, which we may call perverseness, for want of a more characteristic term. »
In the sense I intend, it is, in fact, a mobile without motive, a motive not motivirt. Through its promptings we act without comprehensible object ; or, if this shall be understood as a contradiction in terms, we may so far modify the proposition as to say, that through its promptings we act, for the reason that we should not. In theory, no reason can be more unreasonable, but, in fact, there is none more strong. With certain minds, under certain conditions, it becomes absolutely irresistible [73].
L’absence d’intelligibilité de l’acte – « Beyond or behind this there is no intelligible principle » – le rend irrépressible. Or, si le démon de la perversité provoque une action sans cause dont les conséquences sont irréversibles, il contredit explicitement le principe de réciprocité de la cause et de l’effet qui fonde l’esthétique de la création selon Edgar Poe. Il en est le contraire, la négation. C’est pourquoi, alors que tous les éléments d’un récit doivent concourir au dénouement de l’intrigue dans un enchaînement extrêmement rigoureux des causes et des effets, le conte, aux prises ici avec le principe même de la dissociation, prétend que son unique finalité est de produire « un semblant de cause quelconque » à la situation désespérée dans laquelle se trouve son narrateur. Celui-ci insiste sur la familiarité des formes que le démon peut épouser et en vient ainsi à donner l’exemple d’une œuvre en quelque sorte dégénérée dans l’effet qu’elle produit : tout le monde, dit-il, s’est trouvé un jour « les oreilles fatiguées, la mémoire obsédée par une espèce de tintouin, par le refrain d’une chanson vulgaire ou par quelques lambeaux insignifiants d’opéra. Et la torture ne sera pas moindre, si la chanson est bonne en elle-même ou si l’air d’opéra est estimable [74] ». On la répète néanmoins encore et encore. Tel est le point de départ du plot mallarméen dans Le Démon de l’Analogie :
Des paroles inconnues chantèrent-elles sur vos lèvres, lambeaux maudits d’une phrase absurde ?
Dans la démonstration du narrateur du conte de Poe, l’exemple le plus éclatant du terrible pouvoir de la perversité est son propre destin. En effet, ayant commis un meurtre parfait, il a joui, pendant des années, de l’héritage de sa victime et du sentiment de son impunité. Jusqu’à ce que ce sentiment se mue peu à peu en
a haunting and harassing thought. It harassed because it haunted. I could scarcely get rid of it for an instant. […] In this manner, at last, I would perpetually catch myself pondering upon my security, and repeating, in a low undertone, the phrase, « I am safe. »
One day, whilst sauntering along the streets, I arrested myself in the act of murmuring, half aloud, these customary syllables. In a fit of petulance, I remodelled them thus ; « I am safe – I am safe – yes – if I be not fool enough to make open confession [75] ! »
C’est bien évidemment ce qui va se produire, engageant la situation improbable entre toutes d’un meurtrier qui confesse son crime sans remords ni raison, des années après l’avoir commis. Le démon inscrit dans le texte comme une trace, dans la suspension du paragraphe après « I am safe » (« je suis sauf » ou « je ne risque rien » et non pas « je suis sauvé » comme traduit Baudelaire), puis dans le tiret, « yes – if », et se matérialise dans un accès de pétulance que le narrateur identifie immédiatement. Cette trace se retrouve dans le conte de Mallarmé, dans le ton descendant de la phrase prononcée par la voix, dans sa « suspension fatidique » comme en fin de vers, dans la reconnaissance qui s’ensuit.
Conscient de sa défaite, le narrateur du Démon de la Perversité se met à courir, se précipitant dans les conséquences de l’aveu avant même de le prononcer puisque la fuite lui donne toutes les apparences de la culpabilité. Et, de fait, la foule l’arrête. Alors,
I spoke with a distinct enunciation, but with marked emphasis and passionate hurry, as if in dread of interruption before concluding the brief, but pregnant sentences that consigned me to the hangman and to hell [76].
En 1845 le récit s’achève sur ces mots. Poe rajoute quelques phrases l’année suivante, significatives parce qu’elles reprennent le leitmotiv du narrateur évanoui :
Having related all that was necessary for the fullest judicial conviction, I fell prostrate in a swoon.
But why shall I say more ? Today I wear these chains, and am here ! Tomorrow I shall be fetterless ! – but where [77] ?
L’irréversibilité de l’effet sans cause a donc conduit le narrateur à la potence. Mais pas seulement. Le dernier mot du texte pose la seule question qui reste encore possible : si l’univers est l’intrigue de Dieu, quel lieu pour ce qui est sans cause et donc irréversible ? Et quel statut pour l’aveu ? Il n’est motivé ni par la crainte, ni par le remords et n’arrive que parce qu’il est la pire chose qui puisse arriver. Cependant, en provoquant sa propre perte, le narrateur a produit le discours idéal. L’énonciation parfaite, l’emphase, la passion qui marquent la profération de l’aveu, les phrases brèves mais « grosses d’importance » (l’anglais utilise pregnant qui signifie aussi « enceintes ») sont les traits dominants de la poétique de l’effet qui commente Le Corbeau. Ainsi la victime a-t-elle finalement trouvé une voix, ou le monde qui condamne ce crime, quand l’incompréhension du narrateur, qui ne peut lier l’acte et l’aveu, le place hors du monde. Where ? Pas de Dupin ici. Poe pousse le mécanisme jusqu’au bout de sa logique en en représentant le négatif (dans tous les sens du terme) : la dissociation opère au niveau même de la conscience représentée et la révélation arrive en dépit de tout.
Dans Le Démon de l’Analogie se retrouvent aussi, comme autant de signifiants de la dramatisation de l’autorité, les éléments contextuels de la poétique que Mallarmé est en train d’élaborer [78]. Sortant de son appartement, le narrateur du conte a d’abord la « sensation », d’une « aile glissant sur les cordes d’un instrument », « trainante et légère ». Ce sont là les éléments de la musique du silence de « Sainte ». La sensation est remplacée par une voix
Prononçant les mots sur un ton descendant : « La Pénultième est morte », de façon queLa Pénultième
finit le vers et
.......................Est mortese détacha de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de la signification
[79].Que raconte le poème de Mallarmé ? Une proposition (« la pénultième est morte »), marquée par la suspension entre le sujet et son prédicat prend les caractéristiques du vers et comme vivant d’une vie propre, entraîne le narrateur hors de lui-même et le pousse à s’enfuir, « bizarre » – comme le narrateur du conte de Poe. C’est une phrase très simple en apparence mais dont les deux membres sont difficilement conciliables du point de vue du sens et ne tiennent que dans un processus de personnification d’autant plus difficile à interpréter qu’il s’achève dans son énonciation même, puisqu’il dit la « vie » du mot (pénultième) en énonçant sa mort. Le narrateur est comme saisi par la dramatisation du sens de cette « phrase absurde » qui le transforme en une « personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable pénultième ». Le début du récit précise que le vers démoniaque est né de la « sensation propre d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument ». « Il faut peindre non la chose mais l’effet qu’elle produit » écrivait le jeune Mallarmé en 1864 en suivant son « maître Poe ». Même s’il n’y a guère ici de Belle Noiseuse à part dans le souvenir de sainte Cécile (mais y en a-t-il une dans Le Chef d’œuvre inconnu ?), le tableau que peint Mallarmé, tel celui d’un autre Frenhofer, révèle, avec une ironie féroce, à défaut d’un pied parfait, une palme jaune dans un vitrage de boutique où le reflet du narrateur se compose avec l’hétéroclite d’un antiquaire qui vend des instruments de musique et des oiseaux empaillés. Jaune comme un canard, une fausse note, une fausse nouvelle, un bruit qui court.
Ce n’est pas tant le son « nul » qui attire l’attention du narrateur du « Démon de l’analogie » que l’effet qu’a, sur ce son nul, la manière dont la « voix » prononce la phrase : en manière de vers, construit par le ton descendant. L’espace de la page, qui transcrit l’expérience, comme dans Un coup de Dés, est là en partition, pour mimer ce qui, détachant « est morte » de « La pénultième », rend plus incompréhensible la proposition en la vidant de sens. C’est de ce creux, de ce vide, que jaillit le démon de l’analogie qui régit le langage, entraînant le narrateur dans la prolifération des significations qu’il fait surgir, éveillant chez lui la tentation de confondre les mots et les sons et le démon de l’analogie avec l’antique et glorieuse puissance du Verbe. Mais de cette tentation est issue la fiction, elle-même signifiante, du conte comme dramatisation du devenir auteur, « bizarre, personne… »
S’avançant dans la rue, le narrateur sourit d’abord en reconnaissant « en le son nul la corde tendue de l’instrument de musique, qui était oublié et que le glorieux Souvenir certainement venait de visiter de son aile ou d’une palme [80] ». La phrase et la sensation sont liées par la glorification du souvenir qui, analogiquement, coordonne la palme (récompense du labeur du poète ou récompense céleste du martyr ?) à l’aile (de l’ange, dans « Sainte » mais aussi la « vieille aile osseuse » du Dieu de la Correspondance) — un « L » qui, dans le son nul a pu évoquer la corde tendue de l’instrument. Rationalisation analogique qui utilise la paronomase [81] qui utilise elle-même l’analogie phonétique…
En quelque sorte rassuré par cette production de lien mais pas dupe, le narrateur pose le doigt sur « l’artifice du mystère », comme pour empêcher la vibration de la corde de se continuer, et implore « de vœux intellectuels une spéculation différente. » Mais la phrase-vers revient, s’articulant seule, « virtuelle », dégagée de la sensation première, « vivant de sa personnalité ». Il s’essaie alors à la lire « en fin de vers » avant que de « l’adapter à [son] parler » puis la prononce « avec un silence après “pénultièmeˮ » dans lequel il trouve « une pénible jouissance », jouant comme sur une scène de théâtre virtuel, « est morte » en « manière d’oraison ». Mais, littéralement, son discours est double. Car tandis qu’il joue le drame de la pénultième, il ne cesse de revenir « à des pensées de prédilection ». Son analyse du phénomène est alors presque freudienne : la phrase possède bien un sens, linguistique, et si elle le hante, c’est justement qu’il travaille à un « labeur de linguistique » qui lui est pénible parce qu’il a dû interrompre (refouler…) sa « noble faculté poétique ». Comme pour la paronymie au stade précédent de sa possession par le démon de l’analogie, l’explication du narrateur à ce point indique aussi la mise en scène d’autres approches linguistiques – outre le fonctionnement analogique du langage vient aussi la phonétique : la syllabe pré-tonique interne (et tout particulièrement la voyelle) subit en effet naturellement un affaiblissement articulatoire et donc un amuissement [82]. Mais théories linguistiques et jeux de mots occultent à peine une autre dimension : l’anecdote biographique est ici évidente. Mallarmé a travaillé à un projet de thèse qu’il appelait son « Égyptologie » et les signifiants épars que présente la fin du poème sont aussi comme des hiéroglyphes déliés de toute composition, hormis celle, de hasard, qu’a produite la sensation initiale du narrateur.
Car c’est sur la décomposition, l’impersonnalisation de l’expérience ou même sa destruction, pour reprendre les termes de la Correspondance, que se poursuit le poème. En effet « la sonorité même et l’air de mensonge assumé par la hâte de la facile affirmation » (la cause linguistique contre le refoulé poétique) tourmentent le narrateur. « Harcelé », il prend la décision de « laisser les mots de triste nature errer eux-mêmes sur [sa] bouche » « croyant par là faire taire l’inquiétude » et même « ensevelir [la phrase] en l’amplification de la psalmodie ». Comme si, de fait, prononcer « est morte » avec « l’intonation susceptible de condoléances » allait enterrer l’incident. Mais, à ce stade, le narrateur est lui-même pris dans l’attraction analogique – et son lecteur avec lui. La « psalmodie » évoque évidemment (outre la palme) la sensation kabbalistique que devrait procurer la lecture du sonnet en -yx [83]. Mais le conte ne s’arrête pas là. Dans le miroir que forme « le vitrage », le narrateur voit sa main faisant le geste « d’une caresse qui descend sur quelque chose », mimant ainsi la sensation, au tout début du récit, « d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument ». Il sent alors qu’il a « la voix même, qui indubitablement avait été l’unique. » Cette vitrine rappelle, tout aussi irrésistiblement, la glace de Venise dans laquelle Mallarmé dit s’être « retrouvé » à Tournon [84]. Dans la vitrine se trouvent alors tous les éléments épars du conte qui se conclut ainsi :
Je m’enfuis, bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable pénultième.Comme le narrateur du conte de Poe, celui de Mallarmé fait donc l’expérience d’une dissociation qui mime, dans le contexte de l’attraction analogique, de manière ironique, le processus de la fiction d’autorité. Dans le conte de Mallarmé le démon de la perversité devient celui de l’analogie, première analogie qui efface presque ce que le titre de Mallarmé a d’oxymoronique puisque le démon, traditionnellement, divise et que l’analogie associe. Mais le récit de Poe et celui de Mallarmé présentent bien plus de points communs. Non seulement le titre mais les éléments du contexte narratif sont analogues : le décor de la rue ; l’intrigue (les deux narrateurs sont comme possédés par une phrase qu’ils vont « murmurant », tous deux finissent par « s’enfuir » et sont « condamnés ») ; le caractère morbide de l’aventure sur lequel les deux textes insistent ; la distanciation conférée par le ton de l’ironie, enfin. Si le texte de Poe démontre que la force destructive de ce « paradoxical something [85] » qu’est le démon de la perversité est à l’œuvre au plus intime de soi par le biais de la pulsion de contradiction qui anime l’homme, le poème de Mallarmé parvient à la même constatation en plaçant le démon de l’analogie au cœur même du fonctionnement du langage en tant que celui-ci, distingué du Verbe [86], est devenu le seul principe, imparfait, de liaison du réel et du sujet, dès lors fatalement « décomposé » dans sa tentative irrépressible d’unifier sa vision de « l’Univers ». Le démon de la perversité provoque « a mobile without motive » dans l’enchaînement des causes et des effets, dont l’irrévocable conséquence est la révélation de la vérité sur le meurtre qui tue, littéralement, le narrateur condamné par ces « pregnant sentences […] to the hangman and to Hell ». Le démon de l’analogie révèle comment l’attraction analogique, principe poétique et principe linguistique, dissimulant le hasard des langues sur lequel elle repose pourtant, condamne le sujet à la division et à l’effacement, transformant ainsi un « esprit naguère seigneur [87] » en un fuyard « bizarre, personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable pénultième ». La distanciation ironique contribue à cet effacement mais, comme dans le cas de Poe, affirme aussi une relation particulière au savoir. Plus tard Crise de vers affirmera que le « défaut des langues » justifie « philosophiquement » l’existence du vers, « complément supérieur » ; pour le moment le démon de l’analogie fait son jeu de la dramatisation du processus de l’autorité poétique en utilisant le conte noir de Poe en une manière de scène contextuelle pour les éléments déjà représentatifs de l’œuvre de Mallarmé [88].
Constellation
La fiction d’autorité que construit Mallarmé à partir de Poe ne s’entend que dans le contexte du XIXe siècle. Elle relève du modèle de la constitution de l’auteur dans le régime romantique compris comme un nouveau registre du système symbolique de l’autorité (selon Claude Millet par exemple) et qui, à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle a vu la valeur de l’œuvre basculer de l’imitation jusqu’à la personne de l’auteur à travers la figure et la fiction du « génie mélancolique ». Selon ce modèle, le devenir auteur suppose une crise intérieure qui prend les apparences de la déconstruction mélancolique, déterminant la « conversion » de la personne en une in-personnalité – sorte de non-personne, peut-être, au sens où l’entend Benveniste puisque, depuis cette position de « mort », l’auteur échappe à « l’universel reportage », qu’il sort du discours courant pour entrer dans l’exception de la littérature [89]. Une telle figure d’autorité est représentée dans la figure du poète maudit bien avant Verlaine [90]. Elle est incarnée, pour beaucoup d’écrivains français, avec des nuances et non sans ambiguïtés, comme nous l’avons vu, par Edgar Poe. Au delà de cette utilisation (mais avec elle), le principe poétique romantique, pour parler comme Poe, tire son origine et ses techniques de la mise à l’épreuve de la subjectivité. En conséquence la littérature du XIXe siècle se déclare largement fondée sur une poétique de l’effet. Dans ce contexte, la « vénération dont Mallarmé a entouré, “le Pur entre les Espritsˮ » n’est plus si étrange et ouvre, au contraire, bien des perspectives.
The Raven et son commentaire se présentent comme une « aventure linguistique » dans laquelle le lecteur est invité à participer à l’élaboration du sens, et de la fiction d’autorité constituée dans le processus, par l’investissement qu’il opère sur le texte et que le texte opère sur lui en retour – à commencer par la réception des effets phoniques du poème. La philosophie de la composition veut agir sur le lecteur ; elle vise même très nettement à le contrôler. Elle se donne, avant tout rapport à la signification, comme une carte organisatrice de l’effet produit sur une psycho-logique de la lecture. Ce n’est plus l’illustration d’une pensée préalable au texte qui préside à sa genèse [91], ce ne sont plus l’explication ni le commentaire qui l’accueillent : l’investigation devient la figure maîtresse du rapport au texte, en amont comme en aval. C’est elle que « dramatisera » Mallarmé dans un « univers » où le langage n’est plus le verbe, à travers la fiction d’autorité d’un anonyme qui assure la genèse des formes et est garanti par elles en retour. Dans cette configuration herméneutique, le Ptyx est un cousin analogique du nevermore, ce que vient dire « l’image significative » d’un même contexte, « salon vide » ou « chambre de beauté » :
Noir compagnon des nuits hagardes, ce Corbeau, si l’on se plaît à tirer du poème une image significative, abjure les ténébreux errements, pour aborder enfin une chambre de beauté, somptueusement et judicieusement ordonnée et y siéger à jamais [92].Dans le miroir, vide, la constellation du coup de dés et du sonnet en -yx – et Edgar Poe comme « le paraphe amplifié du génie » et le cas littéraire absolu [93].