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Stéphane ARTHUR

CPGE, Lycée Voltaire, Orléans / Université Paris Sorbonne

Mérimée et les scènes historiques : la représentation de l’Histoire dans La Jaquerie


Texte complet


Dans la préface de Henri III et sa cour, intitulée « Un mot », Alexandre Dumas reconnaît en 1829 sa dette envers ses prédécesseurs : « Je ne me déclarerai pas fondateur d’un genre, parce que, effectivement, je n’ai rien fondé. MM. Victor Hugo, Mérimée, Vitet, Loève-Veimars, Cavé et Dittmer ont fondé avant moi, et mieux que moi [1]. » Les cinq auteurs cités le sont pour des œuvres théâtrales lues et non représentées : Hugo pour le drame Cromwell et sa préface, Mérimée pour le Théâtre de Clara Gazul et La Jaquerie, Vitet pour Les Barricades [2] et Les États de Blois [3], Loève-Veimars, Romieu et Vanderburch pour les Scènes contemporaines, laissées par la vicomtesse de Chamilly [4], Cavé et Dittmer pour Les Soirées de Neuilly, publiées en 1828 sous le nom de M. de Fongeray [5]. Nous voyons avec les noms empruntés par Loève-Veimars, Romieu et Vanderburch d’une part, par Cavé et Dittmer d’autre part, que Mérimée a été suivi par bien des écrivains de son temps dans son jeu avec l’identité de l’auteur.

La reconnaissance par Dumas de cette filiation avec Mérimée invite à considérer La Jaquerie dans son rapport aux scènes historiques et à s’interroger sur la représentation de l’Histoire dans cette œuvre. Publiées en 1828, les scènes féodales de Mérimée ont-elles pour visée première la représentation du passé, la contestation du présent, la mise en scène d’un certain rapport à l’Histoire en général ou l’expression plus fondamentale d’un rapport au monde, peu ou prou singulier ?

Aussi nous interrogerons-nous sur la poétique adoptée par Mérimée dans son écriture ou sa réécriture de l’Histoire, puis sur le sens de certaines variations historiques.

Le choix de la liberté : une poétique du jeu

Le rapport de La Jaquerie aux scènes historiques, genre alors en vogue, constitue une pierre de touche efficace pour apprécier l’originalité de Mérimée dans sa démarche.

Dans la préface de La Jaquerie, Mérimée justifie le choix du cadre temporel retenu pour ces scènes historiques – la France du XIVe siècle – en affirmant avoir élu un épisode historique négligé par les historiens : « Il n’existe presque aucun renseignement historique sur la Jaquerie [6] ». La seule source historique citée dans cette préface est Froissart : « Dans Froissard, on ne trouve que peu de détails et beaucoup de partialité [7]. »

Cette volonté de Mérimée d’élire une période qui n’a pas été étudiée par les historiens tranche avec l’ambition affichée des auteurs de scènes historiques de proposer une nouvelle manière d’écrire l’histoire, fondée sur un respect scrupuleux de la véracité grâce à l’abondance des sources. Si Balzac ambitionne de faire concurrence à l’état-civil dans La Comédie humaine, les auteurs de scènes historiques aspirent à concurrencer les historiens. Paradoxalement, La Jaquerie semble faire écho à Vitet qui pointe dans la préface des Barricades la « révolution bibliographique » du XVIe siècle, permise par la diversité des points de vue exprimés selon que l’on imprime sur une terre dominée par les ultra-catholiques proches des Guise, les catholiques modérés proches du roi ou les protestants :

À l’époque où l’imprimerie commence à naître et à se répandre en Europe, on voit s’ouvrir une ère toute nouvelle pour les études historiques, non-seulement parce que tout change alors dans la société, mais parce que les sources mêmes de l’histoire, les monuments sur lesquels l’historien travaille, subissent dans leur forme et dans leur nature une complète métamorphose [8].

L’abondance et la diversité des sources historiques du XVIe siècle permettent de confronter des propos contradictoires et d’établir une vérité historique, estime Vitet, qui se réjouit d’échapper ainsi à l’écueil de la fantaisie romanesque, dans une démarche davantage scientifique et moins poétique que s’il écrivait sur le Moyen Âge [9].

Si la préface de La Jaquerie traduit la distance prise par l’auteur avec l’esthétique de la copie chère à Roederer [10], qui prône un strict respect de la matière historique, l’une des deux épigraphes placées en tête de l’œuvre de Mérimée suggère l’adoption d’une esthétique du jeu : l’extrait tiré des Précieuses ridicules constitue une référence peu attendue en tête de scènes historiques [11]. Il s’agit de tourner en dérision le pédantisme : telle est également la fonction de l’autre épigraphe, en anglais, qui amène à s’interroger sur la fiabilité des sources [12]. Toutefois, on connaît l’érudition de Mérimée : la coquetterie pointe derrière ces épigraphes, qui invitent à s’interroger sur le « bon usage du savoir [13] ». Alors que les auteurs de scènes historiques renvoient dans leurs préfaces ou épigraphes à des historiens, Mérimée cite un extrait de pièce de théâtre : la référence à Molière suggère la volonté d’inscrire La Jaquerie dans une poétique du jeu, et, par corollaire, dans une pratique dramaturgique. Le titre de l’édition princeps, en 1828, comporte l’indication « par l’auteur du Théâtre de Clara Gazul » et La Jaquerie est publiée avec La Famille de Carvajal : c’est une façon d’affirmer que La Jaquerie, avant d’être une mise en scène de l’histoire, appartiendrait bien à l’histoire du théâtre.

En même temps, le choix d’un sujet emprunté à l’histoire nationale est conforme au vœu formulé par Stendhal, qui donne dans Racine et Shakespeare des exemples tirés du Moyen Âge et du XVIe siècle en vue de créer une tragédie nationale. Il est vrai qu’en 1828, lorsque paraît La Jaquerie, la mode est davantage d’élire comme cadre des scènes historiques la France du XVIe siècle déchirée par les guerres de Religion ou les épisodes révolutionnaires avec leur prolongement, la geste napoléonienne. En ce sens, Mérimée se montre original par rapport à ses contemporains, même si Roederer, esprit lui aussi singulier, s’est illustré par ses scènes historiques qui ont pour cadre le Moyen Âge, et ce dès 1819 avec Le Marguillier de Saint-Eustache, puis en 1827 avec Le Fouet de nos pères ou l’Éducation de Louis XII en 1469. En 1829 Théophile Lavallée publie Jean sans Peur, duc de Bourgogne, scènes historiques. Dumas évoque pour sa part, dans Mes Mémoires, des scènes historiques médiévales qu’il a publiées à partir de 1830 dans la Revue des Deux Mondes. Rappelons que le 4 mars 1826 Charles de Rémusat a lu chez Delécluze un drame intitulé La Féodalité. Or Mérimée fréquente ce milieu libéral : le 9 janvier 1826, il assiste, chez Ampère, avec Sautelet et Delécluze, à la lecture des Barricades de Vitet, qui paraissent le 12 avril. La mouvance libérale du Globe a, de fait, puissamment contribué à l’essor des scènes historiques.

D’autres éléments inscrivent la pratique de Mérimée dans le sillage de ce genre. Le titre même La Jaquerie comporte une orthographe admise par Littré mais désuète, comme si l’auteur procédait à un retour aux sources : toutefois, Mérimée ne reprend pas l’orthographe de Froissart qui écrit « Jakerie » avec un k [14]. La précision « scènes féodales » rattache évidemment l’œuvre au genre des scènes historiques. Le sujet parle à la mémoire nationale, comme la mort d’Henri III ou celle d’Henri IV. La référence à Froissart dans la préface inscrit aussi La Jaquerie dans le genre des scènes historiques : la correspondance de Mérimée confirme sa lecture des Chroniques publiées par Buchon [15]. La présence de nombreuses notes à la fin de l’ouvrage rappelle aussi la pratique des scènes historiques : l’Histoire des ducs de Bourgogne, publiée par Barante en 13 volumes de 1824 à 1826, y est ainsi citée [16].

La liberté que revendique Mérimée par rapport aux historiens, mais aussi par rapport à la véracité historique, est mise en scène avec humour par l’auteur dans une note de La Jaquerie. Il s’agit de la note 46, sur les 65 qui suivent le texte de La Jaquerie : « Les anciennes armures étaient de tissu de mailles. Le père Jean fait ici un notable anachronisme [17]. » C’est une façon de revendiquer le droit à l’anachronisme tout en ayant la coquetterie de montrer que l’on connaît parfaitement la réalité historique. Cette pratique de l’anachronisme volontaire va se révéler féconde chez Musset, si l’on songe à Lorenzaccio, œuvre elle-même élaborée à partir de scènes historiques de George Sand, ou chez Hugo, dans Le roi s’amuse, par exemple [18].

Enfin, au strict souci d’exactitude historique, Mérimée préfère la vraisemblance, ce qui rapproche La Jaquerie de l’esprit des tragédies classiques, alors que Roederer annonce dans la préface du Marguillier de Saint-Eustache avoir tiré de l’histoire elle-même trait pour trait le sujet de ces scènes historiques médiévales [19]. De la sorte, Mérimée pratique un véritable brouillage des genres. En effet, les scènes historiques de La Jaquerie comportent des passages horribles, monstrueux que le spectateur d’une tragédie ne pourrait supporter de voir sur scène, comme à la scène XVII lorsque des paysans présentent à frère Jean des têtes (de seigneur, de femme). Mérimée se plaît à mêler l’atroce et le burlesque : « Voyez cette tête, mon révérend, c’est celle de la dame de Bernilly. Les beaux cheveux ! en voulez-vous pour faire un chasse-mouche ? » s’amuse un paysan en présentant une tête de femme à frère Jean [20].

Toutefois, en même temps, Mérimée exploite le procédé de la téichoscopie [21], présent dans la tragédie antique et repris en particulier en 1803 par Pixerécourt dans Tékéli, mélodrame historique qui présente des personnages ayant une véritable grandeur tragique : Tékéli et sa femme Alexina.

Ce que l’on ne peut supporter de voir, on le suggère : la tragédie antique joue elle-même avec la représentation du monstrueux et de l’horrible, avec le procédé de l’ekkyklêma, plateau roulant qui permettait de faire apparaître des personnages morts, comme dans Les Choéphores, seconde pièce de la trilogie de l’Orestie d’Eschyle, lorsque le spectateur voit les corps morts de Clytemnestre et de son amant apparaître puis disparaître, alors que le matricide n’est pas montré sur scène.

On pourrait de ce fait croire à une grande originalité de Mérimée par rapport à son temps. Toutefois, relire les scènes historiques qui lui sont contemporaines invite à nuancer cette première perspective. Dans Les États de Blois, lorsqu’il met en scène la mort du duc de Guise, Vitet exploite cette manière de procéder de la tragédie antique, qui consiste à ne pas montrer le crime puis à exhiber le corps inerte de la victime. De manière générale, il y a une grande tension dans Les Barricades et Les États de Blois, mais très peu de morts. En revanche, la singularité de Mérimée consiste à pratiquer dans La Jaquerie une véritable surenchère dans l’horreur. Autre originalité de Mérimée : il ne met pas en scène des personnages connus comme Henri III ou Henri IV, mais des personnages inventés, gens de peu pour la plupart.

En effet, la composition d’un théâtre livresque donne toute latitude à Mérimée pour laisser libre cours à sa fantaisie et imaginer les tableaux les plus horribles ou les plus difficiles à mettre en scène. L’auteur sait également exploiter des références historiques ou théâtrales hantant l’esprit de ses lecteurs. Les combats évoqués au cours de l’œuvre peuvent faire songer à la geste napoléonienne, mais aussi aux spectacles offerts à la vue de ceux qui se pressent au Cirque-Olympique pour y admirer les prouesses équestres réalisées en ce théâtre qui a rouvert en 1827 après avoir été ravagé par un incendie [22].

Enfin, ultime liberté que prend l’auteur de La Jaquerie : réécrire des sources qui sont aussi bien théâtrales (Richard III de Shakespeare, Götz von Berlichingen de Goethe) qu’historiques (Froissart, Barante) ou littéraires (fabliaux) [23]. C’est une œuvre marquée par l’audace.

L’Histoire mise en scène : variations historiques

Le maître mot des personnages qui se révoltent dans La Jaquerie est « liberté ». La mise en scène d’un soulèvement populaire dans La Jaquerie s’inscrit dans la pratique des scènes historiques, en particulier à la suite du succès des Barricades de Vitet. La vertu des scènes historiques étant de permettre de représenter une diversité de lieux et de personnages, Mérimée peut revendiquer un intérêt historique de son œuvre, qui attire l’attention sur des personnages populaires que les chroniqueurs comme Froissart considèrent comme quantité négligeable : « Une révolte de paysans semble inspirer un profond dégoût à cet historien, qui se complaît à célébrer les beaux coups de lance et les prouesses de nobles chevaliers [24]. » Un siècle plus tard, la pratique de l’histoire est enrichie par l’école des Annales, qui invite à une curiosité universelle en vue de l’écriture d’une histoire totale.

Dans sa mise en scène de l’histoire, Mérimée, qui apprécie l’esprit irrévérencieux des fabliaux [25], fait preuve d’un anticléricalisme que l’on peut rapprocher de la satire des jésuites dans les scènes historiques qui mettent en scène le XVIe siècle. Le contexte de création des œuvres éclaire ces choix : en 1825 est votée la loi sur le sacrilège qui va jusqu’à punir de mort les contrevenants. De fait, Mérimée imagine le personnage de frère Jean, qui suscite des miracles, grâce à son goût des sciences, afin d’enrichir la communauté des moines de l’abbaye de Saint-Leufroy : « Seul j’ai le secret des miracles, sans miracles point de religion dans ce temps-ci [26]. » Cupides, fourbes, lâches (hormis frère Jean, mais il est d’origine paysanne) : tels apparaissent les moines dans cette œuvre lorsque l’on assiste à l’élection de frère Honoré à la tête de la communauté, par peur du seigneur d’Apremont (scène II). Autre élément : le vote de la loi sur le milliard des émigrés. Ainsi peut s’expliquer la pique de Mérimée contre Froissart, hanté par le souci de valoriser les prouesses des nobles.

En outre, Musset invite dans Lorenzaccio les enfants du siècle à pratiquer une lecture spéculaire du XVIe siècle représenté en le confrontant à leur propre siècle, comme l’atteste une note à la scène V du premier acte : « On allait à Montolivet tous les vendredis de certains mois ; c’était à Florence ce que Longchamp était autrefois à Paris. Les marchands y trouvaient l’occasion d’une foire et transportaient leurs boutiques [27]. » Mérimée invite déjà à considérer le passé comme une annonce du présent et le présent comme une variation du passé, en particulier lorsque l’on considère la note 47 :

Il y a trente ans que quatre paysans russes massacrèrent l’intendant de leur seigneur avec les circonstances décrites dans cette scène. Ils se livrèrent ensuite au gouverneur de la province pour empêcher que leur village ne fût décimé. – On les envoya aux mines de Nertchinsk, après leur avoir coupé le nez et les oreilles [28].

Ce jeu des analogies, des reprises et variations invite à ne pas se contenter de chercher dans La Jaquerie une simple représentation du passé. L’esprit libéral de Mérimée, ami de Vitet, à qui il succède au poste d’Inspecteur général des monuments historiques, pointe derrière la reconstitution plus ou moins savante.

La poétique du jeu qu’adopte Mérimée l’amène à prendre des libertés avec ses sources. Contrairement aux autres scènes historiques, dans lesquelles les repères chronologiques sont précis, comme chez Vitet, Mérimée ne livre pas de date à son lecteur. Il se contente d’allusions à la défaite de Poitiers et à la captivité du roi Jean [29]. S’il s’explique sur le choix de donner pour chef aux révoltés un moine (« L’insurrection d’Angleterre fut dirigée par un moine nommé John Ball [30] »), Mérimée crée un personnage présent dans la littérature antique et médiévale, mais absent des sources historiques : le Loup-Garou. Frère Jean et le Loup-Garou, qui n’est que l’identité de combat du chef des bandits, sont des personnages plus malins que les autres. Représenter le XIVe siècle comme un temps d’ignorance, fièrement assumée dans le cas du seigneur d’Apremont qui se targue de ne pas savoir lire (scène III), permet à Mérimée de mettre en scène des duperies.

Les personnages de frère Jean et du Loup-Garou, dont le véritable nom est Chrétien Franque, semblent même comporter une dimension métapoétique, par leur goût de la mystification, dans une œuvre revendiquée à sa publication comme étant composée « par l’auteur du Théâtre de Clara Gazul ». Avoir pour double « Chrétien Franque », un personnage se métamorphosant, serait bien dans l’esprit de Mérimée, fort peu chrétien mais franc d’esprit, dans son attachement à sa liberté d’auteur : Charles Rémusat célèbre dans Le Globe la liberté de Mérimée à l’égard des règles traditionnelles du théâtre [31]. Singulier, Mérimée privilégie la représentation du Moyen Âge lorsque les scènes historiques sont portées par une mode seiziémiste et adopte l’année suivante pour cadre la France de la Saint-Barthélemy dans sa Chronique du temps de Charles IX, alors que la représentation du XVIe siècle concerne peu le genre romanesque avant les créations de Balzac (Sur Catherine de Médicis) et de Dumas [32].

Les variations historiques que nous évoquons concernent aussi la réception de La Jaquerie et ce dès sa publication. Dans le premier article qu’il lui consacre dans le Courrier des théâtres, le 17 juillet, Charles Maurice rappelle combien l’hypotexte révolutionnaire conditionne en 1828 l’appréciation de l’hypertexte qu’est La Jaquerie :

Une longue révolution nous en a beaucoup dit sur les passions et la physionomie d’un peuple soulevé, mais ces caractères généraux devaient être modifiés par les mœurs d’un siècle ignorant et superstitieux.

Si la représentation des révoltes populaires du XVIe siècle est souvent évoquée dans les scènes historiques comme la préfiguration de la révolution de 1789, la jacquerie de 1358 apparaît elle aussi chez Mérimée annonciatrice d’un refus des privilèges et de la domination du Tiers-État par la noblesse et le clergé. Comme Charles Maurice l’a très bien noté dans le second article qu’il consacre à La Jaquerie le 24 juillet 1828, Mérimée, que Maurice oppose pour cette raison à Walter Scott, préfère jouer du symbole plutôt que d’explorer la psychologie de ses personnages et de procéder à des individualisations qui nous les rendraient attachants :

Chez lui [Mérimée], les héros du drame ne s’offrent jamais que sous des traits généraux. Chacun d’eux est une classe personnifiée. C’est le type véritable du bandit, du gentilhomme ou du vilain. Si l’homme n’est point tout entier, point d’individualité ; sans individualité, l’intérêt n’est pas suffisant [33].

Il faut dire que Mérimée a pu trouver chez Froissart l’évocation de Jacques Bonhomme, allégorie bien connue par laquelle le peuple se désigne lui-même au temps de la jacquerie de 1358. Cette propension allégorique de la pièce est un reproche que d’aucuns ont pu faire. C’est aussi ce qui explique qu’elle ait pu susciter de l’intérêt longtemps après sa première publication. Les scènes féodales sont en effet revisitées selon le contexte contemporain au lecteur. Ainsi, dans la préface de l’édition de La Jaquerie publiée par Le Divan en 1928, Eugène Marsan retient-il avant tout de cette œuvre la mise en scène de « cet enfer de maux » que « détermine toujours la disparition ou la démission » de l’État : « Contemporains des révolutions de Russie et de Hongrie, nous ne pouvons plus être effarouchés par les violentes “peintures” de Mérimée [34]. » Louis Aragon voit pour sa part dans l’occupation de la France par l’Allemagne lors de la seconde guerre mondiale une variation historique de l’occupation de la France par l’Angleterre lors de la guerre de Cent Ans. Dans la préface qu’il consacre en 1946 à une nouvelle édition de La Jacquerie [sic], Aragon estime que cette similitude historique devrait susciter un regain d’intérêt pour les scènes féodales de Mérimée :

Au lendemain de la plus terrible des guerres qu’ait subies la France, de l’occupation allemande et des trahisons intérieures, nous lisons ce texte de 1828 avec des yeux nouveaux. Tout y fait écho et nous parle [35].

Par la suite, c’est la mise en scène d’une véritable lutte des classes par Mérimée qui retient l’attention de Roger Bellet dans l’article qu’il intitule précisément « Jacques Bonhomme, Loup-Garou et la lutte de classes dans La Jacquerie » et que publie la revue Europe en septembre 1975, dans un numéro consacré à Mérimée. Il faut dire que le contexte est alors propice à des analyses inspirées par le marxisme. Le mois suivant, la revue Europe publie un numéro intitulé « Viet Nam Libre », dans lequel apparaît un texte d’Hô Chi Minh portant sur la littérature révolutionnaire : il s’agit d’une allocution prononcée en décembre 1962 « pour la jeunesse et le printemps des lettres et des arts [36] ». La lutte contre le colonisateur français puis le combat contre l’impérialisme américain confèrent une certaine résonance à La Jaquerie pour qui relit ces scènes, si l’on songe aux propos d’Hô Chi Minh sur le colonisateur dénigrant « notre peuple » et sur le recours aux chiens policiers [37].

Charles Maurice l’a bien dit dans son article du 24 juillet 1828 : dans La Jaquerie, « [l]es masses sont les véritables héros ; c’est à elles, c’est aux chances de l’entreprise que l’on s’intéresse vivement [38] ». Toutefois, Mérimée n’est-il pas moderne au sens précisément où il n’y a pas de héros véritable dans La Jaquerie [39] ? On ne peut dire que le peuple sorte grandi de ces scènes : les paysans tuent leur meneur, frère Jean, à la fin de l’œuvre, puis font preuve de lâcheté en s’enfuyant. C’est pourquoi la distance de Mérimée à l’égard de ses propres personnages, son ironie, son humour, nous semblent annonciateurs de l’univers romanesque de Milan Kundera, ultime variation que nous proposons.

Kundera se définit comme un « hédoniste piégé dans un monde politisé à l’extrême » dans « Introduction à une variation », préface à Jacques et son maître : hommage à Denis Diderot en trois actes [40]. Dans Le Livre du rire et de l’oubli, à la sixième partie, Kundera revendique une poétique de la variation :

Tout ce livre est un roman en forme de variations. Les différentes parties se suivent comme les différentes étapes d’un voyage qui conduit à l’intérieur d’un thème, à l’intérieur d’une pensée, à l’intérieur d’une seule et unique situation dont la compréhension se perd pour moi dans l’immensité [41].

La métaphore musicale de la variation, que Kundera emprunte à Bach, semble bien convenir à La Jaquerie, variation par laquelle Mérimée réécrit avec jubilation l’Histoire, mais aussi des sources théâtrales. C’est que Mérimée pratique par son ironie et son humour l’art du contrepoint.

Si La Jaquerie a été adaptée pour la scène par Georges Arest pour être mise en scène par Clément Harari en 1952 au théâtre de Rochefort à Paris, il n’en demeure pas moins que le plaisir du lecteur peut s’accompagner d’une frustration que relève avec malice le caustique Charles Maurice dans le premier article qu’il consacre dans le Courrier des théâtres aux scènes féodales de Mérimée :

Le dialogue se prête admirablement à l’expression des sentimens, fort mal à la peinture des choses. Ces paysans que nous entendons discourir, nous ne les voyons pas ; les personnes, le lieu de la scène, demeurent dans l’obscurité. On combat, on saccage des villes, et nous ne le voyons pas ! Les faits restent comme enveloppés d’un nuage et se traînent péniblement. Peut-être en est-il ainsi de toutes les compositions dramatiques ; mais elles trouvent leur complément dans leur mise en scène. Cette ressource est interdite à La Jaquerie, et l’auteur lui-même n’a point voulu composer une pièce de théâtre [42].

Ce pastiche par Charles Maurice du discours du personnage du romantique imaginé par Stendhal dans Racine et Shakespeare invite à s’interroger sur le mode de représentation de l’Histoire dans La Jaquerie.

Toutefois, que La Jaquerie appartienne ou non à l’histoire du théâtre ne nous semble pas être l’essentiel. C’est avant tout une œuvre-jeu, si l’on songe à la formule de Kundera qualifiant Tristram Shandy de « roman-jeu [43] ». Mérimée propose avec jubilation une variation humoristique d’un épisode historique resté dans les annales.

Or dans Les Testaments trahis, Milan Kundera conclut son éloge de l’humour par cette remarque inquiète :

[L]’humour, pour rappeler Octavio Paz, est « la grande invention de l’esprit moderne ». Il n’est pas là depuis toujours, il n’est pas là pour toujours non plus.
Le cœur serré, je pense au jour où Panurge ne fera plus rire [44].

Cette mise en garde nous fait à notre tour songer au jour où Mérimée ne fera plus rire, jour terrible où il n’y aura plus de « territoire » « où le jugement moral est suspendu », selon la formule kundérienne [45].

Notes

[1Henri III et sa cour, « Un mot », dans Alexandre Dumas père, Théâtre complet, éd. Fernande Bassan, Paris, Minard, « Lettres Modernes », 1974, t. I, p. 461.

[2Ludovic Vitet, Les Barricades, scènes historiques, mai 1588, Paris, Brière, 1826.

[3Ludovic Vitet, Les États de Blois ou la Mort de MM. de Guise, Paris, Ponthieu, 1827.

[4Scènes contemporaines, laissées par feue madame la vicomtesse de Chamilly, seconde édition, augmentée du Dix-huit Brumaire, scènes nouvelles, Paris, Urbain Canel, 1828.

[5Les Soirées de Neuilly, esquisses dramatiques et historiques publiées par M. de Fongeray, Paris, Moutardier, 1828.

[6Prosper Mérimée, La Jaquerie suivie de La Famille de Carvajal, éd. Pierre Jourda, Paris, Honoré Champion, 1931, p. 3. Toutes nos citations de La Jaquerie et des notes de Mérimée sont tirées de cette édition.

[7Ibid.

[8Ludovic Vitet, La Ligue, scènes historiques, première partie : Les Barricades, préface, Paris, Charles Gosselin, 1844, p. 22. La Ligue rassemble la trilogie de Vitet : Les Barricades, Les États de Blois et La Mort de Henri III, publiée en 1829.

[9Voir notre article « La représentation du XVIe siècle dans le théâtre de la période romantique : des scènes historiques au drame romantique », paru dans Studi francesi, no 164, mai-août 2011, Turin, Rosenberg & Sellier, p. 335-345.

[10« Simple copiste, je me suis borné à coudre et à unir des textes dont l’enchaînement était marqué par les faits qu’ils exprimaient » affirme Pierre-Louis Roederer (La Mort de Henri IV, dans Comédies historiques, suivies de la Mort de Henri IV, fragment d’histoire dialoguée [sic], préface, Bruxelles, Librairie romantique, 1828.

[11« C’est mon talent particulier, et je travaille à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine », Les Précieuses ridicules (La Jaquerie, éd. citée, p. 1). Dans une lettre au docteur Edwards, Mérimée cite en mars 1828 quatre vers des Femmes savantes (III, 3) lorsqu’il évoque ses scènes féodales, ajoutant : « C’est une petite tragédie romantique intitulée la Jacquerie, par un auteur connu : l’ouvrage n’est que de quelques 300 pages ; à la vérité elles sont in-folio. » (Correspondance générale de Prosper Mérimée, éd. Maurice Parturier, avec la collaboration de Pierre Josserand et de Jean Mallion, Paris, Le Divan, 1972, t. I : 1822-1835, lettre 17, p. 24).

[12« When Adam delv’d and Eve span, / Where was then the gentleman ? / Old Ballad » (La Jaquerie, éd. citée, p. 1).

[13Voir Pierre Glaudes (dir.), Mérimée et le bon usage du savoir : la création à l’épreuve de la connaissance, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2008.

[14Voir Froissart, Chroniques, livre I, Le Manuscrit d’Amiens, Bibliothèque municipale no 486, édité par Georges G. Diller, tome III, Genève, Droz, 1992, p. 144 (« celle Jakerie »). Rappelons que Froissart est né à Valenciennes (alors dans le comté de Hainaut).

[15Voir les lettres à J.-R. Auguste d’avril 1827 et au docteur Edwards de mars 1828 (respectivement lettres 14, p. 21, et 17, p. 25, de la Correspondance générale de Prosper Mérimée, t. I, op. cit.).

[16Voir la note 19 de La Jaquerie (éd. citée, p. 309).

[17La Jaquerie, note 46, éd. citée, p. 310.

[18Voir à ce sujet notre thèse, La Représentation du seizième siècle dans le théâtre romantique (1826-1842), soutenue le 21 octobre 2009 sous la direction de Françoise Mélonio (Paris-Sorbonne), à paraître chez Champion.

[19« Voici une comédie sans invention et sans intention. Elle s’est trouvée toute faite dans l’histoire de France » (Pierre-Louis Roederer, Le Marguillier de Saint-Eustache, préface, Paris, Brissot-Thivars, 1819, p. 1).

[20La Jaquerie, scène XVII, éd. citée, p. 172. Et Frère Jean d’exprimer combien cette scène lui répugne : « Fi ! cela est dégoûtant. Cette chevelure est toute ensanglantée. » Ces têtes ensanglantées exhibées en public convoquent dans l’esprit du lecteur de Mérimée la mémoire des décapitations lors de la Terreur. Daniel Arasse a étudié la représentation artistique des têtes de guillotinés et sa portée symbolique dans La Guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, 1987.

[21Ce procédé consiste à faire décrire, en particulier dans les tragédies antiques, par un personnage ce qu’il voit hors-scène. Ainsi, à la scène XIX, Enguerrand déplore-t-il que ses hommes se précipitent dans un marais, véritable piège où ils courent à leur perte : « Les voilà dans la boue maintenant, et les archers les tirent comme des oiseaux englués. Sainte Vierge ! regardez donc ces troupes d’archers qui paraissent de toutes parts. Ils les avaient cachés. Voyez comme les chevaux du sire de Coursy tombent pêle-mêle sous leurs flèches. Ah ! mon jeune chevalier, vous paîrez cher votre orgueil » (La Jaquerie, scène XIX, éd. citée, p. 204).

[22La scène XIX, en particulier, qui a pour cadre « Une colline à quelques lieues de Beauvais » (La Jaquerie, éd. citée, p. 188). Ainsi, Perceval « sort suivi d’un grand nombre de chevaliers que le sénéchal essaie en vain de retenir. Tumulte. Entre le Loup-Garou à cheval », indique ce qu’il est convenu de nommer une didascalie (ibid., p. 203).

[23Sur les sources de Mérimée, voir Pierre Trahard, La Jeunesse de Prosper Mérimée (1803-1834), t. I, Paris, Librairie ancienne Édouard Champion, 1925.

[24La Jaquerie, préface, éd. citée, p. 3.

[25« On voit dans les fabliaux français avec quelle irrévérence les troubadours traitaient les prêtres et les moines » (La Jaquerie, note 38, éd. citée, p. 310).

[26La Jaquerie, scène II, éd. citée, p. 19.

[27Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte I, scène 5, éd. Florence Naugrette, Paris, GF Flammarion, 2008, p. 64.

[28La Jaquerie, note 47, éd. citée, p. 310-311.

[29Gilbert d’Apremont dit ainsi à sa fille Isabelle : « Par saint Georges, il faut que je me dédommage de ce que j’ai perdu à Poitiers », et au baron de Montreuil, au sujet des florins d’une rançon : « Plût à Dieu que tu en eusses huit mille autres, et moi dix fois autant, et que nous eussions gagné la bataille ! notre brave roi ne serait pas prisonnier à Londres au moment où nous parlons » (La Jaquerie, scène III, éd. citée, p. 31).

[30La Jaquerie, préface, éd. citée, p. 3.

[31Le Globe, samedi 28 juin 1828, t. VI, n° 71, p. 503.

[32Outre la fameuse trilogie (La Reine Margot, La Dame de Monsoreau et Les Quarante-Cinq), Dumas a publié d’autres récits ayant pour cadre le XVIe siècle : Ascanio, Les Deux Diane, Le Page du duc de Savoie, L’Horoscope.

[33Courrier des théâtres, 24 juillet 1828.

[34Prosper Mérimée, La Jaquerie. La Famille de Carvajal, Paris, Le Divan, 1928, p. XI.

[35Cité par Jean Mallion et Pierre Salomon dans « Approche de Mérimée », introduction à Mérimée, Théâtre de Clara Gazul. Romans et nouvelles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. XVI.

[36Europe, no 557, septembre 1975, p. 21-23.

[37Ibid., p. 21.

[38Courrier des théâtres, 24 juillet 1828.

[39Frère Jean est le seul personnage qui échappe en partie à cette remarque.

[40Milan Kundera, Jacques le fataliste et son maître. Hommage à Denis Diderot en trois actes, Paris, Gallimard, 1998 [1981], p. 13-14.

[41Milan Kundera, Le Livre du rire et de l’oubli, [première éd. en français 1979], traduction revue par l’auteur, Paris, Gallimard, 1985, p. 268.

[42Courrier des théâtres, 17 juillet 1828.

[43Milan Kundera, Jacques le fataliste et son maître. Hommage à Denis Diderot en trois actes, éd. citée, p. 15.

[44Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993, p. 45.

[45Ibid., p. 14.


Pour citer l'article:

Stéphane ARTHUR, « Mérimée et les scènes historiques : la représentation de l’Histoire dans La Jaquerie » in Mérimée et le théâtre, Actes de la journée d’études du 28 novembre 2014 (Université Paris-Sorbonne), organisée par le CELLF (Université Paris-Sorbonne), le CÉRÉdI (Université de Rouen), le CRP19 (Université Sorbonne-Nouvelle), et la Société Mérimée. Textes réunis par Xavier Bourdenet et Florence Naugrette.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 14, 2015.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?merimee-et-les-scenes-historiques.html

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