On chercherait en vain dans le théâtre de Mérimée, entre saynètes, comédies, « scènes féodales » (La Jaquerie), drame (La Famille de Carvajal) et « moralité à plusieurs personnages » (Les Deux Héritages ou Don Quichotte), un proverbe dramatique nommément désigné comme tel, ou un proverbe canonique en bonne et due forme comme ceux de Théodore Leclercq, petite pièce illustrant un proverbe qui sera annoncé à la scène finale pour l’instruction du lecteur-spectateur. Cependant la curiosité et le désir d’expérimentation qui font de son œuvre théâtrale un observatoire privilégié pour la question des genres ont poussé Mérimée à s’intéresser aussi à l’esthétique du proverbe, connue principalement à travers Leclercq. Ainsi, certains éléments de cette esthétique se décèlent dans ses œuvres des années 1825-1830. Il faudra donc déterminer la nature, l’origine et les manifestations de ces reflets de l’esthétique du proverbe dans le théâtre de Mérimée, et enfin s’interroger sur leur signification dans la conception de ce même théâtre.
Mérimée et Leclercq
Le lien entre Mérimée et Théodore Leclercq, l’homme qui remet à la mode, illustre et presque incarne le genre du proverbe dramatique sous la Restauration et au début des années 1830, s’éclaire à la lecture de la notice nécrologique que le premier consacre au second. Le 15 février 1851 meurt à Paris Théodore Leclercq. Le mois suivant paraissent dans la presse deux articles de commémoration qui sont aussi un bilan de son œuvre et qui figureront en tête de l’édition définitive de ses Proverbes dramatiques l’année suivante : l’un de Sainte-Beuve, dans Le Constitutionnel du 31 mars, l’autre de Mérimée dans la livraison de la Revue des deux Mondes du 1er mars. Moins attendu, puisque Mérimée n’est pas coutumier de ce genre d’exercice, ce dernier article n’en est que plus significatif. Si, selon son habitude, Sainte-Beuve retrace la vie et commente l’œuvre de Leclercq dans les détails, Mérimée, plus incisif, va néanmoins à l’essentiel :
M. Théodore Leclercq, l’auteur des Proverbes dramatiques, est mort le 15 février, à la suite d’une douloureuse maladie, dont il avait ressenti les premières atteintes il y a près de trois ans. Personne n’avait mieux conservé ces traditions de politesse et d’urbanité qui distinguaient la société française du XVIIIe siècle, mais les manières de M. Théodore Leclercq n’étaient pas de celles qui s’apprennent et qui sont à l’usage de tout le monde. Elles étaient l’expression d’un esprit vif et délicat, d’un cœur bienveillant et expansif [1].
D’entrée de jeu, Leclercq est identifié comme « l’auteur des Proverbes dramatiques ». Ce sont en effet ces petites pièces de salon, à jouer, comme le dira Gautier à propos de Musset, « entre une tasse de thé et un piano, et dont un paravent […] pourrait faire le décor [2] », qui avaient établi sa fortune auprès des contemporains, au fil des représentations dans les salons, puis des publications dans la presse et en volumes [3]. Avec ses 76 proverbes publiés dans l’édition complète de 1852, Leclercq s’impose comme le deuxième auteur de référence dans l’histoire du genre, non seulement par le nombre de pièces composés, mais aussi par l’importance, immédiatement après Carmontelle, qu’on considère comme le père du proverbe dramatique parce qu’il en fut le premier théoricien et le plus infatigable producteur dans les années 1760-1780 [4].
De Carmontelle, et de la bonne société d’Ancien Régime férue de bel esprit et de théâtre, Leclercq a hérité aussi – comme le souligne Mérimée – un ton vif et spirituel et une tradition « de politesse et d’urbanité » dans les manières qu’on retrouve dans toutes ses œuvres. Il fait ainsi figure de passeur, de vivant trait d’union entre le XVIIIe et le XIXe siècle, tant sur le plan littéraire, par le choix du genre du proverbe, né au sein des théâtres de société d’Ancien Régime, que sur le plan de la sociabilité mondaine, dont le proverbe est du reste l’une des expressions les plus raffinées et un endroit privilégié d’auto-représentation.
Ce rôle capital de relais pour la pratique et la poétique du proverbe est symboliquement illustré par une anecdote sur la vocation théâtrale de Leclercq que Mérimée et Sainte-Beuve s’empressent de rapporter. « Aux beaux jours du Consulat, Mme de Genlis encore à la mode, un soir qu’elle devait recevoir beaucoup de monde, eut l’idée de jouer au coin de sa cheminée un Proverbe improvisé [5]. » Pour lui donner la réplique, elle choisit le jeune Théodore Leclercq, avec qui elle s’était liée d’amitié vers 1803 [6]. Avec une pointe de malice, Mérimée fait remarquer que leurs rôles, arrangés selon l’usage pendant « un aparté de cinq minutes » de manière à former un petit canevas, joignaient l’outrance du ridicule à quelques traits biographiques : Félicité de Genlis jouait « celui d’une femme de lettres ridicule », tandis que « M. Leclercq représentait un jeune poète à sa première élégie [7] ». « L’auditoire trouva que Mme de Genlis n’avait jamais eu tant d’esprit ; elle en sut gré à son jeune acteur et l’engagea à composer des comédies [8]. » Quand on songe qu’à son tour Mme de Genlis avait connu personnellement Carmontelle et joué des proverbes avec lui à Villers-Cotterêts, chez le duc d’Orléans [9], on s’aperçoit que la transmission et pour ainsi dire la généalogie du proverbe est directe, et surtout qu’elle implique une dimension importante de pratique, un savoir-faire ludique lié à la sociabilité mondaine qui se transmet par imitation, par apprentissage avant d’être formulé dans les traités de poétique.
Quant à Mérimée, s’il lui arrivera de jouer la comédie à Compiègne, et même de composer des charades, comme par exemple pour la fête de l’Impératrice en 1863 [10], il ne semble pas qu’il ait joué des proverbes, et sûrement pas en compagnie de Leclercq. Il a cependant connu personnellement ce dernier, et l’a entendu lire certaines de ses pièces, notamment la très spirituelle et méta-théâtrale Manie des proverbes, décrivant les affres d’un auteur aux prises avec une compagnie d’amateurs, lors d’une soirée organisée chez Fiévée et Leclercq eux-mêmes par le libraire Sautelet en 1826. Auguste Sautelet était à l’époque l’éditeur aussi bien de Leclercq que de Mérimée. En 1825 il publie la première édition du Théâtre de Clara Gazul, en 1826-1827 la 2e édition en 5 volumes in-8o des Proverbes dramatiques de Leclercq, augmentée d’un 6e volume en 1828. Le récit de la soirée en question a été consigné par Delécluze dans son Journal, à la date du 12 avril 1826 :
Sautelet, le libraire, un de mes mis […] se sert avec beaucoup d’adresse de ses amis, qui sont presque tous dans les lettres, pour achalander sa boutique et y faire vendre tout ce qui paraît de nouveau. […]
Dernièrement, il a publié les proverbes de Leclercq, ouvrage qui a eu un grand succès. Théodore Leclercq vient d’en faire encore de quoi remplir un volume, et Sautelet qui désirait lui acheter cette dernière partie a voulu consulter ses amis lettrés […].
C’est donc chez Fiévée, ou chez Leclercq, ce qui est la même chose, que Sautelet […] a exécuté le projet d’amener en bloc tous ses amis lettrés pour entendre la lecture de deux nouveaux proverbes et de quatre dialogues de Th. Leclercq.
On s’est rassemblé à 8 heures. Excepté Armand Bertin, Duvergier de Hauranne, Sautelet et moi, toute l’assemblée était inconnue aux maîtres de maison. Voilà les noms des principaux amis présentés par Sautelet : Mignet, Beyle, Dunoyer, Vitet, Dubois, Viguier, Ampère, Mérimée, Remusat, de Guizard, Dittmer, et son ami Cavé, Tenneguy-Duchâtel, Cerclet, etc. etc. [11]
Les Souvenirs de soixante années précisent que les deux proverbes étaient Le Brigand et La Manie des proverbes, désigné sous le titre Ma cuisinière me vole d’après le sujet de la représentation de théâtre dans le théâtre qui s’y trouve à la scène X [12]. Quant aux « quatre dialogues », il s’agit en réalité d’un autre proverbe, Le Père Joseph, ou qui a bu boira, pièce dont le contenu fort politique et l’inspiration franchement libérale devaient avoir de quoi plaire aux invités. Recueilli avec les autres proverbes, Le Père Joseph est en effet organisé sous forme de quatre dialogues successifs plutôt qu’en scènes et en actes, sans doute parce que le manque d’action et d’intrigue et les longues répliques qui forment les discussions des personnages en font une pièce de genre hybride, destinée plutôt à la lecture qu’à la représentation. Chaque dialogue met en scène le Père Joseph, ancien jacobin devenu jésuite, en conversation avec un autre personnage, dans un contraste qui appelle le débat d’idées : deux dames de l’aristocratie cléricale et conservatrice, un jeune homme libéral, enfin le propre frère du père Joseph, jacobin impénitent et irréductible. De plus, les quatre dialogues présentent une continuité logique mais ne développent pas l’arc dramaturgique d’une intrigue avec exposition, nœud et dénouement. Ils se suivent plutôt par juxtaposition, avec pour seul fil rouge la présence raisonneuse du Père Joseph, et se passent dans quatre endroits différents, les salons des aristocrates rencontrés successivement, puis les appartements du prêtre lui-même. Le commentaire de Delécluze souligne non seulement l’évidente hardiesse du sujet, possible uniquement pour ces formes alternatives de théâtre destinées à la lecture ou tout au plus à une pratique de société, mais aussi le caractère résolument moderne de l’esthétique en œuvre, qu’il n’hésite pas à inscrire dans la lignée des Racine et Shakespeare de Stendhal :
Les idées de Beyle avaient prévalu. Non-seulement on s’était complètement affranchi des unités que l’on peut regarder comme non regrettables, mais ce qui était grave et n’a pas cessé de l’être, est l’envahissement de la prose, la hardiesse de la pensée poussée jusqu’au cynisme, l’expression crue rejetant l’art et bravant même les bienséances [13].
Cette réflexion est intéressante parce qu’elle confirme le potentiel expérimental, subversif et romantique du genre du proverbe dramatique même avant 1830, soit avant que Scribe, Vigny et Musset s’en emparent, lui donnent de nouvelles lettres de noblesse et en fassent un vecteur de leur conception du théâtre.
Le proverbe dramatique entre 1825 et 1830
Qu’est-ce donc que le proverbe dramatique entre 1825 et 1830 ? Comment est-il perçu ? Lesquels de ses traits distinctifs attirent l’attention de Mérimée à travers la production de Leclercq ?
Sous la Restauration, le proverbe a évolué par rapport à la configuration rendue célèbre par Carmontelle et qui avait dominé dans les théâtres de société de la fin de l’Ancien Régime. Pour Carmontelle, le proverbe était une petite action scénique écrite ou improvisée à présenter au public comme une devinette en action dont la solution était un proverbe. Il recommandait de choisir un « sujet qui forme plusieurs scènes d’une action », illustrant le plus parfaitement possible un proverbe de la tradition sans toutefois jamais l’énoncer. « Le mot du proverbe », dit sa célèbre définition, « doit être enveloppé dans l’action, de manière que si les spectateurs ne le devinent pas, il faut lorsqu’on le leur dit, qu’ils s’écrient : ah ! c’est vrai : comme lorsqu’on dit le mot d’une énigme que l’on n’a pu trouver [14] ».
Dans les années 1820 l’improvisation a été définitivement abandonnée. Les proverbes s’écrivent comme des pièces régulières et trouvent leur circuit de diffusion idéale par la publication en volume ou en revue. C’est le cas non seulement des œuvres de Leclercq, mais aussi des Comédies, proverbes et parades de Roederer (1824 et 1825), des Proverbes dramatiques de Jean-Baptiste Sauvage (1828) et des Proverbes romantiques d’Auguste Romieu (1827), ou encore des « tableaux de mœurs, sous la forme de proverbes, par M. Scribe [15] » qui représentent l’un des « produits d’appel » et de plus grande fierté de la Revue de Paris en 1829, si bien qu’ils sont mis en avant dans le prospectus publicitaire de la revue pour affriander le lecteur [16].
Parallèlement et comme conséquence logique, le jeu de devinette est tombé en désuétude. La maxime proverbiale donne souvent le titre à la pièce, et, tout en restant le « mot » de l’intrigue, elle est prononcée à la fin par l’un des personnages sur scène, adressée à ses partenaires ou éventuellement directement aux spectateurs, dans un moment de brève et ludique rupture de l’illusion scénique. Par exemple, dans Le Savetier et le Financier de Leclercq, transposition de la fable de La Fontaine, le rideau tombe sur Thomas, le savetier, qui fait la paix avec sa femme et dit, presque comme s’il s’agissait d’entonner à deux voix un couplet de vaudeville : « Embrassons-nous, Margoton, et répétons tous deux : contentement passe richesse [17]. » Comme le montre bien ce dernier détail, l’appel direct au spectateur, la tentative d’abolition de la distance entre la scène et la salle, restent importants même après la disparition du jeu participatif des devinettes. C’est que le proverbe est, par essence, un genre empreint d’une forte veine didactique. Illustrant une maxime, il véhicule volontiers un contenu critique et moral. Il vise, en tout cas, à faire réfléchir le lecteur / spectateur.
La meilleure définition du proverbe de l’époque, résumant de manière synthétique la vision que le milieu dans lequel évolue Mérimée pouvait avoir du genre, est celle que donne en 1830 Emmanuel Viollet-le-Duc, le père du célèbre architecte, dans son Précis de dramatique :
Le proverbe consiste en la mise en scène d’une petite action dont un proverbe connu, donné comme sujet à remplir ou à deviner, doit servir de moralité. Il est ordinairement fort court ; il admet tous les tons. On en a composé de notre temps qui, avec plus de développements, pourraient devenir de jolies comédies [18].
Le genre est donc caractérisé par sa forme brève, simple mise en scène d’une « petite action » qui peut pourtant renfermer, dans ses meilleures et plus modernes réalisations, tout le potentiel d’une pièce du répertoire. Un autre élément important et à souligner est la polyvalence : le proverbe « admet tous les tons », donc il n’est pas spécifiquement caractérisé par l’un ou par l’autre, comme la tragédie ou la comédie, mais se plie librement aux choix du dramaturge, et même au mélange des genres, fer de lance de l’esthétique romantique. Enfin, par son lien nécessaire avec une maxime, caractéristique distinctive du genre, il véhicule un enseignement moral, ou du moins un sujet de réflexion.
Les proverbes de Théodore Leclercq répondent si parfaitement à cette définition qu’on peut aisément supposer, compte tenu de leur date de composition, qu’ils en aient été le principal modèle. Ils témoignent de plus d’un souci constant de peindre au plus près la réalité des spectateurs et de corriger les mœurs tout en amusant. Cette volonté d’être « simple », quotidien même, et « gai », mais en même temps « moral et instructif », est mise en avant on ne peut plus clairement par M. Dormeuil, l’aspirant dramaturge de La Manie des proverbes, lorsqu’il présente son canevas Ma cuisinière me vole qui avait significativement retenu l’attention de Delécluze :
DORMEUIL – C’est une chose délicieuse ; je puis le dire, puisque cela a tant fait rire votre société […]. C’est un sujet tout simple, et qui réunit pourtant le triple avantage d’être gai, moral et instructif. Je n’ai pas été le chercher aux antipodes, moi ; j’ai peint ce que j’ai vu, ce que vous avez vu, ce que tout le monde a vu [19].
Malgré le caractère ridicule du personnage qui s’en fait le porte-parole, ces éléments sont fondamentaux pour définir la poétique du proverbe de Leclercq. Il est important de noter qu’ils sont aussi ceux que relève Mérimée dans son article nécrologique déjà cité. Il souligne la « foule d’observations ingénieuses » et les « traits d’un naturel exquis » qui garantissent l’intérêt et le succès de ces proverbes malgré leur « cadre très rétréci en apparence », ainsi que la « variété étonnante de caractères esquissés avec tant d’art, que dans quelques scènes on connaît chaque personnage comme si on l’avait pratiqué pendant des années [20] ». Quant à la gaieté, elle est, selon Mérimée, « le caractère distinctif du talent de M. Leclercq », si bien qu’elle « éclate dans tous ses tableaux, même dans ceux où il avait à reproduire les plus tristes défauts de notre temps [21] ». Cette dernière remarque est particulièrement révélatrice. Plus encore qu’une simple gaieté de bon aloi, ce qui retient l’attention de Mérimée chez son confrère est en effet le rire mis au service de la critique des mœurs contemporaines et de la satire politique. Critique et contestation menées toutefois avec une ironie de bon ton et de bonne compagnie, avec mesure, sans s’abaisser à la haine et à la satire ad personam :
Moraliste indulgent et critique enjoué, M. Leclercq nous a représenté, dans une suite de tableaux de genre, les vices, les travers, les ridicules de tous les temps, mais avec les traits distinctifs de notre époque. […] Un certain nombre de pièces sont des satires politiques écrites avec une verve hardie et qui peignent la situation des esprits dans les dernières années de la Restauration, car M. Leclercq, bien qu’il eût peu de goût pour la politique, ne pouvait demeurer indifférent aux grands débats qui agitaient la société de son temps. […] Remarquons en passant que la critique de M. Leclercq, pour vive qu’elle soit, ne va jamais jusqu’à l’injure, encore moins à la calomnie. Ses traits sont aigus, mais non pas empoisonnés. Il sait railler, mais il ne sait pas haïr [22].
Si Mérimée met en valeur ces traits dans les Proverbes dramatiques de Leclercq, on peut supposer que c’est là ce qui retient son intérêt et l’attire vers un genre mineur mais à la mode, dont on pourra retrouver les échos dans sa propre production.
Esthétique du proverbe dans trois pièces de Mérimée
Trois pièces de Mérimée s’avèrent particulièrement proches de l’esthétique du proverbe, si bien qu’elles pourraient être répertoriées comme afférentes au genre et l’ont même été, dans certaines circonstances.
Il s’agit de deux petites « comédies » publiées en 1825 dans le Théâtre de Clara Gazul, Une femme est un diable et L’Amour africain, et des Mécontents, pièce parue sans indication générique dans la Revue de Paris en mars 1830 et reprise ensuite dans le recueil de nouvelles Mosaïque en 1833. Comme pour toutes les œuvres attribuées à l’espiègle comédienne espagnole, l’indication de comédie pour les deux premières n’est d’ailleurs pas très significative, car nous sommes d’emblée prévenus que « Clara Gazul affecte de se servir du mot comédie, comedia, employé par les anciens poètes espagnols pour exprimer tout ouvrage dramatique, ou bouffon ou sérieux [23] ».
Une femme est un diable mêle inextricablement comédie, drame sanglant et second degré ironique dans l’histoire rondement menée, en seulement trois scènes, d’un jeune et vertueux inquisiteur espagnol corrompu et transformé presque instantanément en pécheur, puis en criminel, à la simple vue d’une belle jeune femme. Grand classique du roman noir et gothique à la Lewis, ou du théâtre monacal révolutionnaire, une telle intrigue est si peu originale qu’elle a manifestement été choisie à dessein, pour exploiter jusqu’au nonsense comique, dans sa précipitation dramaturgique, le cliché anticlérical et vaguement misogyne du moine apparemment incorruptible et rigoureux damné et poussé au crime par la première femme qu’il désire. Au dénouement, après avoir tué son confrère et prêt à s’enfuir avec sa nouvelle maîtresse, l’inquisiteur Antonio s’adresse au public dans une rupture de l’illusion scénique ironique et complice :
ANTONIO – En une heure je suis devenu fornicateur, parjure, assassin.
MARIQUITA – En voyant cette fin tragique, vous direz, je crois, avec nous QU’UNE FEMME EST UN DIABLE.
ANTONIO – C’est ainsi que finit la première partie de la TENTATION DE SAINT ANTOINE. Excusez les fautes de l’auteur [24].
Oscar Mandel a évoqué pour cet épilogue le modèle de la comédie espagnole du Siglo de oro, tout en soulignant la différence fondamentale introduite par la rupture de ton sensible chez Mérimée [25]. Or, il me semble qu’ici plus encore que le modèle du baroque espagnol (ou anglais), c’est le modèle du proverbe dramatique qui fournit la meilleure grille de lecture. La moralité sous forme de sentence, proverbe ou simple lieu commun, censée résumer et illustrer l’action et adressée directement au public dans une réplique finale est en effet, comme on l’a vu, la marque distinctive du genre à l’époque. La formule « vous direz avec nous que… » est même canonique, tout autant que son pendant « comme dit le proverbe… ». Suivie de la maxime imprimée en capitales ou petites capitales, comme il arrive régulièrement chez Leclercq, elle découpe le « mot » du proverbe dans le discours des personnages et l’adresse tant aux lecteurs qu’aux spectateurs les invitant en quelque sorte à participer au jeu, comme du temps des devinettes à la manière de Carmontelle.
Pour L’Amour africain, fantaisie orientalisante échevelée à base de désir fou et de jalousie meurtrière, où la jeune femme assassinée se relève après le dénouement pour discuter des mœurs barbares de ses amants avec le public, c’est plutôt l’histoire externe de sa création qui la lie au genre du proverbe. En juillet 1827, la pièce a été représentée au Théâtre des Nouveautés dans le cadre d’un pastiche ou vaudeville « en 3 tableaux, mêlés de couplets [26] » par Edmond Rochefort et Paul Duport (sous le pseudonyme de Mlle Desrosiers), intitulé Les Proverbes au château, ou les Plaisirs de la Campagne [27]. Une pièce-cadre y met en scène une compagnie de gens du monde réunis dans un château à la campagne qui pour se désennuyer décident de jouer la comédie.
Deux sociétés se forment, l’une conduite par M. Gautier, vieil actionnaire de théâtre qui n’aime que le classique, l’autre par Mme de Sivrac, éprise des proverbes nouveaux. Celle-ci propose de mettre en scène L’Amour africain, de Clara Gazul, tandis que Gautier demande qu’on joue Dorante et Frontin, pièce vieux genre composée par lui-même. Les deux ouvrages sont acceptés, et les invités du château, comme le public, les voient représenter [28].
L’intention des auteurs est claire : opposer dans une compétition directe la tradition classique, représentée par une comédie d’intrigue quelconque avec toutes ses ficelles usées et habituelles, et l’école romantique montante représentée par Clara Gazul. La compétition est d’ailleurs truquée, « de mauvaise foi [29] », car, souligne Patrick Berthier, « on a fabriqué la comédie la plus sotte possible sur le modèle moliéresque […] pour mettre en valeur par contraste les quatre scènes de Mérimée [30] ». Raison de plus pour reconnaître dans le spectacle, « belle entorse à la monotonie ambiante [31] » de la saison 1827, « une poétique mise en action [32] » comme ce fut signalé par les critiques du Mercure du dix-neuvième siècle.
Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est que pour « mettre en action » ce débat poétique les auteurs aient choisi d’avoir recours au proverbe. Tout d’abord la tradition du genre se prêtait particulièrement bien au projet, tant par la nature démonstrative et didactique du proverbe, qui illustre volontiers une thèse, que par son exploitation au sein des théâtres de société, prétexte idéal qu’on retrouve dans la pièce-cadre. Ensuite, il faut sûrement reconnaître ici dans le recours au proverbe un élément publicitaire, un effet d’annonce pour attirer le chaland qui passe et faire recette. Comme la Revue de Paris deux ans plus tard s’empressera d’annoncer dans son prospectus publicitaire la prochaine publication de proverbes de Scribe, le Théâtre des Nouveautés, fraîchement ouvert, espère sans doute, comme on dirait aujourd’hui, s’assurer une part du marché en proposant au public des proverbes. L’année 1827 est en effet particulièrement faste pour le genre : elle voit la parution des 2e, 3e et 4e éditions des proverbes de Leclercq chez Sautelet, des Proverbes romantiques de Romieu, du premier volume des Soirées de Neuilly de Dittmer et Cavé et des Scènes contemporaines de la « vicomtesse de Chamilly », soit Loève-Veimars et Romieu, qui contiennent, entre autres, des proverbes.
De là à inscrire sous la catégorie de proverbe tout objet dramatique nouveau, curieux, inclassable et moderne, surtout s’il est de petit format, le pas est bref et tentant. Ainsi, par analogie, par association, par suggestion, Les Proverbes au château et la presse du temps suggèrent de classer L’Amour africain parmi les proverbes. « L’Amour Africain […] n’est autre chose qu’un proverbe : le mot est prononcé à plusieurs reprises […] dans les articles qui lui furent consacrés », écrit encore en 1922 Émile Bouvier. Et de poursuivre :
On voit combien la définition du genre s’était élargie ; on voit aussi que le Théâtre de Clara Gazul, où les scènes historiques alternent avec les proverbes, ne saurait être considéré comme une fantaisie individuelle ; c’est une œuvre composée sous la pression des circonstances, des théories, disons plus, de la mode. […] Le proverbe […] à partir de 1820, devient le refuge de tous ceux que la liberté de leurs opinions ou l’audace de leurs théories écartent de la scène ; il est à la comédie de mœurs ce que les scènes historiques […] sont au drame romantique [33].
Entre dépassement de l’esthétique classique, mélange des genres et des tons et liberté d’expression, même en termes de contestation politique et sociale, il est évident qu’il y a entre proverbe et révolution théâtrale romantique une communauté d’intérêts et de combats qui ne devait pas échapper à Mérimée.
Cette proximité est particulièrement évidente dans le cas des Mécontents, œuvre parue sans indication générique dans la Revue de Paris, puis dans Mosaïque, que certains critiques comme Alfred Nettement considèrent comme un proverbe [34]. Entre comédie, proverbe, scène historique ou nouvelle dialoguée, comme en écrira par exemple George Sand, Les Mécontents (1810), met en scène un groupe de hobereaux vendéens séditieux, pompeux et ridicules, aussi prompts à conspirer contre Napoléon qu’à fuir à la vue d’un gendarme ou à se ranger au nouveau régime en échange d’une charge honorifique à la cour impériale. Parmi ses œuvres, c’est la seule à laquelle Mérimée lui-même se réfère probablement avec l’indication de proverbe si, comme le suggèrent Maurice Parturier et sur son exemple Françoise Bercé, c’est bien des Mécontents qu’il parle dans sa lettre à Viollet-le-Duc du 12 novembre 1858. À son ami, qui lui proposait de faire jouer l’une de ses pièces à Compiègne, il écrit : « Quant au proverbe dont vous me parlez, il y a deux légers défauts, impiété et immoralité [35]. » Ou plutôt, faudrait-il lire, un contenu politique qui pourrait déranger à la cour impériale, entre satire d’empreinte libérale et complot pour assassiner l’Empereur précédent. Mérimée en est conscient, puisqu’il poursuit : « L’auteur, il est vrai, s’est moqué des légitimistes, mais encore des autres et de tout. Et puis il y a une petite proposition d’assassinat qui pouvait être divertissante en 1825 [sic] et qui ne l’est plus du tout [36]. » Or, s’il est vrai qu’il n’y a pas de maxime proverbiale explicitement associée à la pièce, que ce soit dans le titre, dans le dénouement, ou proposée comme « mot de l’énigme » à trouver, condition nécessaire pour l’identification du genre, David Charles a néanmoins proposé de lire Les Mécontents comme une illustration de deux attitudes différentes face à l’action résumées dans les adages antinomiques « faire sans dire » et « dire sans faire ». La morale de la fable serait ainsi mise en évidence et « en action » à la scène X, qui oppose à l’aristocratie ultra « moins avide du danger de la conjuration que des signes qui lui sont attachés [37] », le braconnier Bertrand, ancien chouan et homme d’action, qui proclame : « Laissons aux curés à faire des sermons. Nous autres, nous n’avons pas besoin de tant de beaux discours pour convenir de nos faits. Quand j’étais avec Jean Chouan, il ne nous en disait jamais bien long [38]. »
Serait-ce surinterpréter les intentions de Mérimée ? Difficile à dire, en l’absence d’un témoignage direct. Il reste que Les Mécontents participe du même esprit de critique sociale et politique qui anime les proverbes de Leclercq ou des collaborateurs du Globe et de la Revue de Paris dans les années 1825-1830.
On peut notamment tracer un parallèle avec Une conspiration de province ou La nuit tous les chats sont gris, proverbe de Dittmer et Cavé paru en 1827 dans Les Soirées de Neuilly, qui met en scène les fantasmes de conspiration, les velléités d’importance et les ridicules d’un groupe de provinciaux royalistes « en 1820, dans une petite ville, sur la route de Paris à Nantes [39] ». Le vent a fait tomber un drapeau, le ministre de la marine arrive en ville incognito, et les voilà persuadés qu’il y a des conspirateurs partout et que Napoléon en personne « vient de débarquer à Nantes avec Marie-Louise, le petit roi de Rome, le prince Charles et vingt mille Américains [40] ». Pris de panique, le maire de la ville s’enfuit indignement par la fenêtre comme les conspirateurs de Mérimée s’échappent à travers le parc, tombant dans la mare et pataugeant dans la boue.
Quant à Leclercq, dont Pierre Trahard souligne que Les Mécontents s’inspirent tout particulièrement « pour la forme et le ton [41] », il s’était fait une spécialité d’épingler avec son ironie légère mais impitoyable les mesquineries, les bassesses, la mauvaise foi, l’hypocrisie, l’opportunisme et l’arrivisme des membres de l’administration, toujours occupés à briguer des places et à changer d’opinion avec le vent des faveurs ministérielles. Pour ne citer que les deux exemples mentionnés par Mérimée, Le Château de cartes montre les espoirs, puis la cruelle déception, d’un intrigant, le vicomte de Goury, « propre à tout » puisqu’il « n’a jamais rien fait [42] » selon le mot de sa femme. Attaché au bras droit d’un ministre qui lui a promis une place, il voit tous ses projets se dissoudre avec la disgrâce du ministre en question. Morale de l’histoire : « ne bâtissons pas de châteaux en Espagne. » L’Esprit de servitude, histoire de l’ancien valet de chambre d’un marquis qui regrette les années de service sous son ancien maître, est de son côté un parfait exemple de la manière discrète propre à Leclercq de dénoncer les travers de ses contemporains, même les plus puissants, à travers des exemples simples et quotidiens. Pour Mérimée, « ce vieux valet de chambre, devenu un bon bourgeois dans l’aisance, et qui regrette son esclavage […] donne une leçon tout aussi utile et infiniment plus amusante que ne pourrait faire un ministre disgracié ou un tribun oublié de la multitude [43] ». Stendhal va même plus loin, qui propose de voir dans le modeste protagoniste du proverbe une incarnation de « ces préfets, chambellans et généraux » qui « malgré tous leurs superbes cordons, ont besoin d’être au service de quelqu’un, peu leur importe qui [44] ».
On peut donc conclure que ce qui attire Mérimée vers l’esthétique du proverbe telle qu’elle est conçue dans les années 1825-1830, est avant tout la grande liberté d’expression qui la caractérise, tant du point de vue de la forme, grâce au mélange des genres et à la variété des tons adoptés, que du contenu. Traditionnellement vecteur de contenus moraux, plus libre par rapport à la censure que les grands genres du répertoire à cause de sa nature de « théâtre à lire » ou théâtre de société, le proverbe est à l’époque apprécié du romantisme libéral et se fait porteur de contenus politiques, anticléricaux [45], de critique des mœurs contemporaines.
La forme brève, agile, le plus souvent en un acte, et la recherche de simplicité et de naturel liées au proverbe devaient également séduire Mérimée et entrer en résonance avec son écriture, dont depuis Sainte-Beuve on n’a cessé de souligner la « sécheresse, dureté, rapidité, brièveté : des qualités – des défauts – qui ne répondent pas à l’attente de l’époque [46] », comme le rappelle Antonia Fonyi. Ou du moins pas au style recherché dans les grands genres. Car dans la composition des proverbes, depuis Carmontelle, ce qu’on recherche n’est pas le beau style, mais « le ton de la conversation » et « de la vérité [47] ». Sainte-Beuve loue chez Leclercq « des dialogues vrais », exempts « du grossissement et du relief propres au théâtre [48] ». Il est significatif de rappeler que le même Sainte-Beuve saluait dans le Théâtre de Clara Gazul « une simplicité parfaite, une force continue ; point de pomposo ni de bavardage ; point de réflexions ni de digressions ; quelque chose de droit qui va au but [49] ». Le rapprochement entre Mérimée et Leclercq sous le signe du proverbe, de la simplicité et du refus de tout excès rhétorique et de doute emphase déclamatoire (à moins qu’elle ne soit prise au second degré !) est d’ailleurs très explicitement énoncé dans le compte rendu anonyme sur « Les derniers proverbes de M. Théodore Leclercq » paru dans la Revue de Paris en 1833 : « MM. Leclercq et Mérimée, même vérité d’observation et de style, même haine de tout ce qui sent le marivaudage ou l’exagération [50]. »
On n’oubliera pas, enfin, l’esprit ludique, cette gaieté foncière et malicieuse que Mérimée pointait comme caractère distinctif du talent de Leclercq, et la propension qu’on a évoquée à rompre l’illusion théâtrale pour s’adresser directement au spectateur en cherchant sa complicité. Derrière le déguisement de Clara Gazul, Mérimée aimait certainement à retrouver l’esprit du proverbe de salon et de société, qui est avant tout jeu dans tous les sens du terme : fiction théâtrale prête à s’avouer pour telle, mais aussi divertissement de l’intelligence et de l’esprit.