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Florence Naugrette

Université de Rouen (CEREdI)

Physiologies de spectateurs de province au XIXe siècle

L’auteur

Florence NAUGRETTE, Professeur à l’Université de Rouen (CEREdI), est historienne du théâtre. Elle a publié Le Théâtre romantique, Histoire, écriture, mise en scène (Seuil, 2001) et Le Plaisir du spectateur de théâtre (Bréal, 2002). Elle a co-dirigé, avec Guy Rosa, les actes du colloque de Cerisy-la-Salle Victor Hugo et le théâtre (Bréal, 2005) avec Myriam Dufour-Maître les actes du colloque de Rouen Corneille des romantiques (PURH, 2006), avec Claude Millet et Agnès Spiquel le volume d’hommage à Guy Rosa Choses vues à travers Victor Hugo (Presses Universitaires de Valenciennes, 2008), avec Sylvain Ledda et Hélène Laplace-Claverie Le Théâtre Français au XIXe siècle (L’Avant-Scène, 2008).


Texte complet


On comprend sans peine que la mode des physiologies qui déferle sur la France dans les années 1830-1840 trouve dans le public de province une cible privilégiée : le public de théâtre est en effet un microcosme de la cité, socialement et géographiquement divisé dans l’organisation même de la salle, et donc facilement identifiables en types. D’autre part, le théâtre étant un lieu de parade mondaine, le public y est à lui tout seul un spectacle à part entière qui s’offre tout naturellement à la caricature, graphique (voir Daumier) ou verbale. Enfin, l’agitation dans les théâtres de province, naguère étudiée par Alain Corbin pour la Restauration [1], mais qui subsiste, voire qui s’accroît, sous la monarchie de Juillet, donne lieu à des scènes pittoresques aisément récupérées à leur profit par les physiologistes en quête de spectaculaire.

Les textes que je me propose d’étudier sont de deux ordres, en fonction de leur date, et du medium où ils sont parus. D’un côté, des articles parus dans la presse locale rouennaise et lyonnaise à la fin des années 1830. De l’autre des chapitres d’ouvrages généraux parus à Paris au début des années 1840.

Quelques rappels sont peut-être nécessaires sur cette mode des physiologies. Transférant de manière pseudo-scientifique dans le domaine des sciences humaines les découvertes de Cuvier, de Buffon, sur les classifications des espèces animales, les physiologies se veulent des études de mœurs classifiantes, qui envisagent la société comme un organisme vivant où chaque type joue son rôle dans le fonctionnement de l’ensemble. Cette méthode inspire notamment Balzac dans sa Physiologie du mariage, et dans sa poétique du « type » romanesque. Ce genre fait florès également dans la presse où, sous la forme dégradée du burlesque, il sert souvent à faire la caricature des vices contemporains. Dans les années 1841-1842, la mode culmine, via la publication de livres entiers consacrés à des types aussi divers et farfelus que La Physiologie du fumeur, de la lorette, de l’homme marié, du fanfaron, du marchand de contremarques, on en citerait des centaines… Nathalie Preiss, qui leur a consacré sa thèse, montre qu’elles ont tendance « à privilégier l’aspect descriptif et classificateur de la zoologie aux dépens de la méthode systématique, analytique ou synthétique, de la physiologie scientifique » [2]. La multiplification des exemples, par laquelle les « physiologistes se vouent à une énumération indéfinie des phénomènes », aboutit à une spécialisation à l’extrême des types qui conduit finalement à une vision parcellaire, individuelle et anecdotique de « faits détachés » dont la portée n’est plus que satirique. Du reste, la plupart des physiologistes sont aussi des vaudevillistes et/ou des journalistes ; et pour un Balzac physiologiste par ambition d’être un « historien des mœurs », on trouve nombre de plumitifs tirant à la ligne en croquant tout bonnement les travers de leurs contemporains. Mais mon propos n’étant pas normatif, je m’intéresserai à ce que ces physiologies peuvent malgré tout nous apprendre du public de province lui-même, qui est l’objet de notre journée d’études, mais aussi de la manière dont il était perçu par la presse parisienne et par les provinciaux eux-mêmes.

Car le genre de la physiologie relève autant du portrait que de l’autoportrait. En témoigne le titre d’un ouvrage aujourd’hui bien connu des historiens, Les Français peints par eux-mêmes [3], célèbre série composée en 1840-1842 à l’initiative de Curmer par divers auteurs, dont Balzac, qui sont autant de physiologies mi-sérieuses, mi-plaisantes, et dont les huit volumes relèvent de la mode de la littérature « panoramique ». Les trois derniers sont consacrés à la province, suite au succès des premiers volumes. Nathalie Preiss observe qu’à partir de 1842, des physiologies de la province sont aussi rédigées par des provinciaux, pour ne pas rester en reste. Mais il s’agit quand même, à l’origine, d’un exercice de style typiquement parisien, adapté au déchiffrement nécessaire des apparences trompeuses de la grande Babylone. Pour ce qui m’intéresse, en 1841, « an de grâce des physiologies » (Preiss), quatre d’entre elles [4] sont consacrées au théâtre, mais seule celle de Couailhac consacre un chapitre (et un seul) à la province.

Par principe, la physiologie étant un genre satirique, seuls sont croqués les spectateurs que rend particulièrement pittoresques leur comportement. On ne trouve donc dans cette galerie nul portrait de spectateur sobre, réfléchi, cultivé, amateur éclairé manifestant intelligemment son approbation ou son improbation. Seuls sont croqués les trublions ou les ridicules, qui forment les deux catégories principales que je vais vous présenter.

Les trublions sont parfois désignés sous le nom générique de « cabaleurs ». Louis Couailhac en dresse le portrait dans le chapitre de son livre consacré à la province :

« Dans les grandes villes de province, le théâtre n’appartient pas au véritable public, mais à une centaine de jeunes gens, clercs de notaire, fils de famille, fashionables manqués, qui prennent résolument le titre de cabaleurs, et font la loi au parterre. C’est une véritable corporation. Les cabaleurs font les succès et les chutes. Il suffit qu’une actrice ait résisté à l’un d’eux pour qu’elle soit accueillie en scène par une bordée de sifflets et forcée de quitter la ville (…) en certaine ville du Midi, les cabaleurs ne souffrent pas dans le corps de ballet de danseuse mariée ou ayant un amant parmi ses camarades. Toutes les danseuses leur reviennent de droit. [puis il se livre à une comparaison des mœurs de province avec le cannibalisme des sauvages] » (p. 117-118)
« En général les cabaleurs sont tapageurs et d’assez mauvais goût. Leur présence éloigne du théâtre la partie la plus polie et la plus brillante de la société du lieu. Les dames surtout, qui n’aiment pas le bruit, se montrent fort rarement au spectacle, se gardent bien de s’en faire une habitude et ne prennent une loge que dans les grandes occasions. […]
Les chefs des cabaleurs se placent ordinairement dans une loge d’avant-scène, qui prend le nom de loge infernale. C’est de là que part le signal des applaudissements et des sifflets. C’est de ce côté-là que se portent involontairement les regards des actrices lorsqu’elles entrent en scène. La loge infernale est la parodie d’un véritable tribunal dramatique. » (p. 119)

Toute physiologie de spectateur mentionne l’endroit de la salle où se trouve le type décrit, dans une classification qui est tout à la fois caractérologique, comportementaliste, et sociale. On aura remarqué ici que les cabaleurs, situés au parterre, obéissent à leur chef qui sont dans une loge d’avant-scène.

Il arrive que le type du cabaleur soit affiné en sous-types donnant lieu à autant de physiologies : le siffleur, le rieur, le claqueur, et le chuteur. D’après L’Entracte lyonnais, qui consacre une physiologie au « siffleur en province », « dans la capitale, la bruyante profession de siffleur n’existe pas ». Explication : à Paris, le spectateur mécontent s’en va trouver son bonheur dans un autre théâtre. Tandis qu’en province, le public et les acteurs doivent se supporter mutuellement toute l’année. C’est pourquoi, en province, « la bonne qualité des spectacles est une question d’hygiène et de santé publique ». Et le sifflet est le moyen de défouler sa colère contre les mauvaises prestations :

« Lyon est une des terres classiques du sifflet ; nous pouvons donc y peindre la physionomie vivante et animée du siffleur-type. […] C’est au café, que le siffleur croît, se développe et se propage. Arrivé au théâtre, il entre immédiatement en fonctions, et se conforme à un programme inédit formulé entre deux billes et deux petits verres.
Le parterre est le sol qu’il affectionne ; le lustre est son soleil. Sa place au Grand Théâtre est l’extrême droite du parterre, au Gymnase les premières. Les mauvais acteurs et les pièces nouvelles sont sa providence.
Tous les jours, le siffleur, en faisant sa prière, dit au Seigneur : ‘Donnez-nous aujourd’hui notre acteur quotidien, et délivrez-nous des claqueurs. Ainsi soit-il.’
Aussi, il n’y a pas de théâtre possible sans siffleur. On pourrait au besoin se passer de régisseur, de machiniste, de salle et presque d’acteurs : voyez Brives, Castres et Montauban ; mais de siffleurs, jamais ! [… il est] ou très joufflu, ou excessivement maigre.
Il faut le voir dans l’exercice de ses fonctions […] Voyez-le armé d’un sifflet de deux ou trois pouces ad libitum. Comme il accentue avec bonheur les sons aigus, soit qu’il les éternise en limpides modulations, soit qu’il les lance en rapides fusées, soit qu’il les presse, les coupe, les hache, pour en faire jaillir une vraie mosaïque musicale.
L’art du siffleur ne s’apprend pas ; on naît siffleur comme on naît poète. […]
On reconnaît le siffleur novice à la brièveté de sa musique, à la crainte des agents et des surveillants qui le guettent ordinairement aux derniers bancs du parterre, et à sa manie de tourner la tête après un coup de sifflet, double indice qui l’accuse et le fait saisir immanquablement. » [5]

« De l’homme qui siffle et du sifflet », physiologie du siffleur publiée par le journal rouennais Le Colibri (18 août 1836) décrédibilise les motivations du siffleur, ramenées à des soucis purement personnels, d’où découlent son jugement esthétique arbitraire :

« Les raisons pour lesquelles ce jeune homme siffle sont presque toujours celles-ci :
Il est gêné dans ses bottes. — Son tailleur lui a fait une scène. Il médite le plan d’un mélodrame. – Une actrice quelconque ne répond pas à son amour. – Sa tante l’a oublié dans son testament. – Il a chaud. — Il a froid. – Il est enrhumé. – Il a perdu son mouchoir de poche. […] Il est menacé d’une gastrite. […] Le portier du théâtre s’est opposé à ce qu’il montât dans les coulisses. Il a trop dîné. – Le verre de sa lorgnette est cassé. – On lui a volé sa montre. – Son frère ne sera pas nommé procureur du roi. »

Autre sous-type de trublion, le chuteur, dont voici les extraits d’une « zoologie » rouennaise :

« Le Chuteur est un animal bipède et sans plume, que l’on pourrait placer entre l’homme et le singe ; car, si son physique et ses habitudes l’élèvent au niveau de l’homme, son moral l’abaisse au niveau du singe. […]
« Si vous voulez étudier le chuteur, allez au Théâtre des Arts à Rouen, et essayez de donner quelques marques d’approbation à un artiste qui vous aura fait plaisir, aussitôt vous entendez des chhhhhhhut prolongés partir des divers points de la salle. Ce sont les chuteurs qui crient quand ils entendent applaudir, comme un chien hurle quand il entend chanter. Ceci est un instinct de la nature. En effet, cet animal (le chuteur) possède une intelligence très bornée, et jouit de la privation de toute espèce de sentiment et de goût. Tous les arts font sur lui exactement le même effet que la peinture sur un aveugle et la musique sur un sourd.[…]
Le genre des chuteurs se subdivise en plusieurs espèces.
[Ceux qui font chhhhht par caractère, plus bêtes que méchants ; par vanité, afin de passer pour des connaisseurs ; ]
D’autres font chhhhhhhut par intérêt, parce qu’ayant donné de 75 centimes à 3 Fr 50c. pour entendre la pièce, ils regardent ceux dont les applaudissements leur font perdre quelques mots, comme des voleurs qui leur dérobent une partie de la marchandise achetée par eux entrant et payée d’avance. […]
Certains font chhhhhhhut par envie, vexés qu’ils sont de voir les autres éprouver une jouissance que la nature leur a défendu de comprendre, en les douant d’une organisation imparfaite. [Certains chutent par imagination ; sans aucun motif, et seulement] parce que chhhhhhhut est le cri du chuteur, comme glou glou est le cri du dindon.[…]
Vous pouvez hardiment, et sans crainte de vous tromper, les ranger tous dans l’immense, éternelle, puissante, indescriptible et redoutable catégorie…des sots ! »

Le Rieur, peint dans le journal rouennais Le Colibri (22 septembre 1836), est, lui, une variété du claqueur : « Il prend place sur les bancs du parterre. Il lance d’une voix sonore des : Ah ! ah ! ah ! des : Oh ! oh ! oh ! des : Assez ! assez ! assez ! C’est trop fort ! et autres fariboles du même genre ». Mais dans l’ensemble il y a peu assez peu de claque en province.

La deuxième grande catégorie de spectateurs ciblés par les physiologistes réunit toutes sortes de ridicules, selon une tradition littéraire que l’on pourrait faire remonter aux Caractères de La Bruyère. On remarquera que ces « caractères » modernes sont en réalité avant tout des types sociaux, et que de nombreux types peuvent être subsumés sous le paradigme du bourgeois parvenu dont Henri Monnier, futur inventeur du personnage de M. Prudhomme, se fait une spécialité dans sa participation aux Français peints par eux-mêmes.

Une vision d’ensemble de ce public qui vient au théâtre pour tout autre chose que le goût de l’art dramatique est donnée par Pierre Lefranc dans L’Entracte lyonnais, sous le titre générique « Physionomie du public » [6].

[ils] viennent au théâtre pour revoir ce qu’ils ont vu cent fois, ou pour écouter avec indifférence ce qu’ils n’ont jamais entendu ; – ce sont des viveurs, qui aiment à s’asseoir sur les banquettes rembourrées pour digérer un dîner succulent, pour dissiper les fumées du champagne mousseux ou glacé qu’ils ont sablé, et qui décident du talent des acteurs selon l’activité ou la lenteur de leur estomac ; ce sont des jeunes gens attirés par la figure des actrices ou des chanteuses, par les gracieuses formes des danseuses, beaucoup plus que par le talent des premières, la voix des secondes, ou la légèreté des dernières […] ce sont des femmes aimables qui contrôlent les autres, sans penser qu’elles sont contrôlées aussi ; ce sont des négociants qui tiennent dans la salle une banque au petit pied, s’entretiennent de négociations, d’échéances, de primes, de revirements et de toutes ces choses qui ne devraient pas prendre essor au-delà des comptoirs […] ; ce sont enfin des bourgeois, des rentiers pour lesquels le spectacle est un lieu économique de repos et de sommeil, qui leur épargne de la lumière et du feu dans leur domicile, des dépenses et des pertes au café ; – ce sont enfin des coquettes surannées qui passent leur temps à médire, parce que le temps est passé où elles pouvaient prêter le flanc à la médisance [types de la comédie de mœurs : la prude Arsinoé].

Les différents types énumérés dans cet article sont topiques, et font parfois l’objet de portraits-charges à part entière. Ainsi, la critique des viveurs qui viennent digérer au théâtre est un archétype que l’on retrouvera jusque sous la plume de Zola, à la fin du siècle, dans sa critique du théâtre bourgeois.

Le « beau », est croqué aussi le journal lyonnais La Fronde, sous le titre « Les jeunes beaux du balcon » [7]  :

Pour faire un jeune beau, prenez un jeune homme laid, posez sur sa tête un chapeau informe, laissant échapper des boucles de cheveux où l’essence du Portugal n’a pas été épargnée ; mettez aux mains de ce jeune homme des gants beurre-frais et un binocle pesant quatre livres ; aux pieds, des bottes en cuir verni ; au cou, un collier de satin ; autour du visage, une forêt de poils empiétant jusqu’au nez. Joignez à cela des dents gâtées et des hanches anguleuses ; placez le tout sur une banquette du balcon, et vous aurez un jeune beau.
Le jeune beau n’a d’esprit que l’esprit d’autrui. […] Au théâtre, c’est le public qui fait son jugement ; il suit de l’œil les oscillations du parterre et hoche la tête comme lui, comme lui il applaudit Siran ; mais il n’aime pas M. Squels, et pourquoi ?
Le jeune beau voudrait que le rôle de M. Squels fût chanté par Nourrit. […]
Le jeune beau est l’épouvantail de la débutante ; c’est à lui qu’elle envoie ses notes filées ; c’est lui qui reçoit ses premiers ronds de jambe ; c’est encore pour lui le « quel bonheur si je réussissais à lui plaire » de la comédie.
C’est alors qu’il se consulte dans les yeux de ses voisins et qu’il fait mouvoir sa canne dans un plan perpendiculaire. C’est la manière d’applaudir. Cet imbécile de public se compromet à applaudir avec ses mains ; le jeune beau frappe le plancher avec sa canne. Toutes les débutantes à Lyon sont reçues à coup de canne par les jeunes beaux du balcon. »

On aura remarqué que le jeune beau a sa place… au balcon. La place varie selon les auteurs de physiologie ; ainsi, pour le rédacteur du Colibri de Rouen, « la seule place que le Beau consente à occuper, c’est l’avant-scène. Or c’est le lieu dont l’on jouit le moins et le plus mal des charmes de la représentation théâtrale. » [8] Peu importe, le point commun entre le balcon et l’avant-scène, c’est que ce sont deux endroits où l’on est soi-même la cible de tous les regards.

La « femme aimable » croquée par L’entracte lyonnais a pour équivalent dans La Fronde le type grotesque de « la grande dame de la petite ville » [9] : l’antithèse dénonce les prétentions ridicules de la bourgeoise parvenue ; le physiologiste l’identifie : c’est la femme du notaire, du médecin, du vétérinaire : elle ne va au spectacle que le dimanche [signe qu’elle n’est pas une habituée ; qu’elle est au fond une campagnarde], et jamais en loge ; elle a de grandes plumes à son chapeau et y parle à haute voix, comme sur une place publique, et participe donc elle aussi, à sa manière, de la catégorie des fâcheux dont Molière a depuis longtemps fait une pièce, ou croqué dans la galerie de portraits de Célimène. La femme apparaît aussi comme personnage secondaire de la physiologie de « l’homme marié au spectacle avec sa femme », dont la particularité est de se détourner constamment de son épouse pour observer les autres beautés de la salle.

Derrière le type du bourgeois, du rentier, évoqué par Pierre Lefranc, on trouve aussi la figure de l’abonné, terreur des directeurs qu’il tient par son pouvoir économique ; ce dernier lui donne un droit de revendication qui est une véritable capacité de nuisance. Le système de l’abonnement est particulièrement redoutable en province, car l’abonné exige naturellement, pour rentabiliser son investissement, une rotation rapide de la programmation qui contraint la direction et la troupe à des rythmes infernaux, qu’ils ne peuvent pas suivre :

L’abonné de théâtre a le plus généralement de vingt-cinq à quarante-cinq ans, il est rentier ou commerçant, il est rare que l’homme administratif, l’employé des bureaux ait le goût, le temps et les moyens de s’abonner. L’abonné pur sang est familer du théâtre, habitué des coulisses et stationne de préférence pendant le lever du rideau aux premières galeries ou à l’orchestre pendant l’entracte, il envahit les couloirs et la scène, fait la visite des loges. Dans le théâtre de province où la claque est presque inconnue, l’abonné fait la loi. L’abonné est roi. En un mot, c’est le cauchemar des acteurs et du directeur, le séide des actrices sur le retour, la bête noire des marchands de contremarque et des loueurs de lorgnettes. (Le Colibri, 9 juillet 1836.)

Mais alors, où sont les vrais spectateurs, ceux qui ont vraiment le goût du théâtre ? La plupart des physiologistes sont d’accord sur ce point : le vrai spectateur est l’homme du peuple, au parterre ou paradis, ou le public du dimanche, composé de travailleurs qui n’ont pas de loisir pendant la semaine. Seul le public populaire, celui qui a eu vraiment besoin d’économiser sur son salaire pour s’offrir une place, vient voir le spectacle par goût du théâtre. Cette distinction entre public bourgeois et public populaire donne lieu à une physiologie en diptyque dans le Qui-vive ?, petite feuille rouennaise de brève existence, qui fut un temps le rival du Colibri. On y trouve un portrait collectif des publics des deux théâtres, évoqués dans cette journée d’études par Inès Rieul.

Ici, au grand théâtre, le public habituel se tient à quatre pour ne pas s’amuser. Il va là, je le pense du moins, pour se distraire, pour se délasser de ses occupations sérieuses, et l’on dirait pourtant qu’il se fait violence, pour ne pas rire, qu’il serait fâché d’être heureux, qu’on l’ennuie en le divertissant. Il va là, parce qu’il a dîné et qu’il faut bien que la digestion se fasse quelque part… Il entre, il bâille ; il s’asseoit, il bâille ; il cause à haute voix, il bâille ; il salue une amie éloignée, il bâille, il sourit à une jolie femme et il bâille […] Quant au théâtre dit des Eperlans, à cause du voisinage du Vieux Marché, c’est là que vous trouverez un public impressionnable à toutes les joies et toutes les douleurs !  [10]

Mais on aurait tort de prendre cette caricature au pied de la lettre, et l’on sait qu’une certaine porosité existait entre les deux publics. Aussi trouve-t-on ailleurs une autre physiologie, tripartite cette fois, entre trois types dont il n’est pas précisé s’ils fréquentent le Théâtre des Arts ou le Théâtre Français : la physiologie du Beau, du Titi et du Tamerlan. Le beau, dont nous avons déjà parlé, ne va au théâtre que pour y être vu ; le Titi et le Tamerlan, en revanche, sont deux types populaires de véritables amateurs de théâtre.

Le Titi fait partie du public du dimanche et du lundi. Il va au théâtre quand il a un peu d’argent à dépenser et que « la fantaisie lui en passe par la tête. » [11] Il est passionné par le mélodrame et le vaudeville grivois.

Il ne se contente pas de l’apostrophe, quelque virulente qu’elle soit ; il joint le geste à la parole, et lance des trognons de pommes, des pelures de châtaignes ou des casquettes de loutre. » [12]

Et il revendique fièrement son appartenance populaire.

Le Tamerlan, quant à lui, est

une des personnes les plus folles de spectacles, le dimanche. […] Il se livre, non sans succès, au commerce agréable de la bonneterie, du lit en quatre ou du trois-six. Donc, pendant six jours de la semaine, les soins de son commerce le réclament tout entier, mais le septième, il prend singulièrement sa revanche, et à cinq heures précises, on peut le voir à la porte d’un théâtre quelconque. [13]

Par souci d’économie il tente d’obtenir des places de troisièmes loges moins chères en mentant sur l’âge de ses enfants. Une fois entré, « on le place sur le banc d’une loge où l’on voit à peu près. Il est aux anges, écarquille les yeux, la bouche et les oreilles, et ne souffle mot. » Remarquons que si le physiologiste a pris soin de louer les motivations véritablement artistiques de ces deux types, le portrait qu’il en fait ensuite fait plutôt ressortir la grossièreté du premier et la niaiserie du second.

Le public plus populaire du dimanche est généralement glorifié : « Il n’est point blasé sur les émotions, et avec les mots de gloire, d’humanité et de patrie, on est toujours sûr de faire vibrer son cœur ». [14]

Un des derniers personnages qui a vraiment le goût du théâtre, c’est l’ « ami des artistes ». Francis Wey y consacre une physiologie dans Les Français peints par eux-mêmes, avec un paragraphe dédié tout particulièrement à la variante provinciale de ce type apparemment sympathique, mais finalement ridicule car il ne vit que par procuration une gloire purement illusoire et des amitiés achetées. Bourgeois bohême, comme on dirait aujourd’hui, il introduit les artistes dans la bonne société, leur permettant ainsi de s’acheter une conduite :

En province, l’ami des artistes, c’est-à-dire de la troupe théâtrale, est lieutenant, avocat, clerc, marchand de vin, fils de négociant, cafetier ; dans tous les cas, il a bons poumons et bons bras. En de telles amitiés, le cœur palpite dans l’estomac et l’on fraternise beaucoup. Les cabotins idolâtrés supportent la sympathie avec des airs de matamore, et les bourgeois sont fiers d’être associés à leurs petites passions. La rivalité de la Dugazon et de la première chanteuse cause bien des rixes, à moins que le ténor n’ait sagement débuté par confisquer celle-ci ; comme de droit. […]
On l’aime, on le remercie, on le félicite ; c’est un grand homme, il comprend et encourage les arts, et il immole glorieusement toute la soirée le grossier public, le bourgeois, l’épicier, le pékin. […] On reconnaît généralement l’ami des artistes à la manière dont il exagère ses habitudes, les allures des objets de son affection. Son chapeau est plus pyramidal ; sa cravate plus convulsive, son col plus rabattu, sa barbe plus Moyen Âge, son gilet plus débraillé que chez l’artiste. Son mobilier a l’air d’une boutique de bric-à-brac ; il couche en un lit sculpté (Omnibus, p. 340-341).

Ni vraiment bourgeois, ni vraiment artiste, ce personnage est à lui seul une contradiction signifiante, qui souligne d’autant plus la ségrégation sociale entre les comédiens et le public qu’il cherche à l’abolir.
Le tableau ne serait pas complet sans ce personnage haut en couleur qui fait partie lui aussi du public, mais en tant que représentant de l’ordre : le commissaire de police. A une époque où les vaudevillistes en font une de leurs cibles favorites, les physiologistes ne l’épargnent pas non plus :

Le commissaire de police doit être d’âge mûr ; ses cheveux doivent être toujours gris et courts.
Des cheveux noirs siéraient mal à la gravité qui distingue invariablement sa noble et imposante physionomie. Des cheveux blancs lui donneraient l’aspect de la caducité, et feraient naître la présomption de radotage. Il doit être de taille moyenne. Trop petit, il disparaîtrait dans la foule, que son œil est destiné à fasciner ; trop grand, il courrait le risque de servir de point de mire à la turbulence de l’étudiant et du gamin. [15]

Le théâtre ambulant a lui aussi sa physiologie. C’est à lui surtout que s’intéresse Louis Couailhac [16] dans l’unique chapitre qu’il consacre à la province dans sa Physiologie du théâtre à Paris et en province, parue chez Jules Laisné en 1841. Couailhac est aussi un collaborateur de la série des Français peints par eux-mêmes  ; et il se ressert de ce qu’il a écrit dans l’un pour l’autre. Pour lui, la province est le lieu du préjugé (idée qui relève elle-même d’un préjugé courant). Il soutient que les troupes ambulantes sont plus inventives que les troupes fixes qui se sont embourgeoisées, à l’image des troupes parisiennes, tandis que les troupes ambulantes conservent l’esprit bohême. Sa description des déboires du directeur de la troupe ambulante arrivant en campagne est pittoresque : il s’entend avec le maire pour louer la grange de Jean Picot ; sur l’affiche, on fait valoir les accointances des acteurs avec les célébrités parisiennes. La grange de Jean Picot est divisée en deux : d’un côté la scène, constituée d’une estrade et d’un paravent.

De l’autre côté des bancs placés dans l’enceinte figurent le parterre et l’orchestre. C’est là où prendra place la démocratie du public. Tout autour règne un rang de chaises pour l’aristocratie. Enfin quatre fauteuils sont disposés en guise d’avant-scènes pour les autorités constituées. [17]

Cette description m’intéresse parce que, dans sa brièveté, elle résume l’un des soucis principaux des physiologistes : l’identification et la localisation sociales de leurs types. Or l’on voit bien ici comment une structure improvisée, dans une grange de campagne, doit, pour construire son espace théâtral, reconstituer, avec des moyens minimum, sinon une architecture, du moins une disposition intérieure de la salle socialement hiérarchisée.
Ce souci de séparation des classes au théâtre est-il plus grand en province qu’à Paris ? La question est complexe. Si l’on en croit le Journal de Rouen, la disposition socialement hiérarchisée des salles de Province s’oppose à la « foule bigarrée » des théâtres parisiens :

En Province c’est tout autre chose : chaque classe, chaque fortune a sa place qui lui est marquée ; le riche manufacturier ne court pas de danger d’être coudoyé par l’ouvrier qu’il occupe […] Ainsi, en promenant son regard du bas en haut de la salle, on s’aperçoit que l’échelle sociale est retournée.

Mais en réalité, cette distinction fine entre les appartenances sociales doit être lue comme l’envers, la compensation ressentie comme nécessaire à la mixité sociale qu’impose la concentration de toutes les couches de la population dans un ou deux théâtres, là où le système parisien des privilèges sépare les publics avant même leur entrée dans le lieu théâtral (avec tout de même les nuances que l’on sait, la ségrégation n’étant que relative). J’en veux pour preuve le leit-motiv de toutes ces physiologies, l’interrogation profonde qu’elles laissent apparaître entre les lignes : la question de la légitimité du goût du public, et notamment du public mélangé du parterre. L’article du Journal de Rouen que je viens de citer enchaîne justement sur cette question :

Dans plusieurs théâtres de province et particulièrement à Rouen, on a conservé cette vaste arène que l’on nomme parterre, foyer de discordes théâtrales. Le parterre de la salle des Arts à Rouen, est redouté des artistes ; c’est le tribunal capricieux qui les traite avec faveur ou les tourmente sans pitié.

Le peuple-roi qui occupe le parterre, qui impose son goût aux autres spectateurs, au directeur et aux artistes, auquel le chroniqueur, dans son feuilleton, doit faire la morale et qu’il se propose d’éduquer, fait voler en éclats, dans la société révolutionnée, toute norme académique du bon goût. La fascination mêlée d’inquiétude que fait naître cette vox populi toute puissante se cristallise dans la critique du sifflet. Dans une « Physiologie du théâtre » consacrée aux « Devoirs et droits des spectateurs » le Journal de Rouen du 27 octobre 1836 commente l’effet de cette manifestation du goût individuel :

[…] le sifflet, en même temps qu’il est le plus juste instrument d’analyse, donne plus d’influence et d’autorité à chaque spectateur. On ne fait pas à soi seul un murmure, mais d’un simple mouvement de lèvres, en une seconde, une seule personne peut exprimer, à ses risques et périls, toute une indignation ou toute une doctrine.

Si tout un chacun est égal à son voisin dans l’expression esthétique de sa « doctrine », n’est-ce pas la constitution même du public en communauté qui est menacée ? De cette menace, l’atomisation du public en types et sous-types divers, dans ce genre à la fois satirique et conservateur qu’est la physiologie, me semble à la fois le symptôme et une tentative de conjuration.

Notes

[1Alain Corbin, « L’agitation dans les théâtres de province sous la Restauration », dans Le Temps, le désir et l ‘horreur, Paris, Flammarion, 1991.

[2Nathalie Preiss, Les Physiologies en France au XIXe siècle : étude historique, littéraire et stylistique, Eurédit, 1999 ; mon information vient de cet ouvrage, et de la thèse sont il est issu. Voir aussi R. Siéburth, « Une idéologie du lisible : le phénomène des physiologies », Romantisme, n° 47, 1985.

[3Les Français peints par eux-mêmes, Paris, Curmer, 1840-1842 (en cours de réédition chez Omnibus-La Découverte, par Pierre Bouttier). Voir sur la série provinciale le bel article d’Anne Emmanuelle Demartini « Le type et le niveau. Écriture pittoresque et construction de la nation dans la série provinciale des Français peints par eux-mêmes », dans Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle ? Etudes pour Alain Corbin, réunies par Anne-Emmanuelle Demartini et Dominique Kalifa, Creaphis, 2005. Et L. Abélès et S. Le Men, Les Français peints par eux-mêmes. Panorama social du XIXe siècle, catalogue de l’exposition du musée d’Orsay de mars-juin 1993, Paris, RMN, 1993, « La province vue par Les Français », p. 47-61.

[4Physiologie du théâtre par un journaliste  ; Physiologie du théâtre à Paris et en province (Couailhac) ; Physiologie des foyers de tous les théâtres de Paris  ; Physiologie du parterre. Types du spectateur (Léon Guillemin y croque chaque théâtre parisien).

[5L’Entracte lyonnais, 28 janvier 1838.

[64 février 1838.

[7La Fronde. Journal spécial de critique, littéraire, artistique, de théâtres, de tribunaux, de modes et d’industrie, Lyon, 17 janvier 1837 – parution bi-hebdomadaire.

[8Le Colibri, Jeudi 23 juin 1836, n°16, « Le Beau ».

[9La Fronde. Journal spécial de critique, littéraire, artistique, de théâtres, de tribunaux, de modes et d’industrie, Lyon, 20 mai 1837 – parution bi-hebdomadaire.

[10Le Qui-vive ? 26 janvier 1837.

[11Le Colibri, Dimanche 5 juin 1836, n°11, « Le Titi ».

[12Ibid.

[13Le Colibri, n°19, Dimanche 3 juillet 1836, « Le Tamerlan ».

[14Le Journal de Rouen, n°72, Dimanche 13 mars 1831.

[15Le Colibri, 1836.

[16Couailhac est aussi l’auteur de Physiologie du célibataire et de la vieille fille et de Physiologie du Jardin des plantes et guide des promeneurs, et de nombreux vaudevilles. La Physiologie du théâtre à Paris et en province est illustrée de vignettes de H. Emy gravées par Birouste.

[17p. 108.


Pour citer l'article:

Florence Naugrette, « Physiologies de spectateurs de province au XIXe siècle » in Le Public de province au XIXe siècle, Actes de la Journée d’étude organisée le 21 février 2007 par Sophie-Anne Leterrier à l’Université d’Artois (Arras).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 2, 2009.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?physiologies-de-spectateurs-de.html

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