Journée des doctorants 2018

organisée par Aurélien d'Avout et Alex Pepino à l’Université de Rouen le 30 mai 2018

Journée des doctorants 2018

Journée des doctorants 2018

Portraits des femmes guerrières : des descriptions romanesques aux planches de bandes dessinées, entre clichés et variations

Angélique Salaun


Texte intégral

1La narratologie s’est efforcée de donner une définition strictement fonctionnelle du personnage : comme le rappelle Vincent Jouve dans L’Effet-personnage dans le roman1, les formalistes russes ont été les précurseurs, tels Vladimir Propp et ses trente et une fonctions pour les personnages des contes merveilleux. En France, ce sont les structuralistes des années 1960 et 1970 qui vont saisir le personnage sur le modèle du signe linguistique. Le personnage est alors considéré uniquement comme un tissu de mots. Mais cette conception fonctionnelle du personnage ne permet pas d’étudier les effets portés par ces derniers, alors que, selon Jouve, « la vraie question, la seule qui puisse apporter quelque lumière sur l’efficace du texte romanesque, est : qu’est-ce que le personnage pour le lecteur2 ? » Afin d’entreprendre une typologie du personnage de la femme guerrière dans la fantasy épique, il me semblait essentiel de s’intéresser aux différents types de portraits que l’on peut trouver dans ce genre littéraire très codifié et, dans un premier temps, d’analyser les descriptions physiques, encore appelées prosopographies. À quoi ressemblent les guerrières présentes dans ce corpus ? Quelles images les descriptions, qu’elles soient détaillées ou lapidaires, donnent-elles de ces femmes guerrières ? Sont-elles caractérisées par leur beauté ou bien par un physique très particulier ? C’est aussi la question des focalisations qui se joue dans ce raisonnement : par quel regard le lecteur découvre-t-il la guerrière ?

2Nous vous proposons ici un premier bilan de ces descriptions romanesques tout en ouvrant à une rapide comparaison avec les portraits proposés dans un autre genre littéraire : la bande dessinée. Particulièrement féconde dans les genres de l’imaginaire, la bande dessinée a généré et génère toujours des visuels forts, dont l’influence dans l’imaginaire collectif, si elle est difficilement identifiable, est indéniable. Nous nous intéresserons ainsi aux adaptations en bande dessinée d’œuvres présentes dans notre corpus de romans : comment se passe la transition entre une description écrite et un dessin qui ne laisse plus au lecteur le rôle actif qu’il connaît dans le roman ? Enfin nous évoquerons un exemple qui nous semble représentatif de la bande dessinée et de son rapport au féminin guerrier : La Geste des Chevaliers Dragons, une saga de vingt-cinq tomes, scénarisée par le couple connu sous le pseudo Ange, mais dessinée par un artiste différent pour chaque volume.

3Il est vrai qu’après une première lecture rapide une impression peu réjouissante émerge : les prosopographies concernant les femmes guerrières peuvent parfois se réduire à qualifier le personnage de beau – conformément aux représentations visuelles communes, une femme qui se bat est une beauté farouche et sauvage, les auteurs ne cherchant pas toujours à travailler les clichés du genre. Mais certains semblent vouloir réfléchir à ce modèle stéréotypé de la guerrière et ont travaillé la beauté de leur personnage, notamment grâce aux différentes focalisations adoptées. Pour cela, plusieurs romans adoptent une focalisation interne : le lecteur suit le regard du personnage principal, une femme guerrière, et c’est par ce regard sur elle-même que nous découvrons ses traits physiques. Jouve soulignait la difficulté du portrait dans ce genre de récit, mais également la grande liberté de création laissée ainsi au lecteur :

Il s’agit alors – même si les motivations sont des plus diverses – d’influer sur le statut du lecteur, de faire de lui un agent du récit et non un récepteur. Le cas le plus flagrant est celui des narrations à la première personne (les récits autodiégétiques, selon la terminologie de G. Genette) où le héros-narrateur est rarement amené à faire son autoportrait. Le « je » est le personnage littéraire le moins déterminé qui soit3.

4Pourtant, divers procédés permettent à l’auteur de formuler une description, sa mise en scène passant alors par une découverte du reflet dans un miroir ou une quelconque surface réfléchissante. Ainsi dans la Trahison des dieux4 de Marion Zimmer Bradley, le lecteur découvre Troie et la future guerre selon le point de vue de Cassandre. La jeune fille ne se décrit pas spécifiquement mais constate les changements survenus dans et sur son corps en s’observant dans une flaque d’eau :

Surprenant son reflet dans une flaque d’eau après un gros orage, elle eut même un matin peine à se reconnaître. Plus allongée qu’autrefois, son visage et ses mains étaient désormais tout hâlés ; ses traits plus affinés avaient perdu candeur et innocence. Elle avait à présent des taches de rousseur, de grands yeux décidés, et elle se demanda, non sans amusement, si la jeune fille qu’elle était devenue ne serait pas reçue en étrangère si elle se présentait à l’improviste au palais de son père5.

5Cette transformation, ce corps en croissance, s’il surprend d’abord Cassandre elle-même, pose immédiatement la question du regard d’autrui et de sa réaction : dans cet exemple, il s’agit des gens du « palais » mais surtout du père de Cassandre, Priam. L’objet réfléchissant, ici une flaque, est nécessaire puisque la focalisation interne ou le récit à la première personne n’engagent pas à l’auto-description. Ainsi certaines œuvres se caractérisent-elles par une quasi absence de description : Boudicca de Jean-Laurent Del Soccoro en est un bon exemple, puisque la guerrière ne se décrit que très rarement, laissant au lecteur le soin d’imaginer sa propre Boudicca.

6Autre objet réfléchissant, le miroir peut être seulement mentionné pour des questions de vraisemblance narrative. C’est le cas dans La Perle et l’Enfant6 de Paul Beorn dans lequel le miroir est rapidement placé après une très longue description de Jéhanne. Cette dernière prend le temps de s’examiner car son corps aux « traits [trop] enfantins pour attirer le regard des hommes7 » et son visage « pas laid […] mais […] un peu banal8 » subissent des transformations à cause d’un sortilège :

Son nez trop long et ses lèvres charnues […] avaient pris un nouveau charme sensuel. La beauté de ses yeux gris se trouvait comme révélée. […] Même ses cheveux couleur de sable, semblait-il, avaient pris une jolie teinte plus sombre9.

7Et une fois encore Jéhanne interroge surtout le regard des autres et plus particulièrement des hommes :

Elle avait remarqué le regard changé des hommes sur son corps. […] Ils s’attardaient à présent un peu plus longtemps que nécessaire. […] Elle existait pour eux comme une femme désirable, pour la première fois de sa vie. […] Peut-être Dame Nature a-t-elle voulu que la petite chenille se change en papillon ? pensait-elle en consultant son miroir10.

8L’apparition tardive de l’objet permet ici de justifier in extremis la longue description réflexive du personnage. Au contraire, dans une focalisation externe, l’objet, s’il existe, n’est pas nécessaire. C’est le cas de Kaede dans le premier tome du Clan des Otori qui découvre subitement son reflet alors que, pour la première fois, la jeune fille est préparée pour une entrevue avec le maître des lieux :

Junko lava le visage, les mains et les pieds de Kaede, et démêla ses longs cheveux noirs. Les servantes chuchotaient d’un air stupéfait.
— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qu’elles racontent ? s’exclama nerveusement Kaede.
Junko ouvrit la boîte et en sortit un miroir rond […]. Elle le tendit de manière à permettre à Kaede de voir son reflet. C’était la première fois que la jeune fille avait un miroir sous les yeux. Son propre visage la réduisit au silence11.

9Ici la focalisation épouse le silence de Kaede, le narrateur n’entrant pas dans le détail de ce que découvre la jeune fille, déjouant donc cette scène classique du miroir au profit de l’effet produit par cette lacune et des questions que soulève ce silence.

10Ces descriptions internes apparaissent souvent désavantageuses pour le personnage féminin. Nous venons d’évoquer l’exemple de Jéhanne qui, face à un couple, « se sentait minuscule, laide et misérable12 », mais ce dénigrement de soi-même est récurrent dans les œuvres de notre corpus. Lorsque le point de vue choisi par l’auteur reste externe, c’est par leur discours que le lecteur peut connaître l’opinion du personnage sur lui-même. Ainsi Andromaque, dans la trilogie Troie de David Gemmell, se décrit-elle sans bienveillance :

— Je sais ce que je suis. Une grande bringue sans grâce, destinée à porter les rejetons d’un prince troyen13.

11De même, Sarène dans le roman Elantris14 de Brandon Sanderson se désole de sa grande taille dans une réflexion retranscrite au discours indirect libre :

Sa curiosité visait à la détourner du sentiment d’infériorité et de l’embarras que lui causait son image, celle d’une femme brusque, dégingandée, qui n’était plus de la prime jeunesse. À vingt-cinq ans, on doit être mariée depuis longtemps15.

12Certains auteurs auraient-ils choisi de brosser le portrait féminin en dehors des canons de beauté classique ? De fait, il apparaît que ces personnages de femmes, si elles ne se considèrent pas comme belles, attirent pourtant le regard et l’amour des femmes et des hommes. C’est grâce au regard d’autres personnages que le lecteur peut imaginer un portrait plus nuancé : certes ces personnages ont un physique considéré comme particulier mais qui ne remet pas en cause leur beauté. Avant cette phrase pleine de sel la concernant, le lecteur avait déjà pu esquisser une image mentale d’Andromaque, grâce au regard d’Hélicon sur elle. Cette description frappe tout autant par le peu d’éléments fournis que par la puissance de suggestion de la mise en scène nocturne de son apparition et le choix de focalisation ; c’est moins Andromaque que le narrateur nous décrit que l’impression qu’elle produit sur Hélicon :

Puis il vit la femme.
Elle était debout, un peu en retrait des spectateurs, vêtue d’un long manteau vert et d’une robe brodée. À la lueur des feux et de la lune, la couleur de ses cheveux était difficile à déterminer, mais ils étaient longs, bouclés, et retenus par un lien. Et son visage ! On aurait dit une déesse. Elle n’était pas jolie, mais tout simplement d’une beauté à couper le souffle. La bouche d’Hélicon se dessécha. Il se sentit incapable de détourner le regard. Elle le vit, et il sentit le pouvoir de ses yeux tournés vers lui. C’était un regard froid mais étonnamment hardi16.

13Cette description n’apporte que peu de détails et comporte une certaine indétermination en raison d’un éclairage froid (lune) et chaud (feux) à la fois : un mot suffit (« beauté ») et une comparaison, récurrente dans l’épopée (« on aurait dit une déesse »). Si Andromaque est belle, le lecteur ignore ce qui fait sa beauté, puisque l’explication est réduite à une exclamation, probable transcription en discours indirect libre des pensées d’Hélicon. Mais ce dernier n’est pas le seul à considérer que la femme d’Hector est belle, au grand étonnement d’Andromaque elle-même alors qu’une jeune femme vient de la complimenter :

Andromaque éclata de rire
— Hier, j’étais ordinaire, et voilà que maintenant, tout le monde me dit que je suis belle17.

14Sarène, si elle est souvent moquée par les membres de sa famille à cause de sa haute taille, est aussi qualifiée de belle femme, notamment par son fiancé Raoden, ébahi lorsqu’il la voit pour la première fois :

Le prince relâcha sa respiration. « Je ne l’avais vue que par séon, souffla-t-il. Je ne m’étais pas rendu compte qu’elle était si belle18. »

15Enfin Jéhanne, lorsque le sortilège s’évanouit et qu’elle retrouve son véritable corps, est effrayée par ce brusque retour à la réalité :

— Je suis… je suis changée, n’est-ce pas ? Je suis laide ?
Ses doigts passèrent sur son visage, glissèrent sur sa poitrine où elle ne rencontra plus les formes généreuses apparues à Diable-Vert. […] Ne restait que le petit corps mince, le visage rond aux lèvres boudeuses qu’elle avait toujours eus.
« Laide ? Non pas. Vous ne l’avez jamais été. J’ai l’impression, moi, de vous retrouver enfin19. »

16Cette voix qui la contredit est celle d’Abel, un jeune homme emprisonné dans la perle que Jéhanne porte à l’oreille. On le constate encore ici : la beauté du personnage féminin, lorsqu’elle n’est pas tout simplement posée par un narrateur extérieur, est sujette à nuance et le jeu des focalisations permet de faire imaginer au lecteur des physiques variés, voire instables, au risque parfois de perdre le lecteur. En effet, Vincent Jouve souligne la force d’une première image mentale formée très tôt chez le lecteur et difficile à modifier ensuite :

La perception du personnage romanesque est donc étroitement liée à sa caractérisation narrative. Les représentations du lecteur s’alignent sur les prescriptions textuelles. Notons cependant que si le texte tarde trop à spécifier tel trait particulier d’un personnage, il aura du mal à contrecarrer l’image concrétisée par le lecteur20.

17Cependant, cette multiplication des jugements émis sur ces apparences physiques peut inciter le lecteur à ne pas se reposer sur les codes du genre.

18Certains auteurs vont encore plus loin en proposant des héroïnes au physique réellement différent, marquées ou enlaidies par les événements. Il ne s’agit pas alors d’une question de point de vue ou de subjectivité : le corps et/ou le visage de la guerrière sortent de l’ordinaire et nous pouvons interroger les intentions auctoriales révélées par ces prosopographies particulières.

19L’exemple peut-être le plus connu est celui de la chevaleresse Brienne de Torth dans la saga Game of Thrones21 de George R. R. Martin. Dès la première apparition du personnage, l’auteur joue avec les codes de la fantasy : Catelyn Stark assiste à une passe d’armes entre deux chevaliers en armure, le visage dissimulé par un casque. L’aristocrate est déjà très étonnée d’apprendre que le vainqueur du tournoi est une femme :

« Qui est ce chevalier ? demanda-t-elle à ser Colen. Pourquoi cette aversion qu’on lui manifeste ? »
Il se renfrogna. « Parce qu’il ne s’agit pas d’un homme, madame, mais de Brienne de Torth, fille de l’Étoile-du-soir, lord Selwyn.
Fille ? s’exclama-t-elle, horrifiée.
– Brienne la Belle, on l’appelle…, mais dans son dos, de peur d’avoir à en répondre corps à corps22. »

20Le surnom – trace de l’épithète homérique qualifiante – laisserait à penser au lecteur et à Catelyn qu’à l’instar de la dame Eowyn de Tolkien, Brienne de Torth est une belle femme qui serait aussi guerrière. Mais lorsqu’elle retire son heaume, c’est un tout autre spectacle que découvrent Catelyn Stark et, par son entremise, le lecteur puisque, mise à part la blondeur de leurs cheveux, tout distingue Brienne d’Eowyn :

Dérision que le sobriquet de « Belle ». La tignasse qui venait d’apparaître tenait du nid d’écureuil et de la litière souillée. Et si Brienne avait de grands yeux très bleus de jeune fille, des yeux candides et francs, que dire du reste… ? Des traits épais, vulgaires, une ganache prognathe et crochue, la bouche démesurée, lippue au point de sembler boursouflée. Des milliers de taches de son mouchetaient ses joues et son front, les méandres hasardeux du nez trahissaient plus d’une fracture. Se peut-il en ce monde créature plus malheureuse, songea Catelyn avec compassion, qu’une femme laide23 ?

21Dans cette première description se manifeste très certainement le souci d’une vraisemblance – critique par rapport aux codes dominants – de la part de l’auteur : après un combat conduit en armure et sous un heaume, la chevelure, même somptueuse naturellement, ne peut guère être éblouissante. Le détail du visage abîmé par les combats, « les méandres » du nez ajoutent également plus de crédibilité au personnage. Brienne de Torth ne correspond pas à l’image idéalisée d’une belle femme portant l’épée le temps d’un éclat épique, mais une chevaleresse de formation : son corps comme son visage en portent les traces. La même vraisemblance nourrit la prosopographie de Chien du Heaume dans le roman éponyme de Juliette Niogret : on découvre son portrait physique à travers le point de vue d’un mercenaire venu la tuer, et les descriptions évoluent. Manfred la considère d’abord comme « une vieille femme […] grasse, des cheveux bruns lui tombant devant les yeux24 ». En s’approchant, l’analyse de l’assassin gagne en précision :

La femme leva le visage un instant, et Manfred vit qu’elle n’était pas si âgée. Elle avait mangé ses trente ans, ce qui était un peu avancé, mais pas vieux. En fait, son visage était marqué par les rides que gravent les soucis, et ses mains étaient fatiguées par le travail. Elle était grasse et décoiffée, et c’était tout ceci qui lui rajoutait de l’âge25.

22Les deux éléments détaillés dans cet extrait, les rides et les mains, seront judicieusement repris par le narrateur, afin de démontrer l’erreur de jugement de Manfred qui découvre trop tard qu’il ne s’agit pas d’une nourrice inoffensive, donnant ainsi à cette petite description une fonction sémiosique :

Manfred posa le pied sur le sol de la forêt et comprit, avant la douleur et la mort, que la femme courait bien plus vite que lui. Il comprit aussi que ses rides étaient des cicatrices, et que ses mains étaient brûlées par le travail des armes26.

23Des cicatrices qui sont les traces d’une vie consacrée à la guerre, Chien du Heaume n’est pas la seule combattante de notre corpus à en avoir. La capitaine Cendres de Mary Gentle présente également les stigmates d’une vie passée parmi les mercenaires. La saga du Livre de Cendres, caractérisée par sa violence et le traitement cru de la guerre, s’ouvre sur l’enfance de Cendres et la défiguration qu’elle connaît, à la suite d’un viol par deux mercenaires :

À l’âge de huit ans, Cendres fut violée par deux mercenaires. […] Comme elle pleurait, après, celui qui n’était pas ivre chauffa son coutelas au feu de camp et promena la pointe de la lame en partant du dessous de l’œil de la fillette pour remonter en biais sur la pommette, quasiment jusqu’à l’oreille.
Comme elle pleurait toujours, il lui infligea, de colère, une deuxième estafilade qui lui ouvrit la joue sous la première, en parallèle. […]
La troisième cicatrice lui fendit proprement l’autre pommette, mais elle lui vint de façon honnête, sans aucune cruauté gratuite. Le poignard du second tentait vraiment de la tuer27.

24Ces cicatrices, censées enlaidir le personnage, deviennent finalement un atout pour Cendres, et avant même l’explication de leur origine, le roman s’ouvre en les mentionnant pour en renverser la signification : « C’étaient ses cicatrices qui la rendaient belle28. » Mary Gentle prête ainsi au physique de son capitaine une toute autre dimension symbolique, donnant un caractère particulier aux prosopographies évoquant très régulièrement les marques de Cendres.

25Pour conclure, attardons-nous sur un dernier exemple qui met en évidence à la fois la portée d’une prosopographie, même succincte, et l’importance des points de vue choisis par le narrateur pour présenter un personnage. Hélène, dans la réécriture de l’histoire de Troie par David Gemmell, n’est pas une combattante, contrairement à Andromaque, mais elle nous paraît emblématique de la position du romancier par rapport à la beauté comme critère premier de « définition » des femmes. Pour ce faire, il prend ses distances avec la principale figure mythique de la beauté fatale. L’auteur, recyclant et transformant une matière connue du grand public grâce aux adaptations multiples de l’œuvre d’Homère, joue avec les attentes du lecteur, même sur des sujets mineurs comme celui de la beauté de la fameuse Hélène de Sparte, devenue Hélène de Troie. La première fois qu’elle est présentée au lecteur, Hélène, sans être nommée, est décrite en ces termes :

Le plus jeune fils d’Hécube, le studieux Pâris, était assis à l’ombre d’arbres dominant la baie. Près de lui, une jeune femme trapue au visage ordinaire, à la mine ouverte et aux cheveux auburn clair, était plongée dans la lecture de vieux parchemins29.

26David Gemmell retarde volontairement la déclinaison de l’identité de cette jeune femme et de fait, il redéfinit la référence culturelle en faisant d’Hélène une femme sinon laide, du moins banale. À plusieurs reprises cette banalité sera soulignée par divers personnages. Mais ces répétitions insistantes ont une fonction sémiosique majeure, qui s’explique lors de la mort d’Hélène, lorsque son palais est attaqué par Achille et ses soldats :

Ils savaient ce qu’elle allait faire, et la férocité quitta leur visage.
– Ne faites pas ça ! supplia Achille. Rappelez-vous qui vous êtes. Vous n’appartenez pas à ce peuple étranger. Vous êtes Hélène de Sparte.
– Non, Achille. Je suis Hélène de Troie, dit-elle.
Puis elle serra ses enfants contre elle et les embrassa.
– Fermez les yeux, mes chéris, murmura-t-elle. Quand vous les rouvrirez, papa sera là.
Achille fonça vers elle, mais trop tard.
Hélène ferma les yeux et se laissa tomber dans le vide30.

27Le lecteur va alors assister au processus de mythification d’un événement puisqu’il va découvrir le récit que font les soldats de la mort d’Hélène, métamorphosée en la « Belle Hélène ». Ulysse et Hector évoquent dans cet extrait l’épouse de Pâris :

– Je l’ai rencontrée une fois. Je l’ai trouvée de nature agréable, mais effacée et d’aspect ordinaire. Tu sais de quelle manière elle est morte ? (Hector hocha la tête, sombre.) Les hommes qui étaient là quand elle s’est jetée avec ses enfants du haut de la Joie du Roi parlent d’elle comme d’une grande beauté. Dans tous nos camps, on parle de la belle Hélène et de sa mort courageuse.
Que veux-tu prouver, oncle de la mer ?
– Qu’ils ne mentent pas. Les soldats ne peuvent pas parler des femmes en termes qu’ils ne comprennent pas. Ils n’admirent pas la bonté, la modestie ou la compassion. Mais ils admirent le sacrifice d’Hélène, et donc ils nous disent qu’elle était belle, comme une déesse marchant parmi les mortels. Et c’est la vérité31.

28La prosopographie d’Hélène n’était donc pas inutile au récit épique de David Gemmell qui, tout en déjouant les attentes du lecteur, a mis en abyme le principe de fictionalisation et dévoile au lecteur comment une légende, telle celle de l’Odyssée, peut naître. Dans la perspective de notre étude, l’exemple d’Hélène met en exergue également l’importance du croisement de différentes focalisations qui permettent aux auteurs de proposer des portraits nuancés de leurs personnages.

29Enfin intéresserons-nous au devenir de ces descriptions romanesques dans un média porté par l’image : la bande dessinée. Plusieurs œuvres de notre corpus d’étude ont été adaptées en bande dessinée ces dernières années, ce qui nous permet de comparer directement les deux œuvres et de constater quels choix ont pu être faits par les scénaristes, illustrateurs et coloristes de bande dessinée.

30L’Assassin Royal ne fait pas partie de notre corpus principal d’étude, puisque les personnages de guerrières ne sont que secondaires dans cette saga. Mais nous pouvons tout de même examiner le devenir de la première d’entre elles à apparaître dans le roman. Il s’agit de Hod, maîtresse d’armes du château de Cerf dans lequel grandit le jeune héros Fitz. C’est elle qui va initier ce dernier aux armes avant que le jeune garçon ne soit orienté vers la voie des assassins.

31Lorsqu’elle apparaît pour la première fois, elle n’est qu’une « vieille femme32 » aux yeux de Fitz. Suit alors une description de ses vêtements, caractérisés par une seule et unique couleur : le gris.

Elle était vêtue tout de gris : une longue surtunique gris sombre, des jambières plus claires et, recouvrant le tout, un tablier de cuir gris qui lui descendait presque jusqu’aux genoux. Une jardinière quelconque, supposai-je, tout en m’interrogeant néanmoins sur ses souples bottes grises33.

32Ainsi le jeune héros se méprend sur l’identité de ce personnage, pensant que le maître Hod dont on lui a parlé est un homme. C’est bien la maîtresse d’armes qui va devoir apprendre à Fitz et aussi au lecteur son identité. Jean-Charles Gaudin au scénario et Laurent Sieurac au dessin vont transcrire par l’image le retardement de la déclinaison de l’identité de Hod. Dans la première vignette où elle apparaît, son visage est hors du cadre et son torse ne laisse pas deviner son sexe, sa poitrine étant peu marqué. Le texte laisse lui-même une ambiguïté sur ce « nouveau professeur », tout comme le roman évoquait un « maître strict34 ». Le personnage apparaît en pied lorsqu’elle affirme « c’est moi, Hod ! ». Mais même ici son genre n’est pas très marqué et c’est par le texte de la case suivante que le lecteur comprend très clairement qu’il s’agit d’une femme par l’emploi du pronom « elle », inversement au roman.

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Jean-Charles Gaudin (scénario) et Laurent Sieurac (dessin), L’Assassin Royal, tome 1

33Dans La Quête d’Ewilan de Pierre Bottero, deux personnages accompagnant la jeune héroïne sont très intéressants pour nous : il s’agit d’Ellana et de Siam, deux guerrières au style très différent. Malheureusement nous n’évoquerons qu’Ellana car Siam n’est pas encore apparue dans l’adaptation dessinée. Nous allons examiner ensemble la première scène d’Ellana dans cette saga.

À ce moment, un s’éleva dans la rue, qui s’acheva dans un gargouillis. Edwin porta la main à son sabre. Il fit un signe aux deux soldats qui saisirent leurs lances et se dirigèrent vers la porte.
Elle s’ouvrit avant qu’ils ne l’atteignent. Une femme entra, la main sur la poignée d’un long coutelas passé à sa ceinture. Elle examina l’auberge et les rares convives avant de s’installer à une table.
Les deux soldats interrogèrent Edwin du regard et celui-ci hocha la tête. Ils sortirent.
Camille détailla la nouvelle venue. C’était une jeune femme d’une vingtaine d’années. Elle avait la peau mate, de longs cheveux noirs brillants tirés en arrière et tressés. Ses vêtements de cuir sombre, semblables à ceux d’Edwin, mettaient en valeur sa silhouette élancée.
Hans et Maniel revinrent dans la salle. Hans chuchota quelques mots à l’oreille d’Edwin qui se détendit.
L’aubergiste n’avait pas tort. Les hommes qui étaient au comptoir sont certainement des bandits. L’un d’eux a dû penser que cette demoiselle serait une proie facile.
Et alors ? demanda Bjorn, prêt à se lever.
Il s’est trompé.
La jeune femme avait commencé le repas que l’aubergiste venait de lui apporter. S’apercevant qu’elle était le point de mire de leurs regards, elle leva la tête et les dévisagea tour à tour. La présence des deux adolescents sembla la rassurer et un léger sourire flotta sur ses lèvres35.

34La BD, à quelques détails près, respecte scrupuleusement le texte romanesque. Les premières cases sont peu précises sur les traits du visage d’Ellana mais elle apparaît sûre d’elle au vu de son maintien. Elle ne tient pas son coutelas à la main mais il reste visible, accroché dans son dos. Une longue vignette ralentissant le rythme de la planche confirme la première impression que le lecteur peut avoir d’Ellana par la façon dont elle traverse la taverne, entourée exclusivement d’hommes. Alors que dans le roman ses cheveux sont tressés, ici l’artiste a choisi une tresse plus particulière dans laquelle des rubans serrent les cheveux. Cependant, l’effet reste similaire dans la BD comme dans le roman : Ellana apparaît immédiatement comme une guerrière redoutable mais aussi très belle. La troisième vignette nous permet de voir de plus près la jeune femme, et sa posture cambrée laisse paraître des formes très avantageuses, peut-être davantage même que le suggère le texte romanesque qui évoque une « silhouette élancée ». C’est la toute dernière vignette qui opère un focus sur son visage et permet au lecteur d’envisager les détails du personnage.

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Lylian (scénario) et Laurence Baldetti (dessin), La Quête d’Ewilan, tome 2, Akiro

35Après cette première apparition, Ellana va se joindre au groupe des personnages principaux et va en devenir rapidement l’un des éléments essentiels. Regardons ensemble quelques scènes où la guerrière est en action.

36Au début du tome 3 de la BD, qui correspond à peu près au début du deuxième tome de la trilogie, le lecteur assiste à une scène d’entraînement entre Ellana et Maniel, un soldat classique de la garde. Par rapport au roman, la scène est raccourcie, mais elle permet tout de même de noter, dans la dynamique de la mise en scène, l’importance de la tresse brune d’Ellana qui est toujours bien visible dans les scènes. C’est elle qui donne du mouvement aux vignettes.

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La Quête d’Ewilan, tome 3, La passe de la goule

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La Quête d’Ewilan, tome 3, La passe de la goule

37Pour terminer sur cette petite digression dans le monde de la bande dessinée, nous nous intéresserons à une saga exclusivement dessinée, intitulée La Geste des Chevaliers Dragons, car il apparaît que les artistes à l’origine de ces tomes jouent avec les clichés fantasmés de la guerrière dénudée, tout en développant des réflexions plus approfondies sur le corps de femmes, qui font corps contre une menace bien précise qu’elles sont seules à pouvoir combattre. Les créateurs de la série, le couple Ange, explique ainsi le principe de cette bande dessinée :

La Geste joue sur deux registres principaux. L’épique, bien sûr, l’aventure : de jolies filles combattant d’immondes dragons… mais aussi la politique. La brusque montée en puissance d’un Ordre entièrement féminin, dans un monde très misogyne, bouleverse la société. Les rois, les empereurs sont obligés de faire appel à l’Ordre des Chevaliers Dragon, donc aux femmes. Mais en parallèle, cet Ordre devient, au fil des siècles, militaire, puissant, et dangereux… Et ce n’est pas parce que des femmes le dirigent qu’il est toujours du bon côté de la Force36.

38Ainsi ces créateurs montrent que ces deux registres ne sont pas incompatibles. Ils s’inscrivent dans une tradition de la guerrière de bande dessinée sexy, objet de fantasme pour un public masculin. Mais cette exagération est soulignée par les personnages eux-mêmes, que ce soit les hommes qui jugent ces femmes :

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Ange (scénario), La Geste des Chevaliers Dragons

39ou bien les chevaliers elles-mêmes lorsqu’elles observent une autre femme. Ce style vestimentaire est donc aussi une façon de se démarquer, de souligner son appartenance à l’Ordre des Chevaliers Dragons et la liberté que ces femmes ont par rapport à leurs congénères restées dans un rôle plus traditionnel.

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Ange (scénario), La Geste des Chevaliers Dragons

40Ce qu’une étude plus précise de cette BD pourrait également montrer, c’est que toutes les femmes guerrières ne sont pas aussi dénudées. Par exemple, dans le tome 1, la femme chevalier est beaucoup moins dénudée que son écuyère. C’est lorsqu’il est temps de se préparer au combat contre le dragon, dont les émanations déforment tout autour de lui sauf les femmes vierges, qui sont donc les seules aptes à aller les tuer, que Jaïna met son armure en os de dragon et ainsi se dénude.

41Mais la BD d’Ange ne nous présente pas uniquement des corps hypersexualisés de jeunes femmes : formant un ordre avec une hiérarchie et des matriarches, le lecteur découvre également des guerrières plus âgées, qui ont un rôle de gestion de l’ordre mais qui peuvent également combattre encore les dragons.

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Ange (scénario), La Geste des Chevaliers Dragons

42Sans oublier l’ordre spécifique des sœurs de la vengeance : envoyées lorsque le dragon est trop puissant pour être tué par les chevaliers dragons, elles utilisent alors un rituel particulier qui détruit le dragon, mais également la zone où il vit, annihilant tout. Ces sœurs apparaissent dénudées mais vieilles et décharnées, le corps recouvert de tatouages.

43La saga est vaste, chaque volume est dessiné par un artiste différent et laisse entrevoir différentes formes de féminité, parfois très féminine, parfois très masculine ou flirtant entre les genres. C’est donc un panel très vaste de figures de la guerrière que nous présentent Ange et leurs dessinateurs, à travers une saga qui veut donner à réfléchir sur la place des femmes, leur rapport au pouvoir, au sacrifice, à l’honneur etc.

44Pour conclure, alors que s’intéresser aux descriptions des femmes guerrières dans la fantasy pourrait sembler anecdotique, il apparaît que ces analyses et confrontations de différents textes et médias ne nous permettent pas de dessiner une image stable de la guerrière : une grande variété de profils et de physiques sont à l’œuvre. Si certains poncifs et fantasmes restent très représentatifs des femmes guerrières dans cette littérature de l’imaginaire, des voix discordantes se font aussi l’écho de figures moins codifiées, permettant aux auteurs de se démarquer et de questionner le lecteur sur ses propres représentations mentales de la femme guerrière.

Notes

1 Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, Presses Universitaire de France, coll. « Écriture », 1992.

2 Ibid., p. 13.

3 Ibid., p. 52.

4 Marion Zimmer Bradley, La Trahison des Dieux, trad. Hubert Tezenas, Paris, Pygmalion, 1989.

5 Ibid., p. 61.

6 Paul Beorn, La Pucelle de Diable-Vert, Livre I : La Perle et l’Enfant, Paris, Mnémos, 2010.

7 Ibid., p. 73.

8 Ibid.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Lian Hearn, Le Silence du rossignol, Paris, Gallimard, 2003, p. 69.

12 Paul Beorn, La Perle et l’Enfant, Paris, Mnémos, 2010, p. 32.

13 David Gemmell, Troie, Paris, Milady, 2016, p. 168.

14 Brandon Sanderson, Elantris, trad. de Pierre-Paul Durastanti, Paris, Libraire Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 2017.

15 Ibid., p. 40.

16 David Gemmell, Troie I. Le seigneur de l’arc d’argent, Paris, Milady, 2016, p. 149.

17 Ibid., p. 206.

18 Brandon Sanderson, Elantris, Paris, Le Livre de Poche, 2011, p. 459.

19 Paul Beorn, La Pucelle de Diable-Vert. Livre II : Le Hussard Amoureux, Paris, Mnémos, 2010, p. 231.

20 Vincent Jouve, op. cit., p. 53.

21 George R. R. Martin, A Game of Thrones, NY, Bantam, 1996-en cours, 5 tomes.

22 George R. R. Martin, Le Trône de fer, L’intégrale 2, trad. Jean Sola, Paris, J’ai Lu, 2009, p. 340.

23 Ibid., p. 340.

24 Juliette Niogret, Chien du Heaume, Paris, J’ai Lu, 2011, p. 9.

25 Ibid., p. 11.

26 Ibid., p. 12.

27 Mary Gentle, Le Livre de Cendres, ¼ : la guerrière oubliée, trad. Patrick Marcel, Paris, Denoël, 2004, p. 19-20.

28 Ibid., p. 19.

29 David Gemmell, Troie I, op. cit., p. 553.

30 David Gemmell, Troie III, op. cit., p. 267.

31 Ibid., p. 454.

32 Robin Hobb, L’Assassin Royal, L’apprenti assassin, Paris, France Loisirs, 1998, p. 85.

33 Ibid.

34 Ibid., p. 83.

35 Pierre Bottero, D’un Monde à l’autre, Paris, Rageot éditeur, 2006, p. 172.

36 Interview en ligne, http://www.madmoizelle.com/ange-interview-bd-177450, consultée le 28 mai 2018.

Pour citer ce document

Angélique Salaun, « Portraits des femmes guerrières : des descriptions romanesques aux planches de bandes dessinées, entre clichés et variations » dans Journée des doctorants 2018,

organisée par Aurélien d'Avout et Alex Pepino à l’Université de Rouen le 30 mai 2018

© Publications numériques du CÉRÉdI, « Séminaires de recherche », n° 16, 2020

URL : http://publis-shs.univ-rouen.fr/ceredi/index.php?id=879.

Quelques mots à propos de :  Angélique Salaun

Université de Rouen Normandie
CÉRÉdI – EA 3229