Installons-nous, en imagination, au cœur du geste, pour formuler quelques questions. Il est bien difficile de saisir de manière unifiée ce que font les gestes du poème. Dʼabord dire « ce que font les gestes » suppose au geste un objet, alors que le geste est peut-être à lui-même son objet. La première question portera donc sur la nomination et la transitivité du faire gestuel : comment nommer ce que font les gestes du poème, sʼils font quelque chose ? Il sʼagit moins dʼétablir une typologie que de chercher, sur le mode infinitif, en suivant lʼexemple de Dominique Rabaté dans Gestes lyriques [1], à cerner le geste dans le type dʼaction ou dʼactivité quʼil constitue, ou à la spécifier dans son champ propre, sʼil nʼest pas celui de lʼaction. La distinction aristotélicienne de lʼÉthique à Nicomaque entre praxis et poiesis [2] pose un premier jalon : « Le genre de lʼagir [praxis] est autre que celui du faire [poiesis] […] En effet, tandis que le faire a une fin autre que lui-même, il nʼen saurait être de même pour lʼagir : car bien agir [eupraxia] est en soi-même sa propre fin [3]. » Le geste créateur, tout entier à son propre déploiement, congédiant lʼintentionnalité pour dissocier les moyens et les fins, relève-t-il exclusivement de la praxis ? Cʼest le renversement de paradigme que formule Paul Valéry dans sa Philosophie de la danse (1936) : « vous pouvez alors concevoir la réalisation dʼune œuvre dʼart, une œuvre de peinture et de sculpture, comme une œuvre dʼart elle-même. » En effet, dans le monde que la danseuse « tisse de ses pas et construit de ses gestes, […] il nʼy a pas dʼobjet à saisir [4]. » Pas dʼobjet à saisir, pas dʼobjet à fabriquer : les gestes que fait le poème, vivent dʼeux-mêmes et pour eux-mêmes. Et pourtant, ils forment un monde. Est-ce quʼil nʼy a pas une double postulation contradictoire dans la définition du geste artistique, poétique, comme agir pur, si on ne peut percevoir cet agir que sous la forme dʼun monde ? Valéry écrit de la danseuse quʼ« elle se fait une demeure à soi [5] ».
Reprenons donc la question initiale : que sont et que font les gestes du poème ? Ces questions ont été déclinées par deux artistes emblématiques de la modernité, Pierre Reverdy et Le Corbusier.
Reverdy écrit en 1935 dans « Poésie à part échec au poète » :
Pour bâtir son féérique château, dont il ne peut absolument pas savoir avant de commencer sʼil ne sera pas la plus minable des chaumières, il lancera dʼabord vers le ciel une tuile, elle tiendra ou ne tiendra pas ; puis il lancera encore une tuile, elle tiendra ou elle ne tiendra pas. Et si, par miracle, il arrive enfin quʼun toit luise à ses yeux éblouis, sous le soleil et sous la nuit, alors il sentira pousser des murs, et quʼil lui arrive de pouvoir un jour creuser des fondations, ce sera toujours et autant que possible sur du sable. Un sable, il est vrai, transmuable, par aventure, en cristal [6].
Le Corbusier écrit au sujet de son travail à Ronchamp :
Je trace lʼépure, mais les bords du document sont coupés par la « cache » du photographe. Téléphone à Jardot ; jʼobtiens une épreuve sans mutilation. Toute lʼassiette de lʼœuvre est dans les tracés. Il en est ainsi depuis les hautes et anciennes cultures. Il est incroyable que les artistes – aujourdʼhui – soient indifférents (voire hostiles) à cette fondation comme à cet échafaudage [7].
« Pour bâtir », écrit Reverdy, « lancer des tuiles ». Pourtant, ce sont bien les gestes exacts du typographe qui ont posé les ardoises de son toit. Mais le geste est pensé ici comme aventure, comme ce qui advient du fatum ou du hasard, et tombe sur le sable. À lʼinverse, du moins au premier abord, le geste du « tracé » de Le Corbusier garantit la solidité dans lʼélévation du bâtiment, dût-il, comme à Ronchamp, sʼélever vers lʼincertitude de la transcendance divine. Le geste est le socle, « lʼassiette », dont lʼœuvre est lʼexpansion qui elle-même est le geste, selon la définition de Bernard Vouilloux [8].
La confrontation de ces propos noue la contradiction de la praxis gestuelle. Dans le cadre du poème, ou de la poésie, le geste sous tous ses aspects, graphiques, incarnés, verbaux, mentaux, sonores, peut être décrit dans un rapport aux formes, quʼelles soient incertaines ou intenables, comme chez Reverdy, ou quʼelles soient déterminées dans toutes leurs expansions par le tracé initial comme chez Le Corbusier. Le geste créateur ne se saisit que dans des formes perceptibles, celles de lʼespace-temps [9], et sous les formes singulières, celles du corps, celles quʼil laisse dans son sillage, celles du poème, que le geste fait, fabrique au sens du poïein, que nous avons à recevoir et à réinvestir. Le geste configure alors un espace que nous sommes invités à explorer, à retracer de manière dynamique. Cʼest ce quʼon nommera le « bâtir », après Reverdy [10].
Dʼun autre côté, dans la poésie moderne et contemporaine qui constitue notre champ dʼinvestigation, le geste fait dʼabord effraction dans les formes existantes. Lʼexpérience pragmatique du « bâtir » évoquée par Pierre Reverdy est aussi une trouée dʼair par le geste, instituant lʼair comme forme dʼaccueil possible. Alors le geste polymorphe et métamorphique crée un espace dont lʼhabitabilité ne fait pas demeure. Lʼespace et le temps du geste sont conjointement instables : lʼinhabitable est aussi lʼinachevable.
Comment comprendre, comment saisir ensemble le bâtir et lʼagir du geste poétique ? À défaut de résoudre la contradiction, nous articulerons rapidement trois plans sur lesquels viennent dʼétager les questions quʼelle soulève : ceux du sujet et de la vie, au sein du langage.
Tout dʼabord, en quoi les gestes du poème peuvent-ils « bâtir » un espace de subjectivation ? Le sujet anthropologique est celui qui échappe à la gesticulation spontanée, nous rappelle Marcel Jousse, il tend à la prise de conscience qui coïncide avec le « rejeu », en gestes mimétiques, de lʼexpérience. À lʼéchelle de lʼindividu, la manière des gestes, leur style, sont lʼoccasion pour lʼindividu de prendre figure. La figuration du sujet passe alors par son individuation, justiciable dʼune stylistique du geste. Laurent Jenny nous invite, dans Le Style en acte, à reconnaître lʼappréhension « dynamique du style » « dans son ancrage corporel », point dʼappui dʼune « stylisation de soi [11] ». Dans ce processus de subjectivation continuée, Henri Meschonnic accorde une place centrale au rythme [12] : « Débordant des signes, le rythme comprend le langage avec tout ce quʼil peut comporter de corporel [13]. » Quels gestes rythmiques, dans le continuum du corps et du langage quʼils forment, donnent visage au sujet ? James Sacré compare le poème à un « visage de mots [14] », à la figuration gestuelle de ce qui sʼoffre à lʼautre sans élucidation complète possible. Ce visage tendu entre partage et singularité, est le bâtiment éphémère de lʼinterrelationnel : le poème, en ce quʼil est geste, fait signe aux autres. Et cette projection suscite une gestualité mentale, phonétique, rythmique, singulière, de la réception. Mais précisément, Dominique Rabaté met lʼaccent sur la capacité dynamique du poème plutôt que sur des « places subjectives fixes [15] ». Il faut repartir de la sortie hors de soi du sujet dans la phénoménologie de la perception, de la gestualité de la conscience perceptive dans son activité poétique, telle que Michel Collot lʼa analysée dans La Matière-émotion. Les gestes du poème mettent en rapport le subjectif et lʼobjectif, le personnel et lʼimpersonnel, rejouant la figuration subjective dans un processus de dessaisissement continuel de soi.
À quelles conditions, selon quels gestes, cet espace de subjectivation et de désubjectivation, nʼest-il pas exclusif [16] ? Cette question, lʼarchitecte Renzo Piano se lʼest posée lorsquʼétudiant de Jean Prouvé, il a dû chercher le moyen de construire un pont. La voie empruntée, qui peut paraître paradoxale, passe par un geste dʼallègement :
Ce que je veux dire, cʼest que la théorie ne suffit pas ; le dessin nʼa rien à voir là-dedans : il faut expérimenter, utiliser tes mains, du carton souple, de la colle et des ciseaux. Cʼest par-là quʼil faut passer depuis toujours pour comprendre les principes. Expérimenter, essayer, comprendre que pour ramener les structures à lʼessentiel, il est nécessaire dʼ« enlever » certaines choses, de travailler par soustraction, comme font les sculpteurs avec le bloc de marbre afin de libérer la forme qui est à lʼintérieur. […] En cherchant la légèreté, soudain tu tombes sur autre chose dʼimportant et de précieux pour donner corps au langage poétique : la transparence [17].
Le geste comme processus de subjectivation doit-il tendre à lʼeffacement de soi pour se tendre vers lʼautre ?
On pense au « bizarre dessin de ponts » de Rimbaud qui sʼanéantit dans un « rayon blanc » (« Les ponts », Illuminations), geste transitoire de la ligne à lʼespace sonore et théâtral. Le lecteur rejoue cette « comédie » selon des tracés métamorphiques qui sʼannulent réciproquement. Il sʼagit de nous emporter dans lʼinhabitable, où « les traces dégomment », selon Christian Prigent dans Paysage, avec vols dʼoiseaux (1982) [18]. Dans un tel dépaysement se pose une question vitale : peut-on vivre des gestes du poème ? James Sacré le croit : « Nos manières dʼécrire aujourdʼhui nʼemportent peut-être plus rien : mais sont-elles pas quand même nos gestes de vivants [19] ? » Ces formes qui sʼinventent, Agamben les appelle « formes-de-vie » et elles sont le propre de la vie humaine. Il nʼexiste pas pour elle de « vie nue », parce que la « forme-de-vie » est possibilité de vie, puissance non déterminée par avance par une vocation biologique. « Figurez-vous / de la force et des trous », nous demande Christian Prigent [20]. Le geste déploie un espace dʼêtre en puissance et non en acte, sur fond de néantisation. Le geste est cette mise en jeu du vivre même [21], un agir comme mise en jeu du vivre, un bâtir comme bât, bâton de soutien, de cette forme-de vie. Comment faire pour que le vivre demeure en jeu dans le bâtir du geste ?
Le geste poétique rimbaldien du tracé et de lʼeffacement exhibe le poème comme entre-deux, moyen sans fin, milieu de vie tel que le définit Agamben à partir du geste dansé : « Si la danse est geste, cʼest […] parce quʼelle consiste tout entière à supporter et à exhiber le caractère médial des mouvements corporels. Le geste consiste à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel. » Le geste chorégraphié, « crayonné au théâtre » par Mallarmé [22], dévoile un espace qui nʼest pas tout à fait advenu. Et cet espace est bâti dans lʼabolition de toutes les déterminations antérieures, les rêveries, les images, les fictions, pour permettre lʼapparition dʼune « figure » : « le plancher évité par bonds ou dur aux pointes, acquiert une virginité de site pas songé, quʼisole, bâtira, fleurira la figure. » Cʼest que la danse de Loïe Fuller, qualifiée par Mallarmé de « transition de sonorités aux tissus », répond au sens premier, couturier, du « bâtir ». Les gestes du poème peuvent-ils être pensés selon lʼassemblage, provisoire et à grands points, des parties du vêtement, laissant suffisamment de jeu pour que la souplesse des tissus-textuels épouse la mobilité de la vie corporelle, instaure un lieu sans autre décor que ses figures changeantes ?
Le bâti du poème exposerait les pièces couturées, lorsque le geste poétique fait du langage autre chose que du langage, le geste étant ce qui, dans le poème, nʼest pas susceptible dʼune analyse linguistique du signe. Lʼagir propre de la gestualité poétique verbale est-elle le dire, ou le vouloir-dire, adressé, mais compris de manière intransitive ? Les gestes de mots sont alors « lancés », comme communication dʼune communicabilité, y compris de lʼincommunicable, pour reprendre Agamben [23]. James Sacré se souvient « des sortes de gestes de mots […] qui savaient quʼils voulaient dire, mais qui se trouvaient comme débordés par leur dire [24] […] ». Le lieu de lʼagir gestuel serait-il le mot, ce que le geste fait dans le mot, ou plutôt ce que le mot fait comme gestes, en dehors dʼun espace des rapports qui constitueraient le discours ? Cʼest dʼaprès Roland Barthes le propre de la modernité : « [La poésie moderne] ne garde des rapports que leur mouvement, leur musique, non leur vérité. Le Mot éclate au-dessus dʼune ligne de rapports évidés, la grammaire est dépourvue de finalité, elle devient prosodie, elle nʼest plus quʼune inflexion qui dure pour présenter le Mot [25]. »
Mais lʼagir de diction réarticule des rapports en insufflant du mouvement dans lʼiconique. Si le langage fait image, lʼimage nous reconduit vers une dynamique, le geste, écrit Agamben, étant celui « de ne pas sʼy retrouver dans le langage ». Le geste présente, marque de ses empreintes, et marche, comme dans la « Lettre-océan » dʼApollinaire « les chaussures neuves du poète », qui font « Cré Cré Cré Cré Cré Cré Cré Cré Cré ».