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Jean-Claude Arnould

CÉRÉdI, Université de Rouen

Présentation

L’auteur

Jean-Claude Arnould, Professeur de Littérature du XVIe siècle à l’Université de Rouen et directeur du CÉRÉdI, est spécialiste de la narration brève, et en particulier des histoires tragiques (P. Boaistuau, F. de Belleforest, V. Habanc, B. Poissenot, C. de Taillemont), genre auxquels il a consacré de nombreux travaux ainsi que plusieurs éditions critiques ; l’autre axe important de ses travaux est Marie de Gournay, dont il a dirigé l’édition des œuvres complètes.


Texte complet


Heurts, malheur, heur ?

Jouant sur la double acception moderne de l’adjectif, on peut dire que l’« heure fatale » l’est rarement pour d’heureuses raisons. Sa représentation la plus emblématique, peut-être, la mort du héros tragique, justifie une analyse des spécificités des discours qui l’expriment : Labyed Amel étudie, suivant une approche sémantique puis syntaxique, sous l’angle du nombre et enfin en se concentrant sur la déploration les dénouements de la Sophonisbe de Claude Mermet, de l’Hippolyte de Garnier et de la Didon se sacrifiant de Jodelle ; elle peut ainsi détailler les modalités suivant lesquelles se figent des « images stupéfiantes » qui font du spectateur un témoin direct de la mort tragique fixée en un « tableau presque cauchemardesque ». Plus tard et dans un autre genre, les événements cruciaux qui se sont déroulés à la cour des Valois ponctuent la narration qu’en fait Mme de Lafayette : le récit de la mort d’Henri II, qu’Alia Baccar-Bournaz analyse en particulier, révèle comment les techniques narratives mises en œuvre intègrent les faits historiques au cadre narratif pour produire, à partir d’informations trouvées chez les historiens, une interprétation proprement romanesque en quête de « vérité » psychologique. L’« heure fatale » se signale en premier lieu par le degré d’élaboration et la puissance des effets de mise en scène et de mise en texte des événements dramatiques qui l’identifient, comme d’autres contributions seront amenées à le souligner. Cette expressivité et la forte impression produite sur le lecteur ou le spectateur sont le premier marqueur du motif : l’énergie efficace de sa représentation.

On trouvera cependant à cette « heure fatale » un visage plus heureux. Ce peut être, comme dans les lais lyriques de Guillaume de Machaut, le moment de la rencontre amoureuse, qui dicte le devenir du sujet ; elle le conduit à devenir un fin amant marqué par la souffrance mais qui trouvera la Grâce en se faisant poète parfait. Pour Isabelle Bétemps, elle détermine aussi la forme et la signification des poèmes : si la matière initiale du lai est bien la tristesse, si celle-ci conduit au dépérissement du sujet, la figure d’Espérance qui se trouve au cœur du lyrisme de Machaut permet une conversion de la douleur en un lyrisme de la joie. Ce peut-être également un moment d’accomplissement poétique, tel que celui que Zinelabidine Ben Aïssa perçoit dans l’instant où la vision s’éclaircit. Distinguant un regard prédateur, subjectif et centrifuge, et un regard spectateur, on observe dans la technique descriptive de Marie de France les moments décisifs où « le flou devient net » ; cette focalisation visuelle se traduit par des procédés énonciatifs et stylistiques qui déterminent le point de vue du lecteur. Mais dans les cas mêmes où l’« heure fatale » serait des plus funestes, sa valeur peut n’être pas si univoque qu’on l’attendrait. Celle, sinistre entre toutes, que sonne la cloche de Saint-Germain l’Auxerrois, prend, sous la plume de La Popelinière, une triple signification : présage qui ancre le récit dans le tragique, annonce d’une histoire rationnelle et laïque, entrée dans la méditation chrétienne. Brigitte Lourde décrypte ainsi les réseaux de sens qui se constituent autour de ces trois interprétations et qui les nouent les unes aux autres, et montre comment l’instant fatal se convertit pour l’historien en un moment fondateur de l’écriture, voire de l’action, dans un dépassement mystique qui convertit cette fin en un commencement.

Par ces renversements possibles, et à l’encontre du manichéisme attendu, le caractère tragique de l’« heure fatale » ne peut donc se réduire à sa face sinistre et à l’impression tout aussi puissante que funeste qu’elle produit sur le lecteur ; il doit aussi être entendu comme la capacité à convertir le mal en un accomplissement possible. La complexité du motif croît encore lorsqu’on considère sa portée, qui dépasse largement l’épisode où il trouve sa place.

Heure décisive

Plus qu’une simple étape du récit ou plus généralement du discours qui la représente, l’« heure fatale » est en effet une heure décisive, dans la mesure où elle ne vaut pas tant pour elle-même que pour la ou les vérités dont elle est le révélateur.

Ces vérités qui la dépassent sont en premier lieu d’ordre littéraire : comme plusieurs études l’ont déjà laissé entendre – et l’unanimité paraît se faire sur ce point –, l’« heure fatale » exprime le sens et la forme de l’œuvre dans laquelle elle s’insère. C’est le cas de la prophétie d’Hyante dans le IVe livre de La Franciade où s’opère, pour Farouk Bahri, un transfert de l’enfer sur terre. Cette évocation, en son point crucial, fait basculer le héros Francus dans un autre monde tout autant qu’elle répond à une crise de l’écriture ronsardienne. Dans la Chanson d’Aiquin, un exemplum montre une dame de haut rang qui, prenant conscience de la mortalité des êtres, renonce à ses prétentions temporelles pour mener une vie exemplaire. L’étude de cet épisode par Nicolas Lenoir met en lumière l’éventail des procédés stylistiques d’expression du moment fatal, et montre surtout comment celui-ci s’avère une mise en abyme par anticipation de la conversion d’un autre personnage féminin, essentiel dans l’épopée. Ce micro-récit recèle donc le sens moral et politique de l’ensemble de l’œuvre dans le contexte de l’histoire bretonne à la fin du XIIe siècle. Le Siège de Barbastre, quant à lui, présente trois rencontres amoureuses dans un verger : haltes courtoises qui marqueraient une rupture au sein du récit épique ? Jouda Sellami les analyse plutôt comme des moments cruciaux soigneusement préparés par le narrateur. Leur étude comparée permet de décrire leurs conséquences, en particulier le transfert de la demoiselle du camp sarrasin vers le camp chrétien, un changement de l’image du chevalier, tout autant courtois que guerrier, et une modération du manichéisme, qui témoignent d’un « nouvel état d’esprit » de l’épopée.

La représentation de l’instant crucial affirme donc la signification de l’œuvre et l’on ne s’étonnera pas de lui voir revêtir une dimension idéologique forte. C’est l’un des apports de l’étude comparative par laquelle Abderrazak Sayadi rapproche Calvin et Avicenne. L’Avertissement contre l’astrologie et la Réfutation de l’astrologie, malgré tout ce qui distingue le réformateur chrétien du savant musulman, se rencontrent en effet sur l’essentiel : le rejet de la divination et l’affirmation de la valeur de la parole prophétique, exprimé dans des termes parfois similaires quoique sur des tons totalement différents. L’« heure fatale » pour les ennemis de la foi, est celle du triomphe de ses défenseurs ; à travers un corpus de cantiques de victoires catholiques, Nicolas Lombart se penche sur le traitement poétique et l’exploitation idéologique de ce motif. D’abord distinguée et soulignée comme point culminant du récit de bataille, l’heure de la victoire reçoit la signification d’un « signe fatidique », qui passera du plan de l’histoire à celui, anhistorique, de la Vérité divine. Ce genre et l’èthos qui le caractérise transforment le récit lyrique de l’heure fatale « en une véritable vision orientée de l’Histoire ». À l’extrême fin de la période, l’expulsion de Valence marque un moment tragique de l’histoire des morisques dont Youssef El Alaoui étudie la représentation dans les tableaux de la collection Bancaja. Témoignage quasi direct sur les événements mais répondant à une commande royale, cette « chronique picturale » qui se veut réaliste est également fort informée par la propagande : suivant les étapes de l’événement (l’expulsion, la résistance, le débarquement à Oran), l’analyse révèle une composition signifiante, et parfois des emprunts à d’autres œuvres franchement apologétiques.

La représentation de l’« heure fatale » apparaît ainsi à double titre comme point central de l’œuvre où elle se manifeste : parce qu’en elle se concentre intensément la signification de l’ensemble du discours ; et parce que s’y focalisent aussi, du point de vue des auteurs, les « vérités » transcendantes auxquelles l’œuvre obéit ou qu’elle a la charge de rendre visibles.

Heure de vérité

Aussi l’« heure fatale » sera-t-elle par excellence un moment d’épreuve de la vérité, prenant la dimension d’un questionnement auquel s’attachent plusieurs contributions.

C’est ainsi que Gérard Milhe Poutingon peut analyser la digression comme un instant décisif du discours ; dans le cadre d’une tradition rhétorique qui impose à cette pratique le critère de pertinence et celui de la brièveté qui en découle, et où l’on voit la pertinence s’affirmer dans un imaginaire spatial, la convergence en un point donné du digressif et de ce dans quoi il s’insère est présentée comme fruit de la fatalité et comporte de multiples similitudes avec le tragique rapprochant « le jugement divin et l’esthétique du digressionniste avisé ». Dans l’expérience poétique de Marot, au contraire de l’accomplissement que l’on a pu observer ailleurs, l’instant crucial est moins, pour Zarah Chaouch, objet de représentation qu’expérience même de l’écriture : c’est le moment décisif où le poète se trouve confronté aux « limites » multiples, ce « moment crucial de libération, de débordement, de suspension de toute norme d’écriture préétablie » où l’écriture s’impose. Cette aventure « sémiotique » est également, entre présence et absence, une aventure du sujet dans laquelle, enfin, Marot entraîne le lecteur.

Ce moment crucial a bien souvent pour effet de révéler la précarité des choses établies. La chute de Troie telle qu’elle est représentée à la fin du XIIe siècle dans l’Iliade par Joseph d’Exeter illustre une expérience semblable. Michèle Guéret-Laferté décrit la complexité de la lecture qu’elle offre de l’événement : effort de rationalisation d’une part, insistance sur la fatalité de l’autre ; dénonciation de la culpabilité humaine, mais affirmation constante de la présence des dieux, plus fondamentalement, hésitation jamais tranchée entre la satire et la tragédie. Cette ambiguïté se retrouve à de multiples niveaux du texte et caractérise la voix narrative elle-même : c’est qu’elle exprime, dans la perspective chrétienne de l’auteur, l’instabilité essentielle du monde païen. L’herméneutique narrative, en s’efforçant de reconnaître l’instant fatal dans la concaténation des épisodes du Suite du Roman de Merlin, permet à Jean Maurice d’identifier plusieurs candidats, dont le plus significatif n’est pas nécessairement le plus visible. Ainsi n’est-ce pas la mort du héros qui remplit le mieux cette fonction, mais plutôt le « coup douloureux » que Balaain inflige au roi Pellehan, coup méticuleusement inscrit dans la trame du récit et dans la « fatalité » qu’il met en scène. Cet épisode et ce personnage ajoutés à une légende arthurienne constituée viennent en conter les temps originels suivant une nécessité rétrograde qui révèle les incertitudes d’un exercice de réécriture de « motifs devenus des éléments décontextualisés au service d’une combinatoire un peu poussive qui puise dans un réservoir maintenant figé ».

Ce qui pourrait être l’heure de vérité est donc plutôt celle du doute. De manière radicale, la propension à la « fascherie » de Panurge le souligne dans deux épisodes importants du Pantagruel et du Tiers Livre : le premier – celui de la dame parisienne – est interprété par Khedija Ajroud comme une mise en question des codes sociaux, moraux et linguistiques ; le second – la sibylle de Panzoust – signifie un moment où la vérité se dérobe. L’un et l’autre se soldent par l’irrésolution de la quête du sens. Guy Demerson considère le moment décisif où le lecteur voit apparaître, sous la fiction, une réalité re-présentée, et se révèle pour le coup pour ce qu’il est. Cet « allégorisme exégétique », qui intéresse particulièrement Rabelais, peut s’appliquer à la bastonnade des Chicanoux et au supplice de Tappecoue, dans une lecture qui conduit à reconnaître la réalité d’événements contemporains en Poitou. Mais plus profondément se fait jour une interrogation « sur les responsabilités de l’écrivain, et sur les terribles ambiguïtés de son art » dans la représentation comique d’actes inhumains. Chez Montaigne, enfin, les deux moments du suicide de Caton révèlent une hésitation entre approbation éthique du stoïcien et fascination esthétique pour son second geste, furieux. Pourtant, comme le montre Claire Couturas, lorsqu’il imagine une statue qui représenterait cet acte, Montaigne synthétise ainsi l’instant qui permet de saisir la vertu du héros à son plus haut point.

Proposant des textes témoins de leurs travaux en cours, les contributeurs ont usé de la liberté qui leur était donnée de s’intéresser à des genres divers, de la chanson de geste au récit rabelaisien, de la poésie lyrique à la chronique picturale, et suivant des approches tout aussi diverses allant de la stylistique à la narratologie en passant par l’analyse d’images. Néanmoins une évidence s’est rapidement fait jour : le caractère problématique de cette représentation ; et trois conclusions, qui constituent aussi les lignes de force de cette publication, paraissent s’imposer :

- l’ambivalence du motif : si, comme on pouvait s’y attendre, cet instant crucial revêt un caractère tragique, il peut aussi être le moment heureux de l’accomplissement ou de la révélation ;

- la portée signifiante de cette heure décisive : elle n’est pas un simple épisode mais devient un moment de révélation d’une « vérité » qui la dépasse et / ou donne son sens à l’œuvre dans laquelle elle paraît ;

- la dimension critique de l’heure de vérité, qui au delà de la signification dont elle est porteuse, engage dans un mouvement réflexif le sujet même qui la dit.


Pour citer l'article:

Jean-Claude Arnould, « Présentation » in L’Instant fatal, Actes du colloque international organisé par le CÉRÉdI et le GEMAS (Université de la Manouba, Tunis), les jeudi 13 et vendredi 14 décembre 2007, édités par Jean-Claude Arnould.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 3, 2009.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?presentation,4.html

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