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Milagros TORRES et Ariane FERRY

Prologue


Texte complet


Lo trágico y lo cómico mezclado
Tragique et comique mêlés

Lope de Vega, Arte nuevo

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Voici, en exergue, la formule toute simple avec laquelle Lope de Vega préconise le mélange des genres. Il s’agit de l’un des piliers de sa nouvelle conception du théâtre développée dans sa Poétique, Arte nuevo de hacer ‘comedias’(1609) [1]. Pour répondre à la demande des doctes, le dramaturge madrilène, qui avait déjà fait ses preuves dans une pratique couronnée de succès, se propose de revisiter Aristote, sur un ton entre amusé et ironique, afin de conquérir une grande marge théorique de liberté créative. La relecture de l’opuscule, à l’occasion d’une communication sur Lope dans le cadre d’une des journées du Séminaire « Poétique des auteurs par eux-mêmes », organisée par Ariane Ferry (CÉRÉdI), et consacrée aux « poétiques des dramaturges européens du XVIIe siècle », nous a permis de replonger dans ce texte fondateur et, chemin faisant, a posé les bases du colloque qui est à l’origine des actes que nous publions aujourd’hui. Une collaboration fructueuse venait de naître.

Le SET (Séminaire d’Études Théâtrales), dirigé par Milagros Torres, composante du laboratoire ERIAC, venait d’explorer la problématique tragique autour de deux axes : « Le héros tragique » (2008-2010) et « Le spectacle tragique » (2010-2012). Une journée d’études interdisciplinaire, « Fatum  : destin et liberté dans le théâtre », organisée en collaboration avec Miguel Olmos, Directeur de l’ERIAC, et avec Laurence Villard, ancienne Directrice du laboratoire, a eu lieu en avril 2010. Les travaux issus de cette journée d’études paraîtront très prochainement.

Cette réflexion sur la tragédie et sur le tragique n’a eu de cesse de se développer pendant les quatre années qui viennent de s’écouler et elle s’est élargie encore grâce au colloque international « Tragique et comique liés dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène)  » organisé les 12 et 13 avril 2012 à l’Université de Rouen par l’ERIAC, le CÉRÉdI, et le SET et qui a permis un riche entrecroisement de voix, unies dans un même élan analytique et interprétatif. Nous voulions un colloque qui ouvre un espace de travail confortable, susceptible d’accueillir la spécificité disciplinaire et l’ampleur interdisciplinaire. L’inspiration hispaniste a trouvé dans la démarche comparatiste un terrain favorable qui a multiplié les perspectives.

Nous avons examiné ensemble les origines, les enjeux, la réception et les conséquences en termes d’écriture et de pratique théâtrale du mélange tragique-comique, dans des contextes littéraires très divers. Le colloque a réuni des hispanistes et des spécialistes de Littérature française et comparée, des hellénistes, des latinistes, des historiens, des anglicistes, des germanistes, qui ont parcouru les siècles, rendant ainsi possible une vision diachronique mais aussi synchronique de ce mélange générique qui, dès l’Antiquité, fait écho au mélange bipolaire de l’expérience humaine. Rires et larmes, liés, mêlés et, par conséquent, plaisir des larmes, peut-être douleur du rire : deux catharsis qui se donnent la main et qui déploient un éventail infini de possibles esthétiques. Deux « orientations », deux « postulations » qui recouvrent la totalité de l’expérience humaine, et auxquels font écho les deux masques du théâtre qui dédoublent l’unité de la vie, une et changeante, mêlée, mobile sans cesse ; deux masques, ici superposés, qui fixent l’immensité des choses : un « deux » qui tente de contenir et de représenter le flux et le reflux de l’Histoire, de chaque histoire, les cataclysmes de toutes les naissances et de toutes les fins, de tous les paradis et de tous les enfers.

L’affiche du colloque, réalisée par Maxime Angot (Service audiovisuel de l’UFR de Lettres et Sciences humaines), rappelle ainsi que les gestes et mimiques tragiques sont parfois incroyablement proches des gestes et mimiques comiques. Les deux masques traditionnels du théâtre que nous avons voulu évoquer sur cette affiche, comme ils figuraient sur les frontispices de bien des éditions théâtrales il y a quelques siècles, représentent depuis l’Antiquité les deux pôles qui dynamisent formellement la création théâtrale. Ils sont l’image de la bipolarité de l’expérience humaine, qui s’est formulée tout au long de l’histoire du théâtre en des termes esthétiques, dramaturgiques et idéologiques très différents.

Ce volume reprend l’organisation volontairement diachronique qui avait été celle du colloque d’avril 2012. Le lecteur désireux de suivre l’évolution à travers le temps des rapports entre comique et tragique pourra tirer de cette présentation un certain nombre de réflexions sur l’histoire des sous-genres dramatiques et de leur relation compliquée, mais aussi sur les multiples façons dont l’homme peut représenter les aléas de son existence dans des spectacles-miroirs homogènes ou, au contrairement, délibérément et idéologiquement hétérogènes. Car les enjeux esthétiques se doublent toujours au fond d’enjeux éthiques et idéologiques, le bipolarisme générique renvoyant à une certaine vision du monde qui permet de classer et répertorier les personnages, de distinguer grandes et petites actions, registres bas ou nobles, enjeux mineurs ou glorieux, et donc de penser le monde à partir de catégories clairement différenciées. Or, même si la séparation des genres dramatiques a connu une vogue certaine et durable à partir du XVIIe siècle, notamment en France où elle a été modélisée et imposés aux poètes dramatiques, elle a été mise en question, moquée ou refusée aux mêmes époques, soit par des dramaturgies tirant leur force de l’hétérogénéité générique comme c’était le cas en Espagne et en Angleterre, soit par la réécriture parodique des pièces tragiques (Œdipe ainsi connu des métamorphoses inattendues en France au XVIIIe siècle), soit par l’invention du drame, genre accueillant ensemble le grotesque et le sublime, le comique et le tragique, soit par la pratique de la satire ou de la farce, deux mots qui évoquent l’idée du mélange et qui ont servi à désigner une certaine façon d’écrire, et en particulier du théâtre – de Rome à aujourd’hui, en passant par le Moyen Âge.

Si le brouillage et le mélange des catégories génériques ont inquiété certains théoriciens du théâtre, c’est qu’ils vont contre l’effort fourni par les rationalistes pour mettre en ordre le monde et de qualifier les choses une fois pour toutes ; mais peut-on prétendre dire de quelque chose « c’est absolument comique », ou « c’est absolument tragique » ? Il n’y a pas d’action comique par essence, le comique étant toujours un phénomène particulier dépendant de la situation, des modes de représentation et des réactions des récepteurs. Dans les dramaturgies acceptant le bipolarisme, le redoublement contrapunctique comique des actions « sérieuses », le parasitage de certaines scènes par des rôles comiques (le servus, le gracioso, le valet…), le jeu des acteurs qui d’une intonation, d’un geste de connivence, peuvent inverser la perception de la situation par le public manifestent puissamment à quel point cet effort de séparation et de classification est artificiel. Il suffit de sortir Œdipe de l’espace royal où le confine la tragédie, d’en faire un gargotier ou un médecin, pour que ses aventures mythico-tragiques prennent un sens différent. Les emplois – qu’ils soient fondés sur les sexes ou sur les fonctions sociales – ne sont que de convention, et le théâtre, lorsqu’il est ouvert et ludique, joue pleinement de ces conventions pour les retourner et les interroger, pratiquant le brouillage des genres, sexuels et esthétiques : déguisement, détournement, dénaturation, inversion sont des termes qui servent aussi bien à décrire les actions des personnages que l’ambivalence de leurs propos.

On pourra aussi, au terme de ce parcours se demander pourquoi, de quoi et comment on a ri et on rit encore, de ce qui « devrait » faire pleurer ou de ce qui terrifie, désole, scandalise : la mort et le deuil, le déshonneur, l’arbitraire et le non-sens, l’absence de liberté et de choix (amoureux, politique…). La résistance de l’élan comique contre l’approche grave, sérieuse et anxiogène qui sous-tend la conception tragique de l’existence a quelque chose de revigorant. En ce qui concerne la période récente et contemporaine, on peut ainsi s’étonner et se réjouir avec Michel Corvin qui, faisant l’état des lieux de la production dramatique européenne depuis la Seconde guerre mondiale, observe que si les temps et les faits ne sont guère favorables au rire, on rit beaucoup dans les théâtres alors même que le sentiment du tragique existentiel s’est exacerbé :

Si la situation politique, en de nombreux pays, n’est guère propice à la comédie et au comique durant la première moitié du XXe siècle, l’état de la société et les modes de vie des individus ne sont guère plus exaltants, qu’il s’agisse du dialogue avec soi-même ou avec l’autre (en couple ou non), avec la famille ou les relations professionnelles : toutes occasions de rencontre qui tournent le plus souvent à l’affrontement ou au dégoût. L’incapacité à échapper aux sollicitations dévastatrices de l’imaginaire, le déficit de lucidité face à soi, le lâcher-tout des pulsions, la sensation insidieuse d’un environnement hostile et instable, la perte des repères et, plus encore, la fin non assumée des interdits, tout cela favorise des déséquilibres psychiques propices à l’agressivité et à la violence, d’une bestialité inouïe parfois. Comment en rire ?
Et pourtant l’on rit [2].

De ce « rire » moderne et contemporain, sombre et joyeux à la fois, qui se fonde sur un rapport au langage féroce et jubilatoire, sur une écriture qui joue avec les références du passé en les recyclant, en les détournant, en les revivifiant, il sera question dans plusieurs articles qui évoqueront l’univers de la farce moderne, l’œuvre de Samuel Beckett et quelques pièces contemporaines où se fait entendre, non plus le chant du bouc tragique, mais ce que Mireille Losco-Léna appelle le « chant du cochon », un chant qui célèbre pleinement la « poétique de la complexité », avatar moderne de la poétique de la varietas célébrée depuis bien longtemps par certains théoriciens et praticiens du théâtre.

De l’Amphitruo de Plaute à Beckett, de Calderón à Valle-Inclán et à Arrabal en passant par Savinio, de la « drôlérie d’Œdipe » au tragique du sainete du Río de la Plata, proche de la « farce tragique », sans oublier la nouveauté de la trygoidia, les masques du satyre, l’identité littéraire mixte des Romains, le piquant de l’évolution des genres au Moyen Âge, l’audace des graciosos de Lope et de Tirso sur la scène tragique, les métamorphoses tragico-comiques du personnage chez Ruiz de Alarcón, les mixtures « juanesques » en Espagne, la confusion des genres sexuels, reflet du mélange générique littéraire, le dialogue «  sublime/vulgaire » dans la Comedia, le jeu comique et le jeu tragique de l’acteur anglais du XVIIIe siècle, la « poétique de la complexité » sur la scène contemporaine, le tout dans les voix et les langues mêlées de : Clara Auvray Assayas (Rouen), Elisabeth Lalou (Rouen), Sofía Moncó (Rouen), Philippe Brunet (Rouen), Manuel Angel Candelas (Vigo, Espagne), Odile Lasserre-Dempure (Toulon), Juan-Carlos Garrot Zambrana (Tours), Luciano García Lorenzo (Madrid), Christophe Couderc (Paris), Marcella Trambaioli (Pescara, Italie), Germán Vega (Valladolid, Espagne), Marc Martinez (Rouen), Jean-Marie Winkler (Rouen), Carmen Luna (Vigo, Espagne), Sarah Brun (Rouen), Marianne Bouchardon (Rouen), Giorgia Bongiorno (Rouen), Dorinne Bertrand (Rouen), Mireille Losco-Léna (Lyon), Jose-Manuel Pedrosa (Alcalá, Espagne), Raúl Fernández (Séville, Espagne), Ariane Ferry (Rouen) et Milagros Torres (Rouen).

Pour faire écho à ces voix universitaires, nous avons aussi voulu donner à entendre et à voir le jeu des acteurs, expérience indispensable à notre réflexion et qui correspond pleinement à la vocation scénique du SEt. Deux courts spectacles ont donc trouvé leur place au sein du colloque avec la représentation d’un extrait des Bacchantes d’Euripide, joué par les comédiens Fantine Cave-Radet et Daniel Rasson (mise en scène : Philippe Brunet), puis celle de la Surprise théâtrale de El Corral del Sol, avec des scènes de Fin de partie, de Beckett, de Dom Juan, de Molière et de El burlador de Sevilla, de Tirso (mise en scène : Milagros Torres). Nous remercions donc les acteurs qui ont éclairé et nourri par leur performance les réflexions des uns et des autres, tout en nous procurant un véritable plaisir de spectateur.
De ce débat polyphonique et riche, où les étudiants rouennais et les jeunes chercheurs n’ont pas manqué au rendez-vous, et qui laisse présager d’autres collaborations « mixtes » et porteuses, nous espérons que le volume que nous publions aujourd’hui aura su préserver l’énergie et la joie de l’échange intellectuel.

Milagros Torres (ERIAC) et Ariane Ferry (CÉRÉdI)

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Affiche

Notes

[1L’année 2009 a vu se multiplier les colloques internationaux qui fêtaient les quatre cents ans de la publication de l’Arte nuevo, à Florence, à Valladolid et ailleurs. Voir Norme per lo spettacolo / Norme per lo spettatore, Teoria e prassi del teatro intorno all « Arte Nuevo ». Atti del Seminario Internationale (Firenze, 19-24 ottobre 2009) Giulia Poggi, Maria Grazia Profeti (eds.), Firenze, Alinea, 2001. Rappelons en particulier, dans le volume mentionné, le beau travail de Fausta Antonucci, « Lo trágico y lo cómico mezclado », p. 99-118. Voir également Cuatrocientos años del Arte nuevo de hacer comedias de Lope de Vega. Actas selectas del XIV Congreso de la Asociación Internacional de Teatro Español y Novohispano de los Siglos de Oro, Germán Vega García-Luengos y Héctor Urzáiz Tortajada (eds.), Valladolid, Universidad de Valladolid - Ayuntamiento de Olmedo, 2010. Nous renvoyons le lecteur à l’excellente édition de l’Arte nuevo d’Evangelina Rodríguez, Lope de Vega, Arte nuevo de hacer comedias, Evangelina Rodríguez Cuadros (ed.), Madrid, Castalia, 2011.

[2Michel CORVIN, « De quoi et comment l’Europe rit-elle, au théâtre, de nos jours ? », dans Bernadette Bost et Mireille Losco-Léna (dir.) Du comique dans le théâtre contemporain, Recherches & Travaux, n° 69, Grenoble, 2007, p. 39-40.


Pour citer l'article:

Milagros TORRES et Ariane FERRY, « Prologue » in Tragique et comique liés, dans le théâtre, de l’Antiquité à nos jours (du texte à la mise en scène), Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en avril 2012 : publication par Milagros Torres (ÉRIAC) et Ariane Ferry (CÉRÉdI) avec la collaboration de Sofía Moncó Taracena et Daniel Lecler.
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 7, 2012.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?prologue.html

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