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Danièle SANSY

Université du Havre - UMR 6266 IDEES / CIRTAI

Rollon dans les Grandes Chroniques de France


Texte complet


Pirate sanguinaire, prince soumis au roi de France, la figure de Rollon a traversé les siècles et, pendant de longues décennies, les enfants ont étudié dans les manuels d’histoire de l’école primaire (cours élémentaire et cours moyen), vulgate de la République, l’histoire de ce héros hors du commun. Plusieurs siècles auparavant est née une première historiographie de la France : Rollon n’en est pas absent – déjà ! – mais que disait-on alors de lui ?

Plus de trois cents manuscrits et éditions des Grandes Chroniques de France, réalisés entre 1274 et 1518 [1] sont encore conservés dans les fonds anciens des bibliothèques, témoignant de l’extraordinaire succès de ce Roman des rois composé au XIIIe siècle, et progressivement enrichi aux XIVe et XVe siècles. L’initiative du texte revient au roi de France : ce fut peut-être Louis IX qui commanda aux moines de Saint-Denis une chronique en langue vernaculaire consacrée aux hauts faits de la royauté ; l’ouvrage ne fut terminé qu’après la mort du saint roi et offert vers 1274 à son fils Philippe III. Dans son étude consacrée à l’image de la royauté dans les Grandes Chroniques de France, publiée en 1991, Anne Hedeman a recensé pas moins de cent trente-deux manuscrits exécutés entre 1274 et 1422, dont plus de la moitié, soixante-neuf, ont été illustrés [2]. Confirmant ce succès et l’intérêt d’un lectorat de princes, élargi dans la seconde moitié du XVe siècle à une bourgeoisie lettrée, les Grandes Chroniques font partie des premiers ouvrages imprimés à Paris, dès 1477 chez Pasquier Bonhomme, puis en 1493 par le libraire Antoine Vérard, dans une édition illustrée, dont un exemplaire sur vélin qui est enluminé à destination du roi Charles VIII.

La version primitive du texte, rédigée par Primat, prend fin avec la mort de Philippe Auguste en 1223. Ce récit a été enrichi par les moines de Saint-Denis jusqu’au milieu du XIVe siècle, en particulier par Richard Lescot [3]. À partir du milieu du XIVe siècle, les Grandes Chroniques sont rédigées directement en français (et non plus traduites et adaptées d’un original latin). Surtout elles échappent à l’abbaye de Saint-Denis : c’est Pierre d’Orgemont, notaire et secrétaire de la chancellerie, qui, à la demande de Charles V, compose la version officielle des règnes de Jean le Bon et de son fils, poursuivant l’histoire des rois de France, d’abord jusqu’en 1350, puis 1375, et enfin en 1379 [4].

Appréhender les représentations de Rollon à travers les principaux manuscrits qui façonnent l’image de la royauté française entre la fin du XIIIe et la fin du XVe siècle est d’autant plus intéressant que la Normandie se trouve à la fin du Moyen Âge au cœur du conflit opposant le roi de France et le roi d’Angleterre. Certes les principales articulations du texte sont généralement illustrées, mais il n’existe pas de programme iconographique « type » pour la décoration des subdivisions du texte. L’illustration des Grandes Chroniques varie, notamment en fonction des commanditaires [5], mais elle est aussi en partie influencée par le contexte politique et militaire. Si la trame de l’histoire du comte de Rouen est fixée dans la première version du Roman des rois de Primat, Rollon n’apparaît que de manière exceptionnelle dans les enluminures, en raison du mode d’illustration propre à ce texte, et son image est assez contrastée selon les exemplaires.

Rollon dans le Roman des rois de Primat

Le Roman des rois composé par Primat est conservé à la Bibliothèque Sainte-Geneviève (manuscrit 782) [6]. Ce récit dynastique s’appuie sur les sources latines antérieures dont disposait son auteur à Saint-Denis, en particulier des compilations réalisées quelques années plus tôt à l’abbaye. Il s’agit notamment des Chroniques latines de Saint-Denis, projet historiographique élaboré depuis le milieu du XIIe siècle et mis au point aux environs de 1250. Le texte est actuellement connu à travers deux manuscrits, l’un à la Bibliothèque nationale de France (lat. 5925), l’autre à la Bibliothèque Vaticane (Reg. Lat. 550). Comme le soulignent les auteurs de l’édition numérique en cours du premier de ces manuscrits [7], le début des Grandes chroniques de France doit beaucoup à cette compilation latine. Primat semble avoir aussi utilisé une première compilation en langue française, désignée comme l’Anonyme Chantilly-Vatican et rédigée entre 1217, au plus tôt, et 1230 [8]. Il propose ainsi à la royauté capétienne une première histoire des Francs jusqu’à la mort de Philippe Auguste en 1223, avec notamment pour objectif de souligner la continuité de la dynastie capétienne avec la dynastie carolingienne. Outre le récit des origines troyennes de la royauté française, il accorde à l’histoire des Francs, et notamment au règne de Charlemagne, une place importante.

Dans ce contexte, le développement de l’histoire de Rollon et des chefs danois, entre le folio 209 recto et le folio 211 recto, apparaît comme une incise dans le récit du règne de Charles le Simple : « Ci commence l’estoire de Rolle qui puis fu apelez Roberz et des dus de Normendie qui de lui descendirent [9] ». Cette rubrique est d’autant plus remarquable qu’il n’y en a pas dans les feuillets précédents pour introduire le règne de Charles le Simple.

Primat trouve ses sources dans les Gesta Normannorum Ducum rédigées à partir du milieu du XIe siècle par Guillaume de Jumièges (mort en 1070/71) à la demande de Guillaume le Conquérant (duc de 1035 à 1087) [10]. Guillaume de Jumièges a puisé l’essentiel de sa matière historique dans le De moribus et actis primorum Normanniae ducum de Dudon de Saint-Quentin, la première œuvre historiographique du duché rédigée au début du XIe siècle et dont le deuxième livre est consacré à Rollon [11]. L’histoire de ce dernier n’apparaît pas dans le manuscrit latin 5925 [12]. Mais le texte de Guillaume de Jumièges, connu à l’abbaye de Saint-Denis dès le XIIe siècle au moins, dans la version remaniée par Orderic Vital, a été inséré dans une compilation historiographique réalisée sans doute à l’initiative de Suger [13].

L’auteur du Roman des rois débute le récit par un court préambule rappelant les quarante années d’invasions scandinaves, qui ont précédé l’arrivée de Rollon, préambule conservé dans les révisions ultérieures du texte :

Grant tens avant estoient en France venu li Normant, par mainte foiz, si come l’estoire a devisé en pluseurs lieus [14]. Si avoient fait moult de maus et de persecutions ou roiaume et en l’empire, et dura ceste doleur par fiées plus de xl anz. Mès au tens de ce roi Challe le Simple, fu la plus granz persecutions, car li Normant retornerent si efforciement et a si grant multitude que il ne pooient estre numbré [15].

Lorsque Rollon et ses compagnons arrivent en Neustrie, l’archevêque de Rouen, Francon, impressionné par le nombre des navires et des hommes, préfère faire la paix avec les envahisseurs. Le rédacteur des Grandes Chroniques reste fidèle sur ce point au texte des Gesta Normannorum Ducum et transmet d’ailleurs une erreur quant à l’identité de l’archevêque de Rouen, Francon n’étant pas contemporain des faits [16]. Les Normands choisissent alors de s’établir dans la région et élisent l’un d’entre eux « prince et seigneur [17] », Primat reprenant toujours les informations apportées par Guillaume de Jumièges [18].

Le récit des événements est ensuite assez confus du point de vue chronologique [19]. L’auteur s’écarte de Guillaume de Jumièges [20] et interpole une évocation de la terreur qu’aurait fait régner Rollon en lançant ses troupes dans tout le royaume de France, sur plusieurs fronts (Seine, Loire et Gironde), et en les envoyant attaquer monastères et églises dont les reliques sont mises à l’abri. L’attaque de Chartres, à l’été 911, permet à Primat de renouer avec la source normande de son récit, notamment à propos de l’épisode du comte Eble de Poitiers trouvant refuge dans la maison d’un foulon [21]. La victoire sur les Scandinaves est finalement acquise le 20 juillet 911. Rollon, furieux de sa défaite et de la mort de nombre de ses compagnons, mène une nouvelle vague de terreur. Primat reprend alors, presque mot pour mot, Guillaume de Jumièges, pour décrire les exactions des Normands : « les eglises ardoient, les fames menoient en chetivoisons, li pople occioient [22] ».

L’auteur continue de suivre Guillaume de Jumièges pour les négociations permettant d’aboutir à une paix durable. L’archevêque de Rouen, Francon, propose à Rollon le baptême et le mariage avec la fille du roi Charles le Simple, ce que Rollon accepte. L’accord de Saint-Clair-sur-Epte avec le roi de France est conclu dans un délai de trois mois. Rollon reçoit « toute la terre de Neustrie » et toute la Bretagne, c’est-à-dire une Normandie déjà constituée selon la tradition qui a cours depuis la fin du Xe siècle, en particulier dans les milieux rémois, et transmise par Dudon de Saint-Quentin, avant d’être reprise par Guillaume de Jumièges au milieu du XIe siècle [23].

C’est au début de l’année 912 que Rollon est baptisé par l’archevêque de Rouen, avec pour parrain le duc des Francs Robert qui lui donne son nom. Rollon, en véritable prince chrétien, offre des terres aux principaux monastères normands. Le rédacteur des Grandes Chroniques reprend la liste des églises bénéficiaires donnée non par Guillaume de Jumièges, mais par Orderic Vital d’après Dudon de Saint-Quentin, dans son remaniement de l’œuvre des Gesta Normannorum Ducum : Notre-Dame de Rouen, Notre-Dame de Bayeux, Notre-Dame d’Évreux, Saint-Michel-en-Péril-de-Mer (c’est-à-dire Saint-Michel l’Archange), Saint-Père et Saint-Ouen à Rouen, Saint-Père et Saint-Acadie (ou Achard) de Jumièges, Saint-Denis de France (qui reçoit l’église de Berneval) [24]. Cette dernière donation explique peut-être l’intérêt accordé à cette liste par le chroniqueur de Saint-Denis.

Et au huitième jour, Rollon donna des terres à ses compagnons, toujours selon une interpolation d’Orderic Vital (reprise de Dudon de Saint-Quentin) [25]. À l’exemple de leur chef, les Normands « guerpirent les idoles et coururent au saint baptesme d’un cuer et d’une volonté [26] ». Une vision idéale de la christianisation de la Normandie qui a été depuis largement revue [27] !

Le mariage avec la fille du roi Charles le Simple, Gisla, est uniquement évoqué à travers la mention de l’absence de descendance. Les deux chapitres sur la vie de Rollon s’achèvent sur un paragraphe parfois confus, en grande partie repris sur les dernières lignes de la biographie de Rollon, telles que les a rédigées Guillaume de Jumièges. À la mort de Gisla, Rollon se tourne à nouveau vers « Popa » dont il a déjà eu un fils, Guillaume, paré de toutes les qualités. Dépendant manifestement de sa source narrative, Primat fait ici allusion pour la première fois à Popa, sans autre information sur son origine. Le moine de Saint-Denis ignore le passage dans lequel Guillaume de Jumièges a raconté l’union more Danico de Rollon et de Popa et la naissance de leur premier enfant, une fille nommée Gerloc [28]. Guillaume, autre fruit de cette union, est désigné comme héritier par son père qui, selon Primat, vit encore cinq ans avant de s’éteindre. La date de la mort de Rollon reste en effet incertaine, sans doute entre 927 et 933.

Du « tyran » païen au prince chrétien

Copié sur deux colonnes, le manuscrit de Primat est illustré de trente-neuf images, vingt et une initiales historiées et dix-huit miniatures, dont l’insertion permet de signaler les règnes au fil du texte [29]. Les Normands sont mis en scène sous les traits de combattants anonymes, en chevaliers du XIIIe siècle, anachronisme récurrent de l’iconographie médiévale. Au folio 209 recto, le début du règne de Charles le Simple est introduit par une initiale historiée « M », montrant une scène de combat ; le texte entourant l’image peut laisser penser qu’il s’agit du duc Richard de Bourgogne chassant les Normands « de la contrée de Tonnourre », Argenteuil [30]. La forme de la lettre a permis à l’enlumineur de diviser l’image : à droite, sur un fond or, Richard et ses troupes, la lance pointée, chargent les Normands représentés sur la gauche, qui fuient tout en jetant un regard sur leurs poursuivants. Les armoiries peintes relèvent de l’héraldique imaginaire et rien n’identifie ou ne différencie les Normands, par exemple, des Saxons peints au folio 79 du même manuscrit [31]. Aucune miniature ne met en scène Rollon, aucune illustration de son baptême et de son mariage avec la fille du roi de France : la rubrique écrite en rouge annonçant l’histoire de Rollon (folio 209 verso) n’appelle pas ici d’image, réservée dans ce manuscrit aux changements de règnes [32].

Le texte du Roman des rois a connu quelques remaniements à partir de la fin du XIIIe siècle, mais il a surtout été complété par les chroniques des règnes successifs. Au fil des versions, les chapitres consacrés à Rollon n’ont pas été modifiés, ce qui n’est pas le cas des programmes iconographiques dont certains désormais mettent en scène Rollon. La première illustration qui lui est consacrée dans les Chroniques des rois de France, comme sont intitulés les manuscrits du XIVe siècle, se trouve dans l’exemplaire copié et peint pour le futur roi Jean II le Bon alors qu’il n’était encore que duc de Normandie, comme le montrent les armes peintes sur le feuillet initial. Décoré par un groupe d’artistes parisiens entre 1330 et 1350, ce manuscrit, dont chaque chapitre a fait l’objet d’une miniature, renferme quatre cent dix-huit illustrations représentant plus de six cents scènes [33]. Ce cycle iconographique ambitieux et novateur fait une large place à l’histoire de la Normandie, ancien fief Plantagenêt, et dont la maîtrise reste un enjeu stratégique [34].

Les raids scandinaves, qui dévastent le pays pendant plus de quarante ans, sont mis en image, notamment pour illustrer le retour de Vienne de Carloman en 879 (folio 243 verso) [35] ou sa mort (folio 245 recto) [36]. Deux peintures font ensuite allusion à l’action des Normands sous l’autorité de Rollon. Au folio 245 verso, une miniature sur deux colonnes reprend, en trois scènes juxtaposées, une partie de la longue rubrique qui l’accompagne : à gauche, la fuite du futur roi Louis IV d’Outremer (ici adulte) avec sa mère et, à droite, l’apparition de saint Benoît au comte Sigillophe ; au centre, une troupe met le feu à une église, tandis que des clercs sont passés par le fil de l’épée, autant d’actions qui évoquent la brutalité des envahisseurs [37].

La miniature sur deux colonnes peinte en haut du feuillet 247 [38] illustre l’histoire de la bataille de Chartres développée dans le texte sur la même page. Les protagonistes ne se distinguent guère par leur armement, au contraire le rythme des couleurs des heaumes et des tuniques crée un effet de groupe à peine rompu par les armoiries distribuées sur les boucliers des combattants. Sur la droite est évoqué le mariage de Gisla avec Rollon. Les traits de ce dernier, comme ceux de son compagnon se tenant de profil derrière lui, sont caractéristiques de la figuration du paganisme dans l’enluminure du milieu du XIVe siècle : une carnation foncée, une barbe hirsute, une chevelure indisciplinée, maintenue par un turban, attribut également caractéristique de l’infidélité. Cette scène est d’autant plus étonnante qu’elle combine la peinture de l’infidélité religieuse à une représentation reprenant l’union des mains exigée par l’Église pour la célébration du mariage. De fait, loin du personnage guidé par une providence chrétienne, comme il apparaît notamment dans l’historiographie normande [39], Rollon est présenté avant tout comme un païen sanguinaire, prenant la suite d’autres envahisseurs, avant une conversion tardive.

La représentation de Rollon dans les manuscrits ultérieurs des Grandes Chroniques ne reprend pas ces stéréotypes de l’altérité mais offre une image plus valorisée. Le manuscrit de Charles V repose pour la première partie du texte (jusqu’à la mort de Louis IX) sur l’ouvrage de Primat, mais le programme iconographique de ce dernier a été modifié, remaniements dont témoignent des annotations marginales portées en marge de l’exemplaire de Philippe III [40]. L’illustration très soignée du manuscrit, attribuée à plusieurs artistes de renom dont le Maître du Couronnement de Charles VI a été développée dans des miniatures, aux fonds diversifiés, dans des tons rouge, bleu, or…, et dont les quadrilobes sont soulignés par des traits de couleur (bleu/blanc/rouge, mais sans rapport à l’époque avec les futures couleurs de la France). Deux autres moments de l’histoire de Rollon sont ici privilégiés. D’abord, au folio 165 recto au bas de la seconde colonne, le débarquement des Normands devant Rouen, dans une image assez fidèle au texte : « Tantost vindrent et amenerent leur navie par Saines jusques aus murs de la cité [41] ». Une fois encore, les Normands sont des hommes de guerre, en armures dans le bateau ; l’un d’entre eux descendant une passerelle vers les portes d’une cité (qui n’est pas représentée) pourrait être éventuellement considéré comme Rollon, en fonction du contexte. Ensuite, au folio 166, est peint le baptême de Rollon, unique représentation du Normand dans ce manuscrit, et qui émerge à mi-corps de la cuve baptismale séparant les laïcs (à gauche) des ecclésiastiques (à droite) [42]. Les similitudes dans la composition de cette scène avec celle du baptême de Clovis au folio 12 verso [43] sont évidentes : Rollon est désormais un prince chrétien.

Le succès éditorial du manuscrit de Charles V explique la postérité de son programme iconographique [44]. Il en est ainsi du manuscrit conservé aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Toulouse sous la cote 512 et dont l’illustration est l’œuvre d’un disciple du Maître de Troyes, actif entre 1390 et 1415. Deux miniatures sont consacrées à Rollon : d’une part son arrivée à Rouen (folio 162 recto) [45], d’autre part son baptême (folio 164 recto) [46]. Dans la première, la mise en scène sommaire du manuscrit de Charles V est développée sur un fond de paysage d’où se détache la cité fortifiée de Rouen : c’est l’archevêque de Rouen qui s’avance devant les portes de la ville pour accueillir sur la rive de la Seine celui que la rubrique désigne comme « Roulles le prince des Normans » ; mais le dragon qui barre la voile du second navire évoque plutôt les païens nommés dans la rubrique [47]. Quant au baptême de Rollon, la composition de l’image n’est pas sans rappeler le manuscrit de Charles V. La scène se déroule dans un intérieur, où se glisse le regard du lecteur à travers l’arcade encadrant la scène : Rollon, les mains jointes, émerge de la cuve baptismale figurée au centre ; à gauche, l’archevêque administrant le sacrement ; à droite, des laïcs assistent à la cérémonie et l’on peut les identifier, suivant la rubrique inscrite juste en-dessous de l’image, comme le duc Robert et peut-être aussi, peinte à l’arrière-plan, « Gille », la fille du roi de France, unique personnage féminin de l’image.

À la fin du XVe siècle, la conversion de Rollon a retenu aussi l’attention d’un peintre d’origine parisienne, Hugues de Lembourg, qui décore un exemplaire des Grandes Chroniques en six volumes, destiné à Thomas Thwaytes, trésorier de Calais lorsqu’il reçoit ce livre offert par le roi Henri VII. L’artiste réunit le baptême et le mariage de Rollon dans une image qui accompagne la rubrique : « Comment Rollo receut baptesme et fut son parrin Robert le duc d’Acquitaine, et comment il eut a femme Gille la fille au roy de France [48] ». Les deux scènes sont représentées dans le décor d’une église gothique, à travers deux arcades, ce qui renforce le caractère éminemment chrétien de la scène, d’autant plus que le mariage est célébré par l’archevêque. Aucun attribut n’identifie le premier prince normand.

Conclusion

Les Grandes Chroniques de France gardent mémoire des invasions scandinaves, et tout particulièrement de l’histoire de Rollon, à l’origine de la lignée des ducs de Normandie, comme l’indiquent la plupart du temps les rubriques des différents manuscrits. Pour autant, Rollon ne retient réellement l’attention des enlumineurs que dans les manuscrits de Jean le Bon et Charles V, à partir desquels sont copiés, au tournant du XVe siècle, d’autres manuscrits, mais dont les cycles d’illustrations « courts » ne laissent pas de place à une mise en scène développée du personnage.

Les représentations de Rollon dans les Grandes Chroniques gardent un caractère exceptionnel, en raison d’une part de l’orientation générale du texte, dédié à la valorisation de l’image des rois de France, et, d’autre part, des spécificités des programmes iconographiques de ce genre historiographique. La mise en image de la conversion et du mariage de Rollon doit être analysée dans une lecture plus large de l’illustration du texte. L’histoire de la Normandie y occupe une place non négligeable, puisqu’un des enjeux de la construction de l’autorité capétienne a été la mise au pas d’un vassal encombrant, parce que roi d’Angleterre, puis les rivalités pour le trône de France, dans le contexte de la Guerre de Cent ans. Dans les manuscrits des Grandes Chroniques réalisés aux XIVe et XVe siècles, l’accent est ainsi mis, dans les choix iconographiques, sur la confrontation des rois de France avec les Plantagenêts et, avant eux, avec les Normands, qui apparaissent souvent comme des antétypes de ces ducs Plantagenêts aux ambitions dangereuses pour la couronne de France.

Notes

[1Bernard Guenée, « Les Grandes Chroniques de France. Le Roman aux roys (1274-1513) », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, II, La nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 189-214.

[2Anne D. Hedeman, The Royal Image. Illustrations of the Grandes Chroniques de France, 1274-1422, University of California Press, Berkeley-Los Angeles-Oxford, 1992, p. 187-192.

[3Isabelle Guyot-Bachy, Jean-Marie Moeglin, « Comment ont été continuées les Grandes Chroniques de France dans la première moitié du XIVe siècle », Bibliothèque de l’école des Chartes, 163, 2005, p. 385-433.

[4Paris, B.n.F., ms. fr. 2813 (le manuscrit peut être consulté en ligne sur le site Europeana regia, visant à reconstituer, de manière virtuelle, cinq bibliothèques princières du Moyen Âge, dont la librairie de Charles V :
http://www.europeanaregia.eu/en/manuscripts/paris-bibliotheque-nationale-france-mss-francais-2813/en).

[5François Avril, Marie-Thérèse Gousset, Bernard Guenée, Les Grandes Chroniques de France, Reproduction intégrale en fac-similé des miniatures de Fouquet. Manuscrit 6465 de la Bibliothèque nationale de Paris, Paris, Philippe Lebaud Éditeur, 1987, p. 45, 50 et 251.

[6Charles V conservait aussi le manuscrit de Primat dans sa bibliothèque
(http://www.europeanaregia.eu/en/manuscripts/paris-bibliotheque-sainte-genevieve-ms-782/en).

[7École des Chartes éd., Chroniques latines de Saint-Denis, Introduction,
http://elec.enc.sorbonne.fr/chroniqueslatines/intro [consulté le 6 décembre 2011]. Pascale Bourgain, « La protohistoire des Chroniques latines de Saint-Denis (BnF, lat. 5925) », dans Françoise Autrand, Claude Gauvard et Jean-Marie Moeglin (dir.), Saint-Denis et la royauté. Études offertes à Bernard Guenée, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 375-394. Cette compilation ne comprend pas la chronique de Guillaume de Jumièges, pas plus d’ailleurs que l’Historia regum Francorum rédigée sans doute entre 1108 et 1111 à l’initiative de l’abbé Adam, prédécesseur de Suger (Rolf Grosse, « L’abbé Adam, prédécesseur de Suger », dans Rolf Grosse (dir.), Suger en question. Regards croisés sur Saint-Denis, München, Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 2004, p. 31-44, en particulier p. 39-41).

[8Chantilly, Musée Condé, ms. 869. L’étude de référence reste celle de Gillette Labory, « Essai d’une histoire nationale au XIIIe siècle : la chronique de l’anonyme de Chantilly-Vatican », dans Bibliothèque de l’école des Chartes, 148, 1990, p. 301-354. Sur les sources utilisées par Primat, voir aussi Éléonore Andrieu, « Exercice de style : amplification de la forme et amplification de la matière dans deux chroniques des rois des Francs (XIIIe siècle) », dans Amaia Arizaleta (dir.), Poétique de la chronique. L’écriture des textes historiographiques au Moyen Âge (Péninsule ibérique et France, VIIe-XIVe siècle), Toulouse, CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, Collection Méridiennes, Série Études médiévales ibériques, p. 153-192, en particulier p. 161.

[9Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 782, fo 209 ro.

[10The Gesta Normannorum Ducum of William of Jumièges, Orderic Vitalis, and Robert of Torigni, éd. Elisabeth van Houts, Oxford, Clarendon Press, 1992-1995, 2 vol. (ci-dessous Gesta Normannorum Ducum). Sur l’historiographie normande, voir Laurence Mathey-Maille, Écritures du passé. Histoire des ducs de Normandie, Paris, Honoré Champion, 2007. Gillette Labory, loc. cit., p. 321-322 et note 91 (qui renvoie à l’édition des Grandes Chroniques de France par Jules Viard, t. IV, Louis le Débonnaire à Louis V, Paris, Librairie Honoré Champion, 1927, introduction, p. XI, XII et XIII, et texte, p. 305 sqq).

[11Dudon de Saint-Quentin, De moribus et actis primorum Normanniae ducum, éd. Jules Lair, Caen, Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 1865.

[12Les Grandes Chroniques de France, t. IV, note 1, p. 305.

[13Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 2013, f° 176 r°-213 r° (Saint-Denis, après 1120, mais avant 1129/1131), manuscrit E3 des Gesta Normannorum Ducum selon Elisabeth Van Houts (op. cit., p. CIV-CV). Il s’agit de la version remaniée par Orderic Vital entre 1109 et 1113 (ibidem, page LXVIII). Sur la tradition historiographique à Saint-Denis, voir Gabrielle M. Spiegel, The Chronicle Tradition of Saint-Denis. A Survey, Leyden, E.J. Brill, 1978 ; Donatella Nebbiai-Dalla Guarda, La Bibliothèque de l’abbaye de Saint-Denis (IXe-XVIIIe siècle, Paris, CNRS, 1985, p. 49. Le manuscrit Paris, BnF, français 12710, f° 70 v°-83 v° (1re moitié ou milieu du XIIe siècle), manuscrit E4 des Gesta Normannorum Ducum, n’est pas identifié avec certitude comme un manuscrit dionysien par Donatella Nebbiai-Dalla-Guarda (op. cit., n° 61, p. 305). Elisabeth Van Houts (op. cit., I, p. CV-CVI) propose plutôt comme provenance le nord de la France.

[14De fait, Primat a relaté différents épisodes des invasions normandes au fil de l’histoire du royaume dans la seconde moitié du IXe siècle.

[15Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 782, f° 209 r°. Texte conservé dans les versions ultérieures des Grandes Chroniques, en particulier dans le manuscrit de Charles V (Paris, BnF, ms. 2813) : cf. Les Grandes Chroniques…, op. cit., t. IV, p. 305.

[16Olivier Guillot, « La conversion des normands peu après 911. Des reflets contemporains à l’historiographie ultérieure », dans Cahiers de civilisation médiévale, 24, 1981, p. 110-116 et 189-216 [ici p. 200-201].

[17Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 782, f° 209 r° : « Si eslurent l’un d’eux qui avoit non Rolles ; si le firent prince et segneur sor eus touz » ; Les Grandes Chroniques…, op. cit., t. IV, p. 306.

[18Gesta Normannorum Ducum, I, p.52 : « Unum ex semetipsis, nomine Rollonem, sorte eligentes, quem sibi dominum militieque sue principem, pacta ei fidelitate, preficiunt ». E. Van Houts signale que cette phrase n’apparaît pas chez Dudon de Saint-Quentin.

[19Les Grandes Chroniques…, op. cit., t. IV, n. 3, p. 306 et n. 1 et 2, p. 307.

[20De même, l’apparition de saint Benoît au comte Sigillophe. Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 782, f° 209 v° a – f° 210 r° a. Les Grandes Chroniques…, t. IV, p. 308-311.

[21Gesta Normannorum Ducum, II, 15 et 16, op. cit., p. 62 (première occurrence du terme « Normands » chez Guillaume de Jumièges, ibidem, note 6, p. 63). Ce passage sera d’ailleurs mis en exergue et signalé par une rubrique spécifique dans le manuscrit de Charles V (Paris, BnF, ms. Français 2813, f° 166 : « Comment Rollo assist la cité de Chartres et comment Richart, duc de Bourgoigne et l’ost des François, et le conte de Poitiers vindrent sur li et destruirent moult de ses gens, tant qu’il s’enfui » ; cf. Les Grandes Chroniques..., op. cit., t. IV, p. 311).

[22« succenduntur ecclesie, mulieres ducuntur captiue, trucidatur populus » (Gesta Normannorum Ducum, op. cit., I, p. 64) ; Les Grandes Chroniques..., op. cit., t. IV, p. 313. Pierre Bauduin, La première Normandie, Xe-XIe siècles, Caen/Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Caen/Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2004, p. 132-133.

[23Dudon ignore les accroissements territoriaux de 924 et 933. Cf. Pierre Bauduin, op. cit., p. 81 et 135. Primat ne mentionne pas les conditions de cet hommage rapportées dans l’interpolation de Robert de Torigny et qui voient le roi de France renversé à terre par le compagnon de Rollon au moment d’embrasser le pied royal (Gesta Normannorum Ducum, op. cit., p. 66).

[24Gesta Normannorum Ducum, op. cit., p. 67, note 4. Pierre Bauduin, op. cit., p. 84.

[25Gesta Normannorum Ducum, op. cit., p. 68 et note 2.

[26Les Grandes Chroniques de France…, op. cit., t. IV, p. 315-316.

[27Olivier Guillot, loc. cit. 

[28Gesta Normannorum Ducum, op. cit., p. 58, avec, comme le remarque E. Van Houts, une réserve qui n’existe pas chez Dudon (« non multo copulavit »).

[29Les miniatures du manuscrit Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 782 sont aussi accessibles en ligne sur le site du Liber Floridus (liberfloridus.cines.fr).

[30http://liberfloridus.cines.fr/cgi-bin/affich_image?026789,s,3019,0,0,50,0,84. Les Grandes Chroniques…, op. cit., t. IV, p. 304.

[31Voir le registre supérieur de l’enluminure illustrant la bataille entre Clotaire II et les Saxons : http://liberfloridus.cines.fr/cgi-bin/affich_image?026752,s,3019,0,0,13,0,84.

[32Rollon n’apparaît pas non plus dans le manuscrit 5 de la Bibliothèque Royale de Belgique (Grandes Chroniques des origines jusqu’en 1321, exécuté entre 1321 et 1340), exemplaire qui a appartenu au duc de Bourgogne Philippe le Bon. Voir Camille Gaspar et Frédéric Lyna, Les principaux manuscrits à peintures de la Bibliothèque royale de Belgique, t. 1, Paris, Société française de reproduction des manuscrits à peintures, 1937, p. 55.

[33London, British Library, ms. Royal 16 G VI (Anne D. Hedeman, The Royal Image...., op. cit., p. 51-61). Ce manuscrit a été complété vers 1400 par les chroniques des règnes du XIVe siècle (London, British Library, ms. Royal 20 C. VII). Le manuscrit est intégralement numérisé et accessible en ligne.

[34Jean Tricard, « Jean, duc de Normandie et héritier de France, un double échec ? », dans Annales de Normandie, 29, 1979, p. 23-44.

[39Le songe prémonitoire de Rollon, averti qu’il trouverait gloire et prestige dans le territoire des Francs, n’est pas repris dans la rédaction des Grandes Chroniques de France.

[40Dans le manuscrit offert à Philippe III, en marge de l’initiale M, illustrant la fuite des Normands chassés par le duc de Bourgogne, une note indique « Henri ne lessiez ci point d’ystoire » ; de fait, le scribe qui copie l’exemplaire de Charles V n’a laissé à cet endroit du texte aucun espace pour une enluminure. Voir la notice de l’image dans le Liber Floridus, http://liberfloridus.cines.fr/cgi-bin/affich_notice_s?74826, consulté le 6 décembre 2011. Anne D. Hedeman, Grandes Chroniques de France : [études sur] les additions dans les marges du manuscrit 782 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, Paris, 1981.

[41Les Grandes Chroniques…, op. cit., t. IV, p. 306. Les miniatures du manuscrit de Charles V peuvent être visualisées dans le catalogue Mandragore de la Bibliothèque nationale de France, ici : http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Mandragore&O=7827315&E=1&I=43340&M=imageseule.

[44Cf. François Avril, Marie-Thérèse Gousset, Bernard Guenée, op. cit., p. 281.

[45Le manuscrit peut être visualisé sur le portail Rosalis de la Bibliothèque municipale de Toulouse. Pour cette image : http://numerique.bibliotheque.toulouse.fr/collect/general/index/assoc//ark:/74899/B315556101_MS0512.dir/flipbook/HTML/index.html#/162/zoomed

[47La scène est également illustrée dans le manuscrit New York, Pierpont Morgan Library, ms. M 536, f° 141 (http://utu.morganlibrary.org/medren/single_image2.cfm?imagename=m536.141ra.jpg&page=ICA000107859). Les peintures, réalisées au début du XVe siècle (1410-1412), contemporaines du ms. Toulouse BM 512, sont attribuées au Maître de la Cité des Dames.

[48London, British Library, ms. Royal 20 E II, f°33 :
(http://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/TourPopup.asp?TourID=466).


Pour citer l'article:

Danièle SANSY, « Rollon dans les Grandes Chroniques de France » in La Fabrique de la Normandie, Actes du colloque international organisé à l’Université de Rouen en décembre 2011, publiés par Michèle Guéret-Laferté et Nicolas Lenoir (CÉRÉdI).
(c) Publications numériques du CÉRÉdI, "Actes de colloques et journées d'étude (ISSN 1775-4054)", n° 5, 2013.

URL: http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?rollon-dans-les-grandes-chroniques.html

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