Rouen 1562. Montaigne et les Cannibales

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en octobre 2012 par Jean-Claude Arnould (CÉRÉdI) et Emmanuel Faye (ÉRIAC)

Les 1er et 2 octobre 2012 s’est tenue à Rouen une rencontre internationale et pluridisciplinaire autour du dialogue de Montaigne avec les cannibales à Rouen. Date doublement symbolique : 450 ans après l’événement supposé, et dans les jours mêmes où fut célébrée l’Entrée royale de 1550, restée fameuse pour la « fête cannibale » qui y avait été déployée aux yeux d’Henri II.

Ce caractère commémoratif n’était évidemment pour les deux centres de recherche organisateurs, le CÉRÉdI et l’ÉRIAC, qu’un prétexte à une confrontation et des échanges entre les chercheurs italiens, brésiliens et français qui ont bien voulu exposer leurs dernières recherches sur la question, à la croisée de la philosophie, de la littérature, de l’histoire ou de l’ethnologie.

La rencontre a été placée sous le patronage de la Société Internationale des Amis de Montaigne (www.amisdemontaigne.fr) et de l’Académie brésilienne de Philosophie (www.filosofia.org.br). Elle a bénéficié de l’appui du Musée départemental des Antiquités de la Seine-Maritime (www.museedesantiquites.fr) ; ses pièces se rapportant aux cannibales ont été présentées par Mlle Nathalie Roy, conservateur en chef et directeur du Musée. La Bibliothèque municipale de la Ville de Rouen (http://bibliotheque.rouen.fr) a également contribué à la rencontre ; Mme Brigitte Quignard, responsable de la Bibliothèque patrimoniale Jacques Villon, a présenté les documents, en particulier le ms Y 28 (Entrée de 1550), dont elle propose ici une description, suivie d’une transcription partielle de la relation imprimée.

En 1562, il y a quatre cent cinquante ans, la ville de Rouen fut le théâtre de l’une des batailles majeures de la première guerre civile entre catholiques et protestants (avril 1562-mars 1563). Occupée en avril 1562 par les protestants, la ville est assiégée en septembre par les troupes catholiques (40.000 hommes) menées par Antoine de Bourbon, père du futur Henri IV, et qui y laisse la vie. L’enjeu est politiquement capital puisqu’il s’agit d’empêcher la jonction avec l’Angleterre. Rouen est finalement reprise par les catholiques le 26 octobre de la même année.

Bien qu’il ne propose pas de date précise, c’est, semble-t-il, après la levée du Siège, alors que le jeune roi Charles IX, âgé de 12 ans, séjourne dans la ville et qu’une procession solennelle célèbre le retour de Rouen dans le camp catholique, que Michel de Montaigne situe, à la fin du chapitre des Essais qu’il a intitulé « Des Cannibales » (I, XXXI), la si fameuse rencontre qu’il aurait faite avec trois Tupis du Brésil. Le récit de cette rencontre est pour l’époque moderne, d’une telle importance humaine, culturelle et philosophique que nous avons pensé réunir à Rouen, en cette date anniversaire, une grande diversité de spécialistes de littérature et de philosophie des deux rives de l’Atlantique ou plutôt de deux continents et de trois pays : le Brésil, l’Italie – pays toujours curieux des questions liées à la pensée de la Renaissance − et la France, pour réfléchir à ses circonstances historiques, ses conditions littéraires et ses enjeux philosophiques et politiques.

Si la relation de Montaigne ne saurait être reçue comme un document historique brut, si sa dimension de composition littéraire et philosophique est manifeste, doit-on aller jusqu’à remettre en cause l’effectivité de la rencontre à Rouen entre les trois Tupi, Charles IX et Montaigne ? Cette question a fait l’objet de plusieurs communications très documentées et de discussions, fondées sur des recherches en cours, qui seront sans doute appelées à se poursuivre.

Si nous attachons une grande importance à ce chapitre de Montaigne, c’est qu’il représente l’un des quelques écrits qui, dès le XVIe siècle, contredisent une thèse souvent professée aujourd’hui, celle d’une philosophie occidentale constitutivement marquée par le racisme et l’ethnocentrisme [1].
Un autre enjeu du texte, c’est la relation, bien thématisée par Frank Lestringant, entre les controverses religieuses qui opposent les catholiques aux huguenots et la découverte européenne du Nouveau Monde ou conquête des Indes occidentales. Cela est particulièrement vrai de la France, avec l’aventure de la « France Antarctique » de Villegagnon, marquée par la dispute et la répression religieuse qui est allée jusqu’à l’exécution de trois envoyés de Calvin et s’est déroulée sur un petit îlot rocheux de la baie de Rio, cinq ans avant les premiers troubles en France même. Que la rencontre avec trois Tupis du Brésil relatée par Montaigne se situe dans la ville de Rouen reprise aux protestants incite le lecteur à rechercher les corrélations entre les deux thèmes.

Cette confrontation entre les mœurs du Nouveau Monde et la situation des Guerres de religion conduit comme on le sait Montaigne à relativiser à l’extrême l’opposition entre barbares et civilisés, d’ailleurs mise en cause dès les premières lignes du chapitre en question. Le chapitre VI du livre II, « Des coches », va également dans ce sens, l’auteur montrant que c’est du côté des conquérants du Nouveau Monde que la cruauté atteint son paroxysme.

Il n’est pas question de dresser dans ces quelques mots d’avant-propos l’inventaire des thèmes et des interrogations que soulève l’essai « Des Cannibales » et qu’il reviendra à notre ouvrage collectif d’explorer. Tout au plus pourrait-on mettre en valeur une thèse du chapitre qui a été moins commentée que la relativisation et le renversement du rapport entre civilisés et barbares, à savoir l’affirmation de Montaigne selon laquelle « ce que nous voyons par expérience en ces nations-là » du Brésil « surpasse… la conception et le désir même de la philosophie [2] ». L’expérience de la diversité humaine se révèlerait donc plus vaste et plus riche encore que tout ce qui a été conçu et recherché par la philosophie telle qu’elle a été cultivée et reçue depuis Platon !

À nous d’envisager maintenant ce que la philosophie pourrait retenir de cette expérience, pour s’humaniser davantage et se renouveler.

Jean-Claude ARNOULD [3] et Emmanuel FAYE [4]

Notes

[1] Voir sur ce point la discussion entre Robert Bernasconi, « Race and Earth in Heidegger’s Thinking during the late 1930s », The Southern Journal of Philosophy, 48/1, mars 2010, et E. Faye, « Subjectivity and Race in Heidegger’s Writings », Philosophy Today, 55/3, Automne 2011, p. 270-271.

[2] Montaigne, Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965, p. 206.

[3] Jean-Claude Arnould est Professeur de Littérature du XVIe siècle à l’Université de Rouen et directeur du CÉRÉdI. Ses travaux portent sur la narration brève, la traduction, la relation entre justice et littérature et l’écriture de l’histoire.

[4] Emmanuel Faye est professeur de philosophie moderne et contemporaine à l’université de Rouen. Il a notamment publié une longue étude sur « Montaigne, l’humaniste et les théologiens » dans Philosophie et perfection de l’homme. De la Renaissance à Descartes (Paris, Vrin, 1998), et plusieurs articles sur Montaigne aux PUF, chez Droz et dans les Montaigne Studies.

L'Isle du Brésil, Musée départemental des Antiquités, Rouen inv. 140

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